Hommage à Bernard Stiegler | « Panser signifie nuire à la bêtise » et à la lâcheté #6

Bernard Stiegler, philosophe français, dans sa maison à Epineuil-le-Fleuriel (Cher) le 10/07/2017 © Joseph Melin
Bernard Stiegler est mort. Il n’est pas 
exagéré de dire que la philosophie (française) en est dévastée. Au sens 
propre de ce terme : là où Stiegler se tenait singulièrement, se tient 
désormais un vide inouï. Le désert croît, et ne cessera de croître. La 
grande séquence philosophique française des années 60, à laquelle 
Stiegler, s’il n’y appartenait pas déjà, était le plus ardent héritier, 
touche à sa fin. Il faut le regretter. D’autant plus que ce qui se 
prépare après sera ni plus ni moins que le règne du quelconque, et de la
 bêtise rendue systémique (que Stiegler avait diagnostiqué dans Etats de chocs. Bêtise et savoir au XXI° siècle).
 La philosophie n’y échappera pas : elle est déjà pleinement affectée. 
Tout le discours sur la mort de la philosophie, sur son incapacité à 
forger des propositions d’orientation pour la pensée, la vie ou la 
politique ; tout ce qui, en elle, la mésestime, la discrédite – voilà 
déjà des mots stieglériens ! –, au profit d’autres disciplines pouvant, 
dit-on, la supplanter (comme s’il y avait à opposer l’anthropologie, 
l’ethnologie, la sociologie, et la philosophie!), en vertu des nouvelles
 modes de la fashion week culturelle (lesquelles ne dureront 
pas plus qu’une saison printemps-été) ; tout ce qui, encore, la cantonne
 à n’être qu’une spiritualité méditante qui conviendrait à tous les 
anxieux de la Terre ; ou pis encore, ce qui, la niant, avec toute 
l’ironie et la dérision dont le nihilisme mondain est capable, veut en 
faire un instrument d’happening, ou de sémiologie du 
dérisoire ; tout cela abêtit la philosophie, et ne la destine à n’être 
rien de plus qu’une rubrique journalistique. Si Stiegler laisse dès lors
 un paysage dévasté derrière lui, c’est au sens où bientôt ce seront les
 falsificateurs (les apôtres de la post-vérité, qu’il critiquait tant!),
 les lâches et les crétins (soit ceux qui, n’ayant pas le courage de 
penser, découragent ceux qui pensent de penser), qui deviendront les 
gardiens de ce continent à la dérive. Que les derniers capitaines 
d’espoir (Nancy, Badiou, Rancière, Balibar, Milner…) tiennent bon d’ici 
là ! Et que la relève s’assure et s’assume pour éviter le pire !

« Etats de choc : Bêtise et savoir au XXIe siècle », Bernard Stiegler (Mille et Une Nuits, 2012)
Avant d’en venir au fond des choses, 
j’aimerais dire ce que Stiegler évoquait pour moi – ou pour certains de 
ma génération de trentenaires. Et ce qu’il évoquait, avant toute chose, 
c’était le courage de la pensée, la vie comme force de 
proposition, la ténacité et la persévérance comme mode d’existence. « Je
 soutiens que… » : le verbe « soutenir » hantait sa langue et son 
écriture ; il se soutenait en soutenant des hypothèses, en cherchant un 
arsenal conceptuel pour mener la guerre à son temps de bêtise. Constat :
 « face à la catastrophe en cours : – nous sommes gravement désarmés ; –
 il est urgent de reconstituer notre arsenal conceptuel »[1].
