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6/02/2022

la part des causes

 

Entretien avec Sébastien Allali : « Si la cause est perdue, il faut apprendre à faire la part des causes »

Charles Denet, « Les joueurs de dominos » (1853-1939)

Sébastien Allali enseigne la philosophie. Docteur en psychologie clinique (Paris VII) et diplômé en neuropsychologie et neurosciences cliniques (Faculté de médecine de Toulouse), il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment L’échappée belle (Éditions Glyphe) dont nous avions parlé ici ainsi que Eros sans Thanatos? Le déni de la pulsion de mort des pères du freudo-marxisme (Mjw Fedition, 2017). En 2021, il publie Cause toujours ! Philosophie et psychologie de l’attribution causale aux Éditions Glyphe, ouvrage dans lequel l’auteur étudie le fonctionnement de l’attribution causale et ses biais, notamment dans certaines pathologies psychiatriques ou neurologiques. Envisageant les conséquences philosophiques et scientifiques de notre appétence pour la recherche des causes, le livre donne à penser, avec de l’efficacité et de l’esprit, un authentique « instinct causal », propre de l’humain, qu’il convient d’interroger dans cet entretien, de Hume à Nietzsche, de Popper à la psychologie sociale.


Dans le contexte d’accroissement des théories complotistes et d’un rebond des obscurantismes religieux, qu’est-ce que vous a donné envie de travailler et de renouveler cette question de la causalité et de dresser par la même occasion le portrait psychologique de l’homme ? Quelles sont les causes à l’origine de ce livre ?

« Cause toujours ! Philosophie et psychologie de l’attribution causale », Sébastien Allali (Éditions Glyphe, 2021)

J’explique précisément dans cet essai que nous cherchons toujours des causes aux événements ou à nos propres agissements mais que nos explications causales sont généralement très douteuses. Sensées, cohérentes, rassurantes, mais fragiles. Je serais donc bien incapable de vous répondre avec certitude. Mais le scénario causal provisoire que je tiens a posteriori pour raisonnable à défaut d’être certain est le suivant : j’ai écrit ce livre au début de la pandémie, quand tout le monde se passionnait pour les origines du virus et que certains discours étaient, en la matière, plus acceptables que d’autres. J’ai été fasciné par la propension humaine à vouloir absolument déterminer la cause des événements, à chercher un coupable, etc. J’ajoute que le thème de la causalité est central chez plusieurs philosophes que j’apprécie : Pyrrhon, Hume, Nietzsche, Russell, Popper et… Woody Allen.

J’en viens au complotisme que vous évoquez. La réalité est complexe, changeante. Chaque phénomène procède non pas d’une seule mais d’une multitude de causes. Le discours complotiste est fallacieux dans la mise en lumière d’une cause unique que le complotiste s’enorgueillit d’avoir dévoilée. Karl Popper s’intéresse, dans La société ouverte et ses ennemis, à « la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. […] C’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. ». Cependant, il y a quelque chose de tout aussi inquiétant dans le fait – c’est une mode nouvelle – de traiter de « complotiste » toute personne qui tient un discours qui ne nous plaît pas ou qui s’éloigne de la doxa.

Ne considérez-vous pas qu’en tant qu’instinct, la causalité témoigne d’une forme de besoin que l’homme cherche à satisfaire ? Pouvons-nous ici parler à propos de la causalité d’un « besoin métaphysique de l’humanité » selon la formulation de Schopenhauer ?

