Dans une nouvelle enquête « archéologique », le philosophe retrace l’évolution qui aurait logé l’idée de « faute » au cœur de nos manières de vivre et cherche dans l’Antiquité la piste de l’innocence.

Dans un livre récent, l’historien Johann Chapoutot a mis en évidence comment les dirigeants de l’Allemagne nazie en guerre, pour accroître la productivité des travailleurs, ont développé un modèle de gestion des ressources humaines redoutablement efficace : un modèle fondé sur la définition d’objectifs ambitieux, sur l’accentuation de la responsabilité du travailleur, et entre les deux, sur la liberté laissée au travailleur dans le choix des moyens devant permettre d’atteindre ces objectifs. Après la fin de la guerre, la reconversion des ingénieurs sociaux à l’origine de ce modèle dans le conseil aux entreprises a favorisé sa propagation massive, d’abord dans les grandes firmes, jusqu’à façonner à son image le « nouvel esprit du capitalisme » : la forme ordinaire du management dans les entreprises et les administrations du monde libéral et capitaliste   .

Si on comprend bien le propos d’Agamben – qui est rarement factuel –, ce qui est en cause dans ce nouveau livre, c’est ce type de conceptions assez retorses de la « libre volonté » : en réalité une implacable « liberté d’obéir », dont le ressort précèderait la modernité nazie et se déploierait au-delà de la seule sphère du travail. Ce ressort serait une manière de concevoir la vie (la morale, la politique) structurée par l’idée d’« action » ou de « volonté », laquelle se déploierait entre deux pôles : le sujet volontaire, responsable et presque coupable, et la finalité de l’action, son œuvre et son produit. Dans ce sens, la notion de « libre volonté », au principe des sociétés « libérales », serait modelée à l’image des conceptions du « crime » : cet acte mis en cause par les procédures de droit pénal, qui met en relation un sujet coupable et l’horizon d’un interdit, reliés au moyen de l’idée de « faute ».

L’intuition résonne avec celle de Kafka, dont l'oeuvre explore le mystère de la condition libre avec une obstination et une radicalité telles que la vie moderne y apparaît sous une forme essentiellement absurde et parodique. Dans Le Château, le narrateur « K. » se perd dans une agitation toute tournée vers une forteresse qui n’est qu’une fin inatteignable et vide. Et dans Le Procès, « K. » s’agite dans un procès et une culpabilité sans objet. D’un livre à l’autre, cette agitation (du latin agere) peut être comprise comme la parodie révélatrice de l’essence de l’idée d’« action » (du latin agere également)   . A l’inverse, la démonstration d’Agamben prend le contre-pied des analyses par lesquelles Hannah Arendt défendait le projet de rétablir l’idéal antique de l’« action » (praxisactio) comme horizon de la vie moderne, afin de faire face à la terrifiante « perspective d'une société de travailleurs sans travail » (Condition de l’homme moderne, 1958). Dans ce principe d’« action » peut-être moins ancien qu’on pourrait le penser, Agamben ne reconnaît que le terreau de fausses valeurs irrémédiablement insatisfaisantes et destructrices. Autant de chimères morales dont la plus exemplaire serait celle de guerre en vue de la paix, à l'instar de celle que les Etats-Unis et leurs alliés ont entreprise contre l'Irak de Saddam Hussein   . Tout le propos consistera ainsi à défendre un projet alternatif : placer au centre de la vie post-moderne un idéal du « geste » (du latin gerere), peu éloigné de la gesticulation que la modernité tient en horreur.

L’âge de l’innocence

Le postulat de départ du traité, emprunté à Walter Benjamin, est que la conception contemporaine de l’action a pour modèle la pensée juridique héritée de la tradition romaine. Celle-là même dont procède la notion d’« action », qui désigne en latin toute espèce de procédure judiciaire (actio). C’est cette rationalité, et plus précisément celle du droit pénal, administratrice de la violence légitime, qui en serait venue à déterminer, au terme d’une évolution plurimillénaire, l’ensemble de nos manières d’envisager le « bien vivre » individuel et collectif   . Du reste, d’un bout à l’autre de ce lent processus de contamination, l’universalisation de la raison juridique se confondrait avec le déploiement d’un empire de la raison religieuse, dans la mesure où droit et religion ont partie liée tout au long de leur histoire : en Occident, le culte polythéiste qui s’identifiait à un droit sacré sera remplacé par le culte chrétien d’un dieu Législateur et Juge suprême   .