 Tous les pense-petit s’en offusquaient : Stiegler était « trop » – trop
 philosophe, trop conceptuel, trop jargonneux ; il était trop aux yeux 
de ceux qui ne sont pas assez, c’est-à-dire pas assez digne de la 
philosophie, pour savoir qu’elle ne les a pas attendue pour recevoir les
 compte-rendus des petits inspecteurs des travaux finis, devenus 
inspecteurs pour n’avoir pas les moyens de devenir des investigateurs, 
c’est-à-dire des pa/enseurs. Puisque penser n’est pas panser, 
pour eux (oh le vilain jeu de mots qui suffit, comme toujours, pour tous
 ces impuissants, à discréditer une pensée!), penser, c’est dès lors 
déprécier, ironiser, abêtir, rabaisser à leur bassesse ; et donc, tout 
sauf penser, mais à la rigueur, ré-fléchir, au sens de faire fléchir 
tout ce qui s’élève au-dessus d’eux (soit, à peu près tout). Si ma plume
 est si méchante, c’est que ce qui arrivera après la pensée de nos 
maîtres, est l’apensée, la destruction de toute pensée, sa privation ou 
son impossibilisation par les lâches ricaneurs.
Autrement dit, rien n’arrivera sinon ce que Stiegler annonçait déjà sous le terme d’ « anthropie »[2].
 Qu’est-ce que l’anthropie ? Terme forgé sur l’homophonie d’avec 
« entropie » (concept de la thermodynamique exprimant la tendance pour 
l’énergie de se dégrader et de se disperser), il indique la manière dont
 l’humanité – anthropos , « l’homme » – crée une dynamique 
destructrice, tant au niveau de l’esprit (destruction de l’attention, de
 l’individuation et de la transindividuation, toxicité des dépendances 
aux techniques amenant à la dépression), que de l’environnement. 
L’anthropie est donc la tendance fondamentale de l’Anthropocène, 
entendu, selon la conceptualité stieglerienne, comme Entropocène, 
c’est-à-dire période géologique où la technique humaine a dégradé non 
seulement nos capacités noétiques (de pensée), mais encore l’habitat de 
vie des vivants. Dès lors, la bêtise, dont je parlais, tout à l’heure, 
et qui règnera, si elle ne règne pas déjà, en maîtresse sur l’im-monde 
qui vient, est conditionnée par l’anthropie de notre époque.
Ce à quoi nous assistons, par conséquent,
 c’est à une destruction réglée de la pensée et du monde. Stiegler 
n’envisageait pas simplement l’écologie comme relation du vivant à son 
milieu naturel, mais également comme « écologie de l’esprit »[3],
 relation du vivant humain à son environnement technique. Il n’y a pas à
 opposer les écosystèmes de la Nature aux sociétés de culture, puisque 
l’écologie qui cherche à préserver les premiers est mise sous condition 
de la seconde, en ceci que cette dernière est le lieu ou l’élément de 
l’anthropie, et donc de l’Entropocène, lesquels sont la cause de 
l’anéantissement de la vie terrestre. Dès lors, si l’anthropie détermine
 l’Anthropocène, c’est que l’écologie de l’esprit détermine l’écologie 
naturelle. Autre version pour dire : que la régression psychique 
humaine, causée par la disruption (le web comme instrument du 
consumérisme, etc.), la conduit à se suicider, par cette compulsion 
d’achat – la fameuse fièvre acheteuse – congénitale à une pulsion de 
mort, pour ceci que ce consumérisme nécessite la dépense d’énergie 
inutile et polluante (pétrole pour faire un pull, kérosène pour 
l’acheminer de manière aérienne, etc.) déréglant le climat, et par 
conséquent, l’équilibre de la vie sur Terre. Il n’y aura donc d’écologie
 politique, digne de ce nom, que si l’on commence à panser cette 
relation de l’individu à son milieu technique, lieu de toutes les 
addictions de consommation, provoquées par le « psychopouvoir » du 
numérique ou de la publicité, et pilotant les individus à n’être rien de
 plus que des consommateurs, c’est-à-dire de proche en loin, à n’être 
rien de moins que les propres destructeurs de leur milieu naturel de vie
 et d’existence. Une écologie de l’esprit tendrait ainsi à faire de 
l’économie libidinale, conditionnant l’économie politique, non pas une 
alliée de l’anthropie, mais une alliée de la néguanthropie, permettant 
de mettre un terme, ou à tout le moins, de mettre un coup d’arrêt à la 
marche funèbre de l’Entropocène. La néguantropie indique ainsi, chez 
Stiegler, l’anthropie négative, soit la capacité positive pour un 
individu ou un collectif de s’organiser et de produire une énergie afin 
de nous sauver du danger qui croît.

