6/07/2022

le seuil ou le guet de feu

 

Agamben : du langage le seuil ou le guet de feu

« La vérité est une errance, sans laquelle certains hommes ne pourraient pas vivre. Elle est, ainsi, une forme de vie, cette forme de vie dont certains hommes ne peuvent se passer. Leur forme-de-vie est, en ce sens, une errance pour la vérité, qui les constitue comme témoins. »

Giorgio Agamben

 

Zone Critique revient sur Quand la maison brûle, de Giorgio Agamben. L’ouvrage, publié dans la collection Bibliothèque, chez Payot-Rivages, dans une traduction de Léo Texier, reprend quatre textes du grand philosophe italien, où il est tour à tour question de péril, de seuil, de passage et de vérité.

Langage et politique : vers la ruine

Texte sans doute le plus politique, texte qui ouvre l’ensemble de l’ouvrage et donne son titre au livre, « Quand la maison brûle » reprend et actualise des réflexions déjà engagées de longue date par l’auteur. Des propos sur la nudité, le masque social et la persona aux propos sur la vérité en lutte contre les lumières du temps et, en filigrane, le brillant « Qu’est-ce que le contemporain ? », « Quand la maison brûle » poursuit la démonstration d’une politique aux prises avec l’histoire – d’une politique contre l’histoire – et dans la recherche de sa propre mue autoritaire, à laquelle opposer le geste de la pensée (philosophie) et le geste du langage (poésie).

Agamben ouvre son propos sur un constat implacable qui, s’il a le mérite de prendre de la hauteur quant à la collapsologie ambiante, se refuse à une cécité béate tout en rappelant que le drame est un drame du construit plus qu’un drame jaillissant ex nihilo d’une tragédie indépassable. « Qu’une civilisation – une barbarie – sombre pour ne pas se relever, cela est déjà survenu et les historiens sont habitués à marquer et dater les ruptures et les naufrages. Mais comment témoigner d’un monde qui va vers sa ruine les yeux bandés et le visage couvert, d’une république qui s’effondre sans lucidité ni fierté, dans l’abjection et la peur ? Leur aveuglement est d’autant plus désespéré que les naufragés prétendent gouverner leur propre naufrage, ils jurent que tout peut être tenu techniquement sous contrôle, qu’il n’y a besoin ni d’un nouveau dieu ni d’un nouveau ciel – mais seulement d’interdits, d’experts et de médecins. Panique et escroquerie. »

Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement

Ce qui s’effondre, ne serait donc pas le monde mais le commun, ou du moins la capacité du politique – contre la politique – à faire commun et cité, à faire maison. Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement, c’est en ce sens d’ailleurs que l’auteur rappelle combien « [nous] séparer de notre passé est la première des ressources du pouvoir », non pas au sens du roman national mais dans la perspective d’une histoire commune, refuge et foyer, maison désormais en flamme, où jouir de la ruine. « Il en va comme si le pouvoir cherchait à s’emparer à tout prix de la vie nue qu’il a produite, et que cependant, […] il s’efforce de se l’approprier et de la contrôler par tous les dispositifs imaginables […]. »

 

Visage et langage : nudité de seuil

C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle.

Là où s’établit l’économie globale de l’œuvre, c’est évidemment dans la communication qui s’opère entre les différents textes. Si le premier pose la critique politique et ouvre à une réflexion synthétique, les trois autres déploient des ramifications fécondes avec l’ensemble de l’œuvre d’Agamben. C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle. « Quand pensée et langage se séparent, nous croyons pouvoir parler en oubliant que nous parlons. Poésie et philosophie, quand elles disent quelque chose, n’oublient pas qu’elles sont en train de le dire ; elles se souviennent du langage. Si nous nous souvenons du langage, si nous n’oublions pas que nous pouvons parler, alors nous sommes plus libres, nous ne sommes plus contraints par les choses et les règles. Le langage n’est pas un instrument, il est notre visage, l’ouvert dans lequel nous sommes. » C’est par le langage que je demeure dans l’ouvert, que je mets en jeu mon visage : « il expose et communique. Pour cette raison, le visage est lieu de la politique. Notre temps impolitique ne veut pas voir son propre visage, il le tient à distance, le masque et le couvre. Il ne doit plus y avoir de visage, mais seulement des nombres et des chiffres. Même le tyran est sans visage. » Et si le tyran est sans visage c’est bien que ma parole me donne un visage, ouvre au Contre’un cher à La Boétie.