Au commencement de cette métamorphose, il y eut d’abord, semble-t-il, une évolution du droit lui-même. Aux plus hautes époques auxquelles puisse remonter l’« archéologie »   de ce chevauchement, c’est-à-dire derrière l’horizon pré-historique de la culture indo-européenne, Agamben pense en effet identifier une pratique pure du droit dans ses plus anciennes formulations. Ainsi le droit romain archaïque, mis à l’écrit au début de la République (Ve siècle av. n. è.), énonce par exemple : « si le père vend trois fois son fils, que le fils soit libéré de son père ». Autrement dit, la parole juridique articule directement un acte et une sanction, comme le fait par ailleurs la loi biblique de l’Ancien Testament. En définitive, la logique du droit pénal archaïque, structurée par la « Loi du talion » (de talis, « tel », « le même »), oppose sans transition une « contre-violence » à une première violence.

Dans sa simplicité, cette formulation exprime l’essence de la norme de droit : la loi est en tout premier lieu une contre-violence – comme l’a défendu le grand juriste Hans Kelsen – si bien qu’elle réside dans la seule sanction. D’après le juriste Carl Schmitt, le fait est si vrai que c’est même l’institution d’un châtiment qui produit, en retour, l’acte répréhensible : sans interdit, pas de « faute » et pas de coupable. Dans ce sens, la loi énonce la possibilité de la violence légitime   . Or si les sociétés archaïques se sont aménagé la possibilité d’exercer une violence légitime – souvent encadrée par la loi de la Cité mais exécutée par la Famille –, elles ont aussi conservé le sens de son ambivalence ou de son ambiguïté   .

Cependant, à la fin de la République et dans l’Empire romain, le dispositif de la loi se complexifie. Sous le signe de la diffusion de l’écrit, le moment qui voit se fixer le droit ancien sonne aussi le début d’une période d’accélération du temps, de complexification de la société et d’institutionnalisation de l’Etat, qu’accompagne une évolution décisive de la formulation de la loi. Le droit civil se distingue plus nettement que jamais du droit sacré – et donc l’actio civile de l’actio rituelle. Il devient aussi l’objet d’une science réflexive et son corpus se développe par la publication de nombreuses « lois » (leges) qui viennent enrichir le « droit » (ius  . Dans ce contexte, la formulation du droit romain approfondit l’attention que la loi porte à l’intention des auteurs d’actes sanctionnés : ce droit dit « classique » distingue notamment le « dol » (dolus), c’est-à-dire les actes délibérément malveillants, de la « faute » (culpa), laquelle désigne les actes commis par négligence ou ignorance, qui engagent cependant la responsabilité.

A propos de cette évolution, Agamben souligne à la suite du grand historien du droit Yan Thomas qu’elle ne revient qu’à déployer une préoccupation originelle du droit pour l’intention, ou plutôt pour l’imputabilité, en vertu de laquelle on peut tenir une personne pour responsable de ses actes. Sous cet angle, l’existence d’un « sujet », d’une conscience et d’une psychologie, est en quelque sorte indispensable au droit pénal. En cela, les modulations de la responsabilité – des mineurs, des fous, des esclaves… – ne sont pas des progrès du droit : elles ne font qu’expliciter et déplier un principe cardinal du droit   .

Au moment où le pouvoir romain invente l’Etat et adopte l’idéologie chrétienne, le monde antique semble donc voir émerger une conception renouvelée (et « réifiée »   ) de la loi. Désormais, elle ne se contente plus d’associer la possibilité d’un acte sanctionnable à la possibilité d’une sanction : elle formule des interdits et des obligations, dont elle ordonne le respect au justiciable. De cette manière, la loi est instituée comme étant elle-même une réalité, et non plus seulement l’énoncé d’un mécanisme social. L’évolution est telle que certaines lois dites « imparfaites » n’associent aucune sanction à leurs commandements ! Les termes de la loi elle-même la présentent comme un nouvel espace de la vie, dans lequel on est « inclus » ou duquel on est « exclus » par des actes qui mettent « hors-la-loi ».

Tel serait finalement le modèle fourni par le droit à la morale et à la politique : un modèle dans lequel l’acte est l’objet d’un jugement (causaculpacrimen désignent les actes en tant qu’objets de procédures), qui le rapporte d’une part à des interdits ou à des obligations, et d’autre part à une intention, émettrice de volonté et détentrice de responsabilité.

