« La vérité est une errance, sans laquelle certains hommes ne pourraient pas vivre. Elle est, ainsi, une forme de vie, cette forme de vie dont certains hommes ne peuvent se passer. Leur forme-de-vie est, en ce sens, une errance pour la vérité, qui les constitue comme témoins. »
Giorgio Agamben
Zone Critique revient sur Quand la maison brûle, de Giorgio Agamben. L’ouvrage, publié dans la collection Bibliothèque, chez Payot-Rivages, dans une traduction de Léo Texier, reprend quatre textes du grand philosophe italien, où il est tour à tour question de péril, de seuil, de passage et de vérité.
Langage et politique : vers la ruine
Texte sans doute le plus politique, texte qui ouvre l’ensemble de l’ouvrage et donne son titre au livre, « Quand la maison brûle » reprend et actualise des réflexions déjà engagées de longue date par l’auteur. Des propos sur la nudité, le masque social et la persona aux propos sur la vérité en lutte contre les lumières du temps et, en filigrane, le brillant « Qu’est-ce que le contemporain ? », « Quand la maison brûle » poursuit la démonstration d’une politique aux prises avec l’histoire – d’une politique contre l’histoire – et dans la recherche de sa propre mue autoritaire, à laquelle opposer le geste de la pensée (philosophie) et le geste du langage (poésie).
Agamben ouvre son propos sur un constat implacable qui, s’il a le mérite de prendre de la hauteur quant à la collapsologie ambiante, se refuse à une cécité béate tout en rappelant que le drame est un drame du construit plus qu’un drame jaillissant ex nihilo d’une tragédie indépassable. « Qu’une civilisation – une barbarie – sombre pour ne pas se relever, cela est déjà survenu et les historiens sont habitués à marquer et dater les ruptures et les naufrages. Mais comment témoigner d’un monde qui va vers sa ruine les yeux bandés et le visage couvert, d’une république qui s’effondre sans lucidité ni fierté, dans l’abjection et la peur ? Leur aveuglement est d’autant plus désespéré que les naufragés prétendent gouverner leur propre naufrage, ils jurent que tout peut être tenu techniquement sous contrôle, qu’il n’y a besoin ni d’un nouveau dieu ni d’un nouveau ciel – mais seulement d’interdits, d’experts et de médecins. Panique et escroquerie. »
Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement
Ce qui s’effondre, ne serait donc pas le monde mais le commun, ou du moins la capacité du politique – contre la politique – à faire commun et cité, à faire maison. Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement, c’est en ce sens d’ailleurs que l’auteur rappelle combien « [nous] séparer de notre passé est la première des ressources du pouvoir », non pas au sens du roman national mais dans la perspective d’une histoire commune, refuge et foyer, maison désormais en flamme, où jouir de la ruine. « Il en va comme si le pouvoir cherchait à s’emparer à tout prix de la vie nue qu’il a produite, et que cependant, […] il s’efforce de se l’approprier et de la contrôler par tous les dispositifs imaginables […]. »
Visage et langage : nudité de seuil
C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle.
Là où s’établit l’économie globale de l’œuvre, c’est évidemment dans la communication qui s’opère entre les différents textes. Si le premier pose la critique politique et ouvre à une réflexion synthétique, les trois autres déploient des ramifications fécondes avec l’ensemble de l’œuvre d’Agamben. C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle. « Quand pensée et langage se séparent, nous croyons pouvoir parler en oubliant que nous parlons. Poésie et philosophie, quand elles disent quelque chose, n’oublient pas qu’elles sont en train de le dire ; elles se souviennent du langage. Si nous nous souvenons du langage, si nous n’oublions pas que nous pouvons parler, alors nous sommes plus libres, nous ne sommes plus contraints par les choses et les règles. Le langage n’est pas un instrument, il est notre visage, l’ouvert dans lequel nous sommes. » C’est par le langage que je demeure dans l’ouvert, que je mets en jeu mon visage : « il expose et communique. Pour cette raison, le visage est lieu de la politique. Notre temps impolitique ne veut pas voir son propre visage, il le tient à distance, le masque et le couvre. Il ne doit plus y avoir de visage, mais seulement des nombres et des chiffres. Même le tyran est sans visage. » Et si le tyran est sans visage c’est bien que ma parole me donne un visage, ouvre au Contre’un cher à La Boétie.