Jacques Derrida chez lui, Ris-Orangis, mars 2004. © Laure Vasconi
Ce qu’il y a d’admirable dans les travaux
 de Stiegler, dans son œuvre, c’est qu’il n’a pas simplement été, dans 
la droite ligne de Derrida, un grand déconstructeur de la philosophie, 
ruinant les oppositions figées et abêtissantes de la tradition, mais 
aussi l’archéologue des restes irréductibles restant à penser afin de 
panser le monde qui vient. Déconstructeur, il fut donc également 
restitueur. En tant que restituer, c’est aussi proposer et non pas 
seulement s’opposer ; c’est affirmer, et non pas seulement infirmer. 
Partout a-t-il cherché, dans tous les domaines du savoir (la biologie, 
la physique, l’informatique, etc.), ce qui était resté en reste à la 
philosophie, afin de l’en nourrir, de l’en aviver, de l’en inspirer, de 
resituer le débat, de l’innerver jusqu’à son point névralgique, et ce, 
en vue d’endiguer la destruction systémique à l’œuvre. Que nous 
reste-t-il à penser et à panser ? Qu’est-ce qui demeure en reste à la 
pensée pour se dépasser et éviter le désastre ? Ce sont ces questions 
qui animèrent, de toujours, Bernard Stiegler, et qui l’amenèrent à 
s’aventurer sur tant de terrains sur lesquels les philosophes ne 
s’aventuraient pas. Sonder ce qui reste à panser, la restance de la 
pensée comme ce qui demeure à inventer pour prendre soin des générations
 à venir, était la manière dont Stiegler résistait. Car ce qui reste 
résiste et persiste : penser ce qui subsiste en reste à la pensée, comme
 son dehors qui pourrait venir l’affecter pour la faire bifurquer (autre
 mot de Stiegler), c’était pour lui penser la résistance et panser pour 
résister.
Le crétin dira que ce ne sont que des 
mots. Je ne les justifierai pas. S’il n’était pas déjà pris dans la 
bêtise systémique – soit la haine de la pensée –, cela ne lui 
traverserait même pas l’esprit (ou ce qu’il en reste). Aussi pourrait-il
 apercevoir – mais pour cela, encore faudrait-il qu’il lise –, que tous 
ces concepts ont une nécessité. Chaque concept stieglérien – et Stiegler
 était une machine à créer des concepts, ou des idiomes pour répondre, 
justement, des et aux problèmes de son temps – s’inscrit dans un système
 de pensée où l’anthropie figure le point nodal de celui-ci. Pierre de 
touche de tant de concepts stieglériens (disruption, mécroissance, 
prolétarisation, consumérisme, addiction, automatisation, misère 
symbolique, etc.), l’anthropie lui permettait de diagnostiquer la 
maladie époquale du présent, maladie humaine, trop humaine, qu’il 
tentait d’inverser ou de réfréner par ce qu’il appelait de toujours : la
 pharmacologie positive, thérapeutique alternative au système actuel de 
l’économie disruptive et entropique (cette économie, donc, de 
l’accélération de l’innovation prenant le pouvoir sur nos esprits, par 
tant de procédés de captation de l’attention nous abêtissant – ce qu’on 
appelle la gamification ou ludification –, ou d’automatisation nous vidant de nos savoir-faire).