La condition hors-la-loi de l’homme moderne

Après deux premiers essais prioritairement attachés à l’examen du schéma de l’« action » (actio) dans les sources du droit et la théorie du droit, Agamben s’empare d’un second dossier : celui du développement des philosophies de l’« action » (praxis), progressivement fondues, selon lui, dans le moule de la pensée juridique   . En l’occurrence, si les problèmes de l’« être » et de l’« action » sont ceux qui définissent l’objet de la philosophie telle que la pratique Agamben, il relève que la tradition éthique, articulant l’« être » et l’« action », s’est essentiellement donnée pour tâche de réfléchir aux modalités de l’action : au « pouvoir », au « vouloir » ou au « devoir » faire ceci ou cela, c’est-à-dire à des notions désignées par des verbes « vides », au sens où ils ne recouvrent aucune matérialité   . A leur égard, si Agamben a déjà consacré un traité au devoir, identifié par lui comme le stade final de l’évolution de l’éthique occidentale, il entend ici compléter son entreprise généalogique par l’examen du moment où l’éthique ancienne, originelle et pure, aurait basculé du modèle du « pouvoir » vers celui, déjà perverti en somme, du « vouloir ». Dès lors l’archéologie de l’« action » soumet à l’examen la notion de « volonté », intrus d’origine juridique dans l’enclos sacré de la philosophie, ou dispositif social pris à tort pour de la pensée.

La tradition philosophique dont il est désormais question connaît une rupture analogue à celle que connaît le droit romain au moment où il entre dans l’histoire. Ces deux tournants sont d’ailleurs contemporains. Entre le VIe et le VIe siècle av. n. è., les philosophes présocratiques développent une pensée rationnelle qui s’écarte de la pensée mythique ; la logique prend le relai de la poétique. Or, au terme de cette période, Agamben retrouve dans la monumentale œuvre de Platon une ultime défense de l’éthique de la « puissance » face au développement annoncé d’une éthique de la « volonté », qui sera à peine esquissée chez son disciple Aristote. Dans la divergence entre Platon et Aristote, ce qui se joue, c’est, semble-t-il, une différenciation entre des modèles bientôt irréconciliables : une éthique du « jeu » de référence comique et une éthique de l’« action » de référence tragique.

Ce qu’assume le nom d’Aristote, c’est plus précisément l’émergence d’une notion de « volonté », jusque-là réputée absente de la pensée grecque   . Alors que la commission du mal est attribuée par le mythe et par Socrate à la puissance, à l’ignorance et finalement au destin – ce qui ne l’empêche pas d’être coupable, puisque sanctionnée   –, Aristote va poser les bases d’une conception du libre-choix (proairesis) propre à la personne humaine. Cette notion nouvelle doit résoudre le problème par le fait que tout homme ne fait ni toujours, ni tout le temps ce qu’il a pourtant la « puissance » de faire. Bref, cette nouvelle liberté d’agir, de choisir ses actes, n’a guère à voir avec l’ancienne liberté politique, l’autonomie (libertas) : cette « volonté » naissante sert à fonder la paternité des actes, en la reliant aux finalités visées par ces actes. En cela, elle évoque puissamment le paradigme juridique de l’imputabilité.

Le problème, pour Agamben, est que cette conception conduit Aristote à placer au centre de son éthique une théorie de la « pratique » (praxis), et que la pensée occidentale de langue latine en viendra à l’adopter et à l’adapter sur la forme d’une théorie de l’« action » (actio) pétrie de références normatives, juridiques. En la matière, un pas décisif est franchi avec la théologie chrétienne, qui doit penser à la fois et ensemble la toute-puissance de Dieu et la capacité de l’homme à pécher aussi bien qu’à être vertueux. Ainsi les Pères de l’Eglise latins (Tertullien, Lactance, Jérôme) reprennent l’idée de « libre volonté » pour penser la responsabilité de l’homme face à ses péchés.

Mais c’est surtout Augustin qui pose les fondements d’une théorie chrétienne du « libre-arbitre », reprise sans changement majeur jusqu’au Moyen Age central. Or ce libre-arbitre, dont la dénomination fait directement écho à la sphère judiciaire (arbitrium), n’est pas sans paradoxe : il consiste à vouloir ce que prescrivent les commandements et il est un don proprement gracieux du Juge et Législateur suprême   .

