10/27/2021

LE TERRIER DE FRANZ KAFKA

 


VIVRE SOUS LA MENACE

Le Terrier de Franz Kafka

Alain Parrau


« Kafka ne croit guère à la loi, à la culpabilité, à l’angoisse, à l’intériorité. Ni aux symboles, aux métaphores ou aux allégories. Il ne croit qu’à des architectures et à des agencements dessinés par toutes les formes de désir. Ses lignes de fuite ne sont jamais un refuge, une sortie hors du monde. C’est au contraire un moyen de détecter ce qui se prépare, et de devancer les “ puissances diaboliques ” du proche avenir » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Editions de Minuit, 1975).

« C’est moi qui ai agencé le terrier, et il semble que ce soit une réussite » [1]. Ainsi débute le récit, sur le mode de la satisfaction du travail accompli que toute la suite du texte va s’acharner à défaire : défaite matérielle (le terrier n’est pas sûr), et défaite du moi qui espérait y trouver un abri définitif. Le récit de Kafka n’est que le déroulement obsédant des réflexions et des émotions suscitées par le terrier dans la conscience de celui qui dit « Je » (animal du genre taupe, blaireau ou renard) : monologue épuisant, ressassement infini où se pressent des constructions mentales de toutes sortes qui relancent chaque fois la pensée. Celle-ci semble ne jamais pouvoir s’arrêter : la menace ne provoque pas la sidération de la pensée, mais son affolement.

Dès le début du récit, le « Je » est livré aux hypothèses qui vont empêcher toute possibilité de repos. Contemplant le grand trou qu’il a creusé pour faire croire qu’il s’agit de l’entrée de son terrier (alors que celle-ci se trouve plus loin, masquée par de la mousse), il est très vite la proie de ce constat désabusé et sans espoir : « Je le sais bien, et c’est à peine si ma vie, même à son actuel apogée, connaît une heure de complète tranquillité ; cet endroit lointain sous la mousse obscure est celui où je suis mortel et c’est souvent que, dans mes rêves, une gueule concupiscente renifle alentour et sans trêve ». Le terrier apparaît déjà comme le lieu où le « Je » peut mourir de mort violente, un futur tombeau ; il faillit ainsi à sa fonction essentielle d’abri et de protection de soi : « je veux que le terrier ne soit rien d’autre que le trou destiné à me sauver la vie, et que, de cette tâche clairement définie, il s’acquitte avec toute la perfection possible […] Seulement, dans la réalité, il assure bien une grande sécurité, mais nullement suffisante ». Cette perfection qui garantirait enfin une sécurité absolue est impossible : la puissance de la menace, en tant que telle, suffit à en interdire l’hypothèse. L’imagination se met à son service pour entamer la possibilité d’échapper à des ennemis invisibles, qui peuvent surgir n’importe où et n’importe quand : « Et ce ne sont pas seulement les ennemis extérieurs qui me menacent ; il en est aussi dans le sein de la terre ; je ne les ai encore jamais vus, mais les légendes en parlent et j’y crois fermement. Ce sont des êtres de l’intérieur de la terre ; la légende elle-même ne saurait les décrire ; même ceux qui en ont été les victimes les ont à peine vus ». Avec ces ennemis légendaires et sans visage la terre elle-même, qui devait constituer une enveloppe protectrice et sûre, est contaminée par la menace, devient source d’une peur immaîtrisable.

Exposé à cette menace invisible, l’esprit avide de repos est condamné au travail épuisant de la pensée qui veut l’identifier, la prévoir et la prévenir, la conjurer pour s’en libérer. Cet épuisement de la pensée et de l’imagination, provoqué par l’attente de ce qui va certainement arriver mais n’arrive toujours pas, ne pourrait cesser qu’avec l’apparition de l’ennemi, le combat victorieux contre lui « pour qu’enfin – ce serait l’essentiel – je sois à nouveau dans mon terrier, tout disposé cette fois à en admirer même le labyrinthe, mais d’abord à tirer sur moi le couvercle de mousse et à me reposer, je crois, pour tout le temps qui me reste à vivre ! ». Tant que cet ennemi ne surgit pas, ne devient pas enfin visible (et, dans le récit, il ne surgira pas) la pensée se nourrit de cette attente anxieuse, se déploie avec toute l’énergie sans limites que libère l’absence de son objet réel.

La pensée insomniaque

Ce régime infernal de la pensée est intimement lié au sommeil, parce qu’il provoque l’impossibilité de dormir, ou l’interruption angoissée du sommeil. Au début du texte, pourtant, le sommeil semble encore le plus fort. Ayant aménagé dans le labyrinthe de son terrier des petites places rondes destinées au repos, le « Je » affirme : « Je dors là du doux sommeil de la paix, du désir calmé, du but atteint, de la propriété de ses propres murs ». La crainte du danger le réveille certes plusieurs fois, mais ces réveils ne se prolongent pas en une vigilance inquiète, au contraire : « Je ne sais si c’est une habitude héritée de temps anciens, ou bien si, même en cette demeure, les périls sont suffisamment forts pour m’éveiller : régulièrement, de temps en temps, j’émerge avec effroi d’un profond sommeil et je tends l’oreille, j’épie ce silence qui règne immuablement jour et nuit, je souris rassuré et, les membres détendus, je plonge dans un sommeil encore plus profond ». Dormir dans un abri sûr, ce désir lié à l’enfance et à son besoin de protection semble assuré par le terrier à son constructeur [2]. Parce que ce que le terrier « a de plus beau, c’est son silence ». Constatation immédiatement relativisée par une phrase qui annonce « le sifflement à peine audible » lequel, au milieu du récit, va définitivement rendre ce sommeil apaisé impossible : « certes, ce silence est trompeur ; il peut être interrompu tout d’un coup, et ce sera la fin ».

