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5/07/2022

choses évidentes

ALEXANDRE GROTHENDIECK

Un voyage à la poursuite des choses évidentes

Une première version [1] de cet article est parue dans le mensuel GQ d’octobre 2011. Nous remercions GQ de nous permettre d’en présenter aujourd’hui une nouvelle version.

Les mathématiciens français se voient aujourd’hui décerner les plus hautes récompenses de la planète. Alexandre Grothendieck les a toutes reçues (et dénigrées) avant eux. Nous avons retrouvé ce génie retiré sur les contreforts des Pyrénées, qui, toute sa vie, a suivi une quête d’ordre absolu. En révolutionnant sa discipline, aurait-il percé le secret le plus fondamental de l’univers ?

Le portail gris aurait besoin d’un coup de peinture, mais la maison résiste au temps et au manque d’entretien. On n’ose pas frapper, l’hom­me qui vit là a fini par se fâcher avec ses voisins, un homme d’une cinquantaine d’années et sa mère, qui lui rendaient quelques services. La raison de cette ultime chamaillerie ? « J’ai arraché quelques brins d’herbes qui poussaient sur la partie goudronnée du chemin qui mène à la maison. Qu’est-ce que j’avais pas fait… », explique le voisin.

L’un des plus grands esprits du XXe siècle vit comme Edmond Dantès au château d’If. Son île se limite à quelques mètres carrés loin de la mer, mais la solitude est complète. Mathématicien de génie, il vit retranché depuis vingt ans, enfermé dans une paranoïa qui le pousse à fuir le monde des hommes et ses compromis. Il a entrevu la perfection dans les mathématiques et voudrait la retrouver parmi les hommes. Devant cette impossibilité, il s’est retiré, espérant peut-être s’installer à la place de Dieu comme le héros de Dumas, devenu le comte de Monte-Cristo, après quatorze ans de cachot.

À La recherche d’un mystère

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En 1988, l’une de ses dernières photos connues

Alexandre Grothendieck, 83 ans [2], ne veut voir personne et ceux qui veillent sur lui, à distance, refusent de vous donner le nom de son village. Les chemins pour l’obtenir sont aussi compliqués qu’une équation à n inconnues. Et pour qu’on vous le confie, il faut promettre de ne pas le rendre public. Un courrier déposé dans sa boîte à lettres, quelques lignes suspicieuses en réponse, et des courriers retournés « à l’envoyeur » seront nos seuls contacts avec lui.

Les plus prestigieuses universités l’accueilleraient volontiers pour conforter leur renommée internationale, mais lui préfère achever sa vie en reclus dans les Pyrénées, dont les routes tournicotantes du piémont semblent faites pour envoyer les visiteurs au diable. Longtemps, il a jonglé avec les X et les Y comme Victor Hugo jouait avec les mots pour écrire Les Misérables, ou comme Beethoven plaçait les notes sur la partition pour composer la Neuvième Symphonie. Ses pairs le placent au niveau d’Albert Einstein, dont il partage l’aversion pour l’apprentissage scolaire, l’indépendance de pensée et une puissance de travail stupéfiante [3].

Claire Voisin, mathématicienne, membre de l’Académie des sciences, n’apprécie ni l’homme ni sa manière de concevoir les maths, trop monumentale, mais elle s’arrête un instant quand on lui demande quel autre mathématicien a la dimension d’Alexandre Grothendieck. La réponse vient de sa voix douce, comme une évidence : « Il n’y en a pas… » Ni Hilbert, ni Cantor, ni Gauss, ni Poincaré, Henri, le cousin de Raymond, ni Weil, André, le frère de Simone

Une pensée féconde

Si les récompenses permettent de mesurer le talent, alors le sien paraît immense. Il obtient en 1966 la médaille Fields, souvent considérée comme le Nobel des mathématiques. Celle-ci est attribuée tous les quatre ans à des chercheurs de moins de 40 ans.

Ensuite, vient la médaille Émile Picard, de l’Académie des sciences, en 1977 ; puis, en 1988, le Prix Crafoord [4], créé par l‘Académie royale de Suède pour mettre en avant les sciences oubliées par Alfred Nobel. Lui ne leur accorde pas grande importance. La première, il la vendra aux enchères pour reverser l’argent au gouvernement du Nord Vietnam en guerre contre l’Oncle Sam. La seconde finira en casse-noisettes, qualifié de « très efficace », chez un ancien élève.

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En guise de casse-noisettes...

Quant au prix Crafoord, couron­nement d’une carrière scientifique, il le ­refusera tout simplement. L’argent (270 000 dollars, soit 1,5 million de francs à l’époque) ne l’intéresse pas et les honneurs l’insupportent. Et si, comme il le dit lui-même dans sa lettre de refus adressée au secrétaire de l’Académie suédoise, il attend le jugement du temps pour évaluer la fécondité de ses travaux, alors sa dimension ne fait plus de doute.

Arpenter l’infini

Sur les trente-huit médailles Fields attribuées depuis 1970, neuf des lauréats ont travaillé dans son sillage. Et il ne s’agit pas d’une école franco-française puisqu’on trouve pêle-mêle un Allemand, un Russe, un Japonais, un Belge, un Ukrainien, un Britannique, un Français et un Franco-Vietnamien [5]. L’ambition affichée très tôt par celui que son élève le plus proche, Pierre Deligne, appelle aujourd’hui encore « mon maître », était incommensurable, un comble pour celui qui se veut arpenteur de l’infini.

Il s’agit d’unir la capacité de la géométrie à montrer et la puissance de l’algèbre à démontrer. Prenez un compas et tracez un cercle : vous faites de la géométrie. Écrivez x2+y2=1 : vous faites de l’algèbre [6]. Pour rapprocher les deux mondes, il faut définir un langage commun, forger des outils capables d’établir les règles du grand architecte de l’univers. « Tout se passe comme s’il y avait un objet mystérieux, une raison unique, centrale qui permette d’expliquer toutes les autres », explique Claire Voisin. L’aboutissement s’appelle la « théorie des motifs », et demandera sans doute des décennies ou un autre Grothendieck pour aboutir.

« Alexandre représente le cas extrême du mathématicien qui cherche une approche globale, une compréhension totale. Il ne veut pas s’enfermer dans des cas précis, des exemples qui vont limiter sa réflexion ou la portée de son travail », résume son premier élève, Michel Demazure.

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La page de titre du premier volume des Éléments de Géométrie Algébrique

Un jour, un auditeur interrompt Alexandre Grothendieck quand celui-ci évoque un nombre premier pour les besoins de sa démonstration : « N’importe lequel ? » « Oui, par exemple 57 », répond le prof qui fait mine d’oublier, ou se fiche de savoir, que 57 n’a rien d’un nombre premier puisqu’il est divisible par 3 (19 x 3 = 57). 57 reste comme « le nombre premier de Grothendieck » [7].

