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5/17/2022

photographie post-modernité

 

Walter Benjamin et la photographie à l’avènement de notre post-modernité

Walter Benjamin. Bibliothèque Nationale, Paris, 1937

L’invention de la photographie, comme celle de l’imprimerie, a totalement bouleversé notre rapport au savoir. La photographie a non seulement transformé radicalement les arts de la peinture et de la sculpture, mais aussi les moyens de diffusion de la connaissance.

La photographie a été la première technique à donner une vision fidèle du réel. Avant cela, les artistes étaient condamnés à produire une image subjective de la réalité, comme dans la peinture. L’invention de la photographie fut un tremblement de terre sans précédent dans les moyens de diffusion d’une information. Walter Benjamin s’est intéressé à ce bouleversement dans ses écrits en révélant l’importance de ce nouveau médium devenu aussi répandu que l’écriture manuscrite. Nous verrons ici que la photographie a procédé à une lente évolution et qu’elle a été perfectionnée au fil des décennies, pour aboutir à l’image numérique que nous connaissons aujourd’hui.

Si nous nous référons aux écrits de Walter Benjamin, nous ferons toutefois également appel à d’autres auteurs qui ont participé à la réflexion sur la photographie d’un point de vue théorique ainsi que sur ses diverses inventions qui furent le fruit d’un travail d’un très grand nombre de personnes.

La photographie est née de tâtonnements divers, de hasards chanceux et d’améliorations très nombreuses. Il y eut également beaucoup d’échecs, de tentatives menant à des impasses dont les successeurs trouvèrent une solution. La période de ces expérimentations s’étend sur deux siècles et se poursuit de nos jours avec l’informatique dont on ne sait pas ce que nous réserve l’avenir avec le XXIe siècle. En incorporant un appareil photo dans tous les téléphones portables, la photographie est devenue l’art le plus populaire. Quasiment tout le monde pratique la photographie au quotidien, même sans avoir de notions sur les techniques de prises de vue. L’image photographique a envahi notre société dans toutes les classes sociales. La pratique du « selfie » en est le révélateur le plus marquant. Walter Benjamin était bien loin de s’imaginer qu’au XXIe siècle la photographie prendrait une si grande place dans la vie de tous les jours. Notre époque étant celle de l’image, nous pourrions également nous poser la question de savoir s’il n’y a pas ici des excès qui poussent les individus à l’abrutissement. L’image remplaçant de plus en plus le discours, peut-être est-il nécessaire de lancer un cri d’alerte afin de dénoncer certains méfaits du tout visuel. Il n’est pas toujours vrai qu’une bonne image vaut mieux qu’un long discours. Certains magazines actuels sont remplis à 70 % par des photographies, le texte servant uniquement à commenter brièvement ces images. Une civilisation faite presque uniquement d’images est vouée à régresser. Aussi si la photographie est une invention qui favorise le progrès, tout excès aura des effets inverses en appauvrissant le langage, comme en témoignent par exemple les écrits sur les réseaux sociaux où les photographies tiennent une place prépondérante ainsi que la pratique de la vidéo.

Bref historique de l’invention de la photographie

Les premières photographies sont l’œuvre de Nicéphore Niépce, de Louis Daguerre et d’Hippolyte Bayard, toutes obtenues sans l’intermédiaire d’un négatif, directement sur une plaque de métal ou sur une feuille de papier. Ce sont des « positifs directs ». La plus ancienne image date de 1827 et est produite par Nicéphore Niépce. Les recherches de cet inventeur portent sur l’héliographie. Cette technique qui a subi de multiples ajustements nécessite un temps de pose compris entre 12 et 18 heures, ce qui soulève de nombreux problèmes d’ombres puisque la journée avance. C’est grâce aux sels d’argent que Daguerre réussit à diminuer considérablement le temps de pose. Ainsi naît le « daguerrotype ». C’est François Arago (1786-1853) qui offre la possibilité d’une reconnaissance scientifique de l’invention de Daguerre. Après quelques améliorations techniques, le daguerrotype connaît un franc succès jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ensuite viendra l’invention du négatif par le britannique William Henry Fox Talbot. Ce procédé permet de multiplier les images, ce qui n’était pas possible avec le daguerrotype. Talbot nomme cette nouvelle invention le « calotype ». Parmi les procédés du négatif, plusieurs variantes vont exister. Le négatif verre au colodion humide dont l’inventeur est le britannique Frederick Scott Archer (1813-1857) et le négatif verre au gélatino-bromure d’argent dont l’invention est due à un autre britannique Richard Leach Maddox. Enfin, le négatif sur film celluoïd est produit par l’américain George Eastman qui lance aux États-Unis son appareil Kodak qui connaît un franc succès auprès de la classe bourgeoise. Ainsi naît le slogan « pressez le bouton, nous faisons le reste ». Suivrons ensuite diverses améliorations pour le tirage sur papier jusqu’à l’avènement de la photographie numérique qui apparaît au cours des années 1990.

L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin

Walter Benjamin, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (Payot)

En 1935 Walter Benjamin rédige ce qui sera traduit en français par L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Livre important et plusieurs fois remanié qui retrace les bouleversements de la photographie dans les procédés de diffusion des œuvres d’art avec par exemple l’imprimerie. « Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction technique des œuvres d’art : la fonte et l’empreinte.» L’invention de l’imprimerie a introduit d’immenses transformations dans la reproduction de l’écriture. Mais cette reproduction ne permit pas tout de suite de transmettre des œuvres graphiques comme le fait la photographie. Il y eut avant cela toute une panoplie de procédés comme la gravure sur cuivre et l’eau forte, la gravure sur bois et ensuite la lithographie. Avec cette dernière technique, comme le note Walter Benjamin, « l’art graphique devint capable d’accompagner le quotidien en l’illustrant.» Mais la plus grande révolution de la photographie est qu’elle va amener avec elle l’invention du cinéma. Ainsi ces inventions vont agir en retour sur l’art dans sa forme traditionnelle. La photographie donnant un reflet fidèle de la réalité, la peinture n’a par exemple plus besoin de se soumettre à une certaine forme de réalisme, la photographie remplissant plus efficacement cette fonction.

Aura, valeur d’exposition et authenticité

Walter Benjamin, dans son étude sur la photographie, fait intervenir la notion d’aura. Ainsi il écrit « on pourrait réunir tous les indices dans la notion d’aura et dire : ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée dépérit, c’est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art. La technique de reproduction – telle pourrait être la formule générale – détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuels de l’humanité. Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel. »2

D’autre part, dans la photographie la valeur d’exposition impose sa supériorité à la valeur cultuelle. La photographie n’est pas l’objet d’une célébration d’un culte ou d’une divinité quelconque. Avec la reproductibilité s’étiole l’aura. En multipliant les reproductions, la photographie remplace l’autorité de la présence unique de l’objet photographique. La photographie, souligne Walter Benjamin, soulève le problème de « l’authenticité ». Comme il l’écrit, « l’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique. »

Par ailleurs, dans le développement de la photographie, une place importante a été faite au portrait. Ainsi dans les débuts, tout le monde voulait avoir son portrait sur une photographie. C’est que le portrait dégageait et dégage encore une bonne part de l’aura d’un visage. Car bien que Walter Benjamin dise que la photographie enlève l’aura d’une chose ou d’un être, la photographie est également dans certains cas productrice d’aura. La photographie a tendance à « réenchanter le monde ». Ainsi les images des stars dans les magazines produisent-elles une aura particulière.

Serge Tisseron (Photo : Claude Truong-Ngoc, janvier, 2014)

Pour Serge Tisseron, « la réflexion sur la photographie est constamment menacée par deux pièges. Le premier consiste à croire que la photographie est un pur reflet du monde. […] Elle ne serait donc pas un art. Le second, à l’inverse, consiste à penser toute photographie comme un ensemble de signes porteurs de significations. » La controverse a beaucoup évolué. Aux débuts de la photographie, cette dernière était un reflet du monde car on ne se posait pas encore les problèmes théoriques qui sont venus par la suite. Avec le développement artistique de la photographie, celle-ci est devenue progressivement un point de vue d’un artiste, une manière de signifier quelque chose. La subjectivité du photographe a donc pris une part de plus en plus importante. Nous pouvons même dire que de nos jours la subjectivité a pris toute la place de la photographie. Celle-ci n’est plus qu’un regard d’artiste et ne restitue en rien un regard « objectif » de la réalité, y compris dans la photo de reportage. Il n’y a en fait pas de neutralité de l’objectif, comme certains auraient pu le penser. Photographier, c’est déjà faire le choix d’un sujet, d’un cadrage, d’une lumière, etc. Il y a une intentionnalité derrière l’appareil photo. L’objectivité ne peut donc pas exister. Le réel brut ne se donne pas à voir derrière un objectif. Appuyer sur le déclencheur c’est faire un acte volontaire en regardant d’une certaine manière le monde qui nous entoure. Et la réalité n’a que peu de place dans cette affaire. Comme l’écrit Roland Barthes, « devant les clients d’un café, quelqu’un […] dit : regardez comme ils sont ternes ; de nos jours, les images sont plus vivantes que les gens.»

Voilà une indication qui nous met sur la piste en nous disant que la photographie ne reproduit pas le réel. Serge Tisseron nous dit encore que « la photographie ne capte […] que la surface opaque des objets. C’est pourquoi elle est prise dans la même illusion que le regard lui-même. […] Croyant photographier le monde, ce n’est que cette croûte que nous photographions. »

Toujours à propos du réel, Walter Benjamin note chez Eugène Atget que ce dernier était « un comédien qui, rebuté par son métier, renonça au masque et en vint alors à démaquiller également le réel. De fait Atget démaquille le réel parce qu’il fait tomber tous les fards de l’esthétisme et du pictorialisme. Mais aussi et surtout parce qu’il le fait sortir de l’espace langagier du théâtre. Impossible d’imaginer un seul instant une bande-son des images d’Atget. »

Vouloir se rapprocher du réel est donc une tentative vaine. Comme la peinture ne reproduit pas le visible mais rend visible ce qui nous est caché, la photographie ne donne pas à voir le réel mais révèle une autre réalité que celle de la perception brute, laquelle n’a du reste rien d’universel mais est liée à une culture, à un apprentissage du regard. La vision est culturelle, comme le photographe apprend à exercer son regard avec une certaine culture.

Pour Walter Benjamin, la spécificité de la photographie réside dans ce que celle-ci capte l’aura de ce qui nous entoure. Ainsi écrit-il : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Un étrange tissu d’espace et de temps : l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il. Parcourir du regard, un calme après-midi d’été, une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui projette son ombre sur celui qui contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure prenne part à leur apparition ».

Pourtant la photographie produit cette aura du monde, plus qu’elle n’est le reflet du monde. Sur une image photographique, tout semble toujours un peu déréalisé, comme si nous accédions à autre chose, à une réalité que l’œil ne perçoit pas dans la perception directe du réel. Ainsi les images d’Atget paraissent-elles vides de vie, dans des décors presque surnaturels où l’homme ne semble pas avoir sa place. Ce sont toujours des rues désertes, des entrepôts désaffectés, des paysages urbains où ne règne aucune présence humaine. Atget nous montre une autre face du réel, avec ce regard mélancolique d’un monde en train de disparaître. Comme ; l’écrit Walter Benjamin, Atget « recherchait ce qui avait disparu et ce qui était rejeté. Aussi, de telles images prennent-elles le contrepied de la connotation exotique, fastueuse, romantique attachée aux noms des villes ; elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule ».

Plus que vides, les images d’Atget sont « sans âme. » Walter Benjamin relève ici que ces photographies préparent la venue du surréalisme. Comme il le dit, cette photographie « laisse le champ libre pour porter un regard politique éclairé, affranchi de toute intimité en faveur de l’élucidation du détail. »

Par ailleurs, « la nature qui parle à l’appareil photographique diffère de celle qui s’adresse à l’œil ; elle est autre, avant tout parce qu’au lieu d’un espace consciemment élaboré par des hommes, c’est un champ tramé par l’inconscient ». En effet, ce n’est pas le réel que l’on voit sur une photographie ; mais plutôt notre propre inconscient qui se reflète sur l’image vue. La photographie a cette propriété caractéristique de rendre l’inconscient poreux. Et ce que l’on voit dans une image photographique est notre propre représentation inconsciente du monde. Aussi est-ce pour cela que chaque personne verra dans une même image quelque chose de différent, étant donné que chaque vécu est singulier. En ce sens la photographie propose à chacun un arrangement personnel avec lui-même, sans que le « réel » prenne pleinement part à cette opération. Le réel c’est ce qui n’est en fait jamais vu.

