Les recherches récentes d'anthropologie ont tenté de montrer que l’image pouvait supplanter le travail (la main, l’outil) dans la définition de l’humain. Pour l'exposer simplement (au risque de simplifier), deux options se faisaient face : soit l’humain nait du travail de la main, qui modifie le monde, soit l’humain naît de la manière dont sa main a pris des distances avec la nature, par le dessin des « mains négatives », notamment. Il y a ainsi discussion autour de ces points qui engagent la compréhension de l’art pariétal du paléolithique supérieur. L'objectif de ce numéro de La Part de l'Œil est de travailler les problèmes anthropologiques qui en résultent, à partir de l'oeuvre de Leroi-Gourhan qui fut précurseur dans le traitement de ces questions.

Élève de Marcel Mauss, André Leroi-Gourhan (1911-1986) est l'auteur de travaux qui stimulent encore les esprits scientifiques, quant à l'étude des arts et de leur genèse. Résistant FFI en 1944, il fut un passionné du musée Guimet et du musée de l’Homme de son époque  - musée qui défendait l’unité de l’homme à partir de ses différentes productions culturelles. Particulièrement intéressé par l’Extrême-Orient, il séjourna en particulier au Japon, pendant une mission de deux ans, dont résultent des écrits analysés ici par Jean-Christophe Bailly. Son oeuvre anthropologique se caractérise par le souci de relier les faits techniques et les faits artistiques. Et ceci non en les empilant, mais en les reliant de l’intérieur.

Mais la relecture de Leroi-Gourhan aujourd'hui va plus loin. Les sciences nous rappellent jour après jour que notre mode de vie sur terre est incompatible avec l’état actuel de la planète. Nous sommes en danger. Or, ces autres discussions, curieusement, puisent aussi des ressources dans les travaux de Leroi-Gourhan. Son équation fondatrice : main+outil/cerveau+langage, équation sans doute révisée ou raffinée depuis par d’autres anthropologues (Yves Coppens, Pascal Picq et, comme le montre Marc Groenen dans un de ces articles, Alain Prochiantz) n'est pas obsolète.

Certes, Leroi-Gourhan a beaucoup travaillé sur les moyens d’action humains, sur les gestes et les outils techniques, et sur le couplage fonctionnel main/face. Mais il s'est intéressé aussi aux symboles et aux œuvres, et à l’articulation de ces deux axes. On retient de ses travaux, le plus souvent, ses études sur le geste de la main appliqué à la matière. Son intérêt certain pour la fonction esthétique est toutefois confirmé par ce texte de 1956, republié dans ce volume, portant sur la « vie esthétique ».

L'enjeu de la revue est de bien interroger ce rapport, et le rapport un peu plus vaste qui pourrait conduire aux esthétiques contemporaines.

Une ethno-archéologie

Au fil des années, Leroi-Gourhan, qui fraye avec enthousiasme avec l’anthropologie, mais dont l’élan porte aussi vers la philosophie, l’esthétique et la technologie, donne corps à une analyse de plus en plus précise des rapports matériels et figuratifs, entre l’humain et l’animal, et de l’humain à l’humain durant l’hominisation. Sur le plan artistique, ce sont les figurations d’animaux qui font rapidement l’objet de publications. À leur propos, d’ailleurs, l’auteur change de perspective en approfondissant ses concepts. « Pourquoi des figures ? et pourquoi ces figures ? », se demande-t-il. Quel type d’invention, ou quelle évolution biologique conduit aux anthropoïdes et à l’Homo sapiens ? L’activité des humains est-elle susceptible d’être saisie comme un tout ? Quel fil conducteur suivre pour appréhender une civilisation ? Il a tenté de répondre à ces questions aussi bien au droit du Japon qu’à l’égard de la civilisation du renne, soulignant qu’il n’y a de faits (techniques ou artistiques) que pris dans un milieu. D'où il induit l'axiome de toute sa pensée : « tout geste de l’homme est une réaction contre le milieu ».

Il lui fallait élaborer un cadre conceptuel adéquat pour penser l’hominisation et les groupements ethniques à travers l’histoire : ce sera la notion de « milieu technique », qu’il relie aux deux autres manifestations fondamentales de la qualité d’humain (l’évolution biologique et le développement de l’expression symbolique). À l’époque, de nombreuses options tiennent le haut du pavé concernant les « origines » de l’humain : par exemple, la vision téléologique ou la notion d’évolution, l’impact du milieu, etc. Leroi-Gourhan ne veut pas céder à l’évolutionnisme sommaire. Il retient plutôt l’idée de foyers multiples de formations des humains. Pour lui, il n’y a pas d’origine unique des faits techniques conduisant à l’humain et conduisant l’humain. De surcroît, la pensée des échanges est cruciale, puisque ceux-ci permettent des emprunts, de nouvelles associations, des substitutions.