Les affinités de la doctrine chrétienne, de l’appareil conceptuel aristotélicien et de la pensée juridique classique ont ainsi favorisé l’affirmation d’une théorie de l’action de l’homme chrétien rigoureusement finaliste. Dans cette conception de la vie, l’ensemble de ses actes constituent autant de moyens au service d’une fin. Cette fin peut se situer en-dehors de l’homme (ainsi lorsqu’il bâtit une maison) ou en lui (lorsqu’il voit, lorsqu’il pense) : l’essentiel est qu’il est maître de ses actes et de l’orientation qu’il leur donne. Or, en soi-même comme dans le monde, cette action volontaire ne peut être orientée que vers la production d’une œuvre (que ce soit l’œuvre d’une pratique ou d’une création)   .

Cette conception de la « vie pour l’œuvre », irrémédiablement scindée entre un sujet responsable et les fins qu’il se donne, est celle que la théologie chrétienne, façonnée par les droits romain et biblique, aurait léguée à la modernité. En la matière, Agamben vise en premier lieu la « théologie humaniste » de Kant, dans la mesure où sa maxime visant à déterminer chacun de ses actes à l’aune de la dignité de l’Homme revient à radicaliser le finalisme de l’éthique chrétienne. A la manière du Narcisse de Freud, l’homme moderne serait cet être irrésistiblement porté vers lui-même et, pour les mêmes raisons, incapable de s’atteindre   .

Science sociale ou ontologie ?

Avec cette enquête généalogique qui s’arrête à Kant et à la pensée juridique allemande du XIXe siècle, Agamben reprend implicitement la critique formulée par Nietzsche contre les Lumières allemandes, encore façonnées par les perspectives métaphysiques et morales de la pensée judéo-chrétienne. Dans sa prédication exhortant à abandonner une culture des « fins » et des « œuvres » au profit d’une culture des « moyens » et de l’expérience, on entend l’écho du Zarathoustra du XIXe siècle dont l’évangile, jusqu’à présent prêché dans un désert, n’aurait rien perdu de son actualité   . Après ZarathoustraKarman oppose à son tour à la culture dite « occidentale » un nouvel orientalisme : une morale et une politique enracinées dans une conception de l’être originelle, dont les traces presque effacées seraient à chercher plus à l’est dans l’ère indo-européenne, entre la Grèce archaïque et l’Orient lointain, pas loin des montagnes du prophète nietzschéen qui parodiait déjà le canon chrétien   .

La lecture, toujours stimulante, souvent passionnante, parfois déroutante   , interroge cependant par l’ambiguïté de son rapport au réel, à la matérialité de l’histoire. D’une certaine manière, la modernité artistique portée par le mouvement expressionniste ou par le mouvement cubiste a précisément consisté à abandonner l’œuvre au profit du jeu sur la forme et la couleur. Dans les arts contemporains et dans les lettres, l’essai et le geste se sont imposés comme les formes les plus nobles, souvent aux dépens de l’intérêt pour l’œuvre produite – même si collectionneurs et investisseurs y ont vu l’opportunité de multiplier leurs achats d’esquisses, de brouillons et autres traces   . Le « chef-d’œuvre » a été balayé par la « performance ». Sur un autre plan, le sens à accorder à la mise en cause d’une culture des « fins » et des « œuvres » pose question, lorsqu’elle est formulée par un auteur chez lequel on a rarement pu observer avec autant d’éclat une volonté si marquée de faire œuvre   . Bref, une telle archéologie désempare assurément l’histoire, au sens où le goût de la contemplation philosophique conduit sans doute Agamben à accorder aux textes théoriques qui l’intéressent une valeur documentaire que ne reconnaîtraient pas les historiens – et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, entendent comprendre la société moderne sous l’angle de sa factualité.

Mais c’est peut-être que l’intérêt et l’enjeu de la réflexion sont ailleurs : si, comme on peut le penser, Agamben partage l’hostilité de Foucault vis-à-vis des sciences sociales, son texte dit moins ce qui est que ce qui peut et pourrait être. Dans ce sens, tout en offrant l’occasion de méditer de beaux textes, il fait essentiellement acte d’ontologie. Il met à disposition de ses lecteurs de quoi enrichir et varier leur expérience, leur usage de soi, leur mode d’être.