8/16/2020

Deux vocables infâmes par Giorgio Agamben

 

Deux vocables infâmes 

par Giorgio Agamben

 

« L’arrêtducrime, c’est la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse ». Forme achevée de l’autocensure évitant le « crime de pensée », cette « stupidité protectrice » garantit l’orthodoxie dans 1984. L’on a perçu ces derniers temps des résonances du roman, comme si l’état d’urgence sanitaire laissait entrevoir une réalité dystopique. Le renforcement du contrôle qui, sous prétexte de limiter les propos de « haine » et les affabulations calomnieuses, discrédite la parole contraire, semble sonner le glas de la libre pensée. À l’infantilisation des esprits qui, avant le choc viral, faisait plutôt songer à Brave New World s’ajoute la mise en garde, dictant de s’en tenir au discours officiel, qui rend la question suspecte, voire impensable : le « monde d’après » a des accents plus orwelliens.
La « transparence » moderne est un piège du langage qui fait croire à l’événement sans ombres. Retenant deux termes récurrents dans la sphère médiatique (en France comme en Italie), Giorgio Agamben en sanctionne l’usage, arrachant le masque de la bien-pensance. L’un des mots favoris du moment tendrait à promouvoir une conception naïve de l’action politique, faisant la part belle au hasard et négligeant les agissements plus ou moins secrets qui relèvent de l’intérêt.
Effet de la révolution numérique, la démocratisation du dire fait émerger un questionnement mêlé sur le pouvoir, qui n’exclut pas les représentations fantasmées. Mais la tentation coercitive traduit plutôt la faiblesse d’un gouvernement qui, s’en remettant aux avis d’un « conseil scientifique », peine à légitimer son action politique. Quelle force nous gouverne en régime d’exception ? L’obligation d’avancer masqué ne devrait-elle pas réveiller le sens critique ?

[Illustration, Andrea Mantegna, Camera magna picta (renommée Camera degli sposi), partie du mur nord, « La Cour de Mantoue ». Fresque réalisée entre 1465 et 1474.