Dès lors, celui qui s’ouvre par le langage, ouvre dans le même temps, communique et déploie. Il oppose au seuil de la ruine le seuil du multiple. De même que, dans le mesure où le seuil est loi – Agamben le rappelle dans « La porte et le seuil » – il participe d’une cartographie du collectif, éclaire. Et la loi, si elle pose l’interdit, ouvre surtout à son dépassement, à l’interrogation de sa limite comme de sa légitimité : « La loi est la porte-clôture qui interdit ou permet le passage des actions à travers les seuils qui articulent les rapports entre les hommes. » Puisqu’il s’agit bien de préserver de l’embrasement la maison, puisqu’il s’agit bien de perpétuer le passage de ce que nous sommes à ce que nous serons. Et là d’envisager le seuil comme un devenir et un événement – celui du passage – ou la rencontre d’une intériorité et d’une extériorité, d’une individualité et de l’histoire, d’un sujet et d’un collectif. « Et, par l’arrêt de la pensée sur ce seuil, quelque chose comme un dehors, un espace de liberté devient possible. »
Charon poète-prophète
Parce que l’on pourrait considérer celui qui passe comme celui qui transmet, ou celui qui témoigne. Si je me tiens au seuil, si je me tiens dans le devenir d’un espace de seuil, je suis aussi – du moins c’est le pari que l’on fera – le fameux contemporain identifié ailleurs par Agamben. Le contemporain, rappelons-le, est celui qui voit dans les obscurités de l’époque, à la fois poète, à la fois Charon, à la fois médium. Et la « Leçon dans les ténèbres » semble se diriger dans cette perspective lorsqu’elle évoque la figure du prophète et surtout son rapport à la parole : une parole que l’on entend pas. Comme celui qui demeure d’une parole de vérité dans la maison qui brûle. « L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie. » Et la métaphore de l’enfant n’est pas anodine dans la mesure où elle situe le poète comme celui qui, dans l’espace du seuil, aura transgressé la loi et la culture, se sera défait de l’injonction construite et formulée pour se diriger vers une vérité non plus indicible mais intolérable. Elle est la parole qui démasque sous la lumière éblouissante les points construits de la catastrophe, le systématisme du devenir-ruine : « Ne peut dire la vérité que celui qui n’a aucune chance d’être entendu, celui qui parle depuis une maison qui tout autour de lui se trouve impitoyablement consumée par les flammes. »
Le prophète comme le poète, celui qui déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel.
Le prophète, entendu dans un sens plus large que celui qui porte une parole divine, déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel. Il est « [celui] qui accomplit cette expérience de la parole, celui qui est, en cela, poète et non seulement lecteur de sa propre parole, en décèle la signature dans tout fait, même le plus minime, et en témoigne dans tout événement et en toute circonstance, sans arrogance ni emphase, comme s’il percevait avec clarté que tout ce qui lui arrive, saisi à la mesure de l’annonce, dépose toute altérité et tout pouvoir, lui devient plus intime et, dans le même temps, plus lointain. » Il porte témoignage d’une vérité. Se fait témoin donc : « Témoin est celui qui parle uniquement au nom d’une impossibilité à dire. »
Le poète est « le témoin par excellence », ersatz du prophète, figure au coeur des flammes, le même qui érige le langage jusqu’à sa fin ultime, qui le dépèce pour le rendre à sa pureté de néant. Il pousse la parole jusqu’à la « vérité du témoignage » comme aboutissement, « vérité ultime ». De fait, le témoignage s’oppose à la mémoire – la complète – dans la mesure où il ne rend pas le discours et le l’histoire mais bien le silence. Il témoigne par le langage, mais d’un langage qui abandonne le discursif, « amant des mots. Des mots, cependant, non en tant qu’assertions : en tant que gestes. »
Et alors, s’il ouvre au contemporain en souillant ses lumières – parce qu’ils les dévoilent comme factices, parce qu’ils prophétisent la ruine qu’elles portent en elles – il désigne les seuils, et témoigne de l’infinité des silences, enfants de l’obscurité. Alors, il « ne dit rien, mais appelle ; il continue avec insistance à appeler et c’est la ténacité de cette apostrophe vide de sens qui constitue son unique et incontournable autorité. » Il fait de la parole une vérité, il rend au langage son geste souverain, énonce et appelle au coeur de la maison qui brûle un langage sacrifié et épiphanique.
Generative Pre-trained Transformer 3 (GPT-3) is an autoregressive language model that generates text using algorithms that are pre-trained. It was created by OpenAI (a research business co-founded by Elon Musk) and has been described as the most important and useful advance in AI for years.
Last summer writer, speaker, and musician, K Allado-McDowell initiated a conversation with GPT-3 which became the collection of poetry and prose Pharmako-AI. Taking this collection as her departure point, Warburg PhD student Beatrice Bottomley reflects on what GPT-3 means for how we think about writing and meaning.
GPT-3 is just over nine months old now. Since the release of its beta version by the California- based company Open AI in June 2020, the language model has been an object of fascination for both technophiles and, to a certain extent, laypersons. GPT-3 is an autoregressive language model trained on a large text corpus from the internet. It uses deep-learning to produce text in response to prompts. You can direct GPT-3 to perform a task by providing it with examples or through a simple instruction. If you open up the twitter account of Greg Brockman, the chairman of Open AI, you can find examples of GPT-3 being used to make computer programs that write copy, generate code, translate Navajo and compose libretti.
