4/21/2021

trip dans la vallée

 

Michel Foucault : Le trip dans la vallée

Foucault

Michel Foucault et Michael Stoneman © David Wade

Dans le récit de voyage, Foucault en Californie, publié aux Éditions Zones, un jeune universitaire californien retrace son road-trip sous LSD avec Michel Foucault dans la Vallée de la Mort. Un portrait hallucinant qui mêle anecdotes, pensées inédites du philosophe et instantanés d’une époque.

C’est bien lui sur la photo. Grandes lunettes de soleil à la Polnareff, crâne et sourire ultra bright, patte d’eph et éternel col roulé : Michel Foucault. Cette fois, il ne pose pas dans un bureau saturé de livres, mais bien en plein milieu de la Vallée de la mort, à côté d’un certain Michael Stoneman en mai 1975. Avec le petit ami de ce dernier, Simeon Wade, les trois hommes viennent de passer deux jours et une nuit dans le désert américain pour un trip sous LSD, qui sera « l’une des expériences les plus importantes de (la) vie » du philosophe. C’est ce qu’on appelle un beau voyage. Cette image est l’une des quatre photos exclusives qui illustrent le récit de Simeon Wade, Foucault en Californie. Bien sûr, on ne peut résister à la tentation de scruter ces clichés sur papier glacé avant même de commencer la lecture du livre.

Ce voyage est d’abord un mythe, une rumeur colportée à la pause, dans les salles des profs et sur les bancs de l’université, presque une blague à laquelle on ne croit pas vraiment mais qui suscite la rêverie. Jusqu’au jour où l’on retrouve des preuves : un carnet de voyage, des photographies, quelques lettres signées de la main du maître… En 2014, c’est justement à la recherche de ces traces que se lance Heather Dundas, une doctorante de l’université de Californie du Sud après avoir entendu parler d’un manuscrit rapportant la première nuit sous LSD de Michel Foucault. Celle qui déteste le philosophe compte en profiter pour écrire une satire sur les universitaires et sur celui qui incarne pour elle « tous les privilèges et l’arrogance de la philosophie critique ». La chercheuse parvient à rencontrer l’auteur du manuscrit, un certain Simeon Wade, maître de conférences en histoire à l’université de Claremont. Après de nombreux échanges et quelques cafés au Starbucks, il lui confie le dernier exemplaire de son texte rédigé en 1990, lu et validé par Foucault lui-même, mais refusé par plusieurs éditeurs car jugé trop sulfureux. Petit à petit, Heather Dundas délaisse son projet polémiste initial pour s’intéresser véritablement au texte de l’historien et à l’expérience limite qu’il a voulu réaliser. Elle finira par signer la préface de son récit et à permettre, près de 45 ans après le voyage, la première édition de ce Foucault in California. Le texte vient de paraître en France, traduit par Gaëtan Thomas, aux Éditions Zones. 

Histoire d’une initiation aux champignons

Ce voyage est d’abord un mythe, une rumeur colportée à la pause, dans les salles des profs et sur les bancs de l’université, presque une blague à laquelle on ne croit pas vraiment mais qui suscite la rêverie.

Tout commence en 1975, lorsque l’auteur des Mots et des choses est invité pour une série de conférences à Berkeley. Adulé outre-Atlantique, chacune de ses interventions fait salle comble et génère des hordes de jeunes gens prêts à tout pour l’apercevoir. Mais malgré le patte d’eph et les lunettes noires, Michel Foucault n’est pas une rock star, et reste bien embêté devant de telles scènes de liesse. Il refuse d’apparaître comme un maître à penser et prend l’habitude de s’éclipser dès qu’il le peut, ne répondant que très rarement aux sollicitations de ses admirateurs. Parmi eux, le jeune historien Simeon Wade, projette depuis des mois de rencontrer celui qu’il considère comme « le plus grand penseur de notre temps, de tous les temps peut-être » et à qui il a déjà envoyé plusieurs lettres restées sans réponse. Lorsqu’il apprend la venue de Michel Foucault en Californie, il y voit l’occasion rêvée de le faire venir dans son université, à Claremont, pour un séminaire. Il projette aussi de lui faire une toute autre proposition, une invitation pour un voyage un peu spécial dans le parc national de la Vallée de la Mort. Le but de Wade n’était pas simplement de rencontrer Michel Foucault, mais également de l’initier aux champignons psychédéliques, expérience qu’il avait lui-même vécue l’année passée avec son compagnon, le pianiste Michael Stoneman. 