Dès lors, celui qui s’ouvre par le langage, ouvre dans le même temps, communique et déploie. Il oppose au seuil de la ruine le seuil du multiple. De même que, dans le mesure où le seuil est loi – Agamben le rappelle dans « La porte et le seuil »  – il participe d’une cartographie du collectif, éclaire. Et la loi, si elle pose l’interdit, ouvre surtout à son dépassement, à l’interrogation de sa limite comme de sa légitimité : « La loi est la porte-clôture qui interdit ou permet le passage des actions à travers les seuils qui articulent les rapports entre les hommes. » Puisqu’il s’agit bien de préserver de l’embrasement la maison, puisqu’il s’agit bien de perpétuer le passage de ce que nous sommes à ce que nous serons. Et là d’envisager le seuil comme un devenir et un événement – celui du passage – ou la rencontre d’une intériorité et d’une extériorité, d’une individualité et de l’histoire, d’un sujet et d’un collectif. « Et, par l’arrêt de la pensée sur ce seuil, quelque chose comme un dehors, un espace de liberté devient possible. »

 

Charon poète-prophète

Parce que l’on pourrait considérer celui qui passe comme celui qui transmet, ou celui qui témoigne. Si je me tiens au seuil, si je me tiens dans le devenir d’un espace de seuil, je suis aussi – du moins c’est le pari que l’on fera – le fameux contemporain identifié ailleurs par Agamben. Le contemporain, rappelons-le, est celui qui voit dans les obscurités de l’époque, à la fois poète, à la fois Charon, à la fois médium. Et la « Leçon dans les ténèbres » semble se diriger dans cette perspective lorsqu’elle évoque la figure du prophète et surtout son rapport à la parole : une parole que l’on entend pas. Comme celui qui demeure d’une parole de vérité dans la maison qui brûle. « L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie. » Et la métaphore de l’enfant n’est pas anodine dans la mesure où elle situe le poète comme celui qui, dans l’espace du seuil, aura transgressé la loi et la culture, se sera défait de l’injonction construite et formulée pour se diriger vers une vérité non plus indicible mais intolérable.  Elle est la parole qui démasque sous la lumière éblouissante les points construits de la catastrophe, le systématisme du devenir-ruine : « Ne peut dire la vérité que celui qui n’a aucune chance d’être entendu, celui qui parle depuis une maison qui tout autour de lui se trouve impitoyablement consumée par les flammes. »

Le prophète comme le poète, celui qui déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel. 

Le prophète, entendu dans un sens plus large que celui qui porte une parole divine, déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel. Il est « [celui] qui accomplit cette expérience de la parole, celui qui est, en cela, poète et non seulement lecteur de sa propre parole, en décèle la signature dans tout fait, même le plus minime, et en témoigne dans tout événement et en toute circonstance, sans arrogance ni emphase, comme s’il percevait avec clarté que tout ce qui lui arrive, saisi à la mesure de l’annonce, dépose toute altérité et tout pouvoir, lui devient plus intime et, dans le même temps, plus lointain. » Il porte témoignage d’une vérité. Se fait témoin donc : « Témoin est celui qui parle uniquement au nom d’une impossibilité à dire. »

Le poète est « le témoin par excellence », ersatz du prophète, figure au coeur des flammes, le même qui érige le langage jusqu’à sa fin ultime, qui le dépèce pour le rendre à sa pureté de néant. Il pousse la parole jusqu’à la « vérité du témoignage » comme aboutissement, « vérité ultime ». De fait, le témoignage s’oppose à la mémoire – la complète – dans la mesure où il ne rend pas le discours et le l’histoire mais bien le silence. Il témoigne par le langage, mais d’un langage qui abandonne le discursif, « amant des mots. Des mots, cependant, non en tant qu’assertions : en tant que gestes. »

 

Et alors, s’il ouvre au contemporain en souillant ses lumières – parce qu’ils les dévoilent comme factices, parce qu’ils prophétisent la ruine qu’elles portent en elles – il désigne les seuils, et témoigne de l’infinité des silences, enfants de l’obscurité. Alors, il « ne dit rien, mais appelle ; il continue avec insistance à appeler et c’est la ténacité de cette apostrophe vide de sens qui constitue son unique et incontournable autorité. » Il fait de la parole une vérité, il rend au langage son geste souverain, énonce et appelle au coeur de la maison qui brûle un langage sacrifié et épiphanique.