Une autre occurrence de ce sommeil profond apparaît ailleurs. Cette fois-ci, il n’est plus garanti par le silence, mais par un rêve, celui d’une construction parfaite de l’entrée du terrier qui le rend « imprenable » : « le sommeil où me viennent de tels rêves est le plus doux de tous ; des larmes de joie et de délivrance brillent encore à mes moustaches quand je m’éveille ». Le rêve surgit du plus intime du « Je » pour protéger le sommeil, il enveloppe le rêveur d’images rassurantes qui naissent du plus profond de lui-même et se répandent en lui comme un baume délicieux. Qu’elle vienne de l’extérieur (le silence) ou de l’intérieur de soi (le rêve), le sommeil a besoin de cette garantie pour être possible, il ne peut pas compter uniquement sur ses propres forces. Il apparaît donc comme une expérience fragile et incertaine, lorsqu’il est exposé à une menace, réelle ou imaginaire. Le récit de Kafka témoigne aussi de cette fragilité essentielle. On retrouve celle-ci dans les expériences où la violence du pouvoir veut détruire le plus intime de l’individu, dans les camps de concentration par exemple. Lisant le chapitre intitulé « Nos nuits » du livre de Primo Levi, Si c’est un homme, Pierre Pachet écrit ces lignes si justement accordées à ce que décrit Kafka : « La faculté de s’aménager des entours habitables est animale ; est humaine, en revanche, la suranimalité qui fait survivre cette faculté quand elle est contrainte à cohabiter avec la pensée – propre à l’homme, celle-là – qu’il n’y a plus de paix possible. La pensée est éminemment humaine, on le sait bien ; la dépasse pourtant en humanité le simple désir de dormir, de dormir avec la pensée d’un homme terrifié. Le nazisme vise cela ; il ne vise pas que la liberté de la pensée ; ou plutôt, s’il veut l’atteindre, c’est à travers le tiède, le tendre désir de dormir  [3] ».

Protecteur du sommeil, le rêve peut pourtant trahir le rêveur, se mettre au service de la menace : lorsqu’il devient le cauchemar de cette « gueule concupiscente qui renifle alentour et sans trêve », ou celui de la certitude effrayante de l’imperfection du terrier : « Plus terrible est l’impression que j’ai parfois, généralement en me réveillant en sursaut, que la répartition en cours est une erreur totale, qu’elle est susceptible d’entraîner de grands dangers et qu’il faut de toute urgence la rectifier, sans égard pour ma fatigue et mon envie de dormir ; alors je me précipite, je vole, je n’ai pas le temps de me livrer à des calculs ». Le réveil, ici, n’est plus suivi d’un sommeil profond et paisible : avec lui commence une veille qui voudrait ne jamais s’interrompre, une vigilance qui aimerait pouvoir supprimer le sommeil. La menace fait surgir une puissante volonté insomniaque qui s’empare du « Je » et l’assujettit : il faut que la conscience reste toujours en éveil, aux aguets, car lorsque « c’est moi qui dors, veille celui qui veut ma perte ». Dormir, c’est s’abandonner à la vigilance de l’ennemi, se livrer à elle. La passivité absolue du dormeur en fait déjà une proie offerte, sans défense.

Cette volonté insomniaque est exacerbée par la nécessité d’une surveillance permanente de l’entrée du terrier, qui seule pourrait en assurer une défense efficace. Le « Je », alors, voudrait pouvoir sortir de soi, s’extraire de lui-même pour se dédoubler, devenir à la fois celui qui veille et celui qui dort. Fantasme d’une conscience toujours vigile, qui protégerait simultanément l’entrée du terrier et le sommeil de son habitant. L’imagination surmonte le besoin indispensable de dormir par un scénario fantastique, à l’attrait irrésistible : « Je me cherche une bonne cachette et je surveille l’entrée de ma demeure – cette fois de l’extérieur – des jours et des nuits durant. On peut dire que c’est insensé, mais cela me cause une indicible joie, mieux encore, cela me tranquillise. J’ai alors l’impression d’être non pas devant ma maison, mais devant moi-même pendant mon sommeil, comme si j’avais la chance de dormir profondément et de pouvoir en même temps me surveiller intensément ». Ailleurs dans le texte, le désir de surprendre l’ennemi est tel que le « Je » se dédouble à nouveau, il devient à la fois celui qui surveille et l’animal prêt à s’introduire dans le terrier : « Je ne m’écarte plus, même extérieurement, de l’entrée ; patrouiller en rond autour d’elle devient mon occupation favorite ; c’est déjà presque comme si c’était moi l’ennemi et que j’épiais l’occasion favorable pour réussir à m’y introduire par effraction ». Le dédoublement de soi est la seule « solution » qui s’offre à l’habitant du terrier, que l’impossibilité de faire confiance à quiconque condamne à une solitude absolue : « Si seulement j’avais je ne sais qui sur qui compter, que je puisse poster en observation à ma place, alors je pourrais assurément descendre le cœur léger […] Mais de l’intérieur du terrier, donc d’un autre monde, faire confiance à quelqu’un d’extérieur – je crois que c’est impossible ».

