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5/17/2022

photographie post-modernité

 

Walter Benjamin et la photographie à l’avènement de notre post-modernité

Walter Benjamin. Bibliothèque Nationale, Paris, 1937

L’invention de la photographie, comme celle de l’imprimerie, a totalement bouleversé notre rapport au savoir. La photographie a non seulement transformé radicalement les arts de la peinture et de la sculpture, mais aussi les moyens de diffusion de la connaissance.

La photographie a été la première technique à donner une vision fidèle du réel. Avant cela, les artistes étaient condamnés à produire une image subjective de la réalité, comme dans la peinture. L’invention de la photographie fut un tremblement de terre sans précédent dans les moyens de diffusion d’une information. Walter Benjamin s’est intéressé à ce bouleversement dans ses écrits en révélant l’importance de ce nouveau médium devenu aussi répandu que l’écriture manuscrite. Nous verrons ici que la photographie a procédé à une lente évolution et qu’elle a été perfectionnée au fil des décennies, pour aboutir à l’image numérique que nous connaissons aujourd’hui.

Si nous nous référons aux écrits de Walter Benjamin, nous ferons toutefois également appel à d’autres auteurs qui ont participé à la réflexion sur la photographie d’un point de vue théorique ainsi que sur ses diverses inventions qui furent le fruit d’un travail d’un très grand nombre de personnes.

La photographie est née de tâtonnements divers, de hasards chanceux et d’améliorations très nombreuses. Il y eut également beaucoup d’échecs, de tentatives menant à des impasses dont les successeurs trouvèrent une solution. La période de ces expérimentations s’étend sur deux siècles et se poursuit de nos jours avec l’informatique dont on ne sait pas ce que nous réserve l’avenir avec le XXIe siècle. En incorporant un appareil photo dans tous les téléphones portables, la photographie est devenue l’art le plus populaire. Quasiment tout le monde pratique la photographie au quotidien, même sans avoir de notions sur les techniques de prises de vue. L’image photographique a envahi notre société dans toutes les classes sociales. La pratique du « selfie » en est le révélateur le plus marquant. Walter Benjamin était bien loin de s’imaginer qu’au XXIe siècle la photographie prendrait une si grande place dans la vie de tous les jours. Notre époque étant celle de l’image, nous pourrions également nous poser la question de savoir s’il n’y a pas ici des excès qui poussent les individus à l’abrutissement. L’image remplaçant de plus en plus le discours, peut-être est-il nécessaire de lancer un cri d’alerte afin de dénoncer certains méfaits du tout visuel. Il n’est pas toujours vrai qu’une bonne image vaut mieux qu’un long discours. Certains magazines actuels sont remplis à 70 % par des photographies, le texte servant uniquement à commenter brièvement ces images. Une civilisation faite presque uniquement d’images est vouée à régresser. Aussi si la photographie est une invention qui favorise le progrès, tout excès aura des effets inverses en appauvrissant le langage, comme en témoignent par exemple les écrits sur les réseaux sociaux où les photographies tiennent une place prépondérante ainsi que la pratique de la vidéo.

Bref historique de l’invention de la photographie

Les premières photographies sont l’œuvre de Nicéphore Niépce, de Louis Daguerre et d’Hippolyte Bayard, toutes obtenues sans l’intermédiaire d’un négatif, directement sur une plaque de métal ou sur une feuille de papier. Ce sont des « positifs directs ». La plus ancienne image date de 1827 et est produite par Nicéphore Niépce. Les recherches de cet inventeur portent sur l’héliographie. Cette technique qui a subi de multiples ajustements nécessite un temps de pose compris entre 12 et 18 heures, ce qui soulève de nombreux problèmes d’ombres puisque la journée avance. C’est grâce aux sels d’argent que Daguerre réussit à diminuer considérablement le temps de pose. Ainsi naît le « daguerrotype ». C’est François Arago (1786-1853) qui offre la possibilité d’une reconnaissance scientifique de l’invention de Daguerre. Après quelques améliorations techniques, le daguerrotype connaît un franc succès jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ensuite viendra l’invention du négatif par le britannique William Henry Fox Talbot. Ce procédé permet de multiplier les images, ce qui n’était pas possible avec le daguerrotype. Talbot nomme cette nouvelle invention le « calotype ». Parmi les procédés du négatif, plusieurs variantes vont exister. Le négatif verre au colodion humide dont l’inventeur est le britannique Frederick Scott Archer (1813-1857) et le négatif verre au gélatino-bromure d’argent dont l’invention est due à un autre britannique Richard Leach Maddox. Enfin, le négatif sur film celluoïd est produit par l’américain George Eastman qui lance aux États-Unis son appareil Kodak qui connaît un franc succès auprès de la classe bourgeoise. Ainsi naît le slogan « pressez le bouton, nous faisons le reste ». Suivrons ensuite diverses améliorations pour le tirage sur papier jusqu’à l’avènement de la photographie numérique qui apparaît au cours des années 1990.