Simultanément, Leroi-Gourhan réinterprète l’art préhistorique, et ces objets que l’on a tort d’examiner séparément, que l’on devrait plutôt mettre en réseau (à défaut de faciliter une encyclopédie à la Novalis, ou des correspondances à la Baudelaire). Jusqu’alors deux thèses s’opposent sur ce terrain : l’art paléolithique relèverait de l’art pour l’art, ou relèverait d’une fonction utilitaire. Leroi-Gourhan tente de montrer que le langage des formes est destiné à signifier, il a un contenu symbolique, en un sens fort bien explicité par Ségolène Lepiller, renvoyant à l’idée selon laquelle l’art compose un réseau de significations, les représentations prenant un sens les unes par rapport aux autres. Contrairement à ce que beaucoup en déduisent, Leroi-Gourhan ne prétend pas non plus que le langage comme l’art renverraient à une fonction de communication ou d’imitation. Il est bien question de création, et non de calque de la réalité. Les signes dans les grottes ornées ne sont pas placés de manière fortuite, et l’espace de la grotte est aussi signifiant que les figures. L’anthropologue préfère se rallier à l’idée d’un art symbolique binaire et sexuel (masculin/féminin, bison/cheval, puis masculin-cheval et féminin-bison).

En somme, technique, langage et esthétique sont les trois aspects centraux de ses recherches. L’iconographie choisie ne laisse aucun doute sur ce point, et sur ce que Jean-Christophe Bailly appelle son « vertige du détail ».

La fonction esthétique

Quels sont les fondements du comportement esthétique, des attitudes esthétiques, artistiques et symboliques des humains ? Cette question sert de fil conducteur à la construction du volume. Sont-ce des conquêtes qui ont tenu dans notre ascension une place décisive ? La question n’échappe pas à l’anthropologue, en particulier à partir du moment où il devient chargé de cours en Ethnologie coloniale à l’université de Lyon (1944-1945), où il travaille sur le site d’Arcy-sur-Cure, et où il se mobilise pour l’évolution paléontologique des hominidés, y compris en se mettant à l’épreuve des objets découvert, (« comme l’enfant démonte le jouet qu’on lui a offert », écrit Bailly). Et, ainsi qu’il est montré dans les textes, l’esthétique fonctionnelle élaborée au Japon, l’esthétique corporelle et figurée tiennent une place de choix dans son parcours personnel autant que dans ses théories, si l’on admet avec Leroi-Gourhan de distinguer l’esthétique et l’art, l’un et l’autre s’enracinant directement dans le vivant, mais le second étant une production qui relève du seul Homo sapiens.

Il fallait d’ailleurs, à ce propos, raffiner les termes de la question, ce que Philippe Soulier fait remarquablement : quelle place la notion d’esthétique occupe-t-elle dans son œuvre ? En ce qui regarde ce domaine, Leroi-Gourhan est d’emblée sensible aux problèmes ethnologiques de la diversité culturelle des groupes ethniques, pensés à partir des détails morphologiques des motifs rencontrés dans des civilisations différentes. L’une des fonctions de l’esthétique est d’humaniser le comportement biologique de l’homme. Si la série geste-outil-matière-produit constitue pour lui une matrice permettant de penser les devenirs humains, chaque activité organise les rapports entre ces termes différemment. L’esthétique a pour propriété de s’organiser autour du couple geste-matière, l’outil se subordonnant au geste. Dans la danse les quatre éléments font corps.

Pour en revenir aux grottes ornées étudiées par l’anthropologue (la revue nous en offre de belles photographies), il est rappelé à juste titre que tout commence par une manière d’observer les parois. Leroi-Gourhan ne se réfugie pas dans la « beauté » (qui n’est pas exclue pour autant). Il observe les répartitions non-aléatoires des figurations dans ces lieux. Il les rapporte à la symétrie-dissymétrie – les valeurs symétriques ayant pour lui des origines biologiques aussi profondes que celles de la perception du mouvement –, il fait valoir les compositions. Nous nous retrouvons ainsi dans la grotte de Portel, en Ariège. Ce qui l’intéresse, ce sont les évolutions stylistiques, les techniques, les motifs, les emplacements topographiques…. Rien n’est négligé.

C’est cette approche qui lui permet de déployer de nombreuses considérations sur la forme supérieure de développement esthétique, la chronologie des styles figuratifs des œuvres. Et du coup, les publications qui mettent en parallèle technique, langage et esthétique s’en trouvent soutenues. Le lien entre le naturel et l’artificiel est désormais calé autour de deux faces interactives d’un même phénomène du vivant.

Des textes cruciaux

Quant aux deux textes devenus introuvables, ici republiés : en dehors de considérations méthodologiques importantes – y compris concernant une discussion encore vive sur la différence entre part ethnologique ou part artistique d’un objet –, s’agissant d’art et de perception esthétique, l’auteur nous oblige à rester attentifs à l’extension des termes (art : Technè ou poïesis ?) et à la relativisation nécessaire de la notion d’esthétique (entre dispositions du corps et dispositifs sociaux). Par exemple sous forme de tradition esthétique englobant l’ensemble du vécu à travers les formes et les rythmes, et/ou ce que l’auteur appelle « l’atmosphère esthétique », attachée à des comportements liés à l’évolution du système nerveux (liés par conséquent aux perceptions). L’idée est de souligner d’emblée que les perceptions sensitives sont à la fois inséparables du comportement des êtres animés et des configurations culturelles. Vient bien sûr un moment où le comportement vécu se dédouble en comportement pensé. A partir de ce point, le passage est réalisé de l’animal à l’humain, laissant émerger des particularités culturelles caractéristiques concernant le comportement esthétique. La création esthétique apparaît alors comme une propriété de l’homme.

L’auteur suit alors le processus des manifestations esthétiques, la genèse des valeurs esthétiques (lignes, symétries, etc.), fût-ce dans le rapport à la nature et à l’approche de ses propres formes par l’être humain. Il détaille les faits esthétiques en privilégiant la classification des arts en fonction des domaines de la sensation, la perception esthétique au cœur des situations, et l’esthétique des rythmes. Cette perspective génétique autorise en fin de compte un examen des expressions artistiques des groupes humains. Et lui permet de montrer que l’expression artistique oscille entre deux pôles : la représentation fidèle de la réalité et la figuration totalement abstraite.

Dans le second texte, après avoir considéré l’esthétique comme une forme du comportement naturel de l’humain ou avoir fondé ce sentiment en nature, il étudie la séparation entre les formes esthétiques et la construction de l’activité proprement artistique (au sens restreint), celle qui déborde les équilibres fonctionnels, et donne lieu à détacher les figures des liens pratiques : artisanat, sport, gastronomie, confort vestimentaire, etc. Il est essentiel de relire ces pages qui aboutissent à l’étude de l’esthétique dite figurative, qui aboutit à une analyse de peintures, pas de danse, opéras, etc.

La part des rythmes et des images

La pensée de Leroi-Gourhan est rythmologique, d’autant que pour lui c’est dans la nature que l’esthétique puise ses formes et ses valeurs (rythmes et sons du langage), et que le rythme, c’est le temps qui se fait espace, bientôt écriture et dessin. C’est par le rythme et les cadences physiologiques que l’humain intériorise l’extérieur et extériorise l’intérieur. « Tout commence donc, résume Michel Guérin, par les sensations, inséparables des rythmes qui accordent un vivant à lui-même en le rapportant au cosmos entier ».

Il faut comprendre qu’en partant des rythmes psychomoteurs, pouls, battements du cœur, travail des mains, veilles et sommeils, l’être humain laisse ses marques sur la pierre. Ce serait même le domaine de la liberté humaine, associant la vue, l’ouïe et les muscles. Curieusement, Leroi-Gourhan puise des éléments de réflexion dans les cours de Paul Klee, alors que ce dernier établit des correspondances entre les images et la musique (le jazz en particulier). D’une certaine manière, il suffit de penser à la percussion (le rabot, la hache, le burin), pour saisir ce qu’il entend par là, et qu’il retrouve en fabriquant lui-même des outils anciens, pour observer comment le geste engendre quelque chose.

Pour Leroi-Gourhan, le comportement esthétique de l’humain se constitue par une intellectualisation progressive des sensations qui va définir le style ethnique de chaque peuple, avec son symbolisme propre. Il n’est guère possible de soutenir l’opposition nature-culture sans faire intervenir une pensée de l’articulation du phénomène technique et du milieu extérieur. Ce qui caractérise l’humain, c’est sa capacité à exploiter les matériaux mis à sa disposition par le milieu, afin d’en faire des outils susceptibles d’agir en retour sur ce milieu. On voit ainsi, d’un point de vue épistémologique, comment l’anthropologue fait travailler ensemble les sciences humaines, le culturalisme et le naturalisme.

L'esthétique contemporaine

Outre des considérations sur les rapports individu-collectif, sur la densité numérique de la population mondiale, sur les rapports animal-humain, une question revient souvent. Si Leroi-Gourhan propose un nouvel éclairage sur les images paléolithiques, y a-t-il éclairage en retour sur nos propres expériences esthétiques ?

Sans doute faut-il accepter de penser l’esthétique sans référence exclusive à ce que l’Occident appelle œuvre d’art, et qui s’est constitué en parallèle avec l’évolution anthropocentrée de la métaphysique. Il ne se contente pas de renouveler l’attention aux fondements de l’espèce humaine. Il tente aussi de restituer l’altérité de notre ancrage animal.

En cela, encore une fois, la notion d’esthétique permet d’étendre la définition du comportement « esthétique » à l’ensemble des conduites relatives à la perception de la situation du mouvement et de la forme dans le monde. En quoi il n’est plus possible de déconsidérer les distributions adoptées historiquement. Il convient plutôt de dépasser les déterminismes duels qui nous sont familiers, en recomposant une écologie des relations entre humains et non humains, nous réengageant vitalement dans le monde animé. Amélie Bonnet-Balazut reprend tout le dossier sous cet angle. Mais c’est d’une certaine manière pour aller plus loin. Son idée est de montrer que l’approche paléontologique permet le dépassement de l’anthropologie et celui d’une esthétique intellectualisée qui ne sait plus quelle place réserver à l’humain et à l’animal dans un art figuratif et notamment animalier. Ainsi le montrent les différentes figures des « Vénus » retrouvées dans les grottes. Évidemment, ce trait repose sur la reconnaissance du fait que la perception esthétique et l’expression qui en résulte sont toujours liées aux sens qui dominent le comportement vécu de relation au monde animé.

Si sources animales de l’esthétique il y a, l’esthétique peut être considérée comme immémoriale, faite d’un fonds de chair et d’or, de muscles et de viscères. Les formes et les couleurs sont essentielles dans les fonctions vitales supérieures d’organes de l’apparaître. L’apparence sensible du vivant doit être conçue comme « manière d’être », de s’auto-présenter au regard aveugle du monde. Pensons ici à l’élégance animale dans la nature, elle qui n’est pas extérieure à la vie. La vitalité esthétique qui émane des figures découvertes dans les grottes ne laisserait aucun doute. Il convient alors de remarquer qu’émane des figures une identification mimétique des forces créatrices artistiques aux forces créatrices de la morphogenèse. Puis viendra une intellectualisation progressive au point que la vitalité esthétique se traduit peu à peu par la surprésence de la figure humaine, qui prend le dessus sur l’élégance souveraine des formes animales. Balazut en appelle à Baptiste Morizot, de nos jours, et à son éthosophie, qui a pour tâche de nous amener à sentir ce qu’est l’animal que nous sommes. On est, concernant les figures des grottes ornées, très loin de l’approche de Georges Bataille.

Sachant que beaucoup ont encore du mal à penser l’être humain comme tel par rapport aux animaux, et que d’autres s’échinent à extraire les primates de l’animalité sans réussir à les humaniser, on pourrait reprendre le problème de cette différence à partir de l’esthétique, ainsi que nous l’enseigne Leroi-Gourhan.

Ce numéro de La Part de l’Œil, revue élégante et rigoureuse, assortie d’une superbe iconographie, est composé de trois séries de textes introduits par Dirk Dehouck : deux textes de Leroi-Gourhan qui étaient devenus introuvables, des articles qui traitent de différents aspects de l’œuvre, enfin une série de textes destinés à élargir l’horizon de la réflexion. Les notes de chaque article dressent une bibliographie des ouvrages nécessaires à approfondir notre connaissance de l'oeuvre d'André Leroi-Gourhan, de ses hypothèses sans cesse reprises et de ses inventions, qui furent autant de solutions pratiques à des questions générales. Les orbservations plus propres à certains auteurs ou artistes élargissent ainsi les débats et montrent comment auteurs/artistes contemporains peuvent s’emparer de ces pensées pour réaliser leur œuvre.