Prisonnier du mouvement incessant de sa pensée, qui le précipite dans des modifications de l’organisation du terrier toujours insatisfaisantes, le « Je » intériorise à ce point la menace qu’il semble, par moments, devenir une menace pour lui-même, au bord d’une folie de la pensée qu’il ne maîtrise plus et dont il est la proie. Il se révèle littéralement traversé par un fonctionnement mental qui le submerge. La pensée insomniaque, alors, brouille la distinction de la veille et du sommeil, ouvre l’espace d’une expérience ambiguë où les repères de la réalité se troublent. Évoquant à nouveau ses multiples travaux d’amélioration du terrier, le « Je » conclut : « Tout cela métamorphose ma fatigue en agitation et en zèle, c’est comme si, pendant l’instant où j’ai pénétré dans le terrier, j’avais fait un long et profond somme » [4].

Le « sifflement » de la menace

A peu près au milieu du texte, le sommeil de l’habitant du terrier est interrompu par le bruit ténu d’un sifflement : « J’ai sans doute dormi très longtemps ; je n’émerge que du dernier sommeil, celui qui déjà se dissipait de lui-même ; mon sommeil doit déjà être très léger, car c’est un sifflement à peine audible en lui-même qui me réveille ». Pour le sommeil de celui qui se sait menacé, le moindre bruit peut être signe d’un danger, provoque le réveil et la vigilance. A partir de ce moment, toute l’activité mentale de la conscience va se concentrer sur ce sifflement : déterminer l’animal qui le produit, localiser le bruit, le supprimer. La menace n’a pas enfin un visage, mais un son, sur lequel vont se fixer toutes les hypothèses, tous les plans de l’habitant du terrier. La pensée insomniaque devient la proie du sifflement [5].

Ce sifflement, le narrateur croit pouvoir immédiatement en identifier l’origine : il est provoqué par un passage creusé par les « petites bestioles », qu’il a « beaucoup trop peu surveillées et beaucoup trop épargnées » jusqu’à présent. L’inquiétude suscitée par ce bruit ne débouche alors que sur un plan d’action efficace et rationnel : « Il faudra que je commence, en auscultant les parois de ma galerie, par localiser l’avarie grâce à des sondages, et ensuite que je supprime ce bruit ». Plan dont l’objectif final est l’anéantissement des « petites bêtes » : « Aucune ne devra être épargnée ». L’imagination se donne ici un adversaire taillé sur mesure : rien à voir avec les « ennemis légendaires » qui infligent une mort si rapide que leurs victimes les ont à peine vus, ou avec l’inquiétante « gueule concupiscente » qui renifle autour de l’entrée du terrier. Les « petites bêtes » semblent d’abord pouvoir conjurer la menace en lui offrant l’incarnation la plus rassurante. Mais le travail de recherches et les quelques sondages effectués par le « Je » pour localiser le sifflement se révèlent très vite sans résultat. Non seulement le bruit persiste, mais il donne l’impression de venir de partout à la fois : « Mais c’est justement cette uniformité en tous lieux qui me trouble le plus, car elle est incompatible avec mon hypothèse de départ ». Le plan efficace et rationnel va se défaire avec la persistance et l’impossibilité de localiser le sifflement ; celui-ci, peu à peu, ruine toutes les explications imaginées par l’habitant du terrier. L’hypothèse des petites bêtes est abandonnée pour laisser la place à une autre, bien plus inquiétante : « Mais peut-être – cette pensée aussi s’insinue en moi – s’agit-il d’un animal que je ne connais pas encore ». Un animal qui, un peu plus loin, est imaginé « gros » et travaillant « à une vitesse folle ».

Reprenant ces petits sondages aléatoires dans les parois de son terrier, le « Je » ne peut que constater qu’ils ne mènent à rien, et que l’anxiété qui le pousse à ces travaux désordonnés l’épuise, le plonge dans un état quasi somnambulique : « Plus d’une fois déjà, je me suis pour un moment endormi au travail dans quelque trou, une patte levée et crispée dans la terre que, à demi endormi, je m’apprêtais à arracher ». Un nouveau plan s’impose, « bâtir dans les règles une grande tranchée en direction du bruit », « plan raisonnable » qui suppose d’abord que le « Je » répare les dégâts occasionnés par ses précédents sondages, comble les trous qu’il a lui-même creusés dans les parois. Mais ce travail, l’habitant du terrier, à bout de forces et hanté par la persistance du sifflement, n’arrive pas à le réaliser, alors même qu’il savait l’effectuer, assure-t-il, d’une « façon inégalable » : « Mais cette fois, j’ai du mal ; je suis trop distrait ; sans cesse, en plein travail, j’appuie l’oreille à la paroi et j’écoute, et je laisse avec indifférence la terre que j’ai ramassée retomber en ruisselant dans la galerie au-dessous de moi ».