Posted by  on mercredi, mars 30, 2022

6/02/2022

la part des causes

 

Entretien avec Sébastien Allali : « Si la cause est perdue, il faut apprendre à faire la part des causes »

Charles Denet, « Les joueurs de dominos » (1853-1939)

Sébastien Allali enseigne la philosophie. Docteur en psychologie clinique (Paris VII) et diplômé en neuropsychologie et neurosciences cliniques (Faculté de médecine de Toulouse), il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment L’échappée belle (Éditions Glyphe) dont nous avions parlé ici ainsi que Eros sans Thanatos? Le déni de la pulsion de mort des pères du freudo-marxisme (Mjw Fedition, 2017). En 2021, il publie Cause toujours ! Philosophie et psychologie de l’attribution causale aux Éditions Glyphe, ouvrage dans lequel l’auteur étudie le fonctionnement de l’attribution causale et ses biais, notamment dans certaines pathologies psychiatriques ou neurologiques. Envisageant les conséquences philosophiques et scientifiques de notre appétence pour la recherche des causes, le livre donne à penser, avec de l’efficacité et de l’esprit, un authentique « instinct causal », propre de l’humain, qu’il convient d’interroger dans cet entretien, de Hume à Nietzsche, de Popper à la psychologie sociale.


Dans le contexte d’accroissement des théories complotistes et d’un rebond des obscurantismes religieux, qu’est-ce que vous a donné envie de travailler et de renouveler cette question de la causalité et de dresser par la même occasion le portrait psychologique de l’homme ? Quelles sont les causes à l’origine de ce livre ?

« Cause toujours ! Philosophie et psychologie de l’attribution causale », Sébastien Allali (Éditions Glyphe, 2021)

J’explique précisément dans cet essai que nous cherchons toujours des causes aux événements ou à nos propres agissements mais que nos explications causales sont généralement très douteuses. Sensées, cohérentes, rassurantes, mais fragiles. Je serais donc bien incapable de vous répondre avec certitude. Mais le scénario causal provisoire que je tiens a posteriori pour raisonnable à défaut d’être certain est le suivant : j’ai écrit ce livre au début de la pandémie, quand tout le monde se passionnait pour les origines du virus et que certains discours étaient, en la matière, plus acceptables que d’autres. J’ai été fasciné par la propension humaine à vouloir absolument déterminer la cause des événements, à chercher un coupable, etc. J’ajoute que le thème de la causalité est central chez plusieurs philosophes que j’apprécie : Pyrrhon, Hume, Nietzsche, Russell, Popper et… Woody Allen.

J’en viens au complotisme que vous évoquez. La réalité est complexe, changeante. Chaque phénomène procède non pas d’une seule mais d’une multitude de causes. Le discours complotiste est fallacieux dans la mise en lumière d’une cause unique que le complotiste s’enorgueillit d’avoir dévoilée. Karl Popper s’intéresse, dans La société ouverte et ses ennemis, à « la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. […] C’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. ». Cependant, il y a quelque chose de tout aussi inquiétant dans le fait – c’est une mode nouvelle – de traiter de « complotiste » toute personne qui tient un discours qui ne nous plaît pas ou qui s’éloigne de la doxa.

Ne considérez-vous pas qu’en tant qu’instinct, la causalité témoigne d’une forme de besoin que l’homme cherche à satisfaire ? Pouvons-nous ici parler à propos de la causalité d’un « besoin métaphysique de l’humanité » selon la formulation de Schopenhauer ?

