Cette brume insensée Enrique Vila-Matas

Dédoublement de la disparition, apocalypse
 de l’intertextualité. Avec son habituel et extraordinaire talent, 
Enrique Vila-Matas poursuit son interrogation sur ce qu’est être un 
auteur en signant un livre, bourré de références, dont il n’est jamais 
vraiment l’auteur. Cette brume insensée se révèle une très fine 
réflexion sur la citation, sur le mythe des écrivains disparus et sur 
l’effacement à l’œuvre chez tout écrivain. Un grand et drôle roman sur 
tous les discours qui, au bord de l’abîme, nous portent.
Tous
 les ans, au seuil de la même saison, je m’abandonne à la lecture d’un 
des romans d’Enrique Vila-Matas. Après la pratique du journal dans le 
parfait Le mal de Montano, à la suite de l’interrogation d’un art vécu dans l’impressionnant Impression de Kassel, après les vertiges de Mac et son contretemps,  Cette brume insensée
 est totalement raccord, comprendre en léger décalage comme l’est la 
poursuite de la cohérence, avec les rieuses obsessions de ce grand 
auteur catalan. Immense plaisir, donc, de retrouver la plume, 
intelligente et moqueuse, d’Enrique Vila-Matas avec un rien de retard 
puisque la parution de  Cette brume insensée est prévue pour la
 rentrée de septembre. La première très bonne surprise de cette période 
de publication intense vient donc de ce roman sur le roman, cet 
exorcisme ironique de la posture d’auteur, façon « d’habiter uniquement 
dans le négatif de sa fabuleuse image d’auteur. » Dans ce roman de 
l’ombre, du rêve et du seuil du cataclysme (une partie de l’action se 
passe durant les journées de revendications d’indépendance de la 
Catalogne), Enrique Vila-Matas se joue de la reconnaissance, fait de 
l’auteur une figure qui se cache et se dédouble. Tout son talent est de 
donner chair, détails et sentiment à ce qui ne pourrait être qu’un « 
essai-divagation », le « Club des narrateurs non fiables, voire 
perturbés. » 
La grande prose ne tente-t-elle pas d’aggraver la sensation d’enfermement, de solitude et de mort et cette impression que la vie est comme une phrase incomplète qui à la longue n’est pas à la hauteur de ce que nous espérions.
Simon Schneider, le narrateur (à moins 
qu’il ne soit le personnage d’un auteur masqué) est pourvoyeur officiel 
de citations, archivistes monomaniaque d’une réalité qui semble 
pleinement vécue seulement par autrui. C’est tout au moins ce qu’il 
essaie de se faire croire. Il est aussi (la simultanéité des réalités 
contradictoires de ce que nous sommes, que la fiction donne à voir étant
 l’objet de ce roman) le ghostwriter officieux de son frère – 
double détesté autant qu’admiré – devenu écrivain fantôme, grand disparu
 et auteur d’une œuvre apte à toujours parler d’autre chose. Les romans 
d’Enrique Vila-Matas sont, toujours, l’exploration vécue d’un mythe. Ici
 se serait (puisque la part d’incertitude est la reconnaissance de la 
littérature) la part pynchonesque de chaque roman. Cette brume insensée n’est
 pas une autopsie du mythe de Thomas Pynchon (cet immense auteur disparu
 des écrans dont on aura la substance en lisant le roman de l’un de ses 
traducteurs : La dissipation)
 mais bel et bien un ironique exercice d’admiration. À moins que ce ne 
soit la traduction d’un exercice de dévotion. Simon est, joli métier pas
 tout à fait inventé, traducteur préalable : il dégrossit le travail que
 de prestigieux traducteurs pourront ensuite signer. La question 
centrale de ce grand roman serait alors la reconnaissance de 
l’influence. Vila-Matas déjoue cette question journalistique : quels 
auteurs l’influence en s’appropriant leur propos, en transformant la 
parole d’autrui en meilleur commentaire possible de ce qui ne nous 
appartient jamais tout à fait. Donnons un exemple pour être un peu plus 
clair. Le frère de Simon, devenu le Grand Bros, ne commente sa 
production romanesque que par paraphrase, par citations possiblement 
empruntées à son frère. Ainsi, il emprunte cette phrase si décisive à Saul Bellow : la
 grande lutte de l’humanité se résumerait « à recruter autrui pour 
l’attirer vers notre version du réel. » La littérature, cependant, 
continuerait à être un pas de côté, une affirmation instable et 
divergente.
il n’existe pas non plus d’essence de la littérature car, précisément, tout texte consiste à échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation lui donnant stabilité ou réalité.