Le titre de son grand ouvrage [8] montre la dimension qu’il entend donner à son travail. Les Éléments de géométrie algébriqueEGA pour les familiers, renvoient aux Éléments d’Euclide.

Il y a les mathématiques euclidiennes et les mathématiques d’après. Selon les premières, les droites parallèles ne se croisent pas, pour les secondes, la notion même de droites parallèles disparaît. Euclide avait raison pour les voies ferrées, mais tort pour la voie lactée, l’infini, comme Gauss et Riemann, deux mathématiciens de l’école allemande, l’ont démontré au XIXe siècle [9].

Les EGA, complétés par le fruit des sept Séminaires de Géométrie Algébrique du Bois Marie (SGA), un monument [10], de rigueur et de créativité, iront plus loin encore en remettant en cause la notion même d’espace [11].

Les troubles de l’histoire

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Sascha Shapiro et Hanka Grothendieck

À l’origine, celui qui vise aujourd’hui le tout n’était rien.

Alexandre Grothendieck voit le jour en 1928, à Berlin. Ses parents guettent l’imminence du meilleur, l’avènement d’une société communiste libertaire, quand Hitler s’apprête à prendre le pouvoir cinq ans plus tard. Son père, Alexander Shapiro – ou Tanaroff, patronyme du faux passeport qui lui servira tout au long de sa vie –, juif né en 1889 à Novozybkov, a déjà participé à la Révolution de 1905 contre le Tsar de toutes les Russies, et à celle de février 1917. Quand les bolcheviks chassent les anarchistes, il entame une traversée de l’Europe en se jouant des frontières et des polices. Sa mère, Hanka Grothendieck, née dans le nord de l’Allemagne, a pris ses distances avec une famille protestante petite-bourgeoise.

En 1933, le couple abandonne son fils à Berlin et quitte l’Allemagne pour Paris, avant de passer les Pyrénées pour participer à la Guerre civile espagnole.

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Grothendieck vers l’âge de cinq ans

En octobre 1939, en France, le président du Conseil Édouard Daladier ouvre des camps d’internement pour enfermer les « étrangers indésirables », les anarchistes, les communistes, les Allemands et plus généralement tous les « suspects ». Alexander Shapiro se retrouve au Vernet d’Ariège. Il connaîtra ensuite Noé (Haute-Garonne) puis Drancy et Auschwitz, où il disparaît le 14 août 1942. Hanka, elle, se retrouve internée avec son fils au camp de Rieucros (Lozère), où sont enfermées des femmes jugées « suspectes ». Les enfants, les plus grands en tout cas, peuvent aller à l’école.

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Camp de Rieucros
Dessin et plaque commémorative (fonds Sarrut)

Alexandre Grothendieck racontera dans Récoltes et Semailles, une autobiographie écrite vers 1985 qui ne trouva pas d’éditeur mais dont des extraits ont fuité sur Internet [12], qu’il pouvait se rendre à pied au lycée de Mende, à trois kilomètres de là. Bon élève, « sans être brillant », dit-il, il fait des maths comme les enfants imaginent des histoires de pirates. Par jeu. « J’ai appris par une détenue, Maria, la définition du cercle [l’ensemble des points situés à la même distance d’un point]. Elle m’avait impressionné par sa simplicité et son évidence, alors que la rotondité parfaite du cercle m’apparaissait comme une réalité mystérieuse » [13], explique-t-il.

L’élève indépendant

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Alexandre Grothendieck au collège Cévenol (1942-44)

À partir de ce moment, Alexandre Grothendieck va suivre un cursus scolaire aussi banal qu’incroyable. Il ira jusqu’au bac au collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, où le pasteur Trocmé a organisé un sauvetage à grande échelle des enfants juifs. « Quand on était averti par la police locale qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois, sans trop nous rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau » [14], raconte-t-il très simplement dans Récoltes et Semailles. Avec son bac, il s’inscrit à la fac de Montpellier où il ne brille pas en cours. Il n’y va pratiquement pas et sera même contraint de repasser l’épreuve d’astronomie. Bossant dans son coin, il redéfinit par ­lui-même entre 17 et 20 ans l’intégrale de Lebesgue, qui date de 1902 et permet de calculer des volumes d’objets très irréguliers [15].

Alexandre Grothendieck a entendu parler de ce mathématicien, mais il n’a pas l’idée d’ouvrir son livre. Il n’apprend pas les maths, il les fait, ou les refait. « Les livres, on ne les lit pas, on les écrit », aurait-il lâché quelques années plus tard alors qu’un chercheur américain s’enquérait de sa bibliothèque.

L’homme est là, tout entier avec son génie, son culot et son absence de culture mathématique. En octobre 1948, il ne prend pas la peine d’aller chercher sa licence qui l’attend toujours au secrétariat du département de mathématiques de la fac de Montpellier et monte à Paris avec un précieux sésame, une lettre de recommandation [16] qui lui donne accès à Henri Cartan. Cet esprit influent s’est alors donné pour tâche de reconstruire l’école française de mathématiques.

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Henri Cartan en 1985

Le temps des solutions

Le voilà en 1948, au Quartier latin, face à ce que la méritocratie française produit de mieux : d’excellents élèves venus de toute la France, dirigés vers les meilleures classes préparatoires, celles de Louis-le-Grand ou de Henri-IV, pour ensuite entrer à Normale Sup, rue d’Ulm : une carrière toute tracée avec, pour trois ou quatre d’entre eux, une ultime marche, le Collège de France.

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En 1951
A. Grothendieck, Photo prise par Paulo Ribenboim à Pont-à-Mousson

Henri Cartan conseille à Grothendieck de se rendre à Nancy où la jeune garde des maths modernes s’est repliée, abandonnant momentanément la capitale aux vieilles barbes de la Sorbonne. Là-bas, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950) et Jean Dieudonné l’accueillent avec curiosité. Sait-on jamais…

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Jean Dieudonné (g) et Laurent Schwartz (d)

Stature immense, voix de stentor et rectitude absolue, le second commence par lui passer un savon à propos de sa redécouverte de Lebesgue : « Ça sert à quoi de refaire ce qui a été fait ? Ça n’est pas comme ça que l’on travaille… » Le mathématicien, en règle générale, est plutôt brut de décoffrage quand il s’agit de dire des choses désagréables. L’élégance, il la garde pour la démonstration réussie.

Pour le tester, ses chaperons lui confient quatorze questions qu’ils ne parviennent pas à résoudre. Il peut choisir celles qui l’intéressent… Jean Dieudonné raconte la suite : « Le résultat dépassa nos espérances. En moins d’un an, il avait résolu tous nos problèmes… » Cette fois il se montre élogieux : « Il a tout résolu ! », clame-t-il un matin à Laurent Schwartz en arrivant à la fac. Ceux qui assisteront aux séminaires Bourbaki quelque temps plus tard se souviennent de son enthousiasme face aux solutions apportées par ce jeune étudiant.