Nietzsche parle d’« instinct causal » pour désigner notre désir impérieux de trouver des explications causales aux événements. Cette formule insiste sur la dimension physiologique de la quête d’explications causales. La survie n’est possible qu’en identifiant la régularité des phénomènes pour éviter le danger, trouver des ressources, etc. La métaphysique comme recherche des causes ultimes, des causes des causes, ce qui passionnait Aristote, procède sans doute de cette nécessité physique d’identifier des causes. Faire une offrande à un dieu considéré comme la cause de tout ce qui arrive (ce que fait la religion) ou chercher les causes naturelles d’un phénomène pour le maîtriser (ce que fait la science) sont des démarches assez proches. En fonction de nos croyances ou de notre évaluation de l’efficacité de ces démarches, on préférera l’une ou l’autre des approches. Comme l’a bien compris Bergson, derrière l’intelligence, le langage, la raison et la science se cache une volonté de maîtrise de la réalité – pour survivre – qui exige de déterminer la cause des phénomènes. Il n’en demeure pas moins que ce qui fait de l’homme un « animal métaphysique », comme le dit Schopenhauer, c’est que les explications causales qu’il cherche à découvrir ne concernent pas que le « comment » des choses, mais aussi le « pourquoi ultime », le sens des choses et de l’existence. Ce qui expose au désarroi ceux qui en concluent, comme ce philosophe, qu’il n’y a pas toujours de cause et de sens ultimes, car « la Volonté est sans volonté » : chez Schopenhauer, le mécanisme causal général qui régit l’univers est lui-même insensé et sans cause.

Vous construisez une approche très pertinente selon laquelle l’être humain est en proie à un « instinct causal ». Pensez-vous qu’il faille biologiser cet instinct ? Dans quelle mesure ne pourrions-nous pas considérer que c’est un instinct social, forgé par l’éducation, nos cultures, ou même l’enseignement scolaire dans ses contenus ?

Deux éléments de réponse à votre question : je fais miennes les thèses nietzschéennes d’une origine physiologique de nos pensées, de nos valeurs, de notre métaphysique. Dans mon livre, je souligne, à partir de cas cliniques de troubles neuropsychologiques, l’origine somatique de nos explications causales (qui sont assez loufoques, d’un point de vue rationnel extérieur, dans certaines maladies neuropsychiatriques). Mais attention, la part du biologique dans l’instinct causal ne vaut pas dire qu’il s’y réduit. Comme l’explique Edgar Morin dans ses écrits sur la pensée complexe, la biologie relève de phénomènes physiques sans s’y réduire pour autant. Dès lors, la causalité biologique diffère de la causalité physique qu’elle englobe et dépasse. De même, la vie et la pensée humaines procèdent de la biologie sans s’y réduire car le nombre des interactions et des rétroactions est tel que s’opère un saut qualitatif qui fait que la vie humaine est plus qu’une simple somme de phénomènes physico-chimiques même si nos modèles, eux, sont physico-chimiques. Il y a à la fois continuité et discontinuité entre le physico-chimique et le biologique. Idem dans le rapport de l’individu à la société (qui est plus qu’une somme d’individus dont les interactions seraient simples et aisément modélisables). Pour revenir à votre question : l’un n’exclut donc pas l’autre et notre appétence pour la détermination des causes repose en même temps sur des éléments physiques, biologiques, sociétaux, éducationnels, culturels, etc. Et toute réponse simplificatrice (« la cause de A, c’est B »), en dépit de l’intérêt heuristique ou technique qu’elle peut avoir, est douteuse si elle se prend trop au sérieux. Toute explication causale doit être présentée comme un modèle, « comme si » elle était juste tout en sachant qu’elle n’est qu’une simplification du réel. A la fin de mon livre, je reprends un bel exemple du philosophe Claude Romano dans son livre L’événement et le monde : imaginons une pomme qui tombe d’un arbre. Pourquoi tombe-t-elle ? Réponse spontanée : à cause de la gravité dont Newton, raconte-t-on, fit la découverte sous un pommier, heurté par un fruit subissant la loi de la chute des corps. Mais si la loi de la gravité est universelle, ce qui, en revanche, fait que cette pomme-là, précisément, tombe doit aussi être imputé au fait que le fruit était mûr, ce qui dépend de l’ensoleillement du verger où le pommier a poussé, de la douceur du climat, de la variété de la pomme, des conditions atmosphériques (le vent soufflait-il ce jour-là, et avec quelle intensité ?). Il apparaît clairement à partir de cet exemple que, si l’explication causale de tout fait singulier est toujours possible en théorie, elle demeure, en fait, impossible dans la mesure où elle fait intervenir une multiplicité quasi-infinie de causes. La science a besoin d’isoler les variables. Dans les faits, la multiplicité des causes échappe à tout entendement fini. Quand un anglophone donne une explication, il commence par « because ». Quand nous faisons de même, nous devrions dire « bi-cause », pour ne jamais nous contenter d’une explication unique et nous ouvrir à la multiplicité des facteurs explicatifs.