«
 Pour moi, vivre c’est construire des fictions », « Si ce n’est pas moi,
 qui pouvait être cet homme ?» sont les deux affirmations de ce roman 
dont l’enjeu reste, comme dans Le mal de Montano ou Impression de Kassel, de
 vivre ce que l’on affirme, de trouver une manière de contourner, de 
doubler, « la grande difficulté à léguer et à raconter et, par 
conséquent, à parvenir à connaître n’importe quelle réalité. » La 
littérature où le point des confins où réel et fiction s’amalgament ou, 
comme le dit cet écrivain exemplaire dont l’ombre hante tous les récits 
de l’auteur, chercher à « raconter l’histoire secrète d’un doute. » 
Le plus étonnant dans ce roman est de 
parvenir à détacher de cet arrière-monde brumeux, très intellectuel sans
 doute, un véritable récit. Inventer une reconnaissance passe peut-être 
par un écart à l’influence ; écrire serait alors assumé un héritage sans
 partage. Ou pour le dire autrement, avec plus d’ironie : « écrire était
 jusqu’à un certain point se justifier sans que personne le demande et, 
qu’au fond, une justification de ce genre était on ne peut plus comique.
 » Exercice d’admiration et exorcisme, s’inscrire dans un patrimoine 
s’avère, pour Vila-Matas, une manière de s’en moquer. Inventer, pour 
ainsi dire, une doublure des apories textuelles dans laquelle une 
certaine littérature des années 1980-90 s’est laissé enfermer. Le Grand 
Bros, lui aussi une caricature, poursuit son écriture déchiré entre le 
désir de ne pas être un écrivain et celui du renoncement. Intransitive 
antienne. Tout lecteur, souligne le narrateur, serait alors en droit de 
se demander : et alors ? Alors, persiste la brume insensée de la 
politique. Le grand écrivain, planqué au pays de la disparition,
 aux États-Unis, revient réclamé l’héritage, inexistant ou en ruine, de 
son père en pleine manifestation pour l’indépendance catalane. 
Vila-Matas en fait une autre couche de discours, une épaisseur 
d’incompréhension qui noie le narrateur. C’est précisément par ces 
contrastes que le personnage apparaît dans toute sa réalité sensible. 
Fils perdu dans un roman familial moqueur, il devient, dans une jolie 
brume de rêve et de stream of conscienness un personnage en 
quête de son auteur, séparé de lui-même par ses douleurs et 
l’éloignement qu’elles provoquent. Quand il croise son frère pour sa 
première apparition (le terme évoque volontairement le roman de fantôme,
 tant l’auteur transforme son texte en revenants et hantises les 
animant), celui-ci, mi-sérieux, veut raconter la vie d’un type 
ordinaire, une âme simple, dont il mettrait en scène la mort et non la 
disparition qui en est une manifestation d’exorcisme (rejouer ce que 
l’on craint aurait pour nom roman). Une non-fiction qui ne croirait plus
 « copier le réel alors qu’en réalité, elle se contente de copier la 
copie d’une copie d’une copie. » De qui sommes-nous la copie, à qui 
n’acceptons-nous pas de ressembler ? La haine fraternelle, lien 
indéfectible, en est la parfaite incarnation. Plutôt que de placer 
l’auteur dans sa solitude, face au risque de n’être plus, selon le mot 
de Borges, que des choses du passé, Enrique Vila-Matas met en 
scène l’issue de la part pynchonesque, l’invention la plus débridée et 
la plus paranoïaque qui devrait présider au roman. Thomas Pynchon aurait
 disparu vraiment, serait devenu un auteur, tant il permettrait aux 
auteurs de « mener à terme une seconde et plus profonde disparition en 
se camouflant dans l’écriture d’un autre écrivain invisible se cachant 
dans l’écriture de Pynchon. » La communauté inavouable, pour paraphraser
 Blanchot,
 celle où un écrivain parle en ne s’appartenant plus trouve ici une 
image moqueuse. Thomas Pynchon serait devenu le prête-nom de tous les 
écrivains qui souhaiterait disparaître. Le frère de Simon prétend ainsi 
être le véritable auteur de Inherent Vice. La très belle brume 
insensée devient celle où l’auteur se cache, devient ses personnages, 
les citations qui les animent, les mots qu’ils ne parviennent pas à 
trouver. Roman d’une rare intelligence, Cette brume insensée vaut pour sa force de proposition, fait de vous une doublure qui doit s’inventer une vie romanesque. 
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Un grand merci aux éditions Acte Sud pour l’envoi de cet immense roman à paraître le 20 août.
Cette brume insensée (trad André Gabastou, 246 pages, 21euros 80)