J’ai eu personnellement le privilège d’assister de près, à cette époque, à l’éclosion du talent de cet extraordinaire « débutant » qui à 20 ans était déjà un maître ; et, avec 10 ans de recul, je considère toujours que l’œuvre de Grothendieck de cette période reste, avec celle de Banach, celle qui a le plus fortement marqué cette partie des mathématiques. [17]

En l’espace de quelques mois, Alexandre Grothendieck a rédigé l’équivalent de six thèses de doctorat. Pour un doctorant solide, mieux vaut compter trois ou quatre ans pour aller au bout d’une seule. L’effort est si considérable qu’il ne viendrait à personne l’idée de rédiger deux thèses en parallèle. Il a tout simplement ouvert un domaine de recherche, les espaces vectoriels topologiques [18], dont se serviront les spécialistes de la mécanique quantique [19] [20], pour le refermer aussitôt [21].

La machine enchantée

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Séminaire de Géométrie Algébrique
Au cours d’une séance du SGA, probablement SGA3 (1962-1964)

Au début des années 50, l’évidence s’impose. L’un des meilleurs mathématiciens de sa génération vient de nulle part. Quand Léon Motchane, un industriel devenu docteur en mathématiques sur le tard, met en place l’IHÉS sur le modèle de ­l’Institut d’Étude Avancée (Institute for Advanced Study, IAS) – un établissement monté de toutes pièces en 1930 à Princeton pour permettre à Albert Einstein de poursuivre ses recherches aux États-Unis –, il place Alexandre Grothendieck au cœur de ce Thélème des temps modernes.

Petit à petit se met en place une machine qui va lui permettre d’avancer. Jean Dieudonné, homme de droite, se met au service de cet anarchiste invétéré qui méprise tous les pouvoirs et ne demandera sa naturalisation qu’en 1971, une fois certain qu’on ne lui demandera plus de faire son service militaire. Jean-Pierre Serre, la plus jeune médaille Fields de l’histoire, à 28 ans en 1954, et le plus jeune professeur au Collège de France, à 30 ans, devient un catalyseur de l’avancée de leurs travaux [22].

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Jean-Pierre Serre et Alexandre Grothendieck, en 1961

À ce triangle Grothendieck-Dieudonné-Serre, il faut ajouter une douzaine d’élèves. Ils vont transpirer sang et eau pour décrire avec une précision extrême des espaces exotiques où géométrie et arithmétique ne font qu’un, un monde dans lequel un point est autre chose que la notion première envisagée par Euclide [23].

Les mathématiques ont existé avant eux et existeront après eux, mais Michel DemazureMichel Raynaud ou Luc Illusie se retrouvent embarqués dans une quête monumentale. « Imaginez que nous nous engagions dans un canyon aride, sans bien comprendre où nous allions, et que tout à coup nous débouchions sur une plaine verdoyante », explique Luc Illusie, professeur émérite à Paris-Sud.

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Arrivée au pavillon de musique de l’IHES pour une séance du SGA

Michel Raynaud, aujourd’hui à la retraite, mais présent dès 8 heures chaque matin à son bureau de la fac d’Orsay, ne dit pas autre chose : « On avait l’impression de se retrouver dans une impasse, sans issue possible. Et d’un seul coup, par la magie du concept bien choisi, on se retrouvait de l’autre côté de l’obstacle comme par enchantement. On était ébloui. » Et d’ajouter après un silence : « Et l’éblouissement ne s’est pas effacé. » Un hommage d’autant plus fort qu’il vient d’un étudiant qui négligea les travaux que lui demandait Alexandre Grothendieck pour choisir seul son sujet de thèse.

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Grothendieck aux environs de 1965

L’équation politique

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Tract annonçant une conférence de Grothendieck au CERN, en janvier 1972

En mai 1968, la machine se dérègle. Shourik [24], comme l’appellent ses proches, se rend à Orsay pour dialoguer avec les « contestataires ». L’anar se fait conspuer par les « enragés ». Le réprouvé se découvre mandarin. « Après, il n’était plus le même », raconte Valentin Poénaru. Celui qui a fui la Roumanie en 1962 et que Grothendieck a accueilli à bras ouverts revit aujourd’hui la dure confrontation : « Ça a été une gifle terrible, c’était d’une violence inouïe ». Il allait défendre la recherche. Deux ans plus tard, il appelle la communauté scientifique à l’abandonner purement et simplement.

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Grothendieck au début des années 70

Il se fâche avec Léon Motchane qui a accepté des crédits militaires pour financer l’IHES. Pierre Cartier, ami de toujours et mathématicien engagé [25] comme on parlait alors d’écrivain engagé, dit en quelques mots le chambardement intellectuel qui se produit : « Avant il m’engueulait parce que je faisais autre chose que des maths. Après il m’engueulait parce que je faisais encore des maths. » Jean-Pierre Serre l’accueille au Collège de France, où il pose une question folle : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Autant demander au Vatican si Dieu existe. Trop gauchiste pour le Collège de France, sa chaire est supprimée [26].

Il passera un an à Orsay et s’en retourne à Montpellier, où il devient simple professeur et invente avec d’autres l’écologie radicale, notamment au sein du groupe Survivre... et Vivre [27]. Le message est simple : la planète n’en a plus pour longtemps, nous devons changer radicalement notre façon de vivre. Dévoiement de la science et de la technologie utilisées contre l’environnement, prolifération du complexe militaro-industriel... il soulève alors des questions qui se retrouvent aujourd’hui au cœur du débat politique.