L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin

Walter Benjamin, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (Payot)

En 1935 Walter Benjamin rédige ce qui sera traduit en français par L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Livre important et plusieurs fois remanié qui retrace les bouleversements de la photographie dans les procédés de diffusion des œuvres d’art avec par exemple l’imprimerie. « Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction technique des œuvres d’art : la fonte et l’empreinte.» L’invention de l’imprimerie a introduit d’immenses transformations dans la reproduction de l’écriture. Mais cette reproduction ne permit pas tout de suite de transmettre des œuvres graphiques comme le fait la photographie. Il y eut avant cela toute une panoplie de procédés comme la gravure sur cuivre et l’eau forte, la gravure sur bois et ensuite la lithographie. Avec cette dernière technique, comme le note Walter Benjamin, « l’art graphique devint capable d’accompagner le quotidien en l’illustrant.» Mais la plus grande révolution de la photographie est qu’elle va amener avec elle l’invention du cinéma. Ainsi ces inventions vont agir en retour sur l’art dans sa forme traditionnelle. La photographie donnant un reflet fidèle de la réalité, la peinture n’a par exemple plus besoin de se soumettre à une certaine forme de réalisme, la photographie remplissant plus efficacement cette fonction.

Aura, valeur d’exposition et authenticité

Walter Benjamin, dans son étude sur la photographie, fait intervenir la notion d’aura. Ainsi il écrit « on pourrait réunir tous les indices dans la notion d’aura et dire : ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée dépérit, c’est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art. La technique de reproduction – telle pourrait être la formule générale – détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuels de l’humanité. Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel. »2

D’autre part, dans la photographie la valeur d’exposition impose sa supériorité à la valeur cultuelle. La photographie n’est pas l’objet d’une célébration d’un culte ou d’une divinité quelconque. Avec la reproductibilité s’étiole l’aura. En multipliant les reproductions, la photographie remplace l’autorité de la présence unique de l’objet photographique. La photographie, souligne Walter Benjamin, soulève le problème de « l’authenticité ». Comme il l’écrit, « l’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique. »

Par ailleurs, dans le développement de la photographie, une place importante a été faite au portrait. Ainsi dans les débuts, tout le monde voulait avoir son portrait sur une photographie. C’est que le portrait dégageait et dégage encore une bonne part de l’aura d’un visage. Car bien que Walter Benjamin dise que la photographie enlève l’aura d’une chose ou d’un être, la photographie est également dans certains cas productrice d’aura. La photographie a tendance à « réenchanter le monde ». Ainsi les images des stars dans les magazines produisent-elles une aura particulière.

Serge Tisseron (Photo : Claude Truong-Ngoc, janvier, 2014)

Pour Serge Tisseron, « la réflexion sur la photographie est constamment menacée par deux pièges. Le premier consiste à croire que la photographie est un pur reflet du monde. […] Elle ne serait donc pas un art. Le second, à l’inverse, consiste à penser toute photographie comme un ensemble de signes porteurs de significations. » La controverse a beaucoup évolué. Aux débuts de la photographie, cette dernière était un reflet du monde car on ne se posait pas encore les problèmes théoriques qui sont venus par la suite. Avec le développement artistique de la photographie, celle-ci est devenue progressivement un point de vue d’un artiste, une manière de signifier quelque chose. La subjectivité du photographe a donc pris une part de plus en plus importante. Nous pouvons même dire que de nos jours la subjectivité a pris toute la place de la photographie. Celle-ci n’est plus qu’un regard d’artiste et ne restitue en rien un regard « objectif » de la réalité, y compris dans la photo de reportage. Il n’y a en fait pas de neutralité de l’objectif, comme certains auraient pu le penser. Photographier, c’est déjà faire le choix d’un sujet, d’un cadrage, d’une lumière, etc. Il y a une intentionnalité derrière l’appareil photo. L’objectivité ne peut donc pas exister. Le réel brut ne se donne pas à voir derrière un objectif. Appuyer sur le déclencheur c’est faire un acte volontaire en regardant d’une certaine manière le monde qui nous entoure. Et la réalité n’a que peu de place dans cette affaire. Comme l’écrit Roland Barthes, « devant les clients d’un café, quelqu’un […] dit : regardez comme ils sont ternes ; de nos jours, les images sont plus vivantes que les gens.»