« De la misère symbolique », Bernard Stiegler (Champs-Essais Flammarion, 2013)
Son style – presque un non-style, si l’on
 peut dire, nerveux, sec, peu enrobé ni affecté, rugueux et 
quasi-austère (son amour de Luther, et de la Réforme protestante s’y 
reconnaissait) – figure cette tentative : à lire Stiegler, on constate 
qu’en plus d’être un grand lecteur de la tradition philosophique (mais 
pas que !, également historique, technique, scientifique, etc.), il est 
aussi un lecteur de lui-même. A chaque livre, il branche l’essai qu’il 
écrit, et le marque et le souligne, à son système tout entier : il crée 
par là des embranchements, des réseaux signifiants, de résistance, comme
 autant de résistances électriques cherchant à empêcher la disruption du
 système (« mes livres veulent servir des luttes », écrivait-il dans De la misère symbolique) ;
 il couple les concepts entre eux, pénètre toujours davantage dans les 
boyaux de l’impensé en éclairant cette trouée ou ce frayage par les 
flambeaux conceptuels qu’il a laissés dans sa traversée en amont de sa 
galerie en forme de galère. L’œuvre de Stiegler est une œuvre de 
frayage : un travail monstrueux, nécessitant tant de courage, un travail
 de sape et de refondation inouï, qui l’aura aussi emporté (il ne faut 
pas se voiler les yeux), même si dans sa mort elle-même, il nous aura 
démontré encore une fois tout son courage.
Désormais, il nous faut – c’est un impératif ! – avoir son courage, le courage de sa pensée, soit le courage de panser, le courage de sa parrêsia,
 c’est-à-dire de son « franc-parler », de son parler-vrai, de son 
éthique de vérité. Le courage était son mot et sa chose, car pour la 
pensée, écrivait-il : « (…) le courage est requis. Le courage est ce qui craint un danger sans en avoir peur,
 c’est-à-dire : sans chercher à lui échapper, mais en le combattant 
comme tel. Ce combat comme tel (…), c’est ce qu’après le 11 septembre 
2001 j’ai appelé la pharmacologie. Le courage de cette pensée qui panse 
est précisément celui de la parrêsia. »[4]
 Qu’importe si des crétins détestent le « il faut », ne sachant pas ce 
qu’il y a de fragile et de risqué dans cette injonction – puisque 
« falloir » a la même étymologie que « faillir » – ; car pour pouvoir 
écrire « il faut », pour pouvoir saisir l’injonction de pensée et 
d’action d’une époque, il en faut du courage, et beaucoup de courage, 
pour ne pas défaillir devant le poids écrasant de la charge. Ceux qui 
soutiennent, sans rien soutenir comme responsabilité (ni comme 
orientation de pensée), que la philosophie doit cesser avec ce « il 
faut », ceux-là même n’ont pas commencé à penser, et à penser ce que 
signifie, au sens de Stiegler : panser[5]. Il nous faut
 nous tenir à sa hauteur, c’est-à-dire à la hauteur de l’urgence de 
notre époque en détresse, sans nous décourager, afin de nuire à sa 
bêtise, en cela que « nuire à la bêtise est d’abord combattre la 
lâcheté »[6]. Bernard Stiegler sera, en vue de cette tâche, notre meilleur frère d’armes, notre meilleur allié.
© Valentin Husson
*Le titre est un extrait de Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, Paris, LLL, 2018, p.311
[1] Stiegler, Etats de chocs. Bêtise et savoir au XXI° siècle, Paris, Mille et une nuits, 2012, p. 58.
[2] Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, op.cit., p.19.
[3] Stiegler, « L’hyperindustrialisation de la culture et le temps des attrapes–nigauds. Manifeste pour une « écologie de l’esprit » », Art press.
[4] Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, op.cit., p.7.
[5] En
 cela, faudrait-il appeler crétin : toute personne qui, impuissante pour
 soutenir toute responsabilité de la pensée, tente de rendre impuissante
 toute personne qui essaye d’en endosser la charge et le poids. Le 
crétin, non seulement ne peut pas ne pas se signaler comme crétin, mais 
ne peut pas ne pas abêtir ceux qui font. Esprit de vengeance : 
le crétin abaisse pour n’être point en mesure de s’élever à la hauteur 
des responsabilités. D’où sa dérision constante : il lui faut ricaner de
 tout pour ne rien avoir à prendre au sérieux. Le crétin est un lâche, 
ni plus ni moins.
[6] Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, p.237. Ce qu’il disait dans De la misère symbolique (p.194) ainsi : «  la pensée est plus que jamais ce dont la vertu première est justement le courage. »