« Survivre et Vivre » (qui s’appelait d’abord « Survivre » sans plus) est le nom d’un groupe, à vocation d’abord pacifiste, ensuite également écologique, qui a pris naissance en juillet 1970 (en marge d’une « Summer School » à l’Université de Montréal), dans un milieu de scientifiques (et surtout, de mathématiciens). Il a évolué rapidement vers une direction « révolution culturelle », tout en élargissant son audience en dehors des milieux scientifiques. Son principal moyen d’action a été le bulletin (plus ou moins périodique) de même nom, dont les directeurs consécutifs ont été Claude Chevalley, moi-même, Pierre Samuel, Denis Guedj (tous quatre des mathématiciens) — sans compter une édition en anglais, maintenue à bout de bras par Gordon Edwards (un jeune mathématicien canadien dont j’avais fait connaissance à Montréal et qui a été parmi les quelques initiateurs du groupe et du bulletin). Le premier bulletin, entièrement de ma plume (naïve et pleine de conviction !) et tiré à un millier d’exemplaires, a été distribué au Congrès International de Nice (1970), lequel réunissait (comme tous les quatre ans) plusieurs milliers de mathématiciens. Je m’attendais à des adhésions massives — il y en a eu (si je me rappelle bien) deux ou trois. J’ai surtout senti une grande gêne parmi mes collègues ! En parlant de la collaboration des scientifiques avec les appareils militaires, qui s’étaient infiltrés un peu partout dans la vie scientifique, je mettais surtout les pieds dans des plats bien garnis. . . C’est dans le « grand monde » scientifique que j’ai senti la plus grande gêne — les échos de sympathie me venant de là se sont réduits à ceux de Chevalley et de Samuel. C’est dans ce que j’ai appelé ailleurs « le marais » du monde scientifique, que notre action a trouvé une certaine résonance. Le bulletin a fini par tirer à une quinzaine de mille d’exemplaires - un travail d’intendance dingue d’ailleurs, alors que la distribution se faisait artisanalement. Les dessins juteux de Didier Savard ont sûrement beaucoup contribué au succès relatif de notre canard. Après mon départ et celui de Samuel, ça a fini par tourner au groupuscule gauchiste, au jargon tranchant et aux analyses sans réplique, et le bulletin a fini par mourir de sa belle mort. Ce qui avait été à comprendre et à dire, à un certain moment proche encore de l’effervescence de l’année 1968, avait été compris et dit. Il n’y avait guère intérêt après ça de faire tourner et retourner un disque à perpète...

Récoltes et Semailles, §18.2.12.4. (d) Nichidatsu Fujii Guruji - ou le soleil et ses planètes

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Dessin de Didier Savard paru dans le n°12 de Survivre... et Vivre. Grothendieck s’accroche à l’ordre du jour...

À la veille de la rentrée 1978-1979, il distribue aux étudiants une réflexion dans laquelle il entend provoquer « une saine nausée devant la perspective de reprendre encore et toujours le sempiternel ballet mécanique, figurants falots dans le rite infiniment ressassé de notre propre castration ! » Voilà pour le fond. La forme suit. Il propose de tirer les notes au sort entre 10 et 20, ou met 20 à tout le monde ! Pour beaucoup, l’homme semble perdu pour les maths. Jean Malgoire, qui l’hébergea plus d’une fois, s’agace de cette vision : « Nous passions des journées à parler de mathématiques. Le soir, tard, j’allais me coucher épuisé. Lui se mettait à faire des maths et le matin il me tendait une quinzaine de pages. » En août 1991, alors qu’il se trouve à la retraite depuis trois ans, Alexandre Grothendieck quitte son dernier domicile connu pour son ermitage pyrénéen. Il laisse à Jean Malgoire 20 000 pages de notes et de lettres rédigées en une quinzaine d’années. Il compte 63 printemps et se montre aussi productif qu’à 40 ans. Celui qui est devenu le dépositaire de l’œuvre se lance avec Matthias Künzer et Georges Maltsiniotis dans une exégèse des textes écrits sur de grandes feuilles d’ordinateur des années 80 ou sur des bouts de carton. Ils en dégagent notamment un texte inédit sur la notion de « dérivateur » [28].

Un trésor bien gardé

Depuis son île ariégeoise, Alexandre Grothendieck voudrait tout envoyer au pilon. La communauté des mathématiciens entend passer outre et garde le secret du lieu où se trouvent les cinq cartons, dont un de couches Pampers, qui contiennent sa correspondance et ses travaux. Pour Michel Demazure, il faudra une cinquantaine d’années, peut-être plus, pour prendre la mesure de ce qui dort quelque part au centre de Montpellier.

Finalement, pour reprendre le constat d’un compagnon de l’IHES, David Ruelle, « Grothendieck n’était rien… » Ni ex- de Normale Sup ni ancien de l’école Polytechnique, juste ancien du Rieucros, il est redevenu une poussière de l’histoire, reclus et oublié quelque part dans les contreforts des Pyrénées, il regarde l’herbe prise dans l’épais goudron. Peut-être a-t-il trouvé l’équation angulaire [29]. Nul ne le sait et lui a peut-être mis le feu à sa découverte.

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Grothendieck vers 1965

Pour en savoir plus

  1. Le premier tome du Cours de géométrie algébrique de Jean Dieudonné (PUF, 1985) offre un panorama historique passionnant, de Descartes à Grothendieck.
  2. Le Grothendieck Circle regroupe des documents collectés par Leila Schneps.
  3. Un article en deux parties (et en anglais) d’Allyn Jackson, aux Notices de l’AMS : Comme appelé du néant — As If Summoned from the Void : the life of Alexander Grothendieck Partie1Partie2.
  4. Le même journal a publié des réminescences (en anglais) de Luc Illusie et de Valentin Poénaru.
  5. Winfried Scharlau a entamé la rédaction d’une biographie très fouillée : Wer ist Alexander Grothendieck ? Anarchie, Mathematik, Spiritualität — Eine Biographie. Deux tomes (en allemand) sont déjà parus : Teil 1 : Anarchie et Teil 3 : Spiritualität. Une introduction (en anglais) a été publiée par les Notices de l’AMS : Who is Alexander Grothendieck ?.
  6. En 2009, l’IHES a organisé un colloque intitulé Aspects de la géométrie algébrique : la postérité mathématique de Grothendieck.
Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient très chaleureusement Amaury Thuillier pour sa participation à l’écriture de cet article.
Nous remercions également pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Ulysse, Caocoa,
Romain Bondil,
Jacques Lafontaine,
Claire Wenandy et Claude Animo.

Article édité par Bertrand Rémy

NOTES

[1Les citations sur fond rose, les notes de bas de page ainsi que la plupart des photos ont été ajoutées par Amaury Thuillier (maître de conférences, université Lyon 1) à l’occasion de la publication sur Images des mathématiques. Le sous-titre est extrait de Récoltes et Semailles ; il décrit le point de vue de Grothendieck, tant sur son œuvre mathématique que sur sa quête spirituelle.

[2Il aura 84 ans le 28 mars prochain.

[3Il ne viendrait guère à l’idée d’un mathématicien de comparer Grothendieck à Einstein. Il se trouve cependant que l’intéressé a lui-même établi un parallèle dans son texte autobiographique Récoltes et Semailles, dont on pourra lire un extrait en jetant « Un coup d’œil chez les voisins d’en face »

[4Institué en 1980, ce prix est décerné annuellement par l’Académie royale des sciences de Suède. Il récompense par roulement des travaux en mathématiques, astronomie, géologie et biologie. Ce prix vient de récompenser, le 19 janvier 2012, les mathématiciens Jean Bourgain et Terence Tao.