Voilà une indication qui nous met sur la piste en nous disant que la photographie ne reproduit pas le réel. Serge Tisseron nous dit encore que « la photographie ne capte […] que la surface opaque des objets. C’est pourquoi elle est prise dans la même illusion que le regard lui-même. […] Croyant photographier le monde, ce n’est que cette croûte que nous photographions. »

Toujours à propos du réel, Walter Benjamin note chez Eugène Atget que ce dernier était « un comédien qui, rebuté par son métier, renonça au masque et en vint alors à démaquiller également le réel. De fait Atget démaquille le réel parce qu’il fait tomber tous les fards de l’esthétisme et du pictorialisme. Mais aussi et surtout parce qu’il le fait sortir de l’espace langagier du théâtre. Impossible d’imaginer un seul instant une bande-son des images d’Atget. »

Vouloir se rapprocher du réel est donc une tentative vaine. Comme la peinture ne reproduit pas le visible mais rend visible ce qui nous est caché, la photographie ne donne pas à voir le réel mais révèle une autre réalité que celle de la perception brute, laquelle n’a du reste rien d’universel mais est liée à une culture, à un apprentissage du regard. La vision est culturelle, comme le photographe apprend à exercer son regard avec une certaine culture.

Pour Walter Benjamin, la spécificité de la photographie réside dans ce que celle-ci capte l’aura de ce qui nous entoure. Ainsi écrit-il : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Un étrange tissu d’espace et de temps : l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il. Parcourir du regard, un calme après-midi d’été, une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui projette son ombre sur celui qui contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure prenne part à leur apparition ».

Pourtant la photographie produit cette aura du monde, plus qu’elle n’est le reflet du monde. Sur une image photographique, tout semble toujours un peu déréalisé, comme si nous accédions à autre chose, à une réalité que l’œil ne perçoit pas dans la perception directe du réel. Ainsi les images d’Atget paraissent-elles vides de vie, dans des décors presque surnaturels où l’homme ne semble pas avoir sa place. Ce sont toujours des rues désertes, des entrepôts désaffectés, des paysages urbains où ne règne aucune présence humaine. Atget nous montre une autre face du réel, avec ce regard mélancolique d’un monde en train de disparaître. Comme ; l’écrit Walter Benjamin, Atget « recherchait ce qui avait disparu et ce qui était rejeté. Aussi, de telles images prennent-elles le contrepied de la connotation exotique, fastueuse, romantique attachée aux noms des villes ; elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule ».

Plus que vides, les images d’Atget sont « sans âme. » Walter Benjamin relève ici que ces photographies préparent la venue du surréalisme. Comme il le dit, cette photographie « laisse le champ libre pour porter un regard politique éclairé, affranchi de toute intimité en faveur de l’élucidation du détail. »

Par ailleurs, « la nature qui parle à l’appareil photographique diffère de celle qui s’adresse à l’œil ; elle est autre, avant tout parce qu’au lieu d’un espace consciemment élaboré par des hommes, c’est un champ tramé par l’inconscient ». En effet, ce n’est pas le réel que l’on voit sur une photographie ; mais plutôt notre propre inconscient qui se reflète sur l’image vue. La photographie a cette propriété caractéristique de rendre l’inconscient poreux. Et ce que l’on voit dans une image photographique est notre propre représentation inconsciente du monde. Aussi est-ce pour cela que chaque personne verra dans une même image quelque chose de différent, étant donné que chaque vécu est singulier. En ce sens la photographie propose à chacun un arrangement personnel avec lui-même, sans que le « réel » prenne pleinement part à cette opération. Le réel c’est ce qui n’est en fait jamais vu.