La menace décompose toute forme de rationalité, théorique ou pratique, qui s’efforce de la prévenir et de la conjurer. Elle retourne les efforts du « Je » contre lui-même, fait de l’écoute une véritable torture : « Et que de temps, que de tension exige cette longue écoute de ce bruit intermittent ! ». Elle révèle un régime de la pensée qui l’emporte au-delà d’elle-même, dans une fuite en avant sans fin. Avec elle la conscience devient, non plus l’abri d’une liberté ou d’un « bonheur » (celui de se laisser aller à ses pensées les plus spontanées), mais un instrument de supplice : « Mais à quoi bon tous ces rappels au calme : l’imagination galope, et je ne démords pas de l’idée – inutile de vouloir se l’ôter de la tête – que le sifflement provient d’un animal, non pas de nombreux petits animaux, mais d’un seul, et gros ». Avec le renforcement du sifflement c’est encore l’imagination qui installe, peu à peu, dans la conscience de l’habitant du terrier, la certitude angoissante de son encerclement : « Il a bien dû déjà, autour de mon terrier, parcourir quelques cercles, depuis que je l’observe. Et voilà maintenant que le bruit se renforce bel et bien, que les cercles par conséquent se rétrécissent ». Cet encerclement provoque alors une forme de déploration : le « Je » se reproche son « insouciance puérile », d’avoir négligé tous les avertissements, de ne s’être préoccupé que des « petits dangers » en oubliant « de penser réellement aux dangers réels ». Vaincue par la puissance du sifflement la conscience ne peut plus, alors, que se raccrocher à une ultime rêverie rassurante, dernière et dérisoire protestation contre la violence qui lui est infligée : « Certes, l’animal semble très éloigné ; s’il s’éloignait ne fût-ce qu’un peu davantage, sans doute le bruit disparaîtrait-il ; peut-être alors que tout pourrait s’arranger comme au bon vieux temps ; ce ne serait plus alors qu’une mauvaise expérience, mais bénéfique, elle m’inciterait aux améliorations les plus diverses ».

Evoquant « la métamorphose en ce qui est petit » si fréquente dans les textes de Kafka, et en particulier celle en petits animaux, Elias Canetti l’interprète comme un moyen « d’échapper à la menace en devenant trop insignifiant pour elle » [6]. Le Terrier peut être lu comme l’échec de cette tentative. Impossible, face à la menace, de trouver un abri, ni dans la pensée, ni dans la réalité extérieure. De cette expérience si proche de ce qui a été vécu (et l’est encore dans certains pays) par des hommes exposés à la terreur, le récit de Kafka offre une préfiguration saisissante. Mais ne garde-t-il pas aussi la trace du cataclysme que fut la première guerre mondiale ? Les galeries, les boyaux sans cesse creusés dans Le Terrier évoquent les tranchées, dans lesquelles des millions d’hommes ont fait l’épreuve d’une nouvelle forme de guerre. Les conditions extrêmes de cette guerre ont révélé un rapport des combattants à la terre sans précédent : « Pour personne, la terre n’a autant d’importance que pour le soldat. Lorsqu’il se presse contre elle longuement, avec violence, lorsqu’il enfonce profondément en elle son visage et ses membres, dans les affres mortelles du feu, elle est alors son unique ami, son frère, sa mère. Sa peur et ses cris gémissent dans son silence et dans son asile : elle les accueille et de nouveau elle le laisse partir pour dix autres secondes de course et de vie, puis elle le ressaisit – parfois pour toujours » [7]. Creuser, s’enfouir dans la terre pour se protéger d’une menace de mort anonyme, sans visage, annoncée par les bruits des différents obus et projectiles fut le quotidien de la plupart des combattants du front. Abri provisoire et fragile, la terre est aussi, comme dans le récit de Kafka, matière dangereuse, annonciatrice de mort, linceul ou tombe. Roland Dorgelès rapporte, dans Les Croix de bois, l’effroi provoqué par le bruit sourd des pioches des Allemands qui creusent, sous la tranchée, une galerie pour y installer une mine. La menace qui venait du ciel naît soudain du cœur de la terre elle-même : « Nous prîmes la veille. Les obus tombaient toujours, mais ils faisaient moins peur à présent. On écoutait la pioche » [8] ; « Tous assis sur le bord de nos litières, nous regardions la terre, comme un désespéré regarde couler l’eau sombre, avant le seau. Il nous semblait que la pioche cognait plus fort à présent, aussi fort que nos cœurs battants. Malgré soi, on s’agenouillait, pour l’écouter encore » [9] . Comme le sifflement du terrier, les coups entendus dans la tranchée signent cette condition nouvelle de l’homme : nul abri sûr pour lui, désormais.

Ne reste peut-être, alors, que la compassion pour l’être sans défense exposé à la menace, l’accueil muet de sa fragilité et de sa détresse. Dans une lettre à Max Brod datée de 1904, Kafka écrit : « Telle la taupe, nous nous frayons une voie souterraine et nous sortons tout noircis, avec un pelage de velours, de nos monticules de sable écroulés, nos pauvres petites pattes rouges tendues en un geste de tendre pitié » [10].

Alain Parrau

[1Franz Kafka, Le Terrier (Der Bau) traduction de Bernard Lortholary, Garnier-Flammarion, 1993, p.125. Ce récit inachevé, rédigé à Berlin pendant l’hiver 1923-1924, est le dernier des textes inédits de Kafka. Il sera publié une première fois par Max Brod en 1931. Le champ sémantique du mot allemand Bau est large : il désigne le terrier des petits carnassiers, mais aussi toute activité de construction ou n’importe quel édifice qui en résulte.

[2Dans son livre L’Autre Procès, Elias Canetti écrit, à propos de Kafka (qui souffrait d’insomnies) : « Il y a chez lui une sorte d’adoration du sommeil, il le considère comme un remède à tous les maux, ce qu’il peut recommander de mieux à Felice quand l’état de cette dernière l’inquiète : « Dors ! Dors ! ». Le lecteur lui-même ressent cette exhortation comme un envoûtement, une grâce divine » (L’Autre Procès, Gallimard, 1972, p.39).

[3Pierre Pachet, La Force de dormir, Gallimard, 1988, p.26.

[4Ce brouillage de la distinction veille/sommeil, réalité/rêve, peut être rapproché de la « condensation du réel et du fantastique » caractéristique, selon Claude Lefort, du totalitarisme, un régime politique où la terreur, la surveillance dont chacun se sent l’objet et la méfiance mutuelle qui en résulte, aboutissent à ce que « nul n’est sûr d’être à l’abri dans son lieu propre ».