[5À savoir : Gerd FaltingsVladimir VoevodskyHeisuke HironakaPierre DeligneVladimir DrinfeldDavid MumfordLaurent LafforgueNgô Bao Châu. Il faut ajouter un dixième nom, celui du mathématicien américain Daniel Quillen.

[6Tentons de parcourir l’histoire de la géométrie algébrique à très vive allure... On sait que l’utilisation d’équations polynomiales pour décrire certains objets géométriques remonte à François Viète, René Descartes et Pierre de Fermat.
Au cours du XIXe siècle, avec les travaux de Niels Abel et de Bernhard Riemann, les mathématiciens prennent conscience que leur définition algébrique confère à ces objets des propriétés très particulières ; ce développement culmine au début du XXe siècle, avec l’école italienne de géométrie algébrique ainsi que les travaux de Salomon Lefschetz et William Hodge.
Parallèlement, Oscar Zariski puis André Weil posent les jalons d’une géométrie algébrique « abstraite », où les nombres réels (ou plutôt, complexes) sont remplacés par des éléments d’un corps quelconque. C’est assez naturel si l’on veut cerner ce qu’il y a de réellement spécifique aux équations polynomiales, mais, surtout, cela permet d’envisager des conséquences de nature arithmétiques, en utilisant en particulier des corps finis.
Inspiré par des travaux de Jean-Pierre Serre, Alexandre Grothendieck construit entre 1958 et 1970 un univers inédit, permettant tout à la fois d’exprimer la géométrie consubstantielle aux équations polynomiales et d’en extraire les conséquences arithmétiques.

[7Cette anecdote est rapportée par Allyn Jackson dans la seconde partie de son article Comme appelé du néant — As If Summoned from the Void : The Life of Alexander Grothendieck, Notices of the AMS51 n°10, pp.1196-1212 (2004).

[8La rédaction en fut assurée par Jean Dieudonné, à partir de notes préliminaires détaillées de Grothendieck. Alors que le plan initial prévoyait treize volumes, seuls les quatre premiers furent publiés, entre 1960 et 1967. Une partie du cinquième chapitre existe à l’état de pré-notes de Grothendieck, qui furent diffusées ultérieurement. Dans une très large mesure, le contenu des six derniers chapitres annoncés se retrouve dans les sept volumes de séminaires (SGA) dont il est question un peu plus loin.

[9On en saura plus en lisant cet article d’Etienne Ghys.

[10Inachevé... Il est vertigineux de penser que la substance des quelques 8000 pages que comptent les volumes parus des EGA et SGA, sans parler des multiples exposés de Grothendieck au Séminaire Bourbaki (et au Séminaire Cartan), fut dégagée en une poignée d’années, entre 1956 et 1959...

[11Ainsi que Grothendieck l’explique dans les extraits de Récoltes et Semailles reproduits ici, il s’agissait essentiellement de dégager un cadre commun permettant d’étudier simultanément les aspects géométriques (« continus ») et arithmétiques (« discrets ») des équations polynomiales, afin d’explorer leurs intrications. L’article de François Brunault sur le rang des courbes elliptiques permet de se faire une idée de cette géométrie arithmétique.

[12Écrit entre 1983 et 1986, Récoltes et Semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien est un texte d’un millier de pages que Grothendieck envoya à certains de ses anciens collègues ou amis. Si une publication (chez Christian Bourgois) fut un temps envisagée, le texte reste inédit. Il n’est toutefois pas difficile d’en trouver une version électronique sur la Toile.

[13Esquisse d’un programme, note (2). Grothendieck ajoute : « C’est à ce moment, je crois, que j’ai entrevu pour la première fois (sans bien sûr me le formuler en ces termes) la puissance créatrice d’une « bonne » définition mathématique, d’une formulation qui décrit l’essence. Aujourd’hui encore, il semble que la fascination qu’a exercé sur moi cette puissance-là n’a rien perdu de sa force. »

[14Récoltes et Semailles, §2.1. La magie des choses

[15L’intégrale de Lebesgue (et plus généralement, la théorie de la mesure) constitue surtout une théorie extraordinairement puissante qui, ayant capturé la notion intuitive de volume, irrigue toutes les mathématiques. Les calculs d’aire ou de volume sont au final assez anecdotiques.

[16De Jacques Soula, professeur de mathématiques à l’université de Montpellier évoqué dans la citation précédente (« La magie des choses »). Grothendieck a surtout bénéficié d’une bourse attribuée par l’Entraide universitaire française grâce à André Magnier, futur doyen de l’inspection générale de mathématiques. Fondée en 1930, cette association existe toujours.

[17Extrait du texte de présentation de Grothendieck par Dieudonné à l’occasion de l’attribution de la médaille Fields, en 1966.

[18La notion d’espace vectoriel topologique n’est pas due à Grothendieck, mais sa thèse en constitue la première étude systématique au-delà du cas des espaces de Banach.

[19En fait, la mécanique quantique utilise essentiellement des espaces de Hilbert, pour lesquels la figure tutélaire est John von Neumann. Cependant, il existe bel et bien un lien entre les travaux de Grothendieck en analyse fonctionnelle et la mécanique quantique via la célèbre inégalité de Bell.

[20On sait qu’Einstein défendit l’idée que l’indéterminisme de la mécanique quantique pourrait être supprimé en élaborant une théorie déterministe et locale « à variables cachées ». En 1964, le physicien John Bell démontra qu’une théorie de ce type impose nécessairement une contrainte sur les corrélations observables entre les états d’un système physique à deux degrés de liberté (inégalité de Bell classique), contrainte dont la mécanique quantique permet de s’affranchir. En 1982, Alain Aspect parvint à réaliser une violation expérimentale de l’inégalité de Bell, invalidant ainsi l’hypothèse d’Einstein. À peu près au même moment, le mathématicien Boris Tsirelson découvrit que la mécanique quantique imposait cependant des contraintes analogues (inégalité de Bell quantique), et que l’écart entre les bornes quantique et classique était contrôlé par un théorème de Grothendieck sur les espaces de Banach datant... de 1956 ! Ce même théorème joue également un rôle important en informatique théorique, dans l’étude des problème d’optimisation algorithmique ; ceux-ci ont récemment fait l’objet ici-même d’un article de Pierre Pansu.

[21Grothendieck soutint sa thèse en 1953, et ses travaux d’analyse fonctionnelle sont réalisés pour l’essentiel entre 1950 et 1954.

[22On aura une (petite) idée de l’intensité des échanges entre Grothedieck et Serre en parcourant leur correspondance.

[23Pour un panorama des mutations du concept de point en mathématiques : Pierre Cartier, La folle journée, de Grothendieck à Connes et Kontsevich. Évolution des notions d’espace et de symétrie.

[24Diminutif du prénom Alexandre en russe.

[25Nous renvoyons au témoignage de Pierre Cartier publié sur ce site.