Roland Barthes

La valeur cultuelle des œuvres d’art et de la photographie

Pendant longtemps les œuvres d’art ont eu une fonction cultuelle. Ainsi elles ont accompagné les différents rites religieux des hommes sans avoir de réelle signification esthétique. Ce n’est qu’à une époque plus tardive que les questions esthétiques commencèrent à se poser. A une échelle de temps plus courte, la photographie est passé par le même processus. D’abord les individus se firent faire des portraits, et ce n’est que plus tard que des théoriciens commencèrent à réellement questionner l’image photographique comme le firent par exemple les structuralistes avec Roland Barthes sur le système de la mode dans la presse people.

A propos des images mises au service du culte, Walter Benjamin relève que « l’on pourrait admettre que l’existence de ces images est plus importante que le fait qu’elles soient vues. L’élan que l’homme de l’âge de pierre représente sur les parois de la caverne est un instrument magique. Certes, il l’expose à ses semblables ; mais il le destine avant tout aux esprits. »

Il en est un peu de même chez les millions de gens qui « mitraillent » les monuments historiques de prises de vue qui ne sont en fait jamais consultées et rangées dans un coin de l’appartement ou sur un disque dur pour y rester durant de longues années. C’est l’acte rituel de faire une photographie qui est ici important, et non l’image en tant que telle.

Walter Benjamin note encore que l’acte de photographier relève au départ plus de la magie que de l’œuvre d’art. Photographier est souvent un acte magique auquel se livrent les populations. Surtout avec les procédés argentiques où l’image « apparaît » comme par miracle dans le révélateur. Le processus reste toujours étonnant, même pour qui a l ‘habitude de faire des tirages sur papier. Quant à l’image numérique, elle possède elle aussi une certaine magie hypnotique spécifique à la lumière des écrans. Il y a donc un caractère divin dans l’image photographique, en même temps que la tentative de captation de l’aura du monde. Nous retrouvons bien cela avec par exemple l’utilisation d’un Polaroid où l’image apparaît progressivement sur le rectangle de papier. L’image semble venir d’un ailleurs, par un processus magique, même si l’on connaît le processus chimique utilisé. Si l’image photographique en tant que telle a quelque chose de magique, ses différents procédés depuis les débuts jusqu’à l’image numérique ont également quelque chose de magique aux yeux du profane. Aussi est-ce peut-être pour cela que la photographie a un si grand succès avec par exemple de nos jours le « selfie » réalisé à partir d’un téléphone portable et qui est diffusé sur Internet. C’est un rituel qui participe de la magie. Mais également, comme le remarque Roland Barthes, « l’âge de la photographie correspond précisément à l’irruption du privé dans le public, ou plutôt à la création d’une nouvelle valeur sociale, qui est la publicité du privé. » Ainsi, plus que jamais à notre époque, la population se met en scène et devient une « star » pour un petit groupe de personnes plus ou moins restreint. En d’autres termes, chacun se transforme en icône et en mythe. Ceci comme aux débuts de la photographie, mais avec cette différence que le phénomène est devenu au 21e siècle très généralisé et même massif. Cette surenchère du tout visuel n’est-elle pas à rapprocher avec la résurgence du religieux ? Nous nous posons la question car pendant longtemps les images peintes ont été accompagnées d’une vénération des plus fervents croyants. Ainsi l’engouement pour une certaine spiritualité n’est-il pas sans lien avec le culte de l’image de soi si développé de nos jours.

La valeur d’exposition de la photographie

Aujourd’hui prédomine la valeur d’exposition sur la valeur cultuelle de la photographie. Ce qui ne se produisait pas à l’époque où écrivait Walter Benjamin. La photographie est à présent très éloignée du culte et s’organise autour des galeries et des musées avec des critiques d’art qui produisent un discours sur l’image. Ainsi nous passons d’une valeur cultuelle de la photographie à une valeur économique (il existe un « marché » de la photographie avec une valeur marchande des images). Cette transition repose sur la révolution technique de la reproductibilité des images photographiques. En effet, sans cette possibilité de faire des tirages de photographies, il n’y aurait pas de commerce d’images. C’est cette possibilité de reproductibilité qui permet par exemple de faire des tirages limités et numérotés pour les vendre.