Roland Barthes

La valeur cultuelle des œuvres d’art et de la photographie

Pendant longtemps les œuvres d’art ont eu une fonction cultuelle. Ainsi elles ont accompagné les différents rites religieux des hommes sans avoir de réelle signification esthétique. Ce n’est qu’à une époque plus tardive que les questions esthétiques commencèrent à se poser. A une échelle de temps plus courte, la photographie est passé par le même processus. D’abord les individus se firent faire des portraits, et ce n’est que plus tard que des théoriciens commencèrent à réellement questionner l’image photographique comme le firent par exemple les structuralistes avec Roland Barthes sur le système de la mode dans la presse people.

A propos des images mises au service du culte, Walter Benjamin relève que « l’on pourrait admettre que l’existence de ces images est plus importante que le fait qu’elles soient vues. L’élan que l’homme de l’âge de pierre représente sur les parois de la caverne est un instrument magique. Certes, il l’expose à ses semblables ; mais il le destine avant tout aux esprits. »

Il en est un peu de même chez les millions de gens qui « mitraillent » les monuments historiques de prises de vue qui ne sont en fait jamais consultées et rangées dans un coin de l’appartement ou sur un disque dur pour y rester durant de longues années. C’est l’acte rituel de faire une photographie qui est ici important, et non l’image en tant que telle.

Walter Benjamin note encore que l’acte de photographier relève au départ plus de la magie que de l’œuvre d’art. Photographier est souvent un acte magique auquel se livrent les populations. Surtout avec les procédés argentiques où l’image « apparaît » comme par miracle dans le révélateur. Le processus reste toujours étonnant, même pour qui a l ‘habitude de faire des tirages sur papier. Quant à l’image numérique, elle possède elle aussi une certaine magie hypnotique spécifique à la lumière des écrans. Il y a donc un caractère divin dans l’image photographique, en même temps que la tentative de captation de l’aura du monde. Nous retrouvons bien cela avec par exemple l’utilisation d’un Polaroid où l’image apparaît progressivement sur le rectangle de papier. L’image semble venir d’un ailleurs, par un processus magique, même si l’on connaît le processus chimique utilisé. Si l’image photographique en tant que telle a quelque chose de magique, ses différents procédés depuis les débuts jusqu’à l’image numérique ont également quelque chose de magique aux yeux du profane. Aussi est-ce peut-être pour cela que la photographie a un si grand succès avec par exemple de nos jours le « selfie » réalisé à partir d’un téléphone portable et qui est diffusé sur Internet. C’est un rituel qui participe de la magie. Mais également, comme le remarque Roland Barthes, « l’âge de la photographie correspond précisément à l’irruption du privé dans le public, ou plutôt à la création d’une nouvelle valeur sociale, qui est la publicité du privé. » Ainsi, plus que jamais à notre époque, la population se met en scène et devient une « star » pour un petit groupe de personnes plus ou moins restreint. En d’autres termes, chacun se transforme en icône et en mythe. Ceci comme aux débuts de la photographie, mais avec cette différence que le phénomène est devenu au 21e siècle très généralisé et même massif. Cette surenchère du tout visuel n’est-elle pas à rapprocher avec la résurgence du religieux ? Nous nous posons la question car pendant longtemps les images peintes ont été accompagnées d’une vénération des plus fervents croyants. Ainsi l’engouement pour une certaine spiritualité n’est-il pas sans lien avec le culte de l’image de soi si développé de nos jours.

La valeur d’exposition de la photographie

Aujourd’hui prédomine la valeur d’exposition sur la valeur cultuelle de la photographie. Ce qui ne se produisait pas à l’époque où écrivait Walter Benjamin. La photographie est à présent très éloignée du culte et s’organise autour des galeries et des musées avec des critiques d’art qui produisent un discours sur l’image. Ainsi nous passons d’une valeur cultuelle de la photographie à une valeur économique (il existe un « marché » de la photographie avec une valeur marchande des images). Cette transition repose sur la révolution technique de la reproductibilité des images photographiques. En effet, sans cette possibilité de faire des tirages de photographies, il n’y aurait pas de commerce d’images. C’est cette possibilité de reproductibilité qui permet par exemple de faire des tirages limités et numérotés pour les vendre.

Cette disparition de l’aspect cultuel de la photographie ne va pas sans poser de problèmes aux théoriciens. Ainsi Benjamin cite-t-il Abel Gance qui compare le film aux hiéroglyphes : Nous voilà, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d’expression des Égyptiens […]. Le langage des images n’est pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas faits pour elles. Il n’y a pas encore assez de respect, de culte, pour ce qu’elles expriment ». Nous voyons donc les préoccupations de l’aspect non cultuel des nouvelles images commercialisées avec la photographie et son dérivé, le cinéma. S’il y a de virulentes critiques comme celles d’Abel Gance, cela n’empêche pas la photographie et son dérivé, le cinéma, de prospérer sur le terrain commercial. Il est intéressant de remarquer que toutes les critiques faites à la photographie et au cinéma relèvent malgré tout d’un certain sens du sacré. Ainsi toutes les interprétations du cinéma vont la plupart du temps dans le sens du religieux ou du surnaturel. Pour Franz Werfel « le cinéma ne s’est pas encore emparé de sa véritable signification, de ses réelles possibilités […] Elles consistent en son extraordinaire pouvoir d’exprimer le féerique, le miraculeux, le surnaturel grâce à des moyens naturels et à une force de persuasion incomparable. »

Ainsi resurgit le sacré lorsqu’on pensait l’avoir laissé de côté avec les valeurs d’exposition.

Abel Gance

Le développement et la massification des médias imprimés et du cinéma

Les débuts de la grande explosion de l’imprimé datent du XIXe siècle avec le développement du journal et des livres à bon marché. C’est surtout la lecture généralisée du journal par toutes les couches de la population qui a démocratisé la lecture à un stade encore jamais atteint dans l’histoire de l’humanité. Les perfectionnements de l’imprimerie firent qu’il fut possible de produire rapidement et à un coût très faible, avec un tirage élevé, des journaux de toutes sortes. C’est de cette période que l’on peut parler de la « Galaxie Gutenberg. » La télévision et la radio n’existant pas encore à cette période, la population fut prise d’un enthousiasme pour l’imprimé.

A la date où Walter Benjamin écrit « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », il existe le cinéma et la reproduction des documents sonores. La télévision viendra un peu plus tard. On peut dater son avènement au 26 avril 1935 où il y eut en France l’inauguration par le ministre des PTT Georges Mandel la première émission officielle publique de télévision française en 60 lignes sur la chaîne Radio PTT Vision présentée par la comédienne Béatrice Bretty au 97, rue de Grenelle.

C’est à partir de cette période que commence la grande aventure de l’audio-visuel, et aussi la chute progressive et régulière des journaux imprimés au profit de la radio et de la télévision. D’autre part, comme le souligne Walter Benjamin, la presse massive fait passer le lecteur au statut d’auteur. En effet, il y avait auparavant un petit nombre de lettrés qui s’adressaient à une grande masse de lecteurs. Puis, peu à peu, avec notamment le courrier des lecteurs dans les rubriques des périodiques, de plus en plus de gens devinrent auteurs. « Le lecteur est à tout moment prêt à devenir écrivain. Comme il est devenu, bon gré mal gré, un expert en puissance dans un processus de travail hautement spécialisé, – ne serait-ce que dans des fonctions subalternes, il accède au statut d’auteur. En Union soviétique, le travail lui-même prend la parole. Et sa représentation verbale constitue une partie du pouvoir nécessaire à son exercice. Comme la compétence littéraire n’est plus fondée sur une formation spécialisée mais polytechnique, elle devient un bien commun. »

Dans son analyse, Walter Benjamin fait un rapprochement avec le cinéma soviétique qui utilise de simples personnes en situation de travail ou de loisir. C’est le non-professionnalisme des acteurs qui procure ce réalisme saisissant du cinéma soviétique. Ainsi, au cinéma, l’acteur joue son propre rôle dans la vie de tous les jours, sans tomber dans les illusions de l’artifice. Le célèbre art du comédien de Constantin Stanislavski est là pour témoigner d’être soi-même dans le cinéma soviétique où prime une certaine forme de réalisme en puisant dans les ressources intimes des comédiens.

Le livre bon marché et le cinéma sont les éléments qui caractérisent l’ère des masses à l’époque où écrit Walter Benjamin. Cette reproduction mécanisée à grande échelle de la photographie a également un impact important sur les arts plastiques comme la peinture et la sculpture. Les nouveaux procédés d’imprimerie mettent à la portée de toutes les reproductions des plus grands peintres et les chefs d’œuvre de la sculpture et de l’architecture.

Toutefois, Walter Benjamin a une réaction plutôt négative envers la médiation de masse de la peinture aussi bien grâce à l’imprimerie que par l’essor des musées et de leur fréquentation. Il a un point de vue quelque peu élitiste sur la compréhension de la peinture par le petit peuple. Ainsi écrit-il : « Bien que l’on ne puisse au fond en tirer aucune conclusion sur le rôle social de l’art pictural, il n’en reste pas moins que cette spécificité apparaît déterminante et fait payer un lourd tribut à la peinture dès lors qu’elle se retrouve, dans certaines circonstances et, en quelque sorte, contre sa nature, directement confrontée aux masses ». Pour lui, la peinture est donc un art d’élite qu’il conviendrait de ne pas diffuser en masse. Comme il l’écrit, « le changement qui survint fit éclater le conflit particulier dans lequel la peinture se trouva engagée en raison de la reproductibilité technique de l’image. Mais si l’on entreprit de les porter devant les masses, dans les galeries et les salons, il n’existait cependant aucun moyen pour ces masses de s’organiser et, dans ce contexte de réception, d’elles-mêmes se contrôler. Ainsi faut-il que le même public qui réagit de façon progressiste au spectacle d’un film comique devienne rétrograde vis-à-vis du surréalisme.»

« Man Ray et Marcel Duchamp » (Photo : Henri Cartier-Bresson, Paris, 1968)

Par ailleurs, la photographie permet, en découpant la réalité par petits morceaux, une approche tout autant scientifique qu’artistique du réel. Le développement des gros plans et de la macro-photographie révèlent aux regardeurs des aspects restés longtemps inexplorés par faute de moyens techniques. Le gros plan est par exemple judicieusement utilisé au cinéma pour attirer l’attention du spectateur. Et avec le montage, le cinéaste nous permet de voir la réalité sous de multiples facettes. Grâce à la technique des différents objectifs de caméra et du zoom, le réel s’offre dans toute sa nudité. Walter Benjamin en prend bien conscience et consacre plusieurs pages à ces effets visuels révolutionnaires. Le gros plan sera du reste de plus en plus utilisé dans la seconde moitié du XXe siècle, aussi bien par les cinéastes que par les photographes.

Walter Benjamin note également que l’invention du ralenti ouvre de grands horizons sur ce que l’on ne pouvait pas voir auparavant. En photographie, les vitesses d’obturation de plus en plus courtes permettent de saisir des instants invisibles à l’œil nu. Il y a aussi les pellicules qui deviennent plus sensibles et permettent de ce fait de réaliser des images sous une faible lumière. Les photos de nuit deviennent possibles et remportent même un vif succès auprès d’un public avide de nouvelles images.

Les surréalistes s’emparent alors de la photographie pour réaliser des images qui vont jusqu’à scandaliser certains amateurs pourtant éclairés. Les Vimages de Man Ray avec par exemple le portait de Marcel Duchamp en Rrose Sélavy ou Le violon d’Ingres nous montrent comment s’opère la créativité en photographie durant les périodes dadaïste et surréaliste. Man Ray révolutionne la pratique de la photographie par l’usage intensif et revendiqué du trucage. La retouche d’image, avant l’apparition du numérique, est longtemps resté un sujet tabou. On considérait qu’une photographie réussie ne devait avoir subi aucune retouche. Un débat devenu stérile au 21ème siècle où l’image est massivement numérique et où, par conséquent, les propriétés des pixels ne font plus le distinguo entre « image originale » et « image retouchée », les deux procédés étant fusionnés par la même origine de l’image en étant de plus en plus déjà traitée dès la prise de vue par les appareils numériques.

D’autre part, le développement de la photographie vient s’insérer dans la pleine croissance capitaliste. Déjà au 19e siècle de nombreux marchands s’enrichirent avec la technique de la photographie. Mais ce n’était pas encore la société de l’image dans laquelle nous sommes immergés aujourd’hui.

L’essor de la société marchande a fait progresser la publicité visuelle jusqu’à envahir tous les supports (affiches, journaux, emballages, etc). La publicité est partout et se déploie dans toute la sphère du social. Et c’est là qu’intervient le rôle de la photographie dans le capitalisme. Comme l’a montré Roland Barthes dans ses mythologies, la photographie participe au mythe collectif de la marchandise. Si pour Walter Benjamin l’image photographique perd l’aura des choses et des êtres, elle procure en contrepartie une mythologisation de tout ce qu’elle diffuse. La propagande commerciale et politique utilise parfaitement cet effet de l’image photographique pour « réenchanter » le monde et arriver à ses fins. Il nomme cela la « fantasmagorie » du monde.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits de la grande industrie. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissions aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas eu une grande visibilité. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Car la photographie est un élément important dans le déclenchement du « désir.»

Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. Pour Walter Benjamin la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, en procédant à une analogie avec l’architecture, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux-arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain. De ce fait, l’artisan a été remplacé par l’ouvrier spécialisé dans l’industrie capitaliste.

Marchand d’abats-jour, rue Lepic, 1899. Photographie d’Eugène Atget (1857-1927). Paris, musée Carnavalet.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers pour laisser la place aux usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde industriel a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. Avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une image est toujours un acte politique. Une image photographique n ‘est jamais « neutre ». Photographier, c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile[1]. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire, comme l’avaient compris Guy Debord et Isidor Isou. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21esiècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société.

La photographie fait appel à l’émotion et à l’inconscient. En ce sens, elle est inapte à transmettre un savoir comme le fait par exemple un schéma ou un éclaté en dessin industriel. Pourtant la photographie a un succès croissant et Walter Benjamin se prend au piège de ce média. Probablement est-ce l’effet de la nouveauté et de son plein essor durant la période où il écrit ses textes. Le monde dans lequel il vit (et plus encore dans le monde à venir) est tourné vers l’émotion. Sans le langage articulé, la photographie n’a pas beaucoup de signification. C’est le langage articulé qui est fédérateur de tous les arts, y compris de la photographie. Il est impossible d’enseigner la photographie en faisant l’économie du langage naturel.

Par ailleurs, pour la plupart des amateurs qui pratiquent la photographie, leur raison authentique de prendre des photos en reste au stade de la valeur cultuelle (le mythe familial). C’est le culte de la famille qui fait réaliser des photographies de mariage, des photographies des enfants, etc. Ici n’intervient pas la valeur d’exposition, car les images resteront dans un album familial qui ne sera que très rarement ouvert et consulté. C’est la magie de prendre une photo comme on vénère un dieu qui pousse les touristes à mitrailler tous les monuments historiques ainsi que certaines œuvres d’art. Tout est affaire de rites.

La photographie est également l’art de la mort. Il y a quelque chose de nécrologique dans l’image photographique. Présence absente, le « ça a été » reste au passé. Si la photographie saisit un instant dans la continuité du temps, elle n’est toutefois pas l’art du présent comme l’est le spectacle vivant. Y a-t-il un présent de la photographie ? Le temps de la photographie est celui de la nostalgie. L’image photographique nous propulse dans un passé récent ou lointain, même dans l’image de « l’actualité ». L’actualité est toujours déjà passée et n’a plus rien d’actuel.

Walter Benjamin percevait tout cela lorsqu’il regardait une photographie. Il a su nous transmettre par le biais de ses écrits fragmentaires tout un univers un peu mélancolique d’un passé révolu.

© Serge Muscat


Notes :

[1] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.


Bibliographie sommaire :

– Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, éd. de l’Étoile, Gallimard, Seuil, 1980.
– Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, éd. Allia, 2011.
– Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, éd. Allia, 2012.
– Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Paris, éd. Allia, 2015.
– Walter Benjamin, Écrits français, Paris, éd. Gallimard, 1991.
– Walter Benjamin, Critique de la violence et autres essais, Paris, éd. Payot et Rivages, 2012.
– Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, éd. Minuit, 1965.
– Alain Buisine, Eugène Atget ou la mélancolie en photographie, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.
– Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, éd. Seuil, 1974.
– Nelson Goodman, Langages de l’art, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
– Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989.
– Bruno Tackels, Walter Benjamin, Strasbourg, éd. des Presses Universitaires de Strasbourg, 1992.
– Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Paris,.éd. Les Belles Lettres, 1996

5/09/2022

Reflets dans un œil d’or

 

Réflexions sur « Reflets dans un œil d’or », un film de John Huston

John Huston

Résumé : L’objet de cet article est d’interpréter un film de John Huston, Reflets dans un œil d’or, en développant les concepts de réflexions analysés notamment par Sartre, Teilhard de Chardin, Walter Benjamin avec les Romantiques allemands, et George Bataille, ceci afin de montrer que ce qui se joue dans ce film, est l’expression d’un processus de la conscience de soi qu’expérimente la plasticité de cette œuvre cinématographique.

Resume : the goal of this article is to explore an interpretation of John Huston’s movie « Reflections in a golden eye », by developping the concepts of reflexion as analysed by Sartre, Teilhard de Chardin, Walter Benjamin and the German Romantics, and George Bataille. These analyses allow us to explain that the process of self consciousness as it is explored in the film creates the very plasticity of the cinematographic masterpiece.

Mots-clé : reflets, réflexion, pur, processus, non-savoir, conscience de soi, Tout

Key words : reflets, reflection, pur, lack-knowledge, self consciencious, Everything

  1. Introduction, enjeux philosophiques

Affiche du film de John Huston « Reflets dans un oeil d’or »

La philosophie s’efforce de connaître le Tout. Le Tout est la totalité des parties. Le Tout nous échappe, mais nous connaissons des parties : nous avons une connaissance partielle des parties. La connaissance que nous possédons se caractérise par un dualisme fondamental que l’on n’a jamais surmonté. À un pôle, nous trouvons la connaissance de l’homogène … Au pôle opposé, nous trouvons la connaissance de l’hétérogène, et en particulier de fins hétérogènes… En tant que connaissance des fins de la vie humaine, elle est connaissance de ce qui fait d’une vie humaine une vie complète ou accomplie ; elle est par conséquent la connaissance du Tout. La connaissance des fins de l’homme implique la connaissance de l’âme humaine ; et l’âme humaine est la seule partie du Tout qui soit ouverte sur le Tout et qui soit par conséquent plus proche du Tout que de n’importe quoi d’autre.[1]

Par contraste, toujours selon Leo Strauss analysant cette fois-ci la rationalité présocratique, « l’activité humaine réputée la plus haute, la politique, donc ce qui cherche les critères du bon et du juste, est inférieure à l’activité théorique qui est compréhension du Tout. (…) Telle est la raison du recours au mythe afin d’échapper plus ou moins aux limites nécessaires fixant ce qu’un homme pouvait enseigner publiquement. Une manière d’échapper à cette limitation était le discours mythique[2] ». En dehors de la question de l’enseignement et de la hiérarchie entre les ordres de la connaissance, nous pouvons postuler avec Leo Strauss, que le travail de la conscience comme connaissance de l’âme d’une part, et le recours au mythe d’autre part, sont une tentative de penser le Tout. Alors même qu’elle n’est qu’une partie mortelle, partielle et relative, l’humanité a cependant la prétention de considérer sa position par rapport au Tout ; elle cherche à connaître et donner consistance à son savoir à partir d’une vue du Tout, que ce soit à travers le mythe ou le travail de la conscience.

Prenons donc ce souci et cette inquiétude du Tout comme fil conducteur dans l’analyse d’une œuvre d’art cinématographique, Reflets dans un œil d’or, un film de John Huston. De par sa relation au mythe et de par sa recherche expressive de la conscience, si l’Art s’apparente et s’engage aussi dans une tentative de production perceptive du Tout, alors ce qu’exprime l’Art cinématographique est cette tentative d’échapper à toute forme de limitation. Le cinéma peut alors être considéré aussi comme une activité artistique qui cherche l’expression d’une certaine forme de plénitude : ce n’est pas une connaissance au sens strict, mais l’Art reste principiellement tributaire d’une Vue, d’une Vue expressive du Tout. L’enjeu est donc de conceptualiser la manière dont se déploie et s’élabore dans ce film de Huston le sens de cette relation absolue. Comme nous le verrons, bien qu’il en mobilise des éléments et les évoque, Reflets dans un œil d’or ne crée pas de mythes et n’y recourt pas directement dans sa narration ; mais ce film travaille explicitement la conscience de ses personnages dans sa mise en scène et ses dialogues : pour cela, il met en jeu un regard qui suppose le Tout comme Vue plaçant le spectateur dans une position qui Voit comme Tout, et en tant que Tout, c’est-à-dire comme « regard de Dieu ». Huston l’indique explicitement dans un entretien avec Bertrand Tavernier :

C’est une histoire où tout le monde regarde tout le monde. Moi je fais comme tous mes personnages, je regarde. Je ne juge pas. Je me contente de regarder. C’était l’un des points très importants du livre, cette absence de jugement. C’est un regard détaché. Je n’ai pas à dire : « Untel est mauvais ou pourri. » Cela met le public dans la position de Dieu, dans la situation de Dieu. En apparence, il n’y a aucun message, et cela dérange les spectateurs. Ils sont obligés de prendre leurs responsabilités. Le simple fait de regarder vous rend complice de ce qui se passe devant vous. C’est cela que je voulais qu’on ressente en voyant ce film. (Bertrand Tavernier, Amis américains, « Middle génération – John Huston », ed. Actes Sud, p 383)

A travers l’expression cinématographique de ce jeu et de ces rapports de regards multiples, nous voudrions expliquer comment se réalisent effectivement les intentions de Huston dans son film. Qu’est-ce que cette « position de Dieu » qui s’installe à travers ces réflexions dans un œil d’or ? L’œuvre de Huston produit une plasticité qui forme tout en prenant forme en tant que Regard, où « tout le monde regarde tout le monde », et où, en un sens, le spectateur est embarqué lui aussi dans ce jeu visuel et cinétique. Le spectateur de ces personnages est, comme l’indique Huston, dans une position où il doit choisir, comme s’il était responsable de la totalité qui exprime les actions des personnages du film, et comme s’il portait lui-même la totalité qui les constitue. Nous devons donc expliquer comment opèrent ces modalités expressives du film dans « l’œil d’or », ceci afin d’évaluer ce qu’implique cette position absolue que prétend offrir Huston.

Pour introduire ce problème du regard comme totalité, pour nous aider à esquisser cette vue du Tout avant de l’interpréter dans le film de Huston, nous pouvons dans un premier temps envisager celui-ci à travers une description de Sartre sur la peinture :

L’unification indéfiniment poursuivie par le pinceau puis par notre œil doit se donner elle-même pour but la recomposition permanente d’une certaine présence. Et celle-ci, réciproquement, ne peut nous livrer son indécomposable unité sinon dans le milieu de l’Art, à travers l’effort du peintre ou le nôtre pour constituer ou reconstituer la beauté d’un ensemble. L’acte est purement esthétique mais, dans la mesure même où nul ne s’en soucie, le Tout se glisse dans les synthèses de la vue, il les ordonne et les confirme. (…) Pour garantir cette construction, pour la sauver d’une absurdité totale, l’unité transcendante est nécessaire. Par elle, le mouvement du regard est assuré de ne s’arrêter jamais : c’est ce tourniquet des yeux qui produit la permanence de l’unité invisible ; donc nous tournerons ; si nous nous arrêtions, tout éclaterait. (Sartre, Situations VI, « Le peintre sans privilèges, ed. Gallimard, p 187, 180, 181)

Si le regard de Dieu dont parle Huston n’est pas qu’un simple surplomb, n’est pas seulement comme « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn », mais qu’il constitue « un ensemble » comme totalité de l’action exprimée par les personnages, alors ceux-ci se perçoivent simultanément à l’intérieur de ce Regard divin, comme cette même Totalité médiatrice qui est tout autant regardante que regardée. Ce n’est plus le regard du voyeur caché, relatif et partiel qui est mis en scène par Huston – et incidemment proposé au spectateur -, mais un regard d’ensemble qui se constitue aussi parce que l’on est aussi regardé. Pour comprendre ce regard absolu développant toute forme de relation, nous devons donc comprendre le déroulement de ce film de la même manière que la description sartrienne de la peinture de Robert Lapoujade. C’est un « Tout se glissant dans les synthèses de la vue » qui constitue la plasticité même du film, et forme sa totalité dans cette Vue en prenant simultanément forme à chaque perception des personnages regardés et regardants réciproquement dans le « regard de Dieu ». L’objet du roman de Carson McCullers dont est tiré le film est d’ailleurs d’expérimenter ces constitutions du sens de ces positions perceptives, et cela non seulement chez les humains et leurs caractères, leurs attitudes, mais également à travers les animaux, et même les animaux mythiques, dans la mesure où, comme nous le verrons plus loin, l’évocation des reflets dans l’œil d’or concernent ceux d’une peinture d’un paon divin issu de la mythologie. Et c’est cette expérience, cette même intention que Huston va porter à l’écran pour le développer jusqu’à la « position de Dieu ».

Cette activité absolue du regard de Dieu, Huston la produit cependant comme un reflet interne, avec des relations sans terme qui se mettent en relation elles-mêmes spontanément. Nous voudrions montrer que ce même mouvement s’apparente à celui de la conscience de soi. En effet, ce film s’engage d’emblée dans un mouvement de réflexion en lui-même, c’est-à-dire dans un mouvement de projection et de repli sur son foyer initial que produisent tous les personnages à travers la trame narrative de leurs actions et de leurs propos. Comme nous le verrons, la scène finale résume à elle seule ce mouvement de la relation en relation, avec notamment cette vitesse violente de la caméra panoramique qui se pose sur le cadavre du soldat Williams, passe aux hurlements de Eleona, rebondit sur la tête stupéfaite de Weldon, puis refait plusieurs fois ce même cheminement sans s’arrêter avant le fondu au noir vers la citation initiale. Tout se répète comme le mouvement d’une boule de flipper qui se répercute indéfiniment, puisque, sans cela, « si nous nous arrêtions, tout éclaterait. » Nous sommes donc là dans ce même paradoxe esthétique sartrien : cette Unité n’est pas Une, mais constitue la teneur d’un ensemble pourtant multiple et apparaissant démultiplié dans « ce tourniquet des yeux qui produit la permanence de l’unité invisible » où la multiplicité des reflets garde cependant sa consistance d’ensemble comme réflexions dans un œil d’or[3].

Dans ce film, c’est donc la mise en rapport qui est première pour produire cette Vue du Tout, et non les termes individuels partiels des relations entre les personnages ; la mise en rapport est relation, relation de réflexion : c’est le principe expressif de ce film, et l’individuel ne vient qu’en second, comme dérivé du processus réflexif qui se reflète indéfiniment dans l’œil d’or, donc se redouble dans un processus absolu. Huston ne joue pas avec une trame de représentation, une trame pré-donnée au spectateur vis-à-vis de laquelle le spectateur s’identifie ou non ; il n’y a pas d’arrière-plan extérieur déjà constitué dans Reflets dans un œil d’or, mais un mouvement réflexif général sans limite, sans repos et sans dépôt : l’image filmée est un processus. Ainsi, le spectateur du film de Huston est-il au sens de Novalis, « l’auteur élargi » et « membre de l’esprit œuvrant[4] », parce qu’il a aussi relation à la relation, il est transi réflexivement dans ce mouvement du film où, encore une fois, tout est « sous le regard de Dieu », donc de l’Absolu comme nous allons essayer à présent de l’analyser.

  1. Présentation du film de John Huston

En 1967, John Huston offre à l’écran son vingt-huitième film adapté d’un roman de Carson McCullers paru en 1941, Reflections in a Golden Eye. Malgré le superbe casting comprenant Marlon Brando et Elizabeth Taylor, le film est un échec commercial lors de sa sortie en salles, à tel point qu’il ressort en catastrophe dans une version en couleur pour remplacer la pellicule originale et son image sépia dorée – il n’en restera plus qu’une version en 1980. Le film sera rejeté par la critique de l’époque qui n’y verra, entre autres choses, qu’une « galerie de grotesques ».

L’histoire se déroule aux États-Unis d’Amérique dans un fort militaire de l’État de Géorgie, où le Major Weldon Penderton (Marlon Brando), instructeur et professeur des soldats de la base, subit avec autant de mépris que d’impuissance les multiples provocations de son épouse, Leonora (Elizabeth Taylor). Infidèle, elle trompe son mari avec le lieutenant-colonel Morris Langdon (Brian Keith) ; la conjointe de ce dernier, Alison (Julie Harris), a sombré dans une sorte de folie dépressive autodestructrice après la mort précoce de son enfant, et se laisse distraire par les étranges mimes de son fidèle serviteur Anacleto (Zorro David). Au cours du film, nous verrons Weldon peu à peu attiré par un soldat de la base, le soldat Williams (Robert Forster), un personnage qui apparaît dès la première scène. Celui-ci, subjugué par Leonora qu’il surprend complètement nue lors d’une scène de ménage avec Weldon, en vient à se glisser régulièrement toute la nuit dans la chambre de celle-ci pour l’observer dormir en cachette ; Weldon finira par l’y trouver à la fin du film.

Gros plan sur l’oeil de Robert Forster dans le rôle du soldat L.G. Williams

Nous devons tout d’abord nous intéresser à la construction du film de John Huston, – un film qu’il « aimait dans sa totalité[5] » – et la comprendre selon la lettre même du titre fidèlement repris au roman de Carson McCullers : celui-ci suggère qu’une multiplicité, une pluralité de reflets se donnent à voir et se produisent à l’intérieur du fonctionnement de l’œil, donc de l’opération même du voir. Un reflet se produit parce qu’il y a une activité de réflexion, une action de diffusion d’un élément qui revient en chemin inverse après avoir atteint un certain point sur lequel, et à partir duquel il se retourne à nouveau vers son foyer d’origine. Le reflet est un phénomène dont l’image se pose reproduite en surface et qui apparaît sur celle-ci de façon inversée. Le titre indique cependant que ces reflets ne sont pas sur l’œil, mais dans l’œil, ils sont internes à l’œil : par conséquent, à l’inversion de surface s’ajoutera aussi l’opération perceptive même, dont le fonctionnement renverse l’image traversant la cornée. De plus, il est précisé que l’œil est d’or, donc que ce qui se produit dans l’œil est filtré et restitué par et selon une couleur d’or, ou plus exactement un matériau considéré comme rare, riche et précieux, mais aussi comme antique symbole du prestige du pouvoir et des échanges. Ainsi, la complexité de ce film qu’annonce son titre implique que les personnages, actions, faits et gestes seront donnés à voir comme des reflets dans un œil d’or, c’est-à-dire inversés, renversés et filtrés par le luxe riche et précieux de l’or. Ces reflets dans l’œil d’or seront donc également le fruit d’une opération non seulement optique, mais également, puisque tous les personnages se reflètent et se regardent tout en se regardant eux-mêmes, selon un mouvement réflexif propre aux personnages. Comment penser ce mouvement de renversement et de reprise général ? Comment décrire ce mouvement des consciences mis en scène en conflagration constante au sein du film ?

Pour approfondir ce mouvement de la réflexion et ses modes, lisons sur ce sujet Pierre Teilhard de Chardin :

Du point de vue expérimental qui est le nôtre, la Réflexion, ainsi que le mot l’indique, est le pouvoir acquis par une conscience de se replier sur soi, et de prendre possession d’elle-même comme d’un objet doué de sa consistance et de sa valeur particulière : non plus seulement connaître, – mais se connaître ; non plus seulement savoir, mais savoir que l’on sait. Par cette individualisation de lui-même au fond de lui-même, l’élément vivant, jusque-là répandu et divisé sur un cercle diffus de perceptions et d’activités, se trouve constitué, pour la première fois, en centre ponctiforme, où toutes les représentations et expériences se nouent et se consolident en un ensemble conscient de son organisation (…) chaque conscience a trois propriétés : 1. de tout centrer partiellement autour de soi ; 2. de pouvoir sur soi se centrer toujours davantage ; 3. d’être amené, par cette sur-centration même, à rejoindre tous les autres centres qui l’entourent (…) Mais quelle est, dans l’intérêt même de la Vie générale, l’œuvre des œuvres humaines, sinon l’établissement, par chacun de nous en soi, d’un centre absolument original, où l’Univers se réfléchit d’une manière unique, inimitable : notre moi, notre personnalité, tout justement ? Plus profond que tous ses rayons, le foyer même de notre conscience (…) En n’importe quel domaine – qu’il s’agisse des cellules d’un corps, ou des membres d’une société ou des éléments d’une synthèse spirituelle – l’Union différencie. (…) en confluant, suivant la ligne de leurs centres, les grains de conscience ne tendent pas à perdre leurs contours et à se mélanger. Ils accentuent au contraire la profondeur et l’incommunicabilité de leur ego. Plus ils deviennent, tous ensemble, l’Autre, plus ils se trouvent soi. (Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p 181, p 287, p 290 sq)

C’est ce mouvement de la réflexion que décrit Teilhard de Chardin, ce paradoxe d’une union différenciée dans un même mouvement, un mouvement de réflexion des consciences de ses personnages, que nous devons penser pour déterminer ce qui produit la plasticité même du film de Huston. La réflexion est donc un repli de la conscience vers soi, à partir de soi et par soi selon la circonférence des autres soi qui alors s’organisent comme Univers. Une œuvre d’art produit un monde et ce qui le constitue comme monde. Et c’est à la fois sur ce mouvement réflexif et cet incommunicable du soi que se joue à notre avis ce film. Sur quoi s’effectue l’activité même de réflexion ? Le soi se repliant sur soi réflexivement, sur quel mode revient-il ? A partir de quoi effectue-t-il ce repli ? Sur « l’univers » qui unifie l’ensemble éparpillé et apparemment monadique de ce mouvement de reflet général. Ainsi, par comparaison, les regards de la conscience de soi des personnages produisent leur monde dans l’univers global du film qui se déploie sous le regard et la « situation de Dieu ». Dans ce film de Huston, plus les personnages se réfléchissent dans leur « en soi », plus ils s’expriment en se reflétant les uns les autres ; ils produisent leur « en soi » en d’autres « en soi ». Il y a donc un même reversement dialectique de ce reflet dans l’œil d’or où, cette fois, plus les consciences de soi des personnages se trouvent rassemblés, plus elles deviennent Autre en soi et se centrent. La tragédie de ce film et son ressort principal s’opère par une réflexion généralisée des personnages dont nous devons penser à travers leurs actions les différentes modalités.

Nous ne voyons donc les personnages du film que sous un aspect exceptionnel, à savoir dans ce qu’ils ont de plus proprement intime humainement parlant, et cependant selon des rapports inversés, et des modes renversés. Mais par rapport à quoi ? Cela ne veut pas dire que le film se déroulera de façon réversible ou sera construit de la fin au début par flash-back. En fait, ce qui fait le principe actif des relations, le fond propre des personnages et leurs consciences de soi, les mobiles intimes de leurs actes, c’est qu’ils s’exprimeront dans ce jeu de reflet réflexif, et ces mouvements inversés, renversés et filtrés, dans le jeu le mouvement même de leur conscience ; ce qui est vu est inversé, renversé parce que l’œil se voit lui-même, et ce qui est vu dans l’œil exprime une sorte de relation en chiasme : le voyant étant vu comme voir, donc par rapport à ce qui fait réflexion sur la relation humaine. C’est cela qui fait l’expression du film.

Ces modes réflexifs, ces inversions, projections et renversements dans la relation à soi et aux autres, nous la trouvons de façon exemplaire dans un passage où tous ces reflets des personnages s’inversent et se renversent à travers un dialogue entre Weldon, Morris et Eleonora, peu après la mort de Alisson, l’épouse de Morris : tout comme un autre soir au début du film, Morris joue à nouveau aux cartes avec Eleonora ; après que Morris ait considéré stupides les frasques, danses, manières et peintures de Anacleto, le serviteur philippien de sa défunte épouse, et comment ces manières auraient pu être « étouffées », brimées et redressées par la discipline de l’armée, Weldon rebondit alors sur ces propos – prenant peut-être les réflexions de Morris sur le comportement de Anacleto pour son propre compte, comme un commentaire indirect de ses propres frustrations – et développe son point de vue : « toute réalisation obtenue aux dépends de la normalité est mauvaise et ne devrait pas apporter le bonheur. En bref, c’est… il est préférable, car c’est moralement honorable pour la tige carrée de continuer à s’ébattre dans le trou rond que de découvrir et d’utiliser le trou non-conformiste qui lui irait. » Morris réagit : « Oui, c’est vrai Weldon, n’es-tu pas d’accord avec moi ? » et Weldon lui répond : « Non… non je ne le suis pas ».

Le contenu comme la réponse paraissent absurdes, mais en réalité, ce qui se joue, c’est le sens du reflet ; le reflet est dans la structure de la scène par rapport à la soirée du début du film qui, cette fois-ci, est privée de la présence de Alisson ; ce qui s’inverse sur la surface commune du souvenir, c’est la proposition de Weldon sur la morale autorisée et les bonnes mœurs dans un monologue qu’il se récite presque à lui-même. Weldon propose pourtant la confirmation de son élucubration à son collègue Morris, pour finalement en prendre le contre-pied : il renverse et inverse ses propres analyses et contredit l’accord qu’il avait pourtant demandé ! Le dialogue semble contradictoire dans cette inversion des propositions sur les normes et jugements de valeurs dont Weldon renverse aussi la base argumentative, tout en l’ayant pourtant constituée et proposée à l’accréditation d’un collègue en présence de son épouse. Weldon poursuit ses propos comme dans une sorte de soliloque, juste après avoir renversé par terre un bibelot-souvenir de sa femme Eleonora : « je préférerais vivre avec le strict nécessaire, des murs nus … sans luxe, ornements. La simplicité à l’état pur … c’est comme un fusil sans poussière, immaculé dans sa forme dure et jeune … une sorte de chevalerie… il y a des amitiés qui se nouent qui sont plus fortes que la peur de la mort et ils ne sont jamais seuls. Quelquefois je les envie ». Il y a dans ces propos décousus la tentation d’un idéal de pureté en constituant une relation qui passe la mort, qui surpasse ainsi sa finitude et ainsi, tend à des formes de perfections absolues. Weldon quitte Morris et Eleonora, et son monologue auto-réflexif se termine ; puis la soirée se conclut avec Morris : « j’aimerai que Anacleto revienne », et Eleonora réplique : « J’aimerai que Alisson revienne et que tout redevienne comme avant », indiquant par leurs regrets, l’irréversibilité des reflets passés remémorés qui atteignent ainsi une brillance close sur elle-même, une forme irrémédiable qui reflète l’hypocrisie de Eleonora et Morris : hypocrisie se refermant sur eux par leurs regrets, regrets non pas de ce qu’ils ont fait à Alisson et Anacleto, mais de ne plus les avoir comme témoin silencieux de l’adultère, comme miroir muet et impuissant reflétant leurs ébats.

La complexité de ce film est donc virtuose dans ses diffractions, ses renvois symétriques, ses répétitions aux constants parallélismes : Huston a fractalisé toutes les scènes en résonance, en les dupliquant en écho, tout en gardant une consistance et un développement cinématographique rythmé prodigieux, strictement classique selon la structure traditionnelle de la narration (thème, développement, récapitulation). Comme nous l’avons déjà mentionné en introduction, la scène finale du film est paradigmatique car elle est la répétition d’un mouvement triangulaire : la caméra montre un reflet se reflétant à la surface de chaque personnage qui deviennent à la fois surface de reflet et foyer de projection : Weldon tire sur le soldat comme pour tuer son reflet. Alors, cette scène en mouvements répétés montre le soldat Williams reflétant le désir de Weldon se réfléchissant sur lui par la surface de Eleonora qui hurle ; il passe à travers ce miroir lorsque le soldat est tué. Morris arrive d’ailleurs derrière Weldon, pareil à une duplication, un reflet de Williams dédoublé en arrière de Weldon, comme un alter-ego cette fois-ci, et non plus son désir inassouvi. Nous devons donc montrer comment cette opération réflexive se produit et se développe dans le film de John Huston.

  1. La force symbolique des reflets de l’œil d’or

Approfondissons ce qu’implique ce titre du film. Qu’est-ce que l’œil d’or ? Ces reflets dans l’œil d’or sont symbolisés à un moment du film par la peinture de Anacleto. Lors de sa première scène, il conseille à sa maîtresse Alisson d’acheter de nouveaux vêtements comme pour lui annoncer un changement de peau, une mue, une métamorphose vers un nouvel avenir. Puis, plus tard dans la soirée, Anacleto peint devant Alisson une tête de paon avec un œil d’or saillant. Il commente ainsi : « et dans cet œil il y a des reflets minuscules et… grotesques… » Or cet oiseau pourrait bien être « l’éperonnier napoléon », car c’est un faisan sauvage au plumage de paon qui est devenu l’emblème de l’archipel des philippines. Et que symbolise-t-il dans cette culture ? Il est une sorte de phénix, d’oiseau de feu qui garde et représente comme l’idéal des valeurs morales parfaites, mais insaisissables, intègres : dans le confucianisme, le phénix porte sur la tête le symbole de la vertu d’humanité, sur les ailes la conformité morale, sur le dos la justice, sur la poitrine la bienveillance et sur le ventre la bonne foi. On dit aussi que sa tête représente le ciel, ses yeux le soleil, ses ailes le vent, ses pattes la terre, son dos la lune et sa queue les planètes. Le phénix est associé au yang et à l’été. Ses plumes revêtent traditionnellement les cinq couleurs fondamentales, celles des cinq éléments : noir, blanc, rouge, bleu et jaune. Ce plumage de cinq couleurs est un rappel des cinq vertus cardinales confucéennes : droiture, bienséance, sagesse, humanité, sincérité. L’oiseau de feu, le phénix, le paon symbolise donc un microcosme du Tout et de la perfection exprimée dans sa fulgurance, et pourtant dans l’histoire de ce film, inaccessible à ceux qui le reconnaissent : en effet, symétriquement au tableau de Anacleto, Weldon échoue à dompter le cheval de sa femme Eleonora, Firebird, parce qu’il le voit peut-être comme la clé de ses frustrations ; surmonter son épreuve, c’est vaincre les humiliations de sa femme Eleonora, qui, elle, ne voit pas Firebird comme un absolu ou un symbole mais un bon compagnon pour la cueillette des mûres et le fidèle témoin muet de ses débauches avec Morris. Weldon méprise cet animal en tant que cheval dont il a peur ; et pourtant, il tente tout de même l’épreuve pour surmonter sa peur, comme si Firebird contenait la clé de ses problèmes et de ses inhibitions, puisque Firebird est le cheval de sa femme et qu’il est soigné et monté par le soldat Williams : évidemment, on retrouve-là un thème récurrent des films de Huston, l’histoire d’un échec, mais avec la gloire de la tentative, et la volonté de terminer malgré tout « pavillon haut ».

Zorro David dans le rôle de Anaclecto

Le paon représente donc un certain ordre, et son œil d’or révèle, dans ce qu’il voit des hommes, leur envers ou leur conformité vis-à-vis de cet ordre dont il est le garant pour indiquer la place authentique et juste de l’humanité selon le Tout. On trouve une autre source d’interprétation avec ce que représente le paon dans l’antiquité grecque : il accompagne Héra, l’épouse de Zeus. Elle est la protectrice de la femme et la déesse du mariage légitime, la protectrice de la fécondité du couple et des femmes à tous les âges, dans toutes les conditions de son existence et, en particulier, des femmes en couches avec l’aide de sa fille Ilithyie. Là aussi, avec la peinture de Anacleto et son évocation de Catherine, l’enfant mort de Alisson, nous avons le symbole d’une situation brisée par l’adultère de son mari Morris et ce décès puisque Héra, elle aussi, est la victime des multiples infidélités de Zeus, ainsi qu’Alisson le constate lorsqu’elle voit Eleonora « faire du pied » à son mari Morris. Comment ne pas interpréter ou faire au moins le parallèle entre Zeus et Eleonora d’un côté, et Héra avec Weldon de l’autre, comme l’indique la suite du mythe ? Ainsi, pour ne pas éveiller les soupçons de son épouse, Zeus transforma Io, l’une de ses maîtresses, en génisse et lorsqu’il le souhaitait, il se transformait lui-même en taureau pour la rencontrer facilement. Mais Héra ne fut pas dupe et demanda à Zeus de lui offrir cette génisse d’une blancheur éclatante : là encore, cette référence semble avoir été prise en compte par Carson McCullers et John Huston avec le cheval Firebird semble-t-il, puisque le soldat Williams est le gardien pur de celui-ci, ne répond pas explicitement aux invitations de Eleonora, et ne fait que veiller sur sa couche sans dormir ou chercher à la séduire, tout comme Argus surveilla Io. En effet, Argus possédait cent yeux, dont cinquante restaient toujours ouverts pendant le sommeil des cinquante autres. Le mythe s’achève ainsi : Zeus envoya alors Hermès pour délivrer Io, lequel réussit à endormir Argus en lui jouant de la flûte et le tua en le décapitant. En apprenant ce crime, Héra entra dans une grande colère, puis, récupérant les yeux d’Argus, elle les sema sur la queue du paon. Cet animal lui fut dès lors consacré, et on représente souvent Héra ou Junon accompagnée d’un paon.

A partir de ces multiples évocations mythiques, le reflet des actions des personnages se fera donc dans cet œil que symbolise le paon peint par Anacleto en écho du cheval Firebird – les mythes et figures sont donc reflétés entre eux, et il nous faut donc penser ce fonctionnement en miroir, en réflexion généralisée. Ainsi, les actions seront révélées dans l’œil, non pas comme des copies conformes, mais selon une reprise des apparences « minuscules » et « grotesques » : ce sont donc des formes monstrueuses, donc en-deçà et en débordement de toute norme à tous points de vue, inversant et renversant tout ordre conventionnel. On aurait donc tort de réduire ce film à un simple jeu d’hypocrisie des personnages se chamaillant sur la surface de l’ordre moral pris à témoin et simplement relativisé, ridiculisé dans le cadre d’une base militaire. Le titre du film que l’on doit au roman de Carson McCullers doit être pris au sérieux, comme John Huston l’a fait avec sa coloration or et noir : il s’agit d’une pluralité de reflets dans l’œil d’or, donc d’une sorte d’implosion interne où, dans un paradoxe suprême, l’œil se voit lui-même à travers une multiplicité de mise à l’épreuve réflexive. Et cela, comme nous le verrons plus loin, c’est ce que Novalis appelle la « romantisation », laquelle « donne au fini une apparence d’infini.[6] » Peu importe de savoir ce que sont réellement les tendances de Weldon, ce que cachent les provocations de Eleonora, si la folie de Alisson est réelle ou simulée, ou quels sont les motifs du soldat Williams dans son voyeurisme nocturne, car ceux-ci sont déjà tous présentés sous une forme transformée par les reflets internes de l’œil d’or. L’essentiel est de voir, penser et interpréter les significations de ce mouvement constitutif à l’œuvre comme activité réflexive dans l’œil d’or, dans cette transformation des personnages en tant qu’ils sont tous en relation entre eux et eux-mêmes, donc expriment l’activité de ces consciences de soi qui s’opère dans l’œil d’or. Plus qu’un titre, c’est le principe à partir duquel il faut apprécier ce film et les relations en elles-mêmes qu’il développe ; et nous n’avons pas à nous en tenir aux termes et déterminations psychologiques individuels des relations, mais à analyser l’expression de leurs interactions mêmes.

Soldat L.G. Williams avec le cheval Firebird

  1. Développement du film en reflets

Ce que Huston nous montre à l’écran, c’est donc un processus où les personnages sont tendus par un rapport de force, un rapport pur dont ils sont transis – lequel « n’existe » pas, sinon dans des dépôts, des figures symboliques insaisissables, des projections mythologiques à travers la tête du paon en peinture ou l’indomptable cheval Firebird. Mais cette pureté n’est pas faite par extraction ou abstraction ; nous sommes d’emblée dans l’œil d’or. Et ce n’est pas non plus une pureté semblable à celle d’une naissance, d’un retour vers l’originel vierge comme on pourrait pourtant le voir suggéré avec la course du soldat Williams nu dans la forêt. Dans ce processus, le pur est la tension, la lutte contradictoire qui peut avoir à certains moments des dépôts originels vierges ou des extraits purifiés, mais qui, en tant que tels, sont les actes de rapports de force dont la relation souveraine ne peut qu’affirmer la pluralité de forces en jeu dans des rencontres qui ne peuvent créer aucune communauté, alors même que, paradoxalement, le cadre militaire d’une base devrait y engager ou favoriser une forme de partage en commun.

Lors d’un de ses cours, en regardant passer à la fenêtre sa femme Eleonora et Morris à cheval, Weldon s’arrête et suspend son propos sur « l’économie de force ». La tension présente dans ce film est celle d’une sorte de dialectique qui avorte, où chacun résiste à devenir autre et passer dans l’autre ou son autre. Aussi voit-on des personnages dont la teneur est quasiment opaque, dense, et dont l’inertie propre est irrésistiblement close. Le rôle de Marlon Brando (Weldon) est peut-être le seul qui, par ses monologues intimes et son regard dans et devant le miroir, tente d’affronter et de s’ouvrir à son vide propre ; il tente de le faire jouer au lieu de seulement le subir, il veut se mettre à l’épreuve dans une respiration qui n’arrive pas : Weldon tente de monter le cheval de sa femme Firebird, de s’y risquer alors qu’il sait qu’il est mauvais cavalier et peut chuter à tout moment ; mais il ne change pas réellement, il ment à sa femme après cet échec, et quand il est frappé à coup de cravache par Eleonora devant l’Etat major, il demeure dans la clôture minérale de la discipline militaire, « immobile comme une statue » selon Anacleto.

Huston en préparation avec Liz Taylor, Brian Keith et Julie Harris

Nous disions plus haut que ce vers quoi tend ce film est un type de pureté, mais en tant que relation : or, qu’est-ce que signifie ce type et par quel processus se constitue-t-il ? La recherche de cette pureté, par un processus de tension systématique sans mélange, s’opère ici par une perception se reflétant à elle-même de l’intérieur, donc par la réflexion, laquelle inverse et renverse ce que donnent à voir dans l’œil d’or les personnages. Lors d’un cours de Weldon, celui-ci insiste sur la nécessité amorale du combat : « un homme n’attaque pas parce que sa cause en juste, mais parce qu’il est le plus fort ou que ses chefs lui font sentir qu’il est le plus fort », ainsi, le combat opère par un détachement ou une soustraction à l’ordre moral, tout en se rattachant à l’ordre conventionnel du « leadership », de l’obéissance qui le surmonte de l’intérieur sans s’expliquer. L’ordre de l’œil d’or s’inverse et se renverse par ces reflets où chaque référence prend en compte le cadre moral communément admis mais l’interprète, le renverse dans le rapport de force pur des relations multiples et par-là s’exprime selon l’envers de cet ordre.

Qu’est-ce que filtre et fait briller l’or de cet œil ? Bien sûr, on peut penser à une sorte de référence à l’Age d’or, d’un Ordre idyllique, dans la mesure où la nudité décalée de certains personnages peut s’apparenter à une sorte de jouvence innocente première, « pure » en ce sens, et hors de toute influence normative civilisatrice, où hommes et dieux cohabitent spontanément dans la même ivresse d’un état non encore profané ou corrompu. En réalité, la nudité dans ce film annonce généralement des états d’éclats de tensions extrêmes : Eleonora se dénude et provoque Weldon du salon à l’escalier et se reflète sur l’œil du soldat Williams, lequel apparaît trois fois nu dans la forêt avec un cheval : la première fois, sans savoir que Morris, Eleonora et Weldon le surprennent, déclenchant alors l’indignation contenue de Weldon sous le regard amusé de sa femme Eleonora ; une deuxième fois après l’humiliation de Weldon avec Firebird, Williams passe près de Weldon épuisé d’humiliation, à genoux, partant sans un mot avec l’étalon ; et enfin, faisant figure de tentation face à Weldon, dans la même situation forestière qui est d’ailleurs finalement éludée au montage. La nudité est ici une provocation au conflit potentiel ou son évocation ; elle exprime la tension pure où, encore une fois, aucune conflagration ou destruction n’advient dans ce seul rapport de force qui se maintient dans son magnétisme, s’équilibre, et les forces sont dans une forme d’attraction insoutenable, comme une sorte d’effet Joule. La nudité est le miroir de chair sur lequel se reflète Weldon, dans lequel Weldon voit son reflet d’impuissance (sur ce que lui dévoile d’elle Eleonora), de préjugés ou de fantasmes (avec Williams) se projeter et se réfléchir ensuite sur lui-même. Si Eleonora reflète Weldon, comme elle est vue également en arrière de Weldon par le soldat Williams, ce dernier se mire sur son corps et ainsi, se réfléchit sur elle ; c’est donc au fond son reflet que voit sans le savoir Weldon en regardant sa femme : sur le corps nu et provoquant d’Eleonora se noue toute l’intrigue parce qu’il voit son propre reflet avec celui du soldat Williams.

La plasticité de ce film est donc essentiellement un mouvement réflexif dont les actes et faits et gestes des personnages sont les indications, ou bien, un fantasme qui fait signe vers autre chose ; ce sont des stations provisoires du processus à l’oeuvre. Les personnages se réfléchissent eux-mêmes, en eux-même et entre eux ; et c’est pour cela qu’ils apparaissent qu’en tant que reflet. On le voit avec Weldon qui sera filmé face au miroir à trois reprises – lors de sa toute première apparition, en gonflant ses biceps, puis habillé dans un dialogue muet visant à s’assurer des postures d’autorité ou rêves de rencontres fantasmées avec de hautes personnalités ou hauts gradés, et en se passant une crème sur les paupières : comme si, au-delà du narcissisme, Weldon était à chaque fois à la recherche des caractères d’une identité introuvable qui se camouflerait en lui, pour lui et les autres. On trouve aussi le miroir chez Eleonora avec Morris, quand elle se recoiffe dans le rétroviseur de leur voiture au beau milieu de la forêt après avoir fait l’amour, pour se remaquiller et cacher les traces de l’adultère à Weldon et Alisson : le miroir est ce témoin de ce que les personnages cachent à eux-mêmes. Le soldat Williams dans la chambre de Eleonora fait exception : il est regardé par son reflet que fixe la caméra, il ne s’y mire pas : lui-même est pris dans la réflexion générale du film, notamment celle de la relation entre Weldon et Eleonora qui s’est reflétée sur son œil ; de ce point de vue, il est le personnage limite, la surface de l’œil d’or, il est le gardien de Firebird – comme Argus avec Io – et, en cela, il circonscrit, ou du moins introduit les reflets de l’œil d’or dans la mesure où les premiers plans du film lui sont consacrés et que, comme nous l’avons vu, sa nudité fait aussi office de surface de miroir pour Weldon. Ces reflets ne révèlent donc rien aux personnages ; ils se réfléchissent sans s’avouer quoique ce soit à eux-mêmes, sans identifier dans une reconnaissance sûre ; leurs réflexions ne révèlent que l’épaisse tension vide d’un non-savoir d’eux-mêmes perpétuellement réitérée, rejouée, non seulement dans les personnages face à eux-même devant les miroirs, mais aussi entre les scènes que vivent les personnages : par exemple, le soldat Williams se laisse frapper ou insulter sans répondre par ses voisins de caserne, sans mot dire ni répliquer – tout comme Weldon se laisse fouetter par sa femme devant ses collègues sans répondre, ni répliquer[7].

Marlon Brando dans le rôle du Major Weldon Penderton

Le reflet de moi à soi, de mon être devant une surface qui me reflète et que je reconnais comme mien, engage un processus de connaissance – il est métaphorique et superficiel s’il n’est qu’arrangement de soi face au miroir, mais si l’on considère que la connaissance de soi faite par réflexion du moi sur moi qui s’apparaît à lui-même comme soi-même, comme relation à soi-même, alors nous constatons que la ré-flexion engage un type de connaissance qui n’est pas qu’une opération de repli psychologique du sujet, mais, comme nous l’avons vu avec Teilhard de Chardin, ouvre à une relation du soi reflété en soi par soi pour soi, donc à une tension propre à soi autonome qui n’est relative à rien d’autre que soi-même, et qui nécessairement s’ouvre – par-delà et en-deçà de sa position de Sujet se prenant comme objet dans une représentation extérieure – à l’Absolu. D’une manière générale, dans l’idéalisme et le romantisme allemand, l’Absolu signifie la relation de la relation systématiquement et totalement développée ; c’est donc l’activité de réflexion signifiante relative à rien d’autre qu’à sa propre relation ; et celle-ci devient intégralement toute relation, donc un processus (et non plus simplement un objet ou une « position » divine). Et ce processus est pur en tant que tension du Sens qui transcende dans son ex-plication toute position ou terme, ou simple dépôt, mais aussi pur en tant qu’Infini puisque cette relation de la relation comme réflexion n’a ni commencement, ni fin, donc pas de virginité originelle repérable, ni horizon radieux idéal vers lequel s’orienter et espérer.

Weldon peut suivre de loin cette pureté quand Eleonora se dénude ou qu’il surprend dans la forêt le soldat Williams ; ses perceptions sont des figures fantasmées parce qu’elles sont les reflets de sa réflexion, les images projetées de sa recherche se réfléchissant en lui-même absolument. Il recherche la nudité de son être absolument et apparaît réfléchi en Williams, tout comme dans cette photo hiératique de l’antiquité qu’il scrute avec la cuillère volée, ou même Eleonora ; l’éclat nu de ces corps crus sont les reflets de Weldon qui ne peut se saisir, posséder et faire corps avec ces reflets qui n’apparaissent que comme une projection, un fantasme évanescent qu’il tente pourtant indéfiniment de conquérir, comme par exemple à travers Firebird, le cheval de Eleonora, mais aussi à travers son cours sur le leadership ou ses instructions avec le soldat Williams : au-delà de ses frustrations homosexuelles, Weldon s’effondre sur lui-même face à son propre reflet dissout par la tragédie du processus de la conscience de soi qui s’exprime absolument.

Marlon Brando dans le rôle du Major Weldon Penderton

  1. La réflexion romantique

Si l’on suit l’analyse de Walter Benjamin dans son ouvrage Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, il faut distinguer deux types de compréhension de cette réflexion : celle de Fichte où la position du sujet se faisant objet de connaissance par réflexion conserve cependant la position du Moi initial, et l’autre type de réflexion proprement romantique, où la connaissance « s’abyme » dans la relation pure du penser :

penser du penser peut en effet se saisir et s’accomplir de deux manières : lorsque l’on part de l’expression « penser du penser » et qu’on l’élève au troisième degré, ou bien l’on a l’objet pensée : penser (du penser du penser), ou bien le sujet pensant : (penser du penser) du penser. Passée au troisième degré, la forme originaire rigoureuse du second degré est ébranlée et entachée d’ambiguïté. Et l’on peut supposer qu’à chaque degré suivant, elle se déploie en une plurivocité toujours croissante. C’est dans cet état de chose que l’infinité de la réflexion revendiquée par les romantiques puise son caractère propre : la dissolution, face à l’Absolu, de la forme de la réflexion. La réflexion s’élargit sans limite et la pensée formée dans la réflexion devient une pensée sans forme qui se tourne vers l’Absolu. (Ibid. op. cit. p 63)

Or, selon Walter Benjamin, c’est à travers cet appel de l’Absolu par réflexion se dissolvant elle-même que le sentiment proprement poétique se fait jour, se produit au sens strict, et s’exprime en un processus supérieur : « l’essence du sentiment poétique réside peut-être dans la faculté de s’affecter uniquement à partir de soi-même » (Schlegel) ce qui signifie : le point d’indifférence de la réflexion où celle-ci jaillit du néant, c’est le sentiment poétique. » (p 105). Ainsi, absolument parlant, « l’art est en quelque sorte la nature se regardant, s’imitant, se formant elle-même » (p 106), et sous ces rapports, nous devons penser cette œuvre cinématographique, Reflets dans un œil d’or, comme ce même processus général réflexif où tout se reflète, se réfléchit absolument en Tout jusqu’à l’abolition de toute forme, en développement dans cette tension absolue, donc processus Absolu. Il n’y a alors plus de forme finie en reflet de l’infini, de personnages, d’expressions en vis-à-vis de l’Absolu, face à lui, mais l’expression même de la relation absolue. Bien sûr, nous restons « face » à ce film en tant que spectateur, mais expressivement, il fait signe en lui-même par cette tension réflexive qui se développe.

Tout est donc déjà transcendant, car hors origine et hors terme dans cette dynamique d’où procède toute condition – le film opère d’ailleurs plusieurs sauts temporels, et s’ouvre et se referme sans précision sur la même citation « Il existe dans le Sud un fort où, voici quelques années, un meurtre fut commis ». Avec cette citation réitérée au début et à la fin, on ne sait pas s’il est question du meurtre de Williams, ou bien d’un autre ayant eu lieu auparavant et qui se répète encore ou va se répéter. Et si l’on poursuit avec ce que proposent les romantiques interprétés par Benjamin, on atteint dans ce film les mêmes tensions issues de ce sens de l’infini exprimé dans ce processus réflexif : « Nous devons nous élever au-dessus de notre propre amour et pouvoir anéantir en pensée ce que nous adorons, sinon nous fait défaut… le sens de l’infini.[8] » L’oiseau de feu, le paon d’Héra ou le Phénix qui symbolisent l’œil d’or et ce qui s’y joue, expriment, en tant que mythe, cet anéantissement renaissant à l’infini, cet insaisissable pour lequel on se sacrifie ou qui est sacrifié. Or, quelle est au final l’histoire de Reflets dans un œil d’or sinon celle de Weldon qui, ne pouvant posséder ou tuer Eleonora par impuissance propre, finit par anéantir ce qu’il aime réellement à travers le meurtre du soldat Williams ? Weldon reste au rez-de-chaussée quand sa femme Eleonora le nargue et se dénude en montant l’escalier ; Weldon éructe contre elle, reste prostré sur la rampe ; de même, il ne monte pas lorsque Alisson voit dans la chambre de Eleonora le soldat Williams ; ce n’est qu’à la fin du film, qu’il tue Williams dans la chambre de Eleonora, et au paroxysme final, comme ultime anéantissement de son néant, Weldon tue ce qui lui fait défaut : dans la conscience de la réflexion de son non-savoir, il détruit celui-ci.

Marlon Brando dans le rôle du Major Weldon Penderton

  1. La relation au Non-savoir

Cette réflexion comme relation de la relation infinie est processus ; donc en elle-même, elle n’a pas de position donc de contenu. Si on veut fixer ce que produit ce processus absolu, il ne témoigne que du rien fugace et fugitif de son passage, et ainsi Weldon ne peut que nécessairement tuer celui-ci. Par exemple, le premier dialogue du film entre Morris et Leonora lors de leur promenade à cheval : parlant allusivement   d’un acte de folie de Alisson – comme on le comprendra ensuite – Morris en témoigne rétrospectivement et tombe sur le non-savoir : « personne ne sait ce qui s’est passé dans sa tête <d’Alisson> ». Et Eleonora évite d’affronter cette réalité par sa bêtise en la renvoyant à la folie de Alisson ; bêtise donc satisfaction de l’opinion facile que procure le non-savoir voulu par confort et bonne conscience dans les solutions partagées du « bon sens », la bêtise étant au fond l’autorisation égoïste et paresseuse au non-savoir ; de même, Eleonora refoule dans le non-savoir le fait que Alisson sait que son mari Morris la trompe avec Eleonora.