[26Précision apportée par Jean-Pierre Serre : « La « chaire de Grothendieck » au Collège de France n’a nullement été supprimée. Le Collège possède une ou deux chaires consacrées à des « savants étrangers » invités pour une année. Grothendieck l’a eu deux fois de suite, ce qui est rare. L’année suivante elle a été attribuée à quelqu’un d’autre - dans une discipline différente. Voilà tout. »

[27Initialement baptisé Survivre, ce groupe a été fondé par Grothendieck en juillet 1970, à Montréal. Il le quittera en 1973, en allant s’installer dans le sud de la France. À ce sujet, on lira avec intérêt le mémoire que lui a consacré Céline Plessis (EHESS).

[28Ce texte, en cours d’édition, est consacré aux fondements catégoriques de la théorie de l’homotopie. Deux textes de Grothendieck écrits au début des années 1980 et non publiés ont circulé de manière informelle et exercé une influence profonde : Esquisse d’un programme et À la poursuite des champs.

[29Précisons qu’il ne s’agit pas d’une « équation » au sens strict du terme ! On peut comprendre « théorie fondamentale » et penser aux Motifs, ou songer à l’expression « pierre angulaire » et se souvenir de la métaphore du mathématicien-bâtisseur développée par Grothendieck dans Récoltes et Semailles (voir la citation : Les héritiers et le bâtisseur...).

Pour citer cet article :

Philippe Douroux — «Alexandre Grothendieck» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012


COMMENTAIRE SUR L'ARTICLE 

  • Alexandre Grothendieck

    le 8 février 2012 à 14:44, par Serma

    Merci pour ce magnifique article !

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  • Alexandre Grothendieck

    le 14 février 2012 à 01:42, par Ilies Zidane

    Superbe !
    Quelqu’un sait s’il continue à faire des maths ? Ecrit t-il ?

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  • Alexandre Grothendieck

    le 14 février 2012 à 09:34, par Philippe Douroux

    Personne ne sait s’il fait des mathématiques aujourd’hui pour la simple raison que plus personne n’a de contact avec lui. Il ne s’agit pas d’une figure de style quand nous disons qu’il ne voit plus personne. S’il fait aujourd’hui encore des mathématiques il est probable qu’il détruit sa production.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 16 février 2012 à 23:46, par Alexandre Moatti

    Il y a un problème de lien sur le nom de Léon Motchane

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  • Alexandre Grothendieck

    le 9 avril 2012 à 19:03, par Samuel

    Bravo pour ce superbe article. Pourquoi est-ce probable qu’il détruise sa production ?

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  • Alexandre Grothendieck

    le 9 avril 2012 à 22:18, par Philippe Douroux

    Il a détruit le courrier de ses parents, il a demandé à ce que l’on détruise ses notes de 1991... Bref, il semble que la destruction de sa production fasse partie de sa paranoïa autodestructrice. Mais ce point reste à vérifier.
    Merci pour votre commentaire.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 24 avril 2012 à 11:11, par Eric

    Bonjour,

    Dans l’article, vous qualifiez Jean Alexandre Eugène Dieudonné, (un des ainés qui a accueilli Grothendieck au début de son aventure Mathématique et lui a apporté par la suite une « inlassable assistance » pour reprendre les mots de Grothendieck) d’homme de droite. J’ai cependant entendu l’historien des mathématiques Jean_Michel Kantor affirmer que celui-çi avait appartenu au Parti Communiste Français. Dieudonné était certainement un homme d’ordre, sans doute un brin autoritaire voire dictatorial dans ses relations professionelles, mais cela ne le situe pas forcemment à droite sur un échiquier politique.

    Grothendieck nous éclaire un peu sur la personnalité de son ainé dans son texte « Récoltes et Semailles » où s’il le qualifie d’abord de joyeux luron, il s’exprime un peu plus loin ainsi :

    « Quand je fouille mon souvenir, c’est là pourtant que se situe le premier et seul cas où j’ai vu devant moi un mathématicien traiter un élève avec un mépris non déguisé. Le malheureux était venu pour la journée, d’une autre ville, pour travailler avec son patron. (Il devait préparer une thèse de doctorat, qu’il a d’ailleurs fini par passer honorablement, et il a acquis depuis une certaine notoriété, je crois.) J’étais assez soufflé de la scène. Si quelqu’un s’était permis un tel ton avec moi ne fut-ce qu’une seconde, je lui aurais claqué la porte au nez aussi sec ! En l’occurrence, je connaissais bien le « patron », j’étais même à tu et à toi avec lui, non l’élève que je connaissais de vue seulement. Mon aîné avait, en plus d’une culture étendue (non seulement mathématique) et d’un esprit incisif, une sorte d’autorité péremptoire qui à ce moment (et pendant assez longtemps après encore, jusque dans les débuts des années 70) m’impressionnait. Il exerçait un certain ascendant sur moi. Je ne me rappelle pas si je lui ai posé une question au sujet de son attitude, seulement la conclusion que je retirais de la scène : c’est que vraiment ce malheureux élève devait être bien nul, pour mériter d’être traité de cette façon - quelque chose comme ça. Je ne me suis pas dit alors que si l’élève était nul en effet, c’était une raison pour lui conseiller de faire autre chose, et pour cesser de travailler avec lui, mais en aucun cas pour le traiter avec mépris. Je m’étais identifié aux « forts en maths » tels que cet aîné prestigieux, aux dépens des « nullités » qu’il serait licite de mépriser. J’ai suivi alors la voie « « toute » » tracée de la connivence avec le mépris, qui m’arrangeait, en mettant en relief ce fait que moi, j’étais accepté dans la confrérie des gens méritoires, des forts en maths ! »

    Et un peu plus loin :

    « Si je fouille dans ce sens, je peux dire que lors de la première fois où j’ai été reçu chez Dieudonné à Nancy, avec l’amabilité pleine de délicatesse qu’il a toujours eue avec moi, j’ai été un peu éberlué par la façon dont cet homme raffiné et affable parlait de ses étudiants - tous des abrutis autant dire ! C’était une corvée de leur faire des cours, auxquels il était évident qu’ils ne comprenaient rien. . . Après 1970 j’ai entendu les échos venant du côté amphithéâtre, et j’ai su que Dieudonné était bel et bien craint des étudiants. Pourtant, alors qu’il était réputé pour avoir des opinions tranchées et pour les servir avec une franchise parfois tonitruante, je ne l’ai jamais vu se comporter d’une façon blessante ou humiliante, y compris en présence de collègues dont il avait piètre estime, ou aux moments de ses légendaires grosses colères, qui s’apaisaient aussi rapidement et aisément qu’elles avaient surgi.
    Sans m’associer aux sentiments exprimés par Dieudonné au sujet de ses étudiants, je ne prenais pas non plus mes distances par rapport à son attitude, présentée comme la chose la plus évidente du monde, comme allant presque de soi de la part d’une personne qui avait une passion pour la mathématique. L’autorité pleine de bienveillance de mon aîné aidant, cette attitude-là m’apparaissait alors comme tout au moins une des attitudes possibles qu’on pouvait raisonnablement avoir vis-à-vis des étudiants et des tâches d’enseignement.
    Il me semble que pour Dieudonné comme pour moi, imprégnés l’un et l’autre de cette même idéologie du mérite, l’effet isolant de celle-ci se trouvait dans une large mesure neutralisée lorsque nous nous trouvions devant une personne en chair et en os, dont la seule présence nous rappelait silencieusement des réalités plus essentielles que celles du soi-disant « mérite », et rétablissait un lien oublié. La même chose devait se passer pour la plupart de nos collègues ou amis, non moins imprégnés que Dieudonné ou moi du syndrome si répandu de supériorité. Sûrement tel est le cas encore aujourd’hui pour beaucoup d’entre eux.
     »