Cette disparition de l’aspect cultuel de la photographie ne va pas sans poser de problèmes aux théoriciens. Ainsi Benjamin cite-t-il Abel Gance qui compare le film aux hiéroglyphes : Nous voilà, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d’expression des Égyptiens […]. Le langage des images n’est pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas faits pour elles. Il n’y a pas encore assez de respect, de culte, pour ce qu’elles expriment ». Nous voyons donc les préoccupations de l’aspect non cultuel des nouvelles images commercialisées avec la photographie et son dérivé, le cinéma. S’il y a de virulentes critiques comme celles d’Abel Gance, cela n’empêche pas la photographie et son dérivé, le cinéma, de prospérer sur le terrain commercial. Il est intéressant de remarquer que toutes les critiques faites à la photographie et au cinéma relèvent malgré tout d’un certain sens du sacré. Ainsi toutes les interprétations du cinéma vont la plupart du temps dans le sens du religieux ou du surnaturel. Pour Franz Werfel « le cinéma ne s’est pas encore emparé de sa véritable signification, de ses réelles possibilités […] Elles consistent en son extraordinaire pouvoir d’exprimer le féerique, le miraculeux, le surnaturel grâce à des moyens naturels et à une force de persuasion incomparable. »

Ainsi resurgit le sacré lorsqu’on pensait l’avoir laissé de côté avec les valeurs d’exposition.

Abel Gance

Le développement et la massification des médias imprimés et du cinéma

Les débuts de la grande explosion de l’imprimé datent du XIXe siècle avec le développement du journal et des livres à bon marché. C’est surtout la lecture généralisée du journal par toutes les couches de la population qui a démocratisé la lecture à un stade encore jamais atteint dans l’histoire de l’humanité. Les perfectionnements de l’imprimerie firent qu’il fut possible de produire rapidement et à un coût très faible, avec un tirage élevé, des journaux de toutes sortes. C’est de cette période que l’on peut parler de la « Galaxie Gutenberg. » La télévision et la radio n’existant pas encore à cette période, la population fut prise d’un enthousiasme pour l’imprimé.

A la date où Walter Benjamin écrit « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », il existe le cinéma et la reproduction des documents sonores. La télévision viendra un peu plus tard. On peut dater son avènement au 26 avril 1935 où il y eut en France l’inauguration par le ministre des PTT Georges Mandel la première émission officielle publique de télévision française en 60 lignes sur la chaîne Radio PTT Vision présentée par la comédienne Béatrice Bretty au 97, rue de Grenelle.

C’est à partir de cette période que commence la grande aventure de l’audio-visuel, et aussi la chute progressive et régulière des journaux imprimés au profit de la radio et de la télévision. D’autre part, comme le souligne Walter Benjamin, la presse massive fait passer le lecteur au statut d’auteur. En effet, il y avait auparavant un petit nombre de lettrés qui s’adressaient à une grande masse de lecteurs. Puis, peu à peu, avec notamment le courrier des lecteurs dans les rubriques des périodiques, de plus en plus de gens devinrent auteurs. « Le lecteur est à tout moment prêt à devenir écrivain. Comme il est devenu, bon gré mal gré, un expert en puissance dans un processus de travail hautement spécialisé, – ne serait-ce que dans des fonctions subalternes, il accède au statut d’auteur. En Union soviétique, le travail lui-même prend la parole. Et sa représentation verbale constitue une partie du pouvoir nécessaire à son exercice. Comme la compétence littéraire n’est plus fondée sur une formation spécialisée mais polytechnique, elle devient un bien commun. »

Dans son analyse, Walter Benjamin fait un rapprochement avec le cinéma soviétique qui utilise de simples personnes en situation de travail ou de loisir. C’est le non-professionnalisme des acteurs qui procure ce réalisme saisissant du cinéma soviétique. Ainsi, au cinéma, l’acteur joue son propre rôle dans la vie de tous les jours, sans tomber dans les illusions de l’artifice. Le célèbre art du comédien de Constantin Stanislavski est là pour témoigner d’être soi-même dans le cinéma soviétique où prime une certaine forme de réalisme en puisant dans les ressources intimes des comédiens.