Nietzsche parle d’« instinct causal » pour désigner notre désir impérieux de trouver des explications causales aux événements. Cette formule insiste sur la dimension physiologique de la quête d’explications causales. La survie n’est possible qu’en identifiant la régularité des phénomènes pour éviter le danger, trouver des ressources, etc. La métaphysique comme recherche des causes ultimes, des causes des causes, ce qui passionnait Aristote, procède sans doute de cette nécessité physique d’identifier des causes. Faire une offrande à un dieu considéré comme la cause de tout ce qui arrive (ce que fait la religion) ou chercher les causes naturelles d’un phénomène pour le maîtriser (ce que fait la science) sont des démarches assez proches. En fonction de nos croyances ou de notre évaluation de l’efficacité de ces démarches, on préférera l’une ou l’autre des approches. Comme l’a bien compris Bergson, derrière l’intelligence, le langage, la raison et la science se cache une volonté de maîtrise de la réalité – pour survivre – qui exige de déterminer la cause des phénomènes. Il n’en demeure pas moins que ce qui fait de l’homme un « animal métaphysique », comme le dit Schopenhauer, c’est que les explications causales qu’il cherche à découvrir ne concernent pas que le « comment » des choses, mais aussi le « pourquoi ultime », le sens des choses et de l’existence. Ce qui expose au désarroi ceux qui en concluent, comme ce philosophe, qu’il n’y a pas toujours de cause et de sens ultimes, car « la Volonté est sans volonté » : chez Schopenhauer, le mécanisme causal général qui régit l’univers est lui-même insensé et sans cause.

Vous construisez une approche très pertinente selon laquelle l’être humain est en proie à un « instinct causal ». Pensez-vous qu’il faille biologiser cet instinct ? Dans quelle mesure ne pourrions-nous pas considérer que c’est un instinct social, forgé par l’éducation, nos cultures, ou même l’enseignement scolaire dans ses contenus ?

Deux éléments de réponse à votre question : je fais miennes les thèses nietzschéennes d’une origine physiologique de nos pensées, de nos valeurs, de notre métaphysique. Dans mon livre, je souligne, à partir de cas cliniques de troubles neuropsychologiques, l’origine somatique de nos explications causales (qui sont assez loufoques, d’un point de vue rationnel extérieur, dans certaines maladies neuropsychiatriques). Mais attention, la part du biologique dans l’instinct causal ne vaut pas dire qu’il s’y réduit. Comme l’explique Edgar Morin dans ses écrits sur la pensée complexe, la biologie relève de phénomènes physiques sans s’y réduire pour autant. Dès lors, la causalité biologique diffère de la causalité physique qu’elle englobe et dépasse. De même, la vie et la pensée humaines procèdent de la biologie sans s’y réduire car le nombre des interactions et des rétroactions est tel que s’opère un saut qualitatif qui fait que la vie humaine est plus qu’une simple somme de phénomènes physico-chimiques même si nos modèles, eux, sont physico-chimiques. Il y a à la fois continuité et discontinuité entre le physico-chimique et le biologique. Idem dans le rapport de l’individu à la société (qui est plus qu’une somme d’individus dont les interactions seraient simples et aisément modélisables). Pour revenir à votre question : l’un n’exclut donc pas l’autre et notre appétence pour la détermination des causes repose en même temps sur des éléments physiques, biologiques, sociétaux, éducationnels, culturels, etc. Et toute réponse simplificatrice (« la cause de A, c’est B »), en dépit de l’intérêt heuristique ou technique qu’elle peut avoir, est douteuse si elle se prend trop au sérieux. Toute explication causale doit être présentée comme un modèle, « comme si » elle était juste tout en sachant qu’elle n’est qu’une simplification du réel. A la fin de mon livre, je reprends un bel exemple du philosophe Claude Romano dans son livre L’événement et le monde : imaginons une pomme qui tombe d’un arbre. Pourquoi tombe-t-elle ? Réponse spontanée : à cause de la gravité dont Newton, raconte-t-on, fit la découverte sous un pommier, heurté par un fruit subissant la loi de la chute des corps. Mais si la loi de la gravité est universelle, ce qui, en revanche, fait que cette pomme-là, précisément, tombe doit aussi être imputé au fait que le fruit était mûr, ce qui dépend de l’ensoleillement du verger où le pommier a poussé, de la douceur du climat, de la variété de la pomme, des conditions atmosphériques (le vent soufflait-il ce jour-là, et avec quelle intensité ?). Il apparaît clairement à partir de cet exemple que, si l’explication causale de tout fait singulier est toujours possible en théorie, elle demeure, en fait, impossible dans la mesure où elle fait intervenir une multiplicité quasi-infinie de causes. La science a besoin d’isoler les variables. Dans les faits, la multiplicité des causes échappe à tout entendement fini. Quand un anglophone donne une explication, il commence par « because ». Quand nous faisons de même, nous devrions dire « bi-cause », pour ne jamais nous contenter d’une explication unique et nous ouvrir à la multiplicité des facteurs explicatifs.