    Puis sur les capacités d’émerveillement de Dieudonné et sur les fameuses questions posées par celui-çi et Laurent Schwartz au jeune homme qu’il était et dont parle l’article :

    « Je me rappelle bien que dans ce groupe d’amis sans façons qui pour moi représentait le milieu mathématique, à la fin des années quarante et dans les années suivantes, milieu parfois bruyant et sûr de lui, où le ton un peu péremptoire n’était pas si rare (mais sans qu’il s’y glisse pourtant une suffisance) - dans ce milieu il y avait place à tout moment pour l’émerveillement. Celui en qui l’émerveillement était le plus visible était Dieudonné. Que ce soit lui qui fasse un exposé, ou qu’il soit simplement auditeur, quand arrivait le moment crucial où une échappée soudain s’ouvrait, on voyait Dieudonné aux anges, radieux. C’était l’émerveillement à l’état pur, communicatif, irrésistible - où toute trace du « moi » avait disparu. Au moment où je l’évoque maintenant, je me rends compte que cet émerveillement par lui-même était une puissance, qu’il exerçait une action immédiate tout autour de sa personne, comme un rayonnement dont il était la source. Si j’ai vu un mathématicien faire usage d’un puissant et élémentaire « pouvoir d’encouragement », c’est bien lui ! Je n’y ai jamais re-songé avant cet instant, mais je me souviens maintenant que c’est dans ces dispositions aussi qu’il avait accueilli déjà mes tout premiers résultats à Nancy résolvant des questions qu’il avait posées avec Schwartz (sur les espaces (F) et (LF)). C’étaient des résultats tout modestes, rien de génial ni d’extraordinaire certes, on pourrait dire qu’il n’y avait pas de quoi s’émerveiller. J’ai vu depuis des choses de toute autre envergure rejeté par le dédain sans réplique de collègues qui se prennent pour de grands mathématiciens. Dieudonné n’était nullement encombré de semblable prétention, justifiée ou non. Il n’y avait rien de ce genre qui l’empêchait d’être ravi même par les petites choses. Il y a dans cette capacité de ravissement une générosité, qui est un bienfait pour celui qui veut bien la laisser s’épanouir en lui, comme pour son entourage. Ce bienfait s’exerce sans intention d’être agréable à qui que ce soit. Il est simple comme le parfum d’une fleur, comme la chaleur du soleil. De tous les mathématiciens que j’ai connus, c’est en Dieudonné que ce « don » m’est apparu de la façon la plus éclatante, la plus communicative, la plus agissante aussi peut-être, je ne saurais dire. »

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  • Alexandre Grothendieck

    le 28 novembre 2013 à 12:13, par Lascar Trobar

    J’ai découvert cet homme il n’y a pas longtemps et je suis resté scotché. Je pense qu’il relève lui même d’une autre structure topologique que la structure habituelle. Fils de révolutionnaires internationaux qui traversent les frontières et ne connaissent la limite que comme enfermement dans des camps. Une autre topologie que celle qui pense qu’un objet doit être dans un contenant. Et je ne pense que cela le serve de l’affubler d’étiquettes genre paranoïa. Il faut peut être aller un peu plus loin et découvrir l’impensable. C’est jusque là en tous cas qu’il semble vouloir nous mener.

    Merci pour cet article très bien construit et documenté.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 29 novembre 2013 à 10:10, par Lascar Trobar

    Pour préciser ce que je dis au-dessus.

    Prenez au sérieux le Yoga des Motifs. Pensez à quelque chose qui transcende le domaine purement mathématique.

    La cause, la source même de l’activité mathématique. La source de l’appel mystérieux, c’est ce que Grothendieck désigne dans le Yoga des Motifs.

    C’est dire qu’il n’y a pas plus pur mathématicien que lui. Et que ce trésor est encore vivant parmi nous. Et que certains sombres personnages le disent paranoïaque pour mieux masquer la réalité qu’ils ne veulent pas voir et qui les dérange.

    L’aventure Grothendieck n’est pas qu’une aventure mathématique. C’est une aventure humaine et spirituelle. Une aventure révolutionnaire. Nous sommes sur la voie d’un nouveau monde. Mais nous ne voyons pas encore l’autre rive.

    Pour Grothendieck mathématique et spiritualité sont unes. C’est comme révolution et messianisme pour ses parents juifs. Le messianisme prend une nouvelle forme, mais la structure de fond demeure. Le Yoga des Motifs, ce n’est pas qu’une hypothèse mathématique, une intuition mathématique. C’est aussi une espérance, une prophétie. L’annonce de la Terre Promise.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 11 janvier 2014 à 13:58, par fluvial

    Bonjour,
    Je ne suis pas mathématicien (je connais, au mieux, mes tables de multiplication...) mais je m’interroge (peut-être de façon naïve) : il y a dans l’histoire bcp de scientifiques (toutes matières confondues) qui ont fait des découvertes exactes mais qui allaient à l’encontre du courant de pensée de leur époque. Le corollaire direct est qu’ils ont été rejetés par leurs pairs.
    D’où ma question : comment Grothendieck a t-il réussi à imposer ses idées révolutionnaires de manière si rapide ?
    Merci !

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    • Alexandre Grothendieck

      le 11 janvier 2014 à 21:41, par Étienne Ghys

      Cher Fluvial,

      Lorsque vous écrivez : « Le corollaire direct est qu’ils ont été rejetés par leurs pairs », je pense qu’il faut nuancer le propos. Il est vrai qu’il est arrivé que des découvertes « allant à l’encontre du courant de pensée de l’époque » n’ont pas été comprises et ont été rejetées, ou au moins ignorées par les pairs. Mais il est aussi très fréquent, heureusement, que les pairs en question accueillent favorablement les révolutions. Puisque ce site est dédiée aux mathématiques, je me limite aux révolutions mathématiques, à travers quelques exemples.