Le livre bon marché et le cinéma sont les éléments qui caractérisent l’ère des masses à l’époque où écrit Walter Benjamin. Cette reproduction mécanisée à grande échelle de la photographie a également un impact important sur les arts plastiques comme la peinture et la sculpture. Les nouveaux procédés d’imprimerie mettent à la portée de toutes les reproductions des plus grands peintres et les chefs d’œuvre de la sculpture et de l’architecture.

Toutefois, Walter Benjamin a une réaction plutôt négative envers la médiation de masse de la peinture aussi bien grâce à l’imprimerie que par l’essor des musées et de leur fréquentation. Il a un point de vue quelque peu élitiste sur la compréhension de la peinture par le petit peuple. Ainsi écrit-il : « Bien que l’on ne puisse au fond en tirer aucune conclusion sur le rôle social de l’art pictural, il n’en reste pas moins que cette spécificité apparaît déterminante et fait payer un lourd tribut à la peinture dès lors qu’elle se retrouve, dans certaines circonstances et, en quelque sorte, contre sa nature, directement confrontée aux masses ». Pour lui, la peinture est donc un art d’élite qu’il conviendrait de ne pas diffuser en masse. Comme il l’écrit, « le changement qui survint fit éclater le conflit particulier dans lequel la peinture se trouva engagée en raison de la reproductibilité technique de l’image. Mais si l’on entreprit de les porter devant les masses, dans les galeries et les salons, il n’existait cependant aucun moyen pour ces masses de s’organiser et, dans ce contexte de réception, d’elles-mêmes se contrôler. Ainsi faut-il que le même public qui réagit de façon progressiste au spectacle d’un film comique devienne rétrograde vis-à-vis du surréalisme.»

« Man Ray et Marcel Duchamp » (Photo : Henri Cartier-Bresson, Paris, 1968)

Par ailleurs, la photographie permet, en découpant la réalité par petits morceaux, une approche tout autant scientifique qu’artistique du réel. Le développement des gros plans et de la macro-photographie révèlent aux regardeurs des aspects restés longtemps inexplorés par faute de moyens techniques. Le gros plan est par exemple judicieusement utilisé au cinéma pour attirer l’attention du spectateur. Et avec le montage, le cinéaste nous permet de voir la réalité sous de multiples facettes. Grâce à la technique des différents objectifs de caméra et du zoom, le réel s’offre dans toute sa nudité. Walter Benjamin en prend bien conscience et consacre plusieurs pages à ces effets visuels révolutionnaires. Le gros plan sera du reste de plus en plus utilisé dans la seconde moitié du XXe siècle, aussi bien par les cinéastes que par les photographes.

Walter Benjamin note également que l’invention du ralenti ouvre de grands horizons sur ce que l’on ne pouvait pas voir auparavant. En photographie, les vitesses d’obturation de plus en plus courtes permettent de saisir des instants invisibles à l’œil nu. Il y a aussi les pellicules qui deviennent plus sensibles et permettent de ce fait de réaliser des images sous une faible lumière. Les photos de nuit deviennent possibles et remportent même un vif succès auprès d’un public avide de nouvelles images.

Les surréalistes s’emparent alors de la photographie pour réaliser des images qui vont jusqu’à scandaliser certains amateurs pourtant éclairés. Les Vimages de Man Ray avec par exemple le portait de Marcel Duchamp en Rrose Sélavy ou Le violon d’Ingres nous montrent comment s’opère la créativité en photographie durant les périodes dadaïste et surréaliste. Man Ray révolutionne la pratique de la photographie par l’usage intensif et revendiqué du trucage. La retouche d’image, avant l’apparition du numérique, est longtemps resté un sujet tabou. On considérait qu’une photographie réussie ne devait avoir subi aucune retouche. Un débat devenu stérile au 21ème siècle où l’image est massivement numérique et où, par conséquent, les propriétés des pixels ne font plus le distinguo entre « image originale » et « image retouchée », les deux procédés étant fusionnés par la même origine de l’image en étant de plus en plus déjà traitée dès la prise de vue par les appareils numériques.

D’autre part, le développement de la photographie vient s’insérer dans la pleine croissance capitaliste. Déjà au 19e siècle de nombreux marchands s’enrichirent avec la technique de la photographie. Mais ce n’était pas encore la société de l’image dans laquelle nous sommes immergés aujourd’hui.