Gaston Bachelard, dans Le Nouvel esprit scientifique, écrit la chose suivante : « Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question ». Cette obsession de la causalité ne serait-elle pas l’expression, d’une part, d’un goût humain, trop humain pour les réponses plus que pour les interrogations et les problèmes, et d’autre part, de la difficulté d’accepter de « rajeunir » intellectuellement, de remettre en cause nos systèmes causals individuels ? Je veux dire par là qu’il y a quelque chose d’ « humiliant » dans la connaissance dans la mesure où elle se présente toujours comme la découverte de notre ignorance et de nos croyances les plus insensées.

Portrait d’Albert Einstein (1947)

C’est une question d’état d’esprit : soit on se sent « humilié », comme vous dites, par l’inconstance de nos explications causales, soit on se réjouit – on peut même s’en amuser – du fait qu’en matière de connaissance, l’aventure est sans fin, ce qui peut être stimulant et ludique. Ceux qui ont besoin de réponses figées oscilleront entre le déni et l’humiliation, mais ceux qui ont la force de supporter le caractère foncièrement énigmatique de la réalité ne ressentiront nulle humiliation.

Par un amusant hasard, l’anagramme de « ALBERT EINSTEIN » donne : « RIEN N’EST ÉTABLI » et on sait que l’illustre physicien attribuait ses découvertes à la conservation, même à l’âge adulte, d’une certaine curiosité juvénile, préférant souvent les questions aux réponses. J’aime beaucoup cette idée bachelardienne de « rajeunissement spirituel » qui me fait penser à l’enfant des « Trois métamorphoses » d’Ainsi parlait Zarathoustra : ce n’est qu’après avoir été chameau docile puis lion rebelle que l’esprit devient enfant.

A différents moments de votre livre, vous montrez que les causes sont sujettes aux conflits, aux oppositions frontales, en mobilisant les recherches en psychologie sociale notamment. Dès lors, la causalité n’est-elle pas aussi un outil ou une arme de guerre intellectuelle, voire symbolique, qui fait qu’en cherchant des raisons, nous cherchons avant tout à avoir raison ?

Bien entendu, le savoir causal donne du pouvoir et il n’échappe donc pas aux rapports de force et aux jeux de pouvoir. En science, l’efficacité pratique de l’explication causale sera déterminante pour « l’emporter » à terme, mais les explications traditionnelles ne manqueront pas de donner lieu, en attendant, à des procès en hérésie. Dans les sciences humaines, en économie, en psychanalyse, en histoire, etc., le caractère généralement non réfutable (au sens de Popper) des explications causales rend les querelles de clocher encore plus féroces car les critères objectifs permettant de hiérarchiser les différentes explications font défaut (en tout cas a priori car il est toujours facile d’expliquer un événement – une crise économique, une guerre, etc. – après coup !).

A contrario et paradoxalement, si l’on pense à Socrate (dont les remises en question, nous dit Alcibiade, envoûtaient ses élèves) ou du fascinant Pyrrhon, chef de file des sceptiques, on constate qu’il y a aussi un certain usage du scepticisme qui prend la forme d’un pouvoir intellectuel (celui de la conscience de son inscience) exercé sur autrui.

Vous rappelez une distinction fondamentale entre causalité et corrélation, en montrant que nombreux sont nos discours qui s’appuient sur cette confusion. Pourriez-vous revenir sur cette distinction que vous posez ? Qu’est-ce qui invite, dans une perspective psychologique, les humains à opérer ce glissement de la corrélation à la causalité ?