      Newton, le calcul différentiel, la mécanique newtonienne etc. Une vraie révolution ! Il n’a pas fallu longtemps pour que les pairs reconnaissent le génie de Newton. Sauf erreur, Newton a été président de la Royal Society.

      Galois, l’introduction de la théorie des groupes etc. Là aussi, une vraie révolution. Mais la situation est différente et en effet les « pairs » n’ont pas compris sa théorie, ou plus précisément l’ont ignorée pendant longtemps. Ce serait long d’expliquer pourquoi. Mais, en première approximation, on peut citer le fait que Galois n’a pas eu beaucoup de temps pour s’expliquer et que ces textes sont bien elliptiques...

      Cantor, la théorie de l’infini : une autre révolution qui n’a pas été comprise tout de suite... Là, c’est un peu plus difficile à expliquer car Cantor était un universitaire bien au cœur du système.

      Poincaré est aussi un révolutionnaire, mais que j’oserais qualifier de bourgeois ;-) Révolutionnaire dans ses maths, mais bien à l’aise dans le système. Très vite, il a été reconnu comme un grand par ses pairs.

      Alors, Grothendieck ? Révolutionnaire aussi bien sûr. Mais cette révolution a eu lieu dans un milieu qui était prêt à l’accueillir : des représentants de l’élite mathématique de l’époque. Cette élite était aussi un peu constituée de « révolutionnaires » : je pense aux membres de Bourbaki qui eux-mêmes avaient chamboulé quelques idées reçues et continuaient à le faire. Grothendieck animait des séminaires, avait des étudiants qui venaient de l’Ecole Normale Supérieure, il écrivait des textes très détaillées, donnait des conférences etc. Son message était prêt à être accueilli... IL était « dans le système ».

      La question que vous posez est complexe et je ne suis pas sûr du tout d’en avoir la réponse !

      Cordialement,

      Etienne Ghys

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      • Alexandre Grothendieck

        le 22 décembre 2014 à 13:37, par fluvial

        Bonjour,

        Je me pose une autre question. Pourquoi le combat précurseur de Grothendieck pour l’écologie et les dangers de la science n’ont pas été compris par ses pairs, contrairement à ses travaux en mathématiques ?
        Au final, il a été l’un des premiers à alerter le monde de certains dangers scientifiques pour l’environnement... et l’actualité d’aujourd’hui nous montre qu’il avait en parti bien raison non ?
        Merci d’avance pour votre réponse

        Répondre à ce message
  • Alexandre Grothendieck

    le 12 janvier 2014 à 02:32, par fluvial

    Bonsoir Monsieur Ghys,

    Merci pour la qualité et la rapidité de votre réponse.
    C’est très aimable de votre part.

    Très bien, je vois, il est donc idéalement préférable d’appartenir au « système » pour que les résultats trouvés puissent bénéficier d’une certaine crédibilité et se diffusent plus rapidement.

    Pour ce qui est de Grothendieck, il m’apparaît que ce mathé-magicien cherche l’origine du monde à travers une organisation parfaite de l’Univers où tous les éléments s’imbriqueraient de manière naturelle et évidente.
    Le monde des hommes étant imparfait et nécessitant de faire trop de concessions, il a décidé de le quitter tout simplement parce qu’il n’y a aucun intérêt pour lui d’y rester. C’est également une solution pour retrouver son anonymat (il regrettait d’avoir acquis une certaine notoriété du fait de ses découvertes). Ce n’est bien évidemment que mon avis.

    Quoi qu’il en soit, je respecte clairement son choix car il l’a décidé par lui-même en étant pleinement conscient. Il est donc solitaire et non pas isolé.

    Bien cordialement,
    Fluvial

    PS : Newton a en effet bien été Président de la Royal Society de 1703 jusqu’à sa mort en 1727.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 14 novembre 2014 à 09:58, par Karim Drifi

    Maintenant qu’il nous a quitté, ses brouillons devraient servir nombre de mathématiciens.

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    • Alexandre Grothendieck

      le 14 novembre 2014 à 11:06, par fluvial

      espérons plutôt que sa volonté pour ne pas qu’elles soient publiées soit respectée, même après sa disparition...

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      • Alexandre Grothendieck

        le 14 novembre 2014 à 11:08, par Karim Drifi

        Je crois (mais je manque de sources) que sa volonté était que ces documents ne soient pas publiés de son vivant.

        Répondre à ce message
        • Alexandre Grothendieck

          le 24 novembre 2014 à 11:16, par fluvial

          http://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/20141115.OBS5162/luc-lllusie-alexandre-grothendieck-a-change-le-langage-des-mathematiques.html

          En effet, il est bien précisé de « son vivant » !

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  • Alexandre Grothendieck

    le 14 novembre 2014 à 14:50, par Bouchard

    Bonjour à toutes et à tous,

    Je connaissais Alexandre Grothendieck et suis une des rares personnes qui savais où le trouver en Ariège, je suis également ou peut être une des dernière à qui il a écrit en 2012 une lettre, sévère au demeurant, ne voulant plus avoir quelque lien que ce soit avec la recherche scientifique.

    Au-delà de ce rejet du système actuel par Alexandre Grothendieck et que je comprends parfaitement et auquel je souscris moi-même, je tiens à manifester ma tristesse pour le décès du maître.

    Célia-Violaine bouchard
    (Découvreur de la rhétorique des nombres - Non publiée)
    Ariège

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  • Alexandre Grothendieck

    le 16 novembre 2014 à 05:19, par philippe fullsack

    N’a-t-on pas tendence, lorsque l’on parle de Grothendieck, à tomber dans une habitude stérile de vénération ? Je préférerais que l’on parle de son oeuvre plutôt que de répéter les habituels commentaires (réclusion, génie, le plus grand des mathématiciens etc.). Gardons notre humanité et notre esprit critique.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 12 décembre 2014 à 10:56, par fluvial

    Quoi qu’il en soit, je me dis que Grothendieck à la fin de sa vie n’était pas fou pour une simple et bonne raison : il est impossible de vivre en parfaite autarcie sans être un minimum pragmatique, surtout pendant une durée aussi longue (20 ans)... Peut-être était-il asocial et avait même peut-être perdu l’usage de la parole mais ses idées devaient toujours être tout à fait cohérentes par rapport à lui-même...
    Bref, les messages les plus simples sont les plus importants : Rip Grothendieck.

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  • Alexandre Grothendieck

    le 5 août 2021 à 13:54, par Evelyne

    Quelle vie !
    J’espère que des mathématiciens aptes à entendre profondément ses notes se chargeront du déchiffrage des manuscrits.

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  Philippe Douroux

https://images.math.cnrs.fr/Alexandre-Grothendieck.html