[5Dans les expériences réelles des sujets exposés à la terreur, ce sont d’autres bruits qui incarnent la menace : celui de l’ascenseur, la nuit, dans les mémoires de Nadejda Mandelstam (les arrestations avaient lieu le plus souvent la nuit), celui des voitures de la Gestapo dans le Journal de Victor Klemperer.

[6Elias Canetti, L’autre procès, op. cit., p.113.

[7Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau, Le livre de poche, 1992, p.57.

[8Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Le livre de poche, 1972, p.215.

[9Ibid., p.219. Ce sont les soldats de la relève qui seront victimes de cette mine.

[10Citée par Elias Canetti, L’Autre Procès, op.cit., p.114.


paru dans lundimatin#310, le 26 octobre 2021

La voie lactée selon Anton Pannekoek

Astronomie marxisteLa voie lactée selon Anton Pannekoek

Les expériences d'une personne sur terre peuvent-elles modifier sa perception des étoiles ? Lauren Collee regarde à travers le télescope d'Anton Pannekoek, l'astronome néerlandais dont la politique a influencé son approche humaine de l'étude du cosmos.

PUBLIÉ

27 octobre 2021

Un dessin de Pannekoek, représentant une section du nord de la Voie lactée, de Die nördliche Milchstrasse (1920). Ce style de représentation contraste avec son utilisation parallèle de cartes isophotiques et « d'images subjectives moyennes » — Source .

Vous êtes de fausses images,
Visages de flamme rayonnante ;
La chaleur et la tendresse du cœur
Et l'âme que vous ne pouvez pas revendiquer.
— Karl Marx, « Chanson aux étoiles » (1836) 1

Dans les nombreux dessins que l'astronome néerlandais, penseur marxiste et communiste de conseil Antonie ("Anton") Pannekoek (1873-1960) a fait de la Voie lactée au cours de sa vie, ce que nous regardons n'est pas immédiatement clair. La bande d'étoiles apparaît comme une épine dorsale maculée, tantôt en « vraie » couleur (étoiles blanches sur fond noir), tantôt inversée, avec les étoiles comme points sombres et le « lait » de la Voie lactée fait d'encre. Ils sont à la fois vagues et précis, quelque chose entre un frottement au fusain et une radiographie.

En fait, les dessins ne représentent techniquement pas du tout la Voie lactée, car selon Pannekoek, une telle chose n'était pas réellement accessible en tant qu'entité purement objective. Alors qu'il était largement admis à l'époque de Pannekoek que même les astronomes hautement qualifiés sont la proie d'un biais d'observation lors de l'observation des étoiles (un phénomène connu sous le nom de « l'équation personnelle »), Pannekoek est allé plus loin, théorisant que ce que nous percevons comme la Voie lactée est en fait un truc qui émerge à l'intersection des étoiles et des gens sur terre qui les perçoivent. Au cours d'un article publié dans un numéro de 1897 de Popular Astronomy, Pannekoek a évoqué le problème bien connu de l'incohérence oculaire de la Voie Lactée, se demandant si « le caractère du phénomène galactique empêche qu'il soit fixé par la délimitation ». 2 Ce n'était pas seulement un échec de la science observationnelle; elle reflète ce que la Voie lactée en fait était : une sorte d'illusion d' optique qui a changé sa forme en fonction de l'expérience vécue par l'observateur, leur période historique, et comment ces expériences a informé les motifs que l'esprit construit hors de la nature fluide de la réalité. Les dessins de Pannekoek représentent donc l'acte de perception lui-même - une approche informée par ses convictions politiques.

Comme Marx et Engels – qui se sont inspirés de Feuerbach, Hegel et Héraclite – Pannekoek a compris la réalité matérielle comme un « flux continu et illimité en mouvement perpétuel ». 3 Il croyait également que le cerveau humain avait tendance à générer des modèles fixes et abstraits à partir de cette fluidité, des modèles qui sont toujours socialement et historiquement contingents. Toute vue, y compris celle des étoiles dans le ciel, était donc toujours en train de se faire et de se refaire dans l'esprit de l'observateur selon sa physiologie, sa psychologie et les conditions matérielles distinctes de son lieu et de sa période.

George Barbier, La Voie Lactée , 1921. Robe du soir et cape par House of Worth — Source .

À mesure que les technologies de création d'images - telles que la radiotélecopie et les instruments à rayons gamma entraînés sur la Voie lactée - deviennent plus avancées, l'objectivité mécanique ne devient pas nécessairement plus fiable. « [L]'histoire de l'astronomie a été communément racontée à travers la progression technologiquement déterminée d'une vision meilleure et accrue », écrit Anya Ventura. 4Pourtant, parce que ces technologies reposent sur une forme de collecte de données au-delà de la faculté des sens humains, il y a toujours des processus supplémentaires nécessaires pour transformer leurs découvertes en quelque chose que nous pouvons expérimenter. Ces processus, souvent exclus du récit public, sont traversés par des décisions subjectives. Les riches panoramas laiteux de turquoise, de rouille, de violet et de cramoisi qui peuplent les premières photos du télescope Hubble de la NASA, par exemple, ont été colorés artificiellement, à la grande déception d'un public qui a estimé qu'il avait été « dupé ». Le site Web de Hubble a réponduque les couleurs artificielles permettent aux téléspectateurs « de visualiser ce qui ne pourrait normalement jamais être vu par l'œil humain ». Comme l'ont soutenu Lorraine J. Daston et Peter Galison, l'objectivité de l'imagerie scientifique repose sur une construction de l'œil nu comme profondément peu fiable. 5

Les dessins de Pannekoek, en revanche, réalisés à une époque où l'œil mécanique dépassait le rôle traditionnel du travail manuel dans l'observation astronomique, représentent un courant alternatif dans la création d'images astronomiques - un courant qui ne recule pas devant la nature intrinsèquement contestée et personnelle de l'espace de vision, mais construit cette contestation dans sa méthode même. Cette façon de faire de la science ne nie pas son enracinement dans les conditions matérielles et historiques de la vie sur terre.