Dans les polémiques durant l’urgence sanitaire sont apparus deux vocables infâmes, qui avaient de toute évidence pour seul but de discréditer ceux qui, face à la peur qui avait paralysé les esprits, s’obstinaient encore à penser : « négationniste » et « complotisme ».
Sur le premier il ne vaut pas la peine de s’étendre trop longuement, étant donné que, en mettant de façon irresponsable sur le même plan l’extermination des juifs et l’épidémie, celui qui en fait usage manifeste qu’il participe consciemment ou inconsciemment de cet antisémitisme encore si répandu à droite comme à gauche de notre culture. Comme le suggèrent des amis juifs justement offensés, il serait opportun que la communauté juive se prononçât sur cet indigne abus terminologique.
Il vaut la peine, en revanche, de s’attarder sur le second terme, qui témoigne d’une ignorance de l’histoire vraiment surprenante. Qui est familier des recherches des historiens sait bien comment les événements qu’ils reconstruisent et racontent sont nécessairement le fruit de plans et d’actions très souvent concertés par des individus, des groupes et des factions qui poursuivent par tous les moyens leurs buts.
Trois exemples entre mille autres possibles, chacun ayant signé la fin d’une époque et le début d’une nouvelle période historique.
En 415 av. J.-C. Alcibiade met en jeu son prestige, ses richesses et tout expédient possible pour convaincre les Athéniens de mener une expédition en Sicile qui se révélera plus tard désastreuse et coïncidera avec la fin de la puissance d’Athènes. De leur côté, ses adversaires, en profitant de la mutilation des statues d’Hermès advenue quelques jours avant le départ de l’expédition, engagent de faux témoins et conspirent contre lui pour le faire condamner à mort pour impiété.
Le 18 brumaire (9 novembre 1799), Napoléon Bonaparte, qui pourtant avait déclaré sa fidélité à la constitution de la république, par un coup d’État renverse le Directoire et se fait proclamer premier consul avec les pleins pouvoirs, mettant ainsi fin à la Révolution. Les jours précédents, Napoléon avait rencontré Sieyès, Fouché et Luciano Bonaparte pour mettre au point la stratégie qui aurait permis de surmonter l’opposition attendue du Conseil des Cinq-Cents.
Le 28 octobre 1922 a lieu la marche sur Rome d’environ 25 000 fascistes. Dans les mois qui précédèrent l’événement, Mussolini, qui l’avait préparé avec les futurs triumvirs De Vecchi, De Bono et Bianchi, prend contact avec le président du conseil Facta, avec D’Annunzio et des représentants du monde de l’entreprise (selon certains il aurait même rencontré secrètement le Roi) pour tester de possibles alliances et d’éventuelles réactions. En une sorte de preuve générale, le 2 août, les fascistes occupent militairement Ancona.
Dans ces trois événements, des individus réunis en groupes ou partis ont agi avec détermination pour réaliser les fins qu’ils se proposaient, en se confrontant chaque fois à des circonstances plus ou moins prévisibles et en adaptant à celles-ci leur propre stratégie. Certes, comme dans toute affaire humaine, le hasard a sa part, mais expliquer par le hasard l’histoire des hommes n’a aucun sens et aucun historien sérieux ne l’a jamais fait. Il n’est pas nécessaire pour autant de parler d’un « complot », mais il est certain que celui qui définirait complotistes les historiens qui ont cherché à reconstruire dans les détails les trames et le déroulement de l’événement ferait preuve d’ignorance, si ce n’est d’idiotie.
Il est pour cela d’autant plus stupéfiant que l’on s’obstine à le faire dans un pays, comme l’Italie, dont l’histoire récente est à tel point le fruit d’intrigues et de sociétés secrètes, de manœuvres et de conjurations de toutes sortes, que les historiens ne parviennent pas encore à tirer au clair nombre d’événements décisifs de ces cinquante dernières années, des bombes de piazza Fontana au délit Moro. Cela est tellement vrai que le Président de la République Cossiga lui-même a déclaré en son temps avoir participé activement à l’une de ces sociétés secrètes, connue sous le nom de Gladio.
En ce qui concerne la pandémie, des recherches fiables montrent qu’elle n’est pas arrivée à l’improviste. Comme le documente efficacement le livre de Patrick Zylberman Tempêtes microbiennes (Gallimard 2013), l’Organisation Mondiale de la Santé, déjà en 2005, à l’occasion de la grippe aviaire, avait suggéré un scénario comme celui d’aujourd’hui, en le proposant aux gouvernants comme un moyen de s’assurer le soutien inconditionnel des citoyens. Bill Gates, qui est le principal bailleur de fonds de l’organisation, a fait connaître à plusieurs occasions ses idées sur les risques d’une pandémie, qui, dans ses prévisions, aurait provoqué des millions de morts et contre laquelle il fallait se préparer. Ainsi en 2019, le centre américain Johns-Hopkins, dans une recherche financée par la Bill et Melinda Gates Foundation, a organisé un exercice de simulation de la pandémie de coronavirus, appelée « Event 201 », en réunissant des experts en épidémiologie, pour préparer une riposte coordonnée en cas d’apparition d’un nouveau virus.
Comme toujours dans l’histoire, dans ce cas aussi il se trouve des hommes et des organisations qui poursuivent leurs objectifs licites ou illicites et cherchent par tous les moyens à les réaliser et il est important que celui qui veut comprendre ce qui arrive les connaisse et en tienne compte. Parler, pour cela, d’un complot n’ajoute rien à la réalité des faits. Mais définir complotistes ceux qui cherchent à connaître les événements historiques pour ce qu’ils sont est simplement infâme.


Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 10 juillet 2020 :
https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-due-vocaboli-infami
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