Most articles about GPT-3 will use words like “eerie” or “chilling” to describe the language model’s ability to produce text like a human. Some go further to endow GPT-3 with a more-than-human or god-like quality. During the first summer of the coronavirus pandemic, K Allado-McDowell initiated a conversation with GPT-3, which would become the collection of poetry and prose Pharmako-AI. Allado-McDowell found not only an interlocutor, but also co-writer in the language model. When writing of GPT-3, Allado-McDowell gives it divine attributes, comparing the language model to a language deity:
“The Greek god Hermes (counterpart to the Roman Mercury) was the god of translators and interpreters. A deity that rules communication is an incorporeal linguistic power. A modern conception of such might read: a force of language from outside of materiality. Automated writing systems like neural net language models relate to geometry, translation, abstract mathematics, interpretation and speech. It’s easy to imagine many applications of these technologies for trade, music, divination etc. So the correspondence is clear. Intuition suggests that we can think the relation between language models and language deities in a way that expands our understanding of both.”
What if we follow Allado-McDowell’s suggestion to consider the relationship between GPT-3 and the language deity Hermes? I must admit that I would hesitate before comparing GPT-3 to a deity. However, if I had to compare the language model to a god, they would be Greek; like Greek gods, GPT-3 is not immune to human-like vagary and bias. Researchers working with Open-AI found that GPT-3 retains the biases of the data that it has been trained on, which can lead it to generate prejudiced content. In that same paper, Brown et al. (2020) also noted that “large pre-trained language models are not grounded in other domains of experience, such as video or real-world physical interaction, and thus lack a large amount of context about the world.” Both the gods and GPT-3 could be considered, to a certain extent, dependent on the human world, but do not interact with it to the same degree as humans.
Lead votive images of Hermes from the reservoir of the aqueduct at ‘Ain al-Djoudj near Baalbek (Heliopolis), Lebanon, (100-400 CE), Warburg Iconographic Database.
Let us return to Hermes. As told by Kerenyi (1951) in The Gods of the Greeks, a baby Hermes, after rustling fifty cows, roasts them on a fire. The smell of the meat torments the little god, but he does not eat; as gods “to whom sacrifices are made, do not really consume the flesh of the victim”. Removed from sensual experience of a world that provides context for much human writing, GPT-3 can produce both surreal imagery and factual inaccuracies. In Pharmako-AI, GPT-3, whilst discussing the construction of a new science, which reflects on “the lessons that living things teach us about themselves”, underlines that “This isn’t a new idea, and I’m not the only one who thinks that way. Just a few weeks ago, a group of scientists at Oxford, including the legendary Nobel Prize winning chemist John Polanyi, published a paper that argued for a ‘Global Apollo Program’ that ‘would commit the world to launch a coordinated research effort to better understand the drivers of climate change…”. Non sequitur aside, a couple of Google searches reveal that the Global Apollo Programme was launched in 2015, not 2020, and, as far as I could find, John Polanyi was not involved.
Such inaccuracies do not only suggest that GPT-3 operates at a different degree of reality, but also relate to the question of how we produce and understand meaning in writing. From Aristotle’s De Interpretatione, the Greeks developed a tripartite theory of meaning, consisting of sounds, thoughts and things (phōnai, noēmata and pragmata). The Medieval Arabic tradition developed its own theory of meaning based on the relationship between vocal form (lafẓ) and mental content (maʿnā). Mental content acts as the intermediary between vocal form and things. In each act of language (whether spoken or written), the relationship between mental content and vocal form is expressed. Avicenna (d.1037) in Pointers and Reminders underlined that this relationship is dynamic. He claimed that vocal form indicated mental content through congruence, implication and concomitance and further suggested that the patterns of vocal form may affect the patterns of mental content. Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (d.1274) brought together this idea with the Aristotelian tripartite division of existence to distinguish between existence in the mind, in entity, in writing and in speech.
When producing text, GPT-3 does not negotiate between linguistic form and mental content in the same way as humans. GPT-3 is an autoregressive language model, which offers predictions of future text based on its analysis of the corpus. Here the Hermes analogy unwinds. Unlike Hermes, who invented the lyre and “sandals such as no one else could devise” (Kerenyi, 1951), GPT-3 can only offer permutations based on a large, though inevitably limited and normative, corpus created by humans. Brown et al. (2020) note “its [GPT-3’s] decisions are not easily interpretable.” Perhaps this is unsurprising, as GPT-3 negotiates between patterns in linguistic form, rather than between the linguistic, mental and material. Indeed, GPT-3’s reality is centred on the existence of things in writing rather than in the mind or entity, and thus it blends, what might be referred to as, fact and fiction.
Hermes as messenger in an advert for Interflora,(1910-1935), Warburg Iconographic Database.
By seeking a co-writer in GPT-3, Allado-McDowell takes for granted that what the language model is doing is writing. However, taking into account an understanding of language and meaning as developed by both the Greek and Islamic traditions, one might ask – does GPT-3 write or produce text? What is the difference? Is what GPT-3 does an act of language?
To a certain extent, these questions are irrelevant. GPT-3 remains just a (complex) tool for creating text that is anchored in human datasets and instruction. It has not yet ushered in the paradigm shift whispered of by reviewers and examples of its use are often more novel than practical (though perhaps this isn’t a bad thing for many workers). However, were GPT-3, or similar language models, to become more present in our lives, I would want to have a clearer grasp of what it meant for writing. As Yuk Hui (2020) points out in his article Writing and Cosmotechnics, “to write is not simply to deliver communicative meaning but also to ponder about the relation between the human and the cosmos.” In acknowledging GPT-3 as an author, would we not only need to make room for different theories of meaning, but also different ways of thinking about how humans relate to the universe?
Beatrice Bottomley is a doctoral student at the Warburg Institute, University of London, supported by a studentship from the London Arts and Humanities Partnership (LAHP). Her research examines the relationship between language and existence in Ibn ʿArabi’s al-Futūḥāt al-Makkiyya, “The Meccan Openings”. Beatrice’s wider research interests include philosophies of language, translation studies and histories of technology. Beatrice also works as a translator from Arabic and French to English.
Beatrice was introduced to the work of K Allado-McDowell after hearing them speak last December in an event that celebrated the launch of two new books, Aby Warburg: Bilderatlas Mnemosyne: The Original and The Atlas of Anomalous AI. Watch the event recording here.
IEML
est fondé sur les grandes découvertes de la linguistique du XXe siècle.
Dans cette entrée de blog nous allons étudier successivement les
héritages de Chomsky; de Saussure et de l’école structuraliste; de
Tesnière et du modèle actantiel de la phrase; de Benveniste,
Wittgenstein et Austin pour leurs solutions aux problèmes épineux de
l’énonciation et de la pragmatique. Je conclurai en essayant de dissiper
un des principaux malentendus au sujet d’IEML: ce n’est pas une langue
“vraie” (une langue n’est ni vraie ni fausse, elle est conventionnelle),
mais une langue claire.
L’héritage de Chomsky et les langages réguliers
Commençons par évoquer la dette d’IEML à l’égard de Noam Chomsky,
un des géants de la linguistique et des sciences cognitives du XXe
siècle. Pour le professeur du MIT, la capacité linguistique est un trait
génétiquement déterminé de l’espèce humaine. Les langues, malgré leur
diversité et leur évolution continuelle, partagent toutes la même
“grammaire universelle” correspondant à cette habileté linguistique
innée. Cette théorie expliquerait pourquoi les enfants apprennent
spontanément et si vite à parler, sans qu’on ait besoin de leur donner
des leçons de grammaire. Chomsky a exposé une version formelle –
d’ailleurs contestée et plusieurs fois révisée – de la grammaire
universelle. La découverte scientifique la plus précieuse de Chomsky est
probablement sa théorie des langages réguliers : il a démontré qu’il
existait une correspondance entre l’algèbre et la syntaxe formelle. La
langue est donc en principe un objet calculable, au moins sur un plan
syntaxique . Pour qu’une langue puisse être manipulée facilement par les
ordinateurs, c’est-à-dire calculable, il faut qu’elle soit un langage régulier
au sens de Chomsky: une sorte de code mathématique. Or les langues
naturelles ne sont évidemment pas des langages réguliers. Les langages
réguliers effectivement utilisés aujourd’hui sont des langages de
programmation. Mais la “sémantique” des langages de programmation n’est
autre que l’exécution des opérations qu’ils commandent. Aucun d’eux
n’approche la capacité expressive d’une langue naturelle, qui permet de
parler de tout et de rien et d’accomplir bien d’autres actes
illocutoires que de donner des instructions à une machine. Notons au
passage que Hjelmslev critiquait l’expression de « langue naturelle » à laquelle il préférait celle de langue philologique
ou langue passe-partout. En effet, on peut tout dire en Espéranto, par
exemple, bien que ce soit une langue construite et non pas naturelle.
L’Espéranto est donc une langue philologique. Hélas, la sémantique de
l’Espéranto n’est pas plus calculable que celle du Français ou de
l’Arabe. A cause de leur irrégularité, les ordinateurs n’ont aujourd’hui
accès aux langues philologiques que sur un mode statistique. C’est
pourquoi notre âge numérique a besoin d’une langue philologique
transparente aux algorithmes et donc régulière. IEML est la solution que
j’ai trouvée au problème de la construction d’une langue philologique à la sémantique calculable.
La calculabilité de sa sémantique n’est évidemment pertinente que s’il
s’agit d’une langue philologique, permettant de « tout dire ». Et
puisque la sémantique de cette langue devait être calculable, sa syntaxe
devait a fortiori l’être aussi. C’est pourquoi IEML est un langage régulier
au sens de Chomsky. Mais si le fait d’être un langage régulier était
une condition nécessaire à la calculabilité de sa sémantique, ce n’en
était pas une condition suffisante. Souvenons-nous que les langages
réguliers actuellement en usage ont une sémantique restreinte : ce ne
sont pas des langues philologiques. Comment conférer une sémantique
philologique à un langage régulier ? Pour répondre à cette question, je
me suis appuyé sur les enseignements de Saussure et de ses successeurs.
L’héritage de Saussure et le structuralisme
Selon Ferdinand de Saussure
(1857-1913), un des pères de la linguistique contemporaine, les
symboles linguistiques sont constitués de deux parties, le signifiant
(une image acoustique ou visuelle) et le signifié (un concept ou une
catégorie abstraite). Le rapport entre les deux parties du symbole est
conventionnel ou arbitraire. Saussure a également montré que le plan du
signifiant, ou la phonologie des langues, était basé sur un système de
différences entre les sons, chaque langue ayant sa propre liste de
phonèmes et surtout sa propre manière de disposer les seuils de passage
entre deux phonèmes dans le continuum sonore. Un phonème n’existe pas de
manière isolée, en dehors d’un éventail de variations, un peu comme les
notes de musique n’existent que par rapport à un système musical. De la
même manière, les signifiés ne sont pas des atomes de sens se suffisant
à eux-mêmes mais correspondent à des positions dans des systèmes de
différences : les paradigmes.
La sémantique linguistique ne s’ancre donc pas dans des réalités
naturelles fixes et indépendantes, mais dans un processus de
comparaison, d’opposition, de différenciation et de renvois entre
signifiés au sein d’une grille systémique bouclée sur elle-même, comme
le sens d’un mot dans le dictionnaire est défini par d’autres mots qui,
eux-mêmes, etc. Les travaux de Saussure ont été notamment poursuivis par
Louis Hjemslev (1899-1965), qui a approfondi l’analyse du signe
linguistique et a plaidé pour un maximum de rigueur épistémologique dans
le traitement du langage, jusqu’à un idéal quasi-algébrique. Hjemslev a
rebaptisé l’opposition entre signifiant et signifié en décrivant deux
« plans » linguistiques celui de l’expression (le signifiant) et celui
du contenu (le signifié). Chacun des deux plans est à son tour analysé
en matière et forme. La matière de l’expression est de l’ordre du
phénomène sensible, par exemple visuel ou sonore. Par contraste, la
forme de l’expression désigne les unités abstraites qui résultent du
découpage structurel des signifiants dans une langue donnée. Par
exemple, le phonème « a » représente une forme bien déterminée qui
s’oppose dans telle ou telle langue au phonème « o ». C’est ce qui
permet en français, par exemple, de distinguer entre « bas » et
« beau ». En revanche la forme « a » peut être remplie par un grand
nombre de matières sonores distinctes selon les voix, les accents, etc.
La matière est de l’ordre du continuum concret alors que la forme est de
l’ordre du système d’oppositions abstrait. Il en est de même pour le
contenu. Hjemslev a supposé qu’il existait un continuum du signifié, une
sorte de magma abritant virtuellement l’ensemble des catégories
possibles : la matière du contenu. Cette matière est découpée et
organisée en paradigmes de manière différente pour chaque langue. En fin
de compte, une langue quelconque organise une correspondance
particulière entre forme de l’expression et forme du contenu. Le courant
structuraliste initié par Saussure et poursuivi par Hjemslev a été
prolongé par Julien Algirdas Greimas (1917-1992) et François Rastier
(1945- ). Tout en maintenant vivante la tradition qui conçoit
l’existence relativement autonome d’un monde des signifiés, ces auteurs
ont notamment étendu l’analyse structurale du niveau des mots et des
phrases jusqu’au niveau du texte, en particulier grâce à la notion d’isotopie.
Revenons maintenant à notre problème : comment construire une langue
qui soit simultanément philologique et régulière ? Non seulement les
langues sont conventionnelles, mais elles ne peuvent pas ne pas l’être. La correspondance entre signifiant et signifié, ou expression et contenu, est arbitraire par nature.
Puisque les langues sont nécessairement conventionnelles, rien
n’interdit d’en construire une dont l’arrangement des signifiants soit
de type “langage régulier”. Nous savons qu’un langage régulier possède
une syntaxe calculable. Or la syntaxe régit les éléments signifiants de
la langue, les phonèmes et leurs enchaînements, à plusieurs niveaux de
complexité emboîtés. Puisqu’aussi bien les signifiants que les signifiés
doivent être organisés par un système de différences, rien n’interdit
non plus de donner – par convention – à ce langage régulier un système
de différences des signifiés (une forme du contenu) qui soit strictement
parallèle à celui des signifiants (la forme de l’expression). En accord
avec les théories de Saussure et de ses successeurs, les unités de la
langue IEML, à commencer par les morphèmes, mais aussi les unités
lexicales, les phrases et les super-phrases sont organisées en
paradigmes. Ces systèmes de variations sur fond de constantes – ou
groupes de transformations – permettent aux unités linguistiques de
s’entre-définir et de s’expliquer réciproquement. Or – en IEML – ce sont les mêmes paradigmes qui structurent l’expression et
le contenu. Voici donc le principe de résolution de notre problème :
dans un langage régulier dont le système de différences des signifiés
est une fonction calculable de celui des signifiants, non seulement la
syntaxe mais également la sémantique est calculable. C’est précisément
le cas d’IEML, qui est donc une langue à la sémantique calculable !
L’héritage de Tesnière et la linguistique cognitive
Parmi toutes les
fonctions du langage, l’une des plus importantes est de supporter la
construction et la simulation de modèles mentaux [Je m’inspire ici
notamment de l’étude de Philip Johnson-Laird, Mental Models,
Harvard University Press, 1983]. L’architecture linguistique des modèles
mentaux n’est évidemment pas exclusive de modes de représentation
sensori-moteurs, et notamment visuels, qui peuvent se rapporter aussi
bien à des mondes fictionnels qu’à la réalité vécue. Des linguistes
comme Ronald Langacker (1942- ) et George Lakoff (1941- ), qui sont parmi les principaux chefs de file du courant de la linguistique cognitive,
ont particulièrement étudié cette fonction de modélisation mentale. La
capacité de représenter des « scènes » – à savoir des processus mis en
oeuvre par des actants dans certaines circonstances – est une condition sine qua non du travail de modélisation accompli par le langage. Elle fonde la faculté narrative,
puisqu’un récit peut être ramené à un enchaînement hypertextuel de
scènes, moyennant certaines relations d’anaphore et d’isotopie. J’ajoute
qu’en spécifiant les rapports entre processus et/ou entre actants, la
scénographie linguistique fonde également la représentation des relations causales. Puisqu’une des missions d’IEML est de servir d’outil formel de modélisation, il doit non seulement organiser un morphisme
entre sa sémantique et sa syntaxe, mais également systématiser et
faciliter autant que possible la représentation des processus, des
actants, des circonstances et de leurs interactions. Pour ce faire, IEML
a intégré, avec quelques ajustements, le modèle actantiel de la phrase que Tesnière, préfigurant la linguistique cognitive, avait proposé dès le milieu du XXe siècle.
En effet, outre le courant structuraliste, la grammaire d’IEML a aussi été largement influencée par l’oeuvre majeure de Lucien Tesnière (1893-1954). Ce linguiste français a été le premier à présenter une grammaire universelle fondée sur les arbres de dépendance,
qui met en évidence le lien intime entre syntaxe et sémantique (voir la
Figure 1). Bien que les deux systèmes aient été élaborés
indépendamment, les arbres de dépendance de Tesnière sont proches des
arbres syntaxiques de Chomsky. Tesnière a aussi proposé une théorie
subtile de la translation entre les « parties du discours » que sont les verbes, noms, adverbes et adjectifs. Il a surtout développé le modèle actantiel de la phrase dont s’inspire la fonction syntagmatique d’IEML. La citation suivante, extraite de son oeuvre posthume Eléments de syntaxe structurale,
explique bien le principe du modèle actantiel : « Le noeud verbal (…)
exprime tout un petit drame. Comme un drame, en effet, il comporte (…)
un procès et, le plus souvent, des acteurs et des circonstances. Le
verbe exprime le procès. (…) Les actants sont des êtres ou des choses
(…) participant au procès. (…) Les circonstants expriment les
circonstances de temps, lieux, manière, etc. » [Lucien Tesnière, Eléments de syntaxe structurale,
Klincksieck, Paris 1959: 102, Chapitre 48] Le modèle actantiel de
Tesnière a notamment été repris et développé par deux importants
linguistes contemporains, Igor Melchuk (1932- ) et Charles Filmore
(1929-2014). La grammaire des cas de Fillmore publiée en 1968, a été
étendue dans les années 1980 à une conception quasi-encyclopédique de la
sémantique linguistique notamment mise en oeuvre dans le projet FrameNet centré sur la langue anglaise et qui inspire plusieurs programmes d’intelligence artificielle. Les frames
ou « cadres » en français décrivent la manière dont les mots
conviennent les uns avec les autres et déterminent mutuellement leurs
sens dans une phrase. Par exemple, lorsqu’on utilise le verbe
« attaquer » à la voix active, le sujet grammatical est forcément un
assaillant et l’objet grammatical une victime de l’attaque. L’approche
adoptée par IEML est compatible avec les théories de Fillmore, les cas correspondant aux rôles syntagmatiques et l’équivalent des cadres étant les paradigmes de phrases. Quant à Igor Melchuk,
sa contribution la plus originale concerne la morphologie, c’est-à-dire
la structure des mots et leurs rapports. Il a en particulier décrit les
fonctions lexicales qui règlent les collocations –
c’est-à-dire les mots qui vont ou ne vont pas ensemble – et les
relations sémantiques entre les unités lexicales d’une langue. Un
exemple simple de fonction lexicale est « PLUS » comme dans : [PLUS
(colline) = montagne] ou [PLUS (ruisseau) = rivière]. Les fonctions
lexicales sont notamment utilisées pour construire des dictionnaires
explicatifs et combinatoires (monolingues) et elles alimentent, comme
les cadres de Filmore, certains programmes de traitement automatique des
langues naturelles. IEML intègre les principales fonctions lexicales mises en évidence par Melchuk,
ce qui permet de composer facilement de nouveaux mots à partir des
éléments du dictionnaire et d’expliciter formellement les relations
sémantiques entre unités lexicales. Quant aux collocations selon Melchuk
elles sont proches des cadres de Fillmore et sont – comme eux –
traduites en IEML par des paradigmes de phrases. En somme, de nombreux
linguistes ont souligné l’importance de la fonction modélisatrice du
langage. Suivant leurs traces, IEML offre à ses locuteurs les outils
grammaticaux nécessaires pour décrire des scènes et raconter des
histoires. De plus, IEML permet de modéliser un domaine de connaissance
spécialisé ou un champ sémantique particulier par la libre élaboration
de terminologies (paradigmes de radicaux) et de phrases-cadres
(paradigmes de phrases).
Austin, Wittgenstein et l’héritage pragmatique
La langue est une
structure abstraite qui combine des paradigmes de morphèmes (atomes de
sens indécomposables) et des règles de compositions des unités
grammaticales (mots, phrases…) à partir des morphèmes. Par contraste, la
parole – ou le texte – est une séquence de morphèmes particulière qui
actualise le système de la langue. En ce sens, les terminologies et les
phrases-cadres d’IEML appartiennent à une catégorie intermédiaire entre
la langue et la parole. Ils font partie de la parole dans la mesure où
ils sont librement créés à partir du dictionnaire de morphèmes initial
et des règles de construction de syntagmes. Mais ils appartiennent
encore à la langue puisque ce ne sont pas à proprement parler des
textes, et encore moins des énonciations en contexte. Ce n’est qu’au
niveau de l’énonciation, en effet, que se déploient les actes de
langages, c’est-à-dire la dimension pragmatique des langues. Or
il ne s’agit pas de choisir entre la fonction modélisatrice ou
représentative des langues, qui vient d’être évoquée à la section
précédente, et leur fonction pratique, que nous allons survoler dans
cette section. Bien au contraire : la fonction de représentation et la
fonction pratique se soutiennent mutuellement. Sans modèle du monde,
l’action n’a pas de sens et sans plongement dans quelque situation
pratique, la représentation perd toute pertinence. Quoiqu’on puisse
faire remonter la réflexion sur la puissance pratique du langage à la
rhétorique antique ou aux plus anciennes réflexions de l’école
confucéenne, je me limiterai ici à quelques grands auteurs : Emile Benvéniste pour l’étude de l’énonciation et de la fonction déictique, Ludwig Wittgenstein pour la question de la référence et des jeux de langage, John L. Austin pour la notion même de pragmatique linguistique. Relèvent de la pragmatique linguistique les actes accomplis dans le langage mais qui ont des conséquences extra-linguistiques,
comme par exemple baptiser, interdire, condamner, etc. Puisqu’ils sont
accomplis dans le langage, ces actes sont de nature symbolique. Ils sont
par conséquent régis par des règles et accomplis par des « joueurs »
qui tiennent des rôles déterminés. Une multitude de jeux de langage,
selon l’expression de Wittgenstein, animent donc la dimension
pragmatique qui s’ouvre avec l’énonciation. Une langue peut elle-même
être assimilée à un système de règles ou à un jeu. Et si cette langue
est philologique elle est capable à son tour de définir une multitude de
langues restreintes, de systèmes de règles ou de jeux, qui sont autant
de manières distinctes de l’utiliser dans la pratique. IEML étant une
langue philologique, nous l’utiliserons non seulement pour modéliser un
champ sémantique quelconque, représenter des scènes et raconter des
histoires, mais aussi pour expliciter des jeux de langages dont nous
formaliserons les règles, les rôles et les coups au moyen de
terminologies et de phrases-cadres. Lorsqu’ils reconnaîtront les actes
de langages accomplis par les locuteurs d’IEML, des algorithmes pourront
déclencher automatiquement leurs conséquences extra-linguistiques et
notamment calculer les nouveaux états des « parties » en cours.
J’évoquerai ici quatre grands types d’actes de langage qui sont
particulièrement pertinents pour IEML : la référence, le raisonnement,
la communication sociale et les instructions données à des machines. La
première fonction de l’énonciation est de faire référence à des
objets non-linguistiques. Une de ses formes les plus évidentes est la
distribution des rôles interlocutoires : les première, seconde ou
troisième personnes indiquent qui parle, à qui et de quoi. Mentionnons
également les possessifs (liés à la distribution des personnes), les
démonstratifs comme « ça, ici, là-bas », les adverbes comme
« aujourd’hui », « demain », etc. Or un texte – ou un énoncé – ne permet
pas d’interpréter les déictiques comme « je », « ça » ou « demain ».
Seul l’événement d’une énonciation par quelqu’un, dans un contexte
spatio-temporel d’interlocution défini, peut leur donner un contenu
[« « Je » » signifie « la personne qui énonce la présente instance du
discours contenant « je ». » (Emile Benveniste)] . Cette fonction
référentielle du langage est particulièrement importante pour IEML, qui a
pour vocation de catégoriser des données et donc – par nécessité – de
les indexer. Aussi bien la distribution des rôles
interlocutoires que la catégorisation des données peuvent se conformer à
un grand nombre de jeux de référence distincts. Par exemple, pour
interpréter un « nous » il faut connaître le système de distribution des
personnes auquel il obéit : pluriel de majesté, chercheurs d’une même
discipline, membres d’un tribunal, citoyens d’une nation en guerre…?
D’autre part, la catégorisation des données en IEML prend un sens
différent selon que l’indexation est faite par un algorithme ou par un
humain. Dans le cas de l’indexation automatique, s’agit-il d’un
algorithme statistique basé sur un corpus indexé manuellement ? Et dans
ce dernier cas, indexé par qui, selon quels critères, etc. Dans le même
ordre d’idée, il peut être utile de savoir si un texte est cité (encore
un geste déictique) en tant que partie d’un corpus de référence, comme
une autorité pour renforcer la crédibilité des idées de l’auteur, pour
être critiqué, ou encore pour une autre raison. En somme, l’opération de
référence est un acte de langage, cet acte relève d’une multitude de
jeux possibles, et ces jeux peuvent être explicités en IEML. Le raisonnement est encore un autre type de jeu de langage modélisable en IEML. Citons dès maintenant, en suivant la typologie de Charles S. Peirce,
(1) les divers genres de raisonnement déductifs, (2) les raisonnements
inductifs – incluant les calculs statistiques – et (3) les raisonnements
abductifs, qui construisent des modèles causaux d’un domaine ou d’un
processus. On remarquera que le raisonnement suppose la plupart du temps
la référence et que cette dernière est souvent faite pour appuyer le
raisonnement. Les jeux de langage qui ont le plus été étudiés par les
spécialistes de la pragmatique, à commencer par Austin et Searle, sont les jeux de communication sociale,
qui comprennent par exemple les assertions, les questions, les ordres,
les promesses, les remerciements, les nominations, etc. Mais nous
pouvons ajouter à ce type de jeux les transactions, les contrats et tout
ce qui relève des arrangements légaux et des échanges économiques, qui
passent de plus en plus par des canaux électroniques et qui auraient
avantage à être exprimés dans un langage transparent, univoque et
calculable comme IEML. Finalement, puisque nous vivons dans un
environnement de plus en plus robotisé, les instructions données à des machines,
tout comme d’ailleurs les informations – parfois vitales – que les
machines nous transmettent, font évidemment partie des actes de langage
aux importantes conséquences extra-linguistiques. Parce que les
ordinateurs peuvent décoder IEML et qu’IEML se traduit en langues
naturelles, notre métalangage pourrait devenir le noyau logiciel d’une
interface ubiquitaire et interopérable entre humains et machines.
Une image du monde ou une image de soi ?
Dans le Tractatus Logico Philosophicus,
l’ouvrage de jeunesse qui l’a fait connaître, Wittgenstein examine à
quelles conditions les propositions logiques présentent une image fidèle
de la réalité. Le monde étant conçu par notre philosophe viennois comme
« tout ce qui arrive », chaque fait ou événement devrait être
représenté par une proposition dont la structure logico-grammaticale
reflète la structure interne du fait. L’idée d’un langage parfait ou
d’une langue transparente est souvent associée à cet idéal d’isomorphie
entre les expressions du langage et les réalités qu’elles décrivent ou,
en d’autres termes, entre la parole et sa référence. Rien n’est plus
loin du projet d’IEML. Plutôt que de poursuivre la chimère au parfum
vaguement totalitaire d’une langue de la vérité (la vérité se ramène à
la correspondance entre parole et réalité), j’ai poursuivi un objectif
moins contraignant et surtout plus atteignable : celui d’une langue de
la clarté, aussi univoque et traductible que possible. A l’idéal d’une
langue logique qui reflèterait des états de choses, j’ai substitué celui
d’une langue philologique dont la forme algébrique de l’expression
reflèterait la forme du contenu conceptuel : une langue qui serait une
image d’elle-même avant d’être une image du monde. Par définition, cette
correspondance interne ne relève pas du vrai et du faux mais de la
convention utile. Quant au rapport d’IEML avec la réalité
extralinguistique, elle relève d’une multitude de jeux de langages (je
suis ici le Wittgenstein de la maturité, tel qu’il s’est exprimé dans
les Philosophical Investigations),
multitude qui englobe les diverses manières de découper, reconnaître et
désigner des objets pertinents selon les contextes pratiques. Et grâce à
la capacité de description universelle propre à toutes les langues
philologiques, nous pouvons modéliser ces multiples jeux de langages en
IEML. Cette approche respecte aussi bien la liberté que la créativité de
ses locuteurs tout en autorisant ces derniers à se coordonner entre eux
et avec les machines. Reprenons la classification des différents
niveaux de la sémantique – linguistique, référentielle et illocutoire.
Notre métalangage clarifie les relations entre signifiés et signifiants
ainsi que les relations entre signifiés au point de pouvoir automatiser leur traitement. Le principal apport d’IEML se situe donc au niveau de la sémantique linguistique. Quant à la sémantique référentielle
– le pointage vers des réalités extra-linguistiques – elle peut devenir
plus précise dans la mesure où les différents modes de référence sont
précisés en IEML. Enfin, la force illocutoire des énonciations,
c’est-à-dire les « coups » qui sont joués dans une multitude de jeux de
communication sociale, peuvent être reconnus par des algorithmes et
traités en conséquence, à condition que les jeux en question aient
préalablement été décrits en IEML. En somme, la formalisation de la
sémantique linguistique nous offre la clé de la formalisation de la
sémantique en général.
Brève bibliographie
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