Pannekoek pendant ses années berlinoises, ca. 1908 — Source .

Né aux Pays-Bas en 1873, vingt-cinq ans après la publication du Manifeste communiste , Pannekoek a étudié les mathématiques et la physique à l'Université de Leiden, publiant son premier article sur la Voie lactée alors qu'il était encore étudiant. Il s'est intéressé au socialisme à la lecture du roman utopique d' Egalité, d' Edward Bellamy.(1897), après quoi il a commencé à étudier les philosophies de Karl Marx et Joseph Dietzgen. Ses carrières scientifique et politique se sont avérées difficiles à concilier, et il a finalement quitté son emploi à l'observatoire après avoir été réprimandé pour avoir soutenu une grève. Décidant de consacrer sa vie à la politique révolutionnaire, il s'installe à Berlin puis à Brême, où il publie abondamment, souvent sous un pseudonyme, et donne des cours sur le matérialisme historique dans des écoles fondées par le Parti social-démocrate allemand (SPD).

Il avait une portée intercontinentale : dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, le nom de Pannekoek était familier « à de nombreux socialistes américains lorsque Lénine et Trotsky étaient pratiquement inconnus », note Theodore Draper. 6 Après la Seconde Guerre mondiale, désabusé par les États communistes, il devient l'un des principaux partisans du communisme de conseils , courant de pensée opposé au socialisme d'État, et prône plutôt une révolution menée par les conseils ouvriers. Bien qu'il ait reçu un traitement favorable dans L'État et la révolution de Lénine (1917), Pannekoek est peut-être mieux connu politiquement pour son Lenin als Philosoph de 1938 (Lénine en tant que philosophe), qui critique la croyance du révolutionnaire en « la réalité des abstractions ». 7

Une photographie de 1906 prise pour commémorer le lancement d'une école par le Parti social-démocrate allemand, mettant en vedette Pannekoek (extrême gauche) — Source .

Pannekoek revient d'Allemagne au début de la Première Guerre mondiale et se retrouve à nouveau à l'Université de Leyde où il reprend progressivement ses fonctions d'enseignant. Après un changement dans la direction de l'université, le nom de Pannekoek a finalement été proposé pour le vice-directeur de l'observatoire, mais ses activités communistes connues signifiaient que le gouvernement néerlandais - craignant la marée de révolutions communistes qui déferlaient à travers l'Europe - a opposé son veto à la nomination, "comme bien que ses activités de propagande puissent être un risque pour les stars ». 8 En 1921, Pannekoek a créé l'Institut d'astronomie à l'Université d'Amsterdam, qui porte aujourd'hui son nom.

Au moment où il a été licencié pour la première fois, Pannekoek avait décrit les méthodes de l'université comme fastidieuses et dépassées. Au tournant du siècle, l'astronomie s'est engagée à s'auto-façonner en tant que « science de précision », et a doublé sa reconnaissance du problème de « l'équation personnelle » en intégrant la vigilance, la surveillance et la comptabilité dans les méthodes (William Ashworth décrit cela comme « une vision du monde d'un comptable »). 9 Pannekoek, en revanche, a soutenu que la Voie lactée a été produite à l'intersection de la réalité physique, de l'œil de l'observateur et de la façon dont son esprit a interprété cette interaction. Dans A History of Astronomy (1951), Pannekoek demande :

Qu'est-ce que la Voie Lactée ? Exactement parlant, c'est un fantôme ; mais un fantôme d'une si merveilleuse richesse de structures et de formes, de formes lumineuses et sombres, que, vu par les sombres nuits d'été, il appartient aux plus belles scènes que la nature offre aux yeux de l'homme. Il est vrai que sa lueur est si faible qu'elle disparaît là où l'œil essaie de la fixer : elle n'est perçue que par les bâtonnets, non par les cônes de la rétine, donc n'est vue que par la vision indirecte ; pourtant, quand tout autre éblouissement est absent, cela donne une impression de beauté brillante. dix

Un dessin au fusain de Władysław T. Benda, représentant la terre avec la Voie lactée et la lune, observé par une figure voilée et vêtue, ca. 1918. Benda a produit cette image pour accompagner « L'avenir de la Terre » de Maurice Maeterlinck — Source .

En raison de la faiblesse de certaines étoiles qui composaient la bande scintillante de la Voie lactée et de la manière imprévisible dont l'œil humain recevait leur lumière, Pannekoek croyait que le cerveau - qui tendait vers l'abstraction - trouvait ses propres modèles dans l'interaction de clair et sombre, et que ces modèles seraient différents selon les expériences de vie distinctes de l'observateur.

Pannekoek a conçu une méthode pour produire ce qu'il a appelé « l'image subjective moyenne » de la Voie lactée, qui était composée de plusieurs perspectives en couches. Pour ce faire, il a rassemblé des récits de la Voie lactée perçus par plusieurs autres observateurs, d'abord sous forme de descriptions écrites (estimant que les croquis étaient plus susceptibles de perdre leur exactitude dans l'acte de dessiner), et plus tard également sous forme de photographies extra-focales, où le La plaque a été intentionnellement placée en dehors du plan focal afin que la lumière soit mieux répartie, imitant la façon dont la lumière astronomique est perçue par les yeux humains. Les récits écrits et les photographies extra-focales ont été traduits en « cartes isophotiques », qui correspondent à l'intensité de la lumière, de la même manière que les cartes topographiques capturent la hauteur du terrain. Une ligne a été tracée autour d'une zone d'intensité lumineuse égale. Chaque ligne s'est ensuite vu attribuer une valeur. L'image subjective moyenne a été produite en trouvant la moyenne numérique de chaque ligne ombrée. Une fois la moyenne calculée, les cartes ont été réalisées en dessins par Pannekoek lui-même.

Un tableau de Die nördliche Milchstrasse (1920) de Pannekoek , fusionnant ses propres données de luminosité avec les observations de trois autres observateurs – Cornelis Easton, Otto Boeddicker et Julius Schmidt – qui a été utilisé pour créer les images « moyennes subjectives » – Source .

Une carte isophotique (à gauche) avec son « image subjective moyenne » (à droite), tirée de Die nördliche Milchstrasse (1920) de Pannekoek Les deux images représentent la même région du nord de la Voie lactée, mais l'image de droite fait la moyenne des observations de Pannekoek avec les enregistrements de plusieurs autres observateurs astronomiques — Source .

Du point de vue d'aujourd'hui, il y a quelque chose de profondément étranger dans les cartes inversées de Pannekoek de la Voie lactée. L'ombre à la fois soigneusement profilée et vague, comme les marques qu'un drap de lit froissé pourrait laisser sur la peau du matin. Ils sont naturalistes mais pas photoréalistes, car la méthode de leur production implique une méfiance à l'égard de l'objectivité supposée de l'œil photographique. Ces images s'adressent à quelque chose d'inévitablement insaisissable – une « moyenne » de diverses visions humaines et mécaniques – et pourtant elles le font avec un soin et une rigueur intenses.

Travaillant à une époque où toutes les industries étaient de plus en plus mécanisées, Pannekoek ne préconisait pas nécessairement le remplacement des récits écrits par des méthodes de perception basées sur des machines, mais recherchait plutôt une forme de subjectivité collective en réunissant différentes manières de voir « organiques » et mécaniques. Si une grande partie de l'histoire de la technoscience post-Lumières peut s'expliquer comme la quête de mécanisation de la vision afin d'en augmenter la précision et l'exactitude, alors Pannekoek avançait dans la direction opposée, déformant le regard de la caméra afin de la rapprocher proximité avec la vue humaine.

Étoiles noires contre un fond blanc

L'un des dessins au fusain «négatifs» de Pannekoek de la Voie lactée, tiré de son Die südliche Milchstrasse (1928) — Source .

Alors que Pannekoek s'efforçait de séparer ses carrières politique et scientifique, ceux qui ont étudié de près son travail - dont Omar Nasim et Chaokang Tai - observent la manière dont ses convictions politiques ont saigné dans ses convictions et ses méthodes scientifiques. La notion de la Voie lactée de Pannekoek était essentiellement de nature marxiste. Dans une brochure intitulée « Class Struggle and Nation » (1912), par exemple, il décrit une version du matérialisme historique influencée par Dietzgen, qui confère à la perception une importance profonde. « Le monde extérieur coule devant l'esprit comme un fleuve sans fin, toujours changeant ; l'esprit enregistre ses influences, il les fusionne, il les ajoute à ce qu'il possédait auparavant et combine ces éléments. 11Écrivant sur un thème similaire en 1944, Pannekoek décrivait les pensées comme « pas des entités indépendantes » mais plutôt « des connexions et des interrelations » qui étaient définies par un processus dynamique de mouvement et qui étaient enchevêtrées dans des conditions matérielles. 12 Pour Pannekoek, donc, « l'image subjective moyenne » de la Voie lactée était moins une moyenne statique qu'un processus qui capturait la nature dynamique de la pensée liée à l'observation au fil du temps. C'était un instant ou un instantané du flux plus large qui constituait toute réalité.

Dans Anthropogenèse , Pannekoek fait référence à la capacité humaine à trouver des modèles en termes de « moyenne lissée », un processus automatique d'organisation par lequel les sensations influenceraient la pensée consciente en « s'entassant dans les profondeurs obscures, se lissant et fusionnant progressivement ». 13 Cela signifiait que plus on était formé dans une discipline spécifique, plus les modèles qu'ils identifiaient correspondraient à ce qu'ils avaient déjà appris. Ce dont Pannekoek parlait pourrait maintenant être appelé « biais de confirmation » ; bien que dans le contexte d'une croyance plus large en l'origine matérielle des pensées, Pannekoek faisait moins référence à une malheureuse faillibilité humaine, plus à un aspect fondamental de notre relation au monde.