L’essor de la société marchande a fait progresser la publicité visuelle jusqu’à envahir tous les supports (affiches, journaux, emballages, etc). La publicité est partout et se déploie dans toute la sphère du social. Et c’est là qu’intervient le rôle de la photographie dans le capitalisme. Comme l’a montré Roland Barthes dans ses mythologies, la photographie participe au mythe collectif de la marchandise. Si pour Walter Benjamin l’image photographique perd l’aura des choses et des êtres, elle procure en contrepartie une mythologisation de tout ce qu’elle diffuse. La propagande commerciale et politique utilise parfaitement cet effet de l’image photographique pour « réenchanter » le monde et arriver à ses fins. Il nomme cela la « fantasmagorie » du monde.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits de la grande industrie. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissions aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas eu une grande visibilité. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Car la photographie est un élément important dans le déclenchement du « désir.»

Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. Pour Walter Benjamin la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, en procédant à une analogie avec l’architecture, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux-arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain. De ce fait, l’artisan a été remplacé par l’ouvrier spécialisé dans l’industrie capitaliste.

Marchand d’abats-jour, rue Lepic, 1899. Photographie d’Eugène Atget (1857-1927). Paris, musée Carnavalet.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers pour laisser la place aux usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde industriel a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. Avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une image est toujours un acte politique. Une image photographique n ‘est jamais « neutre ». Photographier, c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile[1]. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire, comme l’avaient compris Guy Debord et Isidor Isou. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21esiècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société.

La photographie fait appel à l’émotion et à l’inconscient. En ce sens, elle est inapte à transmettre un savoir comme le fait par exemple un schéma ou un éclaté en dessin industriel. Pourtant la photographie a un succès croissant et Walter Benjamin se prend au piège de ce média. Probablement est-ce l’effet de la nouveauté et de son plein essor durant la période où il écrit ses textes. Le monde dans lequel il vit (et plus encore dans le monde à venir) est tourné vers l’émotion. Sans le langage articulé, la photographie n’a pas beaucoup de signification. C’est le langage articulé qui est fédérateur de tous les arts, y compris de la photographie. Il est impossible d’enseigner la photographie en faisant l’économie du langage naturel.

Par ailleurs, pour la plupart des amateurs qui pratiquent la photographie, leur raison authentique de prendre des photos en reste au stade de la valeur cultuelle (le mythe familial). C’est le culte de la famille qui fait réaliser des photographies de mariage, des photographies des enfants, etc. Ici n’intervient pas la valeur d’exposition, car les images resteront dans un album familial qui ne sera que très rarement ouvert et consulté. C’est la magie de prendre une photo comme on vénère un dieu qui pousse les touristes à mitrailler tous les monuments historiques ainsi que certaines œuvres d’art. Tout est affaire de rites.

La photographie est également l’art de la mort. Il y a quelque chose de nécrologique dans l’image photographique. Présence absente, le « ça a été » reste au passé. Si la photographie saisit un instant dans la continuité du temps, elle n’est toutefois pas l’art du présent comme l’est le spectacle vivant. Y a-t-il un présent de la photographie ? Le temps de la photographie est celui de la nostalgie. L’image photographique nous propulse dans un passé récent ou lointain, même dans l’image de « l’actualité ». L’actualité est toujours déjà passée et n’a plus rien d’actuel.

Walter Benjamin percevait tout cela lorsqu’il regardait une photographie. Il a su nous transmettre par le biais de ses écrits fragmentaires tout un univers un peu mélancolique d’un passé révolu.

© Serge Muscat


Notes :

[1] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.


Bibliographie sommaire :

– Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, éd. de l’Étoile, Gallimard, Seuil, 1980.
– Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, éd. Allia, 2011.
– Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, éd. Allia, 2012.
– Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Paris, éd. Allia, 2015.
– Walter Benjamin, Écrits français, Paris, éd. Gallimard, 1991.
– Walter Benjamin, Critique de la violence et autres essais, Paris, éd. Payot et Rivages, 2012.
– Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, éd. Minuit, 1965.
– Alain Buisine, Eugène Atget ou la mélancolie en photographie, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.
– Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, éd. Seuil, 1974.
– Nelson Goodman, Langages de l’art, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
– Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989.
– Bruno Tackels, Walter Benjamin, Strasbourg, éd. des Presses Universitaires de Strasbourg, 1992.
– Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Paris,.éd. Les Belles Lettres, 1996