Gaston Bachelard, dans Le Nouvel esprit scientifique, écrit la chose suivante : « Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question ». Cette obsession de la causalité ne serait-elle pas l’expression, d’une part, d’un goût humain, trop humain pour les réponses plus que pour les interrogations et les problèmes, et d’autre part, de la difficulté d’accepter de « rajeunir » intellectuellement, de remettre en cause nos systèmes causals individuels ? Je veux dire par là qu’il y a quelque chose d’ « humiliant » dans la connaissance dans la mesure où elle se présente toujours comme la découverte de notre ignorance et de nos croyances les plus insensées.

Portrait d’Albert Einstein (1947)

C’est une question d’état d’esprit : soit on se sent « humilié », comme vous dites, par l’inconstance de nos explications causales, soit on se réjouit – on peut même s’en amuser – du fait qu’en matière de connaissance, l’aventure est sans fin, ce qui peut être stimulant et ludique. Ceux qui ont besoin de réponses figées oscilleront entre le déni et l’humiliation, mais ceux qui ont la force de supporter le caractère foncièrement énigmatique de la réalité ne ressentiront nulle humiliation.

Par un amusant hasard, l’anagramme de « ALBERT EINSTEIN » donne : « RIEN N’EST ÉTABLI » et on sait que l’illustre physicien attribuait ses découvertes à la conservation, même à l’âge adulte, d’une certaine curiosité juvénile, préférant souvent les questions aux réponses. J’aime beaucoup cette idée bachelardienne de « rajeunissement spirituel » qui me fait penser à l’enfant des « Trois métamorphoses » d’Ainsi parlait Zarathoustra : ce n’est qu’après avoir été chameau docile puis lion rebelle que l’esprit devient enfant.

A différents moments de votre livre, vous montrez que les causes sont sujettes aux conflits, aux oppositions frontales, en mobilisant les recherches en psychologie sociale notamment. Dès lors, la causalité n’est-elle pas aussi un outil ou une arme de guerre intellectuelle, voire symbolique, qui fait qu’en cherchant des raisons, nous cherchons avant tout à avoir raison ?

Bien entendu, le savoir causal donne du pouvoir et il n’échappe donc pas aux rapports de force et aux jeux de pouvoir. En science, l’efficacité pratique de l’explication causale sera déterminante pour « l’emporter » à terme, mais les explications traditionnelles ne manqueront pas de donner lieu, en attendant, à des procès en hérésie. Dans les sciences humaines, en économie, en psychanalyse, en histoire, etc., le caractère généralement non réfutable (au sens de Popper) des explications causales rend les querelles de clocher encore plus féroces car les critères objectifs permettant de hiérarchiser les différentes explications font défaut (en tout cas a priori car il est toujours facile d’expliquer un événement – une crise économique, une guerre, etc. – après coup !).

A contrario et paradoxalement, si l’on pense à Socrate (dont les remises en question, nous dit Alcibiade, envoûtaient ses élèves) ou du fascinant Pyrrhon, chef de file des sceptiques, on constate qu’il y a aussi un certain usage du scepticisme qui prend la forme d’un pouvoir intellectuel (celui de la conscience de son inscience) exercé sur autrui.

Vous rappelez une distinction fondamentale entre causalité et corrélation, en montrant que nombreux sont nos discours qui s’appuient sur cette confusion. Pourriez-vous revenir sur cette distinction que vous posez ? Qu’est-ce qui invite, dans une perspective psychologique, les humains à opérer ce glissement de la corrélation à la causalité ?

En effet, parmi les erreurs classiques (auxquelles, parfois, la science n’échappe pas), il y a la confusion entre corrélation et causalité. Par exemple, il arrive que l’on relie causalement deux événements alors qu’ils ont en fait tous les deux une cause commune. Ce biais est synthétisé par la formule latine cum hoc ergo propter hoc (« avec cela, donc à cause de cela »). L’exemple classique est « l’effet cigogne » : là où il y a beaucoup de cigognes, on constate un plus fort taux de natalité. On pourrait en conclure, comme on le raconte aux enfants, que les cigognes apportent les bébés. Alors que l’explication la plus probable serait qu’il y a plus de cigognes en milieu rural et dans les villages (par opposition aux grandes villes) et que, par ailleurs, la natalité est plus forte en milieu rural que dans les villes.

Friedrich Nietzsche

Il n’y a parfois absolument aucun rapport entre les deux événements que l’on fait entrer en corrélation : si la taille des culottes semble diminuer depuis quelques centaines d’années en même temps que la température globale de la planète augmente, il semble plus sage d’y voir un effet de mode indépendant du climat que de conclure que l’augmentation de la température est la cause du rétrécissement de la taille des sous-vêtements.

La causalité, c’est le saint Graal car, si vous comprenez la cause d’un phénomène (un symptôme, par exemple, en médecine), vous pouvez prévoir et agir. La confusion entre causalité et corrélation peut donc, psychologiquement, s’expliquer soit par la paresse intellectuelle (la « philodoxie » dénoncée par Socrate) soit par la volonté de contrôle qui pousse à aller trop vite en besogne. Et pour ne pas me contredire, j’ajoute à nouveau que mes réponses à vos questions sont des hypothèses et des simplifications de notre comportement psychologique. Vous voyez, il s’agit de prendre l’habitude, face à nos propres explications, de conserver ce que le neurologue Lionel Naccache appelle une « distance de lucidité ».

Nietzsche écrit dans Le Gai Savoir : « Il nous est impossible de voir au-delà de l’angle de notre regard : il y a une curiosité sans espoir à vouloir connaître quelles autres espèces d’intellects et de perspectives il pourrait y avoir, par exemple, s’il y a des êtres qui peuvent concevoir le temps en arrière, ou tour à tour en avant et en arrière (par quoi on obtiendrait une autre direction de vie et une autre conception de la cause et de l’effet). J’espère, cependant, que nous sommes au moins, de nos jours, assez éloignés de ce ridicule manque de modestie de vouloir décréter de notre angle que ce n’est que de cet angle que l’on a le droit d’avoir des perspectives. Le monde, au contraire, est redevenu pour nous « infini » : en tant que nous ne pouvons pas réfuter la possibilité qu’il contienne des interprétations à l’infini. Encore une fois le grand frisson nous prend : – mais qui donc aurait envie de diviniser de nouveau, immédiatement, à l’ancienne manière, ce monstre de monde inconnu ? Adorer cet inconnu désormais comme le « dieu inconnu » ? Hélas, il y a trop de possibilités non divines d’interprétation qui font partie de cet inconnu, trop de diableries, de bêtises, de folies d’interprétation, – sans compter la nôtre, cette interprétation humaine, trop humaine que nous connaissons… » (Nietzsche, Le Gai savoir, V, § 374 « Notre nouvel « infini » »). Votre proposition dans cet ouvrage n’est-elle pas en réalité de soutenir le perspectivisme nietzschéen de manière plus radicale, en matière de philosophie et de psychologie ?

Oui, c’est dans cette « perspective », c’est le cas de le dire, que s’inscrivent mes réflexions. En vous répétant que, chez Nietzsche, le caractère insondable du monde est un sentiment valorisé, qui pimente l’existence des « esprits libres ». L’idée même de causalité, les hypothèses scientifiques, etc., sont des constructions intellectuelles utiles, voire nécessaires, qui pourraient s’inscrire, malgré ce caractère toujours hypothétique, dans le savoir amusé et lucide, cette gaya scienza dont parle Nietzsche, et qui fait toute sa place au rire et à l’illusion assumée. Si la cause est perdue, il faut apprendre à faire la part des causes, c’est-à-dire aborder la causalité de façon auto-critique.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey