une
société qui s’était montrée prête structurellement à accepter le crime
sous la forme du vice serait bientôt prête à se laver de son vice en
accueillant ouvertement des criminels et en commettant publiquement des
crimes.
Enfin
et surtout, on découvrit dans des slogans tels que « Mort aux Juifs »
ou « La France aux Français » des formules presque magiques permettant
de réconcilier les masses avec l’état existant du gouvernement et de la
société.
Car
le pouvoir livré à lui-même ne saurait produire autre chose que
davantage encore de pouvoir, et la violence exercée au nom du pouvoir
(et non de la loi) devient un principe de destruction qui ne cessera que
lorsqu’il n’y aura plus rien à violenter.
« Ce
que nous appelons progrès, c’est [le] vent [qui] guide irrésistiblement
[l’ange de l’histoire] jusque dans le futur auquel il tourne le dos
cependant que devant lui l’amas des ruines s’élève jusqu’au cieux »
La
forme de possession la plus radicale et la seule vraiment sûre est la
destruction, car seules les choses que nous avons détruites sont à coup
sûr et définitivement nôtres.
Peu
d’idéologies ont su acquérir assez de prépondérance pour survivre à la
lutte sans merci menée par la persuasion, et seules deux d’entre elles y
sont effectivement parvenues en écrasant vraiment toutes les autres :
l’idéologie qui interprète l’histoire comme une lutte économique entre
classes et celle qui l’interprète comme une lutte naturelle entre races.
Toutes deux ont exercé sur les masses une séduction assez forte pour se
gagner l’appui de l’État et pour s’imposer comme doctrines nationales
officielles. Mais, bien au-delà des frontières à l’intérieur desquelles
la pensée raciale et la pensée de classe se sont érigées en modèles de
pensée obligatoires, la libre opinion publique les a faites siennes à un
point tel que non seulement les intellectuels mais aussi les masses
n’accepteraient désormais plus une analyse des évènements passés ou
présents en désaccord avec l’une ou l’autre de ces perspectives.
Rien
ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la
gloire de leurs leaders en particulier, que la rapidité surprenante avec
laquelle on les oublie et la facilité avec laquelle on les remplace
Une
croyance répandue veut que Hitler ait été un simple agent des
industriels allemands, et que Staline ait triomphé dans la lutte pour la
succession après la mort de Lénine par le seul biais d’une sinistre
conspiration. Ce sont là deux légendes, que réfutent de nombreux faits,
et d’abord l’indiscutable popularité des deux dirigeants.
Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés.
À
une époque de misère croissante et de désespoir individuel, il semble
aussi difficile de résister à la pitié lorsqu’elle devient une passion
exclusive, que de ne pas réprouver son universalité même, qui semble
tuer la dignité humaine encore plus sûrement que ne le fait la misère.
Rien
ne s’avéra plus facile à détruire que l’intimité et la moralité privée
de gens qui ne pensaient qu’à sauvegarder leur vie privée.
Le
totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les
vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et
ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la
meilleure garantie de leur loyauté.
En
effet, d’un point de vue démagogique, il n’est pas de meilleur moyen
d’éviter la discussion que de déconnecter un argument du contrôle du
présent et de dire que seul l’avenir peut en révéler les mérites.
Les
nazis ont prouvé qu’on peut conduire un peuple entier à la guerre avec
le slogan « sinon c’est la catastrophe » […] et cela à une époque sans
misère, sans chômage ni ambitions nationales frustrées.
Les
mouvements totalitaires se servent du socialisme et du racisme en les
vidant de leur contenu utilitaire, les intérêts d’une classe ou d’un
nation. La forme de prédiction infaillible sous laquelle étaient
présentés ces concepts est devenue plus importante que leur contenu.
Le pouvoir réel commence où le secret commence.
Mais,
une fois acquise la possibilité d’exterminer les Juifs comme des
punaises, au moyen de gaz toxiques, il n’est plus nécessaire de propager
l’idée que les Juifs sont des punaises.