En effet, parmi les erreurs classiques (auxquelles, parfois, la science n’échappe pas), il y a la confusion entre corrélation et causalité. Par exemple, il arrive que l’on relie causalement deux événements alors qu’ils ont en fait tous les deux une cause commune. Ce biais est synthétisé par la formule latine cum hoc ergo propter hoc (« avec cela, donc à cause de cela »). L’exemple classique est « l’effet cigogne » : là où il y a beaucoup de cigognes, on constate un plus fort taux de natalité. On pourrait en conclure, comme on le raconte aux enfants, que les cigognes apportent les bébés. Alors que l’explication la plus probable serait qu’il y a plus de cigognes en milieu rural et dans les villages (par opposition aux grandes villes) et que, par ailleurs, la natalité est plus forte en milieu rural que dans les villes.

Friedrich Nietzsche

Il n’y a parfois absolument aucun rapport entre les deux événements que l’on fait entrer en corrélation : si la taille des culottes semble diminuer depuis quelques centaines d’années en même temps que la température globale de la planète augmente, il semble plus sage d’y voir un effet de mode indépendant du climat que de conclure que l’augmentation de la température est la cause du rétrécissement de la taille des sous-vêtements.

La causalité, c’est le saint Graal car, si vous comprenez la cause d’un phénomène (un symptôme, par exemple, en médecine), vous pouvez prévoir et agir. La confusion entre causalité et corrélation peut donc, psychologiquement, s’expliquer soit par la paresse intellectuelle (la « philodoxie » dénoncée par Socrate) soit par la volonté de contrôle qui pousse à aller trop vite en besogne. Et pour ne pas me contredire, j’ajoute à nouveau que mes réponses à vos questions sont des hypothèses et des simplifications de notre comportement psychologique. Vous voyez, il s’agit de prendre l’habitude, face à nos propres explications, de conserver ce que le neurologue Lionel Naccache appelle une « distance de lucidité ».

Nietzsche écrit dans Le Gai Savoir : « Il nous est impossible de voir au-delà de l’angle de notre regard : il y a une curiosité sans espoir à vouloir connaître quelles autres espèces d’intellects et de perspectives il pourrait y avoir, par exemple, s’il y a des êtres qui peuvent concevoir le temps en arrière, ou tour à tour en avant et en arrière (par quoi on obtiendrait une autre direction de vie et une autre conception de la cause et de l’effet). J’espère, cependant, que nous sommes au moins, de nos jours, assez éloignés de ce ridicule manque de modestie de vouloir décréter de notre angle que ce n’est que de cet angle que l’on a le droit d’avoir des perspectives. Le monde, au contraire, est redevenu pour nous « infini » : en tant que nous ne pouvons pas réfuter la possibilité qu’il contienne des interprétations à l’infini. Encore une fois le grand frisson nous prend : – mais qui donc aurait envie de diviniser de nouveau, immédiatement, à l’ancienne manière, ce monstre de monde inconnu ? Adorer cet inconnu désormais comme le « dieu inconnu » ? Hélas, il y a trop de possibilités non divines d’interprétation qui font partie de cet inconnu, trop de diableries, de bêtises, de folies d’interprétation, – sans compter la nôtre, cette interprétation humaine, trop humaine que nous connaissons… » (Nietzsche, Le Gai savoir, V, § 374 « Notre nouvel « infini » »). Votre proposition dans cet ouvrage n’est-elle pas en réalité de soutenir le perspectivisme nietzschéen de manière plus radicale, en matière de philosophie et de psychologie ?

Oui, c’est dans cette « perspective », c’est le cas de le dire, que s’inscrivent mes réflexions. En vous répétant que, chez Nietzsche, le caractère insondable du monde est un sentiment valorisé, qui pimente l’existence des « esprits libres ». L’idée même de causalité, les hypothèses scientifiques, etc., sont des constructions intellectuelles utiles, voire nécessaires, qui pourraient s’inscrire, malgré ce caractère toujours hypothétique, dans le savoir amusé et lucide, cette gaya scienza dont parle Nietzsche, et qui fait toute sa place au rire et à l’illusion assumée. Si la cause est perdue, il faut apprendre à faire la part des causes, c’est-à-dire aborder la causalité de façon auto-critique.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey