8/09/2020

Cette brume insensée






Cette brume insensée Enrique Vila-Matas





Dédoublement de la disparition, apocalypse de l’intertextualité. Avec son habituel et extraordinaire talent, Enrique Vila-Matas poursuit son interrogation sur ce qu’est être un auteur en signant un livre, bourré de références, dont il n’est jamais vraiment l’auteur. Cette brume insensée se révèle une très fine réflexion sur la citation, sur le mythe des écrivains disparus et sur l’effacement à l’œuvre chez tout écrivain. Un grand et drôle roman sur tous les discours qui, au bord de l’abîme, nous portent.

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Tous les ans, au seuil de la même saison, je m’abandonne à la lecture d’un des romans d’Enrique Vila-Matas. Après la pratique du journal dans le parfait Le mal de Montano, à la suite de l’interrogation d’un art vécu dans l’impressionnant Impression de Kassel, après les vertiges de Mac et son contretemps, Cette brume insensée est totalement raccord, comprendre en léger décalage comme l’est la poursuite de la cohérence, avec les rieuses obsessions de ce grand auteur catalan. Immense plaisir, donc, de retrouver la plume, intelligente et moqueuse, d’Enrique Vila-Matas avec un rien de retard puisque la parution de Cette brume insensée est prévue pour la rentrée de septembre. La première très bonne surprise de cette période de publication intense vient donc de ce roman sur le roman, cet exorcisme ironique de la posture d’auteur, façon « d’habiter uniquement dans le négatif de sa fabuleuse image d’auteur. » Dans ce roman de l’ombre, du rêve et du seuil du cataclysme (une partie de l’action se passe durant les journées de revendications d’indépendance de la Catalogne), Enrique Vila-Matas se joue de la reconnaissance, fait de l’auteur une figure qui se cache et se dédouble. Tout son talent est de donner chair, détails et sentiment à ce qui ne pourrait être qu’un « essai-divagation », le « Club des narrateurs non fiables, voire perturbés. »
La grande prose ne tente-t-elle pas d’aggraver la sensation d’enfermement, de solitude et de mort et cette impression que la vie est comme une phrase incomplète qui à la longue n’est pas à la hauteur de ce que nous espérions.
Simon Schneider, le narrateur (à moins qu’il ne soit le personnage d’un auteur masqué) est pourvoyeur officiel de citations, archivistes monomaniaque d’une réalité qui semble pleinement vécue seulement par autrui. C’est tout au moins ce qu’il essaie de se faire croire. Il est aussi (la simultanéité des réalités contradictoires de ce que nous sommes, que la fiction donne à voir étant l’objet de ce roman) le ghostwriter officieux de son frère – double détesté autant qu’admiré – devenu écrivain fantôme, grand disparu et auteur d’une œuvre apte à toujours parler d’autre chose. Les romans d’Enrique Vila-Matas sont, toujours, l’exploration vécue d’un mythe. Ici se serait (puisque la part d’incertitude est la reconnaissance de la littérature) la part pynchonesque de chaque roman. Cette brume insensée n’est pas une autopsie du mythe de Thomas Pynchon (cet immense auteur disparu des écrans dont on aura la substance en lisant le roman de l’un de ses traducteurs : La dissipation) mais bel et bien un ironique exercice d’admiration. À moins que ce ne soit la traduction d’un exercice de dévotion. Simon est, joli métier pas tout à fait inventé, traducteur préalable : il dégrossit le travail que de prestigieux traducteurs pourront ensuite signer. La question centrale de ce grand roman serait alors la reconnaissance de l’influence. Vila-Matas déjoue cette question journalistique : quels auteurs l’influence en s’appropriant leur propos, en transformant la parole d’autrui en meilleur commentaire possible de ce qui ne nous appartient jamais tout à fait. Donnons un exemple pour être un peu plus clair. Le frère de Simon, devenu le Grand Bros, ne commente sa production romanesque que par paraphrase, par citations possiblement empruntées à son frère. Ainsi, il emprunte cette phrase si décisive à Saul Bellow : la grande lutte de l’humanité se résumerait « à recruter autrui pour l’attirer vers notre version du réel. » La littérature, cependant, continuerait à être un pas de côté, une affirmation instable et divergente.
il n’existe pas non plus d’essence de la littérature car, précisément, tout texte consiste à échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation lui donnant stabilité ou réalité.
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« Pour moi, vivre c’est construire des fictions », « Si ce n’est pas moi, qui pouvait être cet homme ?» sont les deux affirmations de ce roman dont l’enjeu reste, comme dans Le mal de Montano ou Impression de Kassel, de vivre ce que l’on affirme, de trouver une manière de contourner, de doubler, « la grande difficulté à léguer et à raconter et, par conséquent, à parvenir à connaître n’importe quelle réalité. » La littérature où le point des confins où réel et fiction s’amalgament ou, comme le dit cet écrivain exemplaire dont l’ombre hante tous les récits de l’auteur, chercher à « raconter l’histoire secrète d’un doute. »
Le plus étonnant dans ce roman est de parvenir à détacher de cet arrière-monde brumeux, très intellectuel sans doute, un véritable récit. Inventer une reconnaissance passe peut-être par un écart à l’influence ; écrire serait alors assumé un héritage sans partage. Ou pour le dire autrement, avec plus d’ironie : « écrire était jusqu’à un certain point se justifier sans que personne le demande et, qu’au fond, une justification de ce genre était on ne peut plus comique. » Exercice d’admiration et exorcisme, s’inscrire dans un patrimoine s’avère, pour Vila-Matas, une manière de s’en moquer. Inventer, pour ainsi dire, une doublure des apories textuelles dans laquelle une certaine littérature des années 1980-90 s’est laissé enfermer. Le Grand Bros, lui aussi une caricature, poursuit son écriture déchiré entre le désir de ne pas être un écrivain et celui du renoncement. Intransitive antienne. Tout lecteur, souligne le narrateur, serait alors en droit de se demander : et alors ? Alors, persiste la brume insensée de la politique. Le grand écrivain, planqué au pays de la disparition, aux États-Unis, revient réclamé l’héritage, inexistant ou en ruine, de son père en pleine manifestation pour l’indépendance catalane. Vila-Matas en fait une autre couche de discours, une épaisseur d’incompréhension qui noie le narrateur. C’est précisément par ces contrastes que le personnage apparaît dans toute sa réalité sensible. Fils perdu dans un roman familial moqueur, il devient, dans une jolie brume de rêve et de stream of conscienness un personnage en quête de son auteur, séparé de lui-même par ses douleurs et l’éloignement qu’elles provoquent. Quand il croise son frère pour sa première apparition (le terme évoque volontairement le roman de fantôme, tant l’auteur transforme son texte en revenants et hantises les animant), celui-ci, mi-sérieux, veut raconter la vie d’un type ordinaire, une âme simple, dont il mettrait en scène la mort et non la disparition qui en est une manifestation d’exorcisme (rejouer ce que l’on craint aurait pour nom roman). Une non-fiction qui ne croirait plus « copier le réel alors qu’en réalité, elle se contente de copier la copie d’une copie d’une copie. » De qui sommes-nous la copie, à qui n’acceptons-nous pas de ressembler ? La haine fraternelle, lien indéfectible, en est la parfaite incarnation. Plutôt que de placer l’auteur dans sa solitude, face au risque de n’être plus, selon le mot de Borges, que des choses du passé, Enrique Vila-Matas met en scène l’issue de la part pynchonesque, l’invention la plus débridée et la plus paranoïaque qui devrait présider au roman. Thomas Pynchon aurait disparu vraiment, serait devenu un auteur, tant il permettrait aux auteurs de « mener à terme une seconde et plus profonde disparition en se camouflant dans l’écriture d’un autre écrivain invisible se cachant dans l’écriture de Pynchon. » La communauté inavouable, pour paraphraser Blanchot, celle où un écrivain parle en ne s’appartenant plus trouve ici une image moqueuse. Thomas Pynchon serait devenu le prête-nom de tous les écrivains qui souhaiterait disparaître. Le frère de Simon prétend ainsi être le véritable auteur de Inherent Vice. La très belle brume insensée devient celle où l’auteur se cache, devient ses personnages, les citations qui les animent, les mots qu’ils ne parviennent pas à trouver. Roman d’une rare intelligence, Cette brume insensée vaut pour sa force de proposition, fait de vous une doublure qui doit s’inventer une vie romanesque.

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Un grand merci aux éditions Acte Sud pour l’envoi de cet immense roman à paraître le 20 août.
Cette brume insensée (trad André Gabastou, 246 pages, 21euros 80)