Par analogie, on retrouve retravaillé par les romantiques le paradoxe classique de Socrate, lequel savait qu’il ne savait rien, et se jouait de la bêtise des autres, ceux qui dissimulent leur confortable non-savoir sous des apparences rhétoriques aussi prestigieuses que jamais démontrées. Socrate torpille les discours des sophistes parce qu’il les réfléchit et montre leurs reflets dans un miroir, le miroir de son propre non-savoir, mais non-savoir conscient. Si l’on suit Socrate, cette reconnaissance du non-savoir engage à une tension, une lutte « démonique », car si l’Absolu est inaccessible et que l’on reconnaît cependant en soi son inaccessibilité, on témoigne malgré soi, malgré tout, de cette idée du Tout Absolu. Léo Strauss indique plus clairement ce qu’implique cette conscience de soi :

Le prototype du philosophe au sens classique, c’est Socrate qui savait qu’il ne savait rien, qui admettait par conséquent, que le tout n’est pas intelligible, qui se demandait simplement si, en disant que le tout n’est pas intelligible, nous n’admettons pas avoir une certaine compréhension du Tout. Car nous ne pourrions bien sûr rien dire d’une chose dont nous ne savons absolument rien et c’est le sens, me semble-t-il, de ce qui est traduit de manière erronée par l’intelligible, à savoir que l’homme en tant que tel a nécessairement une conscience du Tout. (Strauss, La renaissance du rationalisme classique, « Progrès ou retour ? », ed. Gallimard, coll. Tel, p 433).

C’est donc bien sur le non-savoir que se réfléchit et s’anéantit la position du Moi relatif des personnages – sur la bêtise d’Eleonora et sur le soldat Williams qui ignore l’attraction que Weldon éprouve pour lui – qui s’engagent alors dans un processus : la présupposition même du Tout se libère d’elle-même en tant que position pour devenir processus selon lequel le soi s’exprime immédiatement sous la forme du sacrifice. Weldon cherche non pas tant la virilité ou la maîtrise de sa femme Eleonora à travers le dressage impossible de son étalon Firebird, que l’anéantissement même de cette impossibilité – « l’anéantissement de son néant, tel est le sommet de l’amour[9] ». De même qu’il jure de tuer Eleonora, mais ne le tente même pas, ne prépare pas un meurtre, ne réagit pas quand elle le fouette publiquement ; il sait qu’il est mauvais cavalier et affronte malgré toute la tension même de cette impossibilité. Sa chute n’est pas accidentelle en ce sens, mais l’épreuve répétée de sa frustration dont il affronte infiniment la pure tension inéluctable.

De même Eleonora : cette répétition symétrique de ce qu’elle ne comprend pas et ne veut pas connaître, et rejette dans l’absence de goût, se symbolise dans le film lorsqu’elle classe et vérifie de la même manière les disques vinyles de Alisson après sa mort. Il y a une répétition quasi mécanique – comme dans l’histoire de la mort du petit garçon de treize ans qu’elle voulait alors raconter encore et encore à Alisson avec des détails sanglants – répétition sans mémoire avec une systématique relecture désespérante de Eleonora, à vide et déplorablement absurde dans ce classement, ce rangement de disques qu’elle ne connaît pas et se flatte de n’avoir jamais écouté, qu’elle ne connaîtra jamais et que pourtant, elle continue à classer consciencieusement, indéfiniment à l’infini dans les reflets symétriques de ses gestes revendiqués de non-savoir maniaque et satisfait. Et c’est peut-être aussi ce qui est dit des actes de folie passés de Alisson qui sont ravalés dans le non-savoir lorsqu’il est dit qu’elle se serait tailladé les seins au sécateur, comme par un retournement contre soi se déchirant soi-même après la perte de son enfant Catherine. Mais comme l’indique son mari Morris dans son premier dialogue, ce retournement de soi n’est fondé que sur du non-savoir, on ne saura pas ce qu’il y a eu « dans sa tête » lors de cette automutilation, ce déchirement du non-savoir qui se repli et implose.

Ce rapport du savoir et du non-savoir en interaction, en oscillation permanente s’opère donc dans ce film à travers les caractères des personnages et leurs comportements. Weldon est professeur, et il incarne le savoir par ses cours et son autorité, rappelant le respect des consignes, des usages, de l’ordre ; il aide aussi sa femme Leonora en orthographe. Mais par ailleurs, il ignore manifestement (ou ne veut pas voir) que sa femme le trompe, et ne sait pas monter à cheval. Leonora est caricaturalement superficielle et inculte, elle ignore les raisons de la dépression de Alisson ; mais elle sait le mal d’impuissance qui ronge son mari et en joue, le provoque. Alisson est la seule qui sait pratiquement tous les éléments clés de l’histoire : elle connaît bien les infidélités de son mari, alors que Leonora comme Morris s’en rassurent réciproquement, pensent le cacher à tous ; Alisson surprend le soldat Williams dans la chambre d’Alisson : Weldon ne prend pas la peine de monter constater ce que voit Alisson, la pensant folle, et ainsi, il reste ignorant quand Alison sait, entourée par ce halo général de non-savoir. Le soldat Williams voit la nudité intime de Leonora, il voit simultanément l’impuissance de Weldon à ce moment-là, mais aussi lorsque Weldon chute du cheval Firebird ; et il ignore malgré cela l’amour ou l’attrait que lui porte Weldon (ou du moins, Huston laisse là une part d’ambiguïté très importante, très subtile et difficile à démêler dans les regards).

< fig 9 Marlon Brando dans le rôle du Major Weldon Penderton>

  1. La conscience de soi selon George Bataille

Georges Bataille

Nous avions utilisé une première esquisse sur les modes de la réflexion avec Teilhard de Chardin, et nous avions vu que « les grains de conscience ne tendent pas à perdre leurs contours et à se mélanger. Ils accentuent au contraire la profondeur et l’incommunicabilité de leur ego. Plus ils deviennent, tous ensemble, l’Autre, plus ils se trouvent soi. » Ainsi, la conscience de soi opère par une dialectique qui la met nécessairement en relation à l’Autre par sa propre relation à soi. Ce reflet qui vient à soi par l’autre et inversement, s’exprime dans ce drame incommunicable dans ce film ; et c’est lui qu’il faut à présent éclaircir d’une autre manière pour comprendre le mouvement réflexif général, notamment la scène finale. Approfondissons donc ce que signifient ces reflets sous ce rapport de la conscience et le jeu réflexif du non-savoir dans les reflets de l’œil d’or. Si nous nous tournons pour comprendre cela vers les conceptions de George Bataille, nous verrons qu’il expérimente aussi un processus réflexif en tant qu’« expérience intérieure » en tant que « conscience de soi » où se jouent, dans l’intimité révélée, la révélation et le basculement de la « Part maudite », donc là encore, vers une certaine forme d’ouverture vers le Tout. Il la résume ainsi :

Le soleil donne sans jamais recevoir : les hommes en eurent le sentiment bien avant que l’astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité ; ils le voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appartient au geste de qui donne sans recevoir. Il est nécessaire à cette occasion de marquer une double origine des jugements moraux. Jadis la valeur était donnée à la gloire improductive, tandis qu’on la rapporte de nos jours à la mesure de la production (…) Si nous n’avons pas la force de détruire l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable. Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine. Aussi la décongestion fut-elle en tout temps, mais au plus obscur de la conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes la trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments, qui n’avaient pas d’utilité (Bataille, La part maudite, ed. Les éditions de Minuit, p 33, p 29sq)

Le surcroît d’énergie étant général, continu et inarrêtable, le seul problème qui s’impose à l’homme comme partie du Tout – « au plus obscur de la conscience » – est de trouver différentes formes de sa destruction ou de dérivation de ce surcroît d’énergie irrémédiable et en soi inarrêtable : on sort alors de ce schéma selon lequel l’Homme a pour activité essentielle de chercher à trouver des ressources ; bien au contraire, son problème essentiel est de les dépenser. Bataille interprète ce qui arrive et s’opère autour de ce « moment », ce qui s’affaire pour pallier au surcroît de richesse avant son explosion catastrophique, comme étant le moment considéré comme sacré, ou du moins, comme occasionnant la nécessité du Sacrifice qui « embrase comme le soleil qui lentement meurt du rayonnement prodigue dont nos yeux ne peuvent pas supporter l’éclat, mais il n’est jamais isolé et, dans un monde d’individus, il invite à la négation générale des individus comme tels [10]», lequel explique non seulement la signification de tous les phénomènes physiques, religieux, politiques mais aussi, poétiques, lesquels expriment le point limite du sacrifice, le moment sacré où l’individuel et la totalité s’affrontent, et en quelque sorte, se confondent en une oscillation dont témoigne la conscience de soi que Bataille appelle « souveraine », laquelle

désigne le mouvement de violence libre et intérieurement déchirante qui anime la totalité, se résout en larmes, en extase et en éclats de rire et révèle l’impossible dans le rire, l’extase ou les larmes. Mais l’impossible ainsi révélé n’est plus une position glissante, c’est la souveraine conscience de soi qui, précisément, ne se détourne plus de soi (…) ce monde réel parvenu au sommet de son développement peut être détruit, en ce sens qu’il peut être réduit à l’intimité. La conscience ne peut faire que l’intimité lui soit réductible, mais elle peut reprendre elle-même, à l’envers, ses opérations, en sorte que celles-ci s’annulent à la limite et qu’elle-même se trouve rigoureusement réduite à l’intimité. (…) elle achèvera si bien la possibilité de l’homme ou de l’être qu’elle retrouvera distinctement la nuit de l’animal intime au monde – où elle entrera (Bataille, Théorie de la religion, op. cit, p 143 et pp 132sq)

A la lumière de cela, nous pouvons dire que la scène finale du film Reflets dans un œil d’or – laquelle est le point d’orgue, le climax de cette œuvre – trouve son interprétation : le meurtre final du soldat Williams par Weldon et ce mouvement qui passe du cadavre, aux hurlements d’effrois de Leonora, jusqu’au visage en pleurs de Weldon figurent plastiquement, dans ces mouvements répétés, cette même oscillation de la conscience exprimant le moment d’exsudation de l’individuel face à la totalité ; c’est le sacrifice de l’individuel qui cependant révèle alors au cœur de son intimité la totalité, à l’instant pur où l’individuel s’y résorbe dans la mort et la destruction. Ce meurtre, le film de cette scène, c’est la poésie même, l’art au sens de Bataille, car ce qui est en jeu est ce mouvement réflexif même où

L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient à lui. D’où il s’ensuit que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissance d’images il est vrai retirées du domaine servile (poétique comme nobles, solennelles) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à l’inconnu. Même les images profondément ruinées sont domaine de possession. Il est malheureux de ne plus posséder que des ruines, mais ce n’est pas ne plus rien posséder, c’est retenir d’une main ce que l’autre donne (Bataille, L’expérience intérieure, ed. Gallimard coll Tel, p 170)

La fin du film de Huston est cette même possession d’une ruine, possession de l’expression de l’échec irrémédiable qui cependant réussit dans son processus même, et laisse alors, dans son échec l’accès à « l’inconnu ». Nous sommes alors dans cet ineffable apparent qui « naît du non-savoir et y demeure décidément. Elle n’est pas ineffable, on ne la trahit pas si l’on en parle, mais aux questions du savoir, elle dérobe même à l’esprit les réponses qu’il avait encore. L’expérience ne révèle rien et ne peut fonder la croyance ni en partir[11] », dans une attitude également socratique d’un non-savoir su qui pourtant pressent l’Absolu qui lui échappe et cependant rend consistante sa conscience même par ce non-savoir. Évidemment, Bataille n’interprète pas cela comme Platon avec l’inspiration démonique, mais c’est tout de même encore là un accès, le moment qui vacille vers la terreur sacrée. Le Mythe étant la Vue sur le Tout mais dont l’accès est nécessairement celui du sacrifice comme réflexion de la conscience de soi, son initiation au vertige dérobe à la conscience toute image, tout résidu ou dépôt, parce que sa vue se brise à l’instant de sa totalité ; l’expérience intérieure de la conscience de soi se dévoile à elle-même l’instant d’intimité qui cependant se résorbe dans la totalité.

C’est seulement par le moyen d’une représentation maladive – un œil s’ouvrant au sommet de ma propre tête – à l’endroit même où la métaphysique ingénue plaçait le siège de l’âme – que l’être humain, oublié sur la Terre – tel qu’aujourd’hui je me révèle à moi-même, tombé, sans espoir, dans l’oubli – accède tout à coup à la chute déchirante dans le vide du ciel. (…) La négation de la Nature par l’homme – s’élevant au-dessus d’un néant qui est son œuvre – renvoie sans détour au vertige, à la chute dans le vide du ciel. (Bataille, Œuvres complètes, tome V, ed. Gallimard, p 93).

Le film de Huston mobilise les mythes et leurs processus en tant reflets internes pour, au final, les laisser se dissiper dans le sacrifice général dans l’œil d’or, c’est-à-dire dans l’expérience intérieure ou réflexion de la conscience de soi. Et Weldon ayant tué le soldat William regarde alors longuement cette mort à travers le cri de sa femme, le double abîme de son vide dans le vertige du mouvement final que Huston donne à la caméra en démultipliant les vues. Quel est le sens de cette destruction dans « l’œil » ? La relation au sacré n’a sa valeur absolue que lorsque la relation n’est plus relative à quelque chose, mais détruit son attente même, non par consommation mais conscience intime de cet accès ramené à soi. Alors la relation est propre à soi, donc relation de la relation se reflétant et par-là, le sommet du sacrifice est de détruire ces mêmes reflets dans un même mouvement d’absolution absolue qui n’a plus de paroi pour se mirer, plus d’image de soi comme objet, mais si pour soi se réfléchissant à l’infini. Le sacrifice vaut alors pour lui-même et non pas comme relation, puisque la relation s’annule dans l’expérience intérieure qui l’accomplit :

Si la conscience de soi est essentiellement la pleine possession de l’intimité, il faut revenir au fait que toute possession de l’intimité aboutit au leurre. Un sacrifice ne peut poser qu’une chose sacrée. La chose sacrée extériorise l’intimité : elle fait voir au-dehors ce qui en vérité est au-dedans. C’est pourquoi la conscience de soi exige finalement que, dans l’ordre de l’intimité, il ne se passe plus rien. Il ne s’agit nullement d’une volonté d’éliminer ce qui subsiste : qui parlerait de supprimer l’œuvre d’art ou la poésie ? Mais un point doit être mis à nu tel que la sèche lucidité y coïncide avec le sentiment du sacré. Cela suppose la réduction du monde sacré à l’élément le plus purement opposé à la chose, c’est-à-dire à la pure intimité. Cela revient en fait, comme dans l’expérience des mystiques, à une contemplation intellectuelle, « sans forme et sans mode », opposées aux apparences séduisantes des « visions », des divinités et des mythes. (…) La croissance doit se situer par rapport à l’instant où elle se résoudra en pure dépense. Mais c’est précisément le passage difficile. La conscience en effet s’y oppose en ce sens qu’elle cherche à saisir quelque objet d’acquisition, quelque chose, non le rien de la pure dépense. Il s’agit d’en arriver au moment où la conscience cessera d’être conscience de quelque chose. En d’autres termes, prendre conscience du sens décisif d’un instant où la croissance (l’acquisition de quelque chose) se résoudra en dépense, est exactement la conscience de soi, c’est-à-dire une conscience qui n’a plus rien pour objet. » (Bataille, La part maudite, op. cit, p 160).

Au pied de son escalier, Weldon se met lui-même par trois fois devant ces mêmes dilemmes de l’intimité de la conscience de soi que décrit Bataille : la première fois, face à sa femme dénudée en lui criant qu’il la tuera tout en s’effondrant sur lui-même ; la deuxième fois en pensant que Alisson est folle, en ne vérifiant pas la présence du soldat Williams dans la chambre de sa femme ; et la troisième et dernière fois, dans la scène finale où il tue le soldat Williams dans la chambre de sa femme. A chaque fois, Weldon est mis face au dilemme de la destruction dont il veut pourtant saisir quelque chose. Tuer sa femme dans sa nudité, ne voir que la folie d’Alison sans vérifier ce qu’elle voit, tuer Williams parce qu’il n’est pas venu dans sa propre chambre mais celle de sa femme. Le soldat Williams est d’ailleurs dès le début de leur relation avec Weldon et Eleonora placé sous ce signe de la destruction : Weldon lui donne l’ordre d’entretenir son jardin mais au final, Weldon n’en est pas satisfait, Williams ayant brûlé et coupé beaucoup trop de branches d’arbres et de bosquet que Weldon ne lui avait demandé. L’intimité est ce point de bascule où la conscience doit s’effondrer, submergée par la croissance ou bien la détruire : en apparence, le sacré et l’art ne tiennent alors que des ruines ou le résidu d’un effort fantastique dont il ne reste que les marques apparemment décevantes. Le cinéma figure cependant ce processus : et même s’il participe en un sens de la « vision », ici, avec le film de Huston, nous sommes dans les modes de la vision au sens de Bataille, comme au cœur du point nu de la conscience de soi qui extériorise l’intime, mais ici en tant que pur mouvement. La scène finale de ce film ne se termine pas sur une image, un quelque chose, mais sur le pur mouvement de caméra panoramique[12] qui se répète par-delà les apparences, comme « sans forme et sans mode », sans avoir rien pour objet : face à Weldon, les figures des mythes passent, leurs images s’évanouissent, insaisissables, dans l’indomptable Firebird, dans la peinture du paon d’Anacleto, le héros ou la carte postale du dieu grec que Weldon regarde peut-être par avidité diverse.

Le poétique s’opère dans ce film à travers les modalités de la réflexion constitutive d’un processus absolu, mais en maintenant cependant l’incarnation et la figuration de ce moment d’oscillation de l’intimité de la conscience de soi décrite par George Bataille. Dans Reflets dans un œil d’or, au-delà de la simple perfection formelle du film, nous assistons à un cycle absolu : les événements n’ont en eux-mêmes rien d’explicitement ou d’immédiatement séduisants ou spectaculaires. Mais pourtant, une création s’opère et nous fait accéder à la totalité avec une densité et une intensité rare dans le cinéma. Sous les atours de la tragédie classique, « l’homme meurt la vie des dieux », et l’énergie sacrée « sans forme et sans mode » se révèle, ayant dépassée les atours du mythe ; en ce sens, Huston filme l’exsudation de l’intimité et son pur mouvement où se consument, « dans la situation de Dieu », les reflets des simulacres mythiques issus de ce même mouvement de la conscience de soi[13].

Conclusion

Nous considérons donc que le film Reflets dans un œil d’or de John Huston s’apparente, dans le processus qu’il donne à voir, à une forme de réflexion de l’Absolu dont l’aboutissement s’accomplit dans la tension de l’expérience intérieure comme processus infini. Le Reflet organise une tension par réflexion dans et sur l’Absolu qui exprime, fait éclater l’écho pur du non-savoir démultiplié. Les personnages du film qui pourtant ne cessent pas de s’observer ne savent rien, ou s’ils savent, c’est ce que les autres veulent cacher ou feindre comme non-savoir – par exemple, le cocufiage de Alisson, le fait que Alisson ou Weldon refusent de voir que le soldat Williams entre dans la chambre de Eleonora, ou le mensonge sur les coups portés sur Firebird que Weldon raconte presque malgré lui à Eleonora – ils réfléchissent infiniment ce non-savoir sur un savoir impossible que Weldon finit par détruire à la fin du film en sa « chute déchirante dans le vide ». Ce processus révèle cependant une action de pureté qui n’est ni la grâce, ni la naissance, ni l’innocence, ni la transformation quintessenciée, mais la tension d’un rapport de force sacré où le non-savoir se reflète et se sait tel, comme conscience de soi, l’intime expression pure d’un paradoxe qui entre en relation absolument sans devenir relatif à une résolution, puisqu’il est réflexion, c’est-à-dire relation de la relation romantique ou le mouvement de la conscience de soi décrit par George Bataille.

Nous avons donc dans ces reflets dans un œil d’or, la rencontre de plusieurs lumières flamboyantes qui se consument : celle de Weldon aveuglé par Firebird et par le corps nu du soldat Williams dont celui-ci reflète le corps nu d’Eleonora ; celles du paon peint par Anacleto que regarde Alisson à travers ce que les autres pensent être de la folie. L’Art poétique de ce film est en cela l’accueil du dernier simulacre divin comme expérience sacrée. Si l’on poursuit avec George Bataille jusqu’aux conséquences de ce qu’il nomme la Part maudite, ce simulacre divin est toujours lié à un mouvement de destruction nécessaire. Le génie de Huston est d’avoir repris la consistance de ce simulacre et de l’avoir installé dans la Vision même, avec ses reflets dans un œil d’or, c’est-à-dire d’en avoir reconstitué le mouvement du mythe en train de se consumer au cœur même de ce qui l’a constitué, et d’avoir ainsi poussé la plasticité de son film jusqu’au point d’équilibre intime de la conscience de soi incarnée par les relations entre les personnage, mais dans un pur mouvement réflexif, sans la fixité d’une image, sans la fausse séduction de l’image animée, mais l’implosion intime dont le film maintient la nudité qui se résorbe.

© Etienne Besse


Notes :

[1] Leo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ? « La solution classique », ed. PUF, p 43sq

[2] Leo Strauss, Leçons sur « Le banquet de Platon », chap. 3 « Phèdre », ed. De l’éclat 2006, p 53

[3] Dans le même esprit, nous pouvons également nous référer à Nietzsche sur ce qui constitue l’unité organisatrice de ce film : « Toute unité n’est unité qu’en tant qu’organisation et jeu d’ensemble : tout comme une communauté humaine est une unité, et pas autrement : donc le contraire de l’anarchie atomiste ; et donc une formation de domination, qui signifie l’Un, mais n’est pas une » (Nietzsche, Fragments posthumes, Automne 1885 – automne 1886, 2 [87], Gallimard, NRF, t. XII, Paris, 1978, p 111)

[4] Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique, op. citp 110

[5] Bertrand Tavernier, Amis américains, op. cité, p 408

[6] Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, ed. Champs Flammarion, p. 110

[7] Il est d’ailleurs probable que cette scène fameuse où Liz Taylor fouette Marlon Brando soit un hommage et une reprise au film de J. Losey « Eva » (1962), ce récit d’une passion destructrice où Jeanne Moreau met définitivement à la porte Stanley Barker à coups de cravache. Ce film s’ouvre et se clôture sur une statue d’Adam et Eve à Venise et une citation de la Genèse : Losey explore cette recherche conventionnelle d’une innocence perdue, périmée qui n’apparaît plus que comme un jeu puéril d’autodestruction. En cela, Huston a placé cette reprise aux deux tiers de son film quand Losey le plaçait – même s’il n’a pas eu la main sur le montage final de son film – presque à la fin comme une sortie. Huston ne fait pas sortir Brando qui fixe Taylor, l’innocence n’est plus et n’est pas perdue dans une sortie : le pur n’est que ce rapport de force explosif de l’indéterminé, c’est-à-dire dont le sens est encore hors sens, même pas dans la contradiction du vrai : Brando n’a rien à avouer à Taylor, Taylor n’attend pas d’excuse de Brando. On peut aussi penser à un film de Mario Bava, « Le corps et le fouet » sorti en 1963 où l’héroïne, dans un jeu de reflet avec ses illusions, se laisse fouetter avec une étrange délectation par un fantôme : le mythe que filme Bava emprunte ici des significations kitchs et gothiques dans ses apparences, mais au fond, le principe et la forme réflexive ont les mêmes mouvements constitutifs que lors de la scène entre Weldon et sa femme.

[8] Schlegel, Jugenschriften II, 169, cité par Walter Benjamin, ibid. op. cit. p 131

[9]   Hegel, Propédeutique philosophique, §207, ed. Denoël Gonthier, p 176

[10] Bataille, Théorie de la religion, ed. Tel Gallimard, p 72

[11] Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit, p 15sq

[12]  Là-dessus, Huston commente ainsi cette dernière scène à Bertrand Tavernier : « Je ne vais pas me lancer dans une explication intellectuelle… Je voulais donner l’impression que tout s’arrêtait, tout se figeait en même temps. Une autre manière d’obtenir ce résultat aurait été d’arrêter l’image, mais j’ai pensé qu’en bougeant la caméra j’aurais ce même sentiment d’immobilité, cet arrêt absolu des sentiments et de la durée… » (Amis américains, Op. cit, p 384). Nous pouvons donc dire qu’il contredit là le « mouvement » d’extériorisation de la conscience de soi ; mais en tant « qu’absolu », cet arrêt par mouvement opère un véritable renversement dialectique : nous retrouvons ainsi ce que dit Sartre plus haut, «  c’est ce tourniquet des yeux qui produit la permanence de l’unité invisible » ; tout autant en arrêt qu’en mouvement, le mouvement panoramique créant la paralysie tout autant que l’ivresse des reflets des personnages ; ce paradoxe technique expliqué par Huston exprime la vérité du film, et ce, au même titre que la fameuse évocation de Hegel (Cf. Phénoménologie de l’Esprit, (66), p 109-111 (108-110))

[13] Nous employons ici ce terme en nous référant à un passage du Sophiste, 266c, dans lequel Platon décrit la production de simulacres spécifiques aux dieux avant d’aborder celle spécifiques aux hommes : « – L’étranger : … et l’image réfléchie, quand la lumière propre à un corps, rencontrant une lumière étrangère sur une surface brillante et polie, produit une image par laquelle nous avons une perception inverse de celle à laquelle nous a habitués la vision antérieure. – Théétète : Ainsi cela fait deux sortes d’ouvrages de l’art divin, savoir la chose même, et l’image qui l’accompagne. »


un philosophe