La pratique scientifique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle était encore largement financée par la richesse privée, et un courant sous-jacent de darwinisme social a établi un lien entre l'éducation bourgeoise et le talent scientifique inné. Pannekoek s'est fermement opposé à cette notion dans Marxisme et darwinisme (1909), où il essaie de démontrer que, bien que le darwinisme « ait servi d'outil à la bourgeoisie dans sa lutte contre la classe féodale », en réalité, le marxisme et le darwinisme « forment une unité » (pour Marx, les travaux de Darwin ont introduit la pensée dialectique dans les sciences naturelles, troublant les conceptions antérieures de « l'ordre naturel » en tant que chaîne fixe et stable). 14Comme le soutient Tai, Pannekoek a également rejeté l'idée répandue au XIXe siècle selon laquelle les scientifiques possédaient une « excellente vision » (un talent inné pour observer les choses exactement telles qu'elles existaient dans le monde réel). 15 La croyance de Pannekoek dans les fondements matériels des idées signifiait que n'importe qui pouvait apprendre à pratiquer la science. Si les outils pour le faire appartenaient au prolétariat plutôt qu'aux institutions scientifiques libérales, alors la science ne serait plus dominée par la bourgeoisie. « Dans une société capitaliste », écrit Pannekoek , « [la science] est le privilège et la spécialité d'une classe à part, la classe moyenne intellectuelle », alors que « dans une société communiste tous participeront au savoir scientifique ». 16

La couverture de Marxisme et darwinisme d'Anton Pannekoek

La couverture de Marxisme et darwinisme d'Anton Pannekoek (1912) — Source .

Le désaveu de Pannekoek de l'idée de génie scientifique spécial n'a pas écarté la valeur de la compétence technique acquise. Omar Nasim a exploré la manière dont la pratique scientifique de Pannekoek était centrée sur l'artisanat et le travail manuel (ce que Nasim appelle « une forte présence opérationnelle de la main »), soulignant comment différentes formes de travail sont impliquées dans la production de connaissances scientifiques. 17 En ce sens aussi, Pannekoek a ramené sur terre la discipline mystifiée de l'astronomie (qui, comme l'écrit Nasim, « n'a pas le luxe d'avoir ses objets à proximité »), mettant en évidence les conditions matérielles qui ont rendu possibles les idées astronomiques. 18

Bien que Pannekoek ait vécu et travaillé deux vies distinctes qu'il n'a jamais été entièrement capable de concilier, on se souvient de plus en plus de lui comme d'un marxiste-astronome. Le regain d'intérêt pour la double quête de Pannekoek semble lié à une prise de conscience croissante de la façon dont la science et la violence systémique se recoupent, ce qui soulève la question de savoir comment nous pourrions faire la science différemment. À quoi pourrait ressembler une science éclairée par la politique socialiste ? Et où sont les scientifiques marxistes aujourd'hui ?

L'astronomie moderne est loin d'être une poursuite politiquement bénigne. Son développement en Europe est étroitement lié à l'émergence de systèmes mondiaux de collecte, de cartographie et de normalisation des données qui exploitent les ressources matérielles du monde entier tout en positionnant l'Europe comme le centre intellectuel du monde. Comme le soutient Alex Soojung-Kim Pang dans Empire and the Sun: Victorian Solar Eclipse Expeditions , la recherche astronomique est devenue un moyen pour les pays européens d'imposer les normes et croyances scientifiques occidentales comme vérité objective. 19Il était courant pour les universités européennes de construire des observatoires dans les colonies de l'hémisphère sud, qui offraient une vue différente du ciel nocturne. Pannekoek lui-même a particulièrement bénéficié des infrastructures coloniales à Java et à Sumatra, à l'époque partie des Indes néerlandaises. Néanmoins, la philosophie qui sous-tend le travail de Pannekoek - lorsqu'elle est examinée de manière critique aujourd'hui - pourrait être considérée comme contribuant à un courant de pensée scientifique qui sape subtilement l'imposition avec force de certaines visions du monde sur d'autres qui a largement été l'héritage de la production coloniale de connaissances.

Une image prise lors d'un voyage de recherche sur « l'éclipse solaire totale » à Sumatra, en 1926, auquel Pannekoek a rejoint (ici il est assis au deuxième rang, une personne en partant de la gauche). Les hommes en uniforme en blanc sont des soldats de l'armée coloniale des Indes néerlandaises — Source .

Une vue dialectique du ciel nocturne ouvre une voie au-delà de tout binaire absolu entre vérité et fausseté, évoquant une forme de rigueur et de précision scientifiques qui ne vise pas à se présenter comme complète ou incontestable. Les dessins de Pannekoek renvoient donc à une forme antérieure d'astronomie qui, comme l'écrit Charlotte Bigg, adoptait une « approche qualitative, littéraire et esthétique plutôt qu'une approche quantitative et mathématique des phénomènes ». 20 En mettant en avant la variété interprétative, Pannekoek s'oriente vers une manière plus ascendante et décentralisée de faire de la science ; une approche qui a le potentiel de compléter les méthodologies anticoloniales et anticapitalistes.

C'est leur qualité d'objets esthétiques qui a d'abord attiré mon intérêt pour les croquis de Pannekoek, et je suppose que c'est aussi ce qui a permis à ces croquis de perdurer. Le domaine esthétique, pour Pannekoek, était une manifestation de la manière dont l'esprit humain est capable de construire l'ordre à partir du désordre du cosmos. Comme l'écrit Johan Hartle : « Cette idée d'un isomorphisme profond entre l'ordre cosmique, la nature, la société humaine et même le sujet individuel. tenait la promesse d'une société fondée sur un système autorégulateur de forces matérielles ». 21 Les images de la Voie lactée ne sont donc pas tant des images du ciel que des miroirs cosmiques pour le sujet humain, révélant l'interaction entre l'individuel et le collectif, entre la pensée et la matière, et la correspondance profonde entre l'art, la science et la politique .





Lauren Collee est une écrivaine et doctorante qui étudie le mouvement Dark Sky à Goldsmiths, University of London. Ses essais et ses courts métrages de fiction ont été publiés dans Real Life Mag , Another Gaze , Overland Journal , Uneven Earth , et plus encore.