L’ennui
avec les régimes totalitaires n’est pas qu’ils manipulent le pouvoir
politique d’une manière particulièrement impitoyable, mais que derrière
leur politique se cache une conception du pouvoir entièrement nouvelle
et sans précédent, de même que derrière leur Realpolitik se
trouve une conception entièrement nouvelle, sans précédent, de la
réalité. Suprême dédain des conséquences immédiates plutôt
qu’inflexibilité; absence de racines et négligence des intérêts
nationaux plutôt que nationalisme; mépris des considérations d’ordre
utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l’intérêt personnel;
« idéalisme », c’est-à-dire foi inébranlable en un monde idéologique
fictif, plutôt qu’appétit de pouvoir – tout cela a introduit dans la
politique internationale un facteur nouveau, plus troublant que n’aurait
pu l’être l’agressivité pure et simple.
L’hypothèse
centrale du totalitarisme selon laquelle tout est possible conduit donc
à l’élimination systématique de tout ce qui pourrait gêner la
réalisation de son absurde et terrible conséquence : que tout crime
imaginé par les dirigeants doit être puni, sans se soucier de savoir
s’il a ou non été commis.
Ce
qui heurte le sens commun, ce n’est pas le principe nihiliste du « tout
est permis » que l’on trouvait déjà au 19ème siècle dans la conception
utilitaire du sens commun. Ce que le sens commun et les « gens normaux »
refusent de croire, c’est que tout est possible. Nous essayons de
comprendre les faits, dans le présent ou dans l’expérience remémorée,
qui dépassent tout simplement nos capacités de compréhension. Nous
essayons de classer dans la rubrique du crime ce qu’aucune catégorie de
ce genre, selon nous, ne fut jamais destinée à couvrir. Quelle est la
signification de la notion de meurtre lorsque nous nous trouvons en face
de la production massive de cadavres? Nous essayons de comprendre du
point de vue psychologique le comportement des détenus des camps de
concentration et des SS, alors que nous devons prendre conscience du
fait que la psyché peut être détruite sans que l’homme soit, pour
autant, physiquement détruit; que, dans certaines circonstances, la
psyché, le caractère et l’individualité ne semblent assurément se
manifester que par la rapidité ou la lenteur avec lesquelles ils se
désintègrent. Cela aboutit en tout cas à l’apparition d’hommes sans
âmes, c’est-à-dire d’hommes dont on ne peut plus comprendre la
psychologie, dont le retour au monde humain intelligible, soit
psychologiquement, soit de toute autre manière, ressemble de près à la
résurrection de Lazare. Toutes les affirmations du sens commun, qu’elles
soient de nature psychologique ou sociologique, ne servent qu’à
encourager ceux qui pensent qu’il est « superficiel » de « s’appesantir
sur ces horreurs »
l’homme peut réaliser des visions d’enfer sans que le ciel tombe ou que la terre s’ouvre
La
curieuse logique de tous les « ismes », leur foi simpliste en la valeur
salutaire d’une dévotion aveugle qui ne tient aucun compte des facteurs
spécifiques et changeant, contiennent déjà en germes le mépris
totalitaire pour la réalité et les faits en eux-mêmes.
Le
danger d’échanger la nécessaire insécurité, où se tient la pensée
philosophique, pour l’explication totale que propose une idéologie et
sa Weltanschauung n’est pas tant le risque de se laisser
prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours
précritique, que d’échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de
penser pour la camisole de la logique, avec laquelle l’homme peut se
contraindre lui-même presque aussi violemment qu’il est contraint par
une force extérieure à lui.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1958, Gallimard, trad. Micheline Pouteau, Martine Leiris, Jean-Loup Bourget, Robert Davreu, Patrick Lévy.
Ne
subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par
la « nouveauté » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et
bien souvent déformé) de commentaires. N’en surnage que l’impression
d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans
les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire. D’où l’idée de
cette série de chroniques de retours aux textes lus. Sans commentaires.