Contre toute attente, les deux amants parviennent à approcher le philosophe qui accepte la visite des grands espaces américains, sans se douter encore de l’ampleur du voyage. Mais le trip est lancé et le livre de Simeon Wade prend des airs de journalisme gonzo dès les premières pages, lorsqu’il énonce le but de son projet : « Telle était ma formule : premièrement, prendre le plus grand intellectuel du monde, l’homme qui avait dépassé l’idée selon laquelle « le savoir c’est du pouvoir » pour comprendre que « le pouvoir produit du savoir » ; deuxièmement, administrer à cet intellectuel un élixir céleste, une pierre philosophale digestible capable de démultiplier à l’infini la puissance cérébrale – un enchantement. Je serais l’alchimiste et documenterais l’expérience. La formule était ainsi libellée : Michel Foucault + la pierre philosophale + la vallée de la Mort (Californie) + Michael Stoneman. »

Sur la route pour la Vallée de la Mort, le couple fait part au philosophe du projet psychédélique qu’il accepte sans hésitation. Bien qu’il s’agisse de sa première prise de LSD, Michel Foucault est un habitué des drogues et notamment de l’herbe qu’il fume régulièrement avec quelques étudiants après ses cours. En chemin, il leur raconte d’ailleurs comment il reçut en contrepartie d’un débat avec Chomsky à la télévision hollandaise, un beau lingot de ce qu’il appellera le « hasch de Chomsky ».

Un intérêt philosophique ?

Une fois dissipé le plaisir de l’anecdote et jeté le coup d’œil goguenard sur les photos à la mode seventies, c’est un nouvel éclairage sur l’œuvre du philosophe que nous propose ce livre, à en croire la promesse formulée dès la préface. Selon l’auteur, il serait fort à parier que la rédaction d’une partie de L’Histoire de la sexualité ait été influencée par cette expérience sous LSD. Michel Foucault, qui continua de garder contact avec Simeon Wade et Michael Stoneman, confie dans sa correspondance avoir brûlé les tomes II et III de son Histoire de la sexualité et vouloir recommencer son « livre sur la répression du sexe » (5 octobre 1975) suite à leur excursion dans le désert. En effet, le premier tome intitulé La Volonté de savoir paraît en 1976, et ce n’est que huit ans plus tard que Michel Foucault publie L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, dans leur version définitive. Laps de temps qui pourrait correspondre à la période de réécriture que le philosophe décrit à ses nouveaux amis américains.

Si la lecture de ce livre frustre le plus souvent notre appétit philosophique, elle nous offre pourtant quelques précieux indices sur les réflexions du philosophe au cours du trip.

Si la lecture de ce livre frustre le plus souvent notre appétit philosophique, elle nous offre pourtant quelques précieux indices sur les réflexions du philosophe au cours du trip. C’est en ces termes que Simeon Wade rapporte les paroles de Michel Foucault : « Je suis très heureux, nous dit-il, ses yeux laissant couler des larmes. Ce soir, je suis parvenu à une perception inédite de moi-même. Je comprends maintenant ma sexualité. » Il serait tentant, bien que peu catholique, de comparer cette découverte sous substance aux pratiques du christianisme primitif, étudiées par Michel Foucault comme fondements de « l’herméneutique de soi ». En effet, entre l’examen de conscience suivi d’aveux et la confidence en pleine expérience psychédélique, il n’y a qu’un pas. Ce que Foucault recherche au cours des dernières années de sa vie, à travers les écrits des Pères de l’Eglise, est l’apparition d’une forme de subjectivité, un rapport à soi nouveau qui passe par l’expérience de la chair et qui conduit à l’élaboration d’un savoir sur soi-même. Bref, des « techniques de soi », dont il semble inaugurer l’étude au cours de cet été 1975. Se peut-il que ce trip dans la Vallée de la Mort lui ait servi d’expérience cruciale ? C’est du moins ce que l’auteur de Foucault en Californie voudrait croire.

Michel Foucault ne cherche ni à penser, ni à produire du discours, il se contente de faire une expérience et de la ressentir, pour le plus grand plaisir de ses interlocuteurs (et le nôtre)

La réponse à cette question, finalement, importe peu. Mais la force de cette scène, et le témoignage qu’en donne Foucault dans sa correspondance ranime le mythe de la révélation sous substance. Pour justifier son projet, ce « périple de l’autre côté du miroir », Simeon Wade fait d’ailleurs référence à l’usage des champignons hallucinogènes par les Grecs, les Aztèques, les Vikings et même par Saint Jean, qui aurait absorbé un ancêtre du LSD sur l’île de Patmos, avant de vivre l’expérience mystique qui lui donna la vision du livre de l’Apocalypse. Si l’on suit cette tradition, l’expérience psychédélique par absorption semble se distinguer de l’écriture sous influence. L’événement décrit dans ce récit n’est pas comparable au processus créatif halluciné bien connu de Walter Benjamin adepte du haschich, d’Henri Michaux sous mescaline ou encore des écrivains beatnik, comme Allen Ginsberg fan de LSD. Au contraire, Michel Foucault ne cherche ni à penser, ni à produire du discours, il se contente de faire une expérience et de la ressentir, pour le plus grand plaisir de ses interlocuteurs (et le nôtre) qui prennent en note quelques-unes de ses rares paroles délirantes : « Nous avons conçu l’univers – une procession majestueuse de bagatelles élégantes, un spectacle intemporel. Tout a l’air d’une vaste plaisanterie à côté de la vision qui s’offre à nous. »  

Une traversée vers un ailleurs

«Je n’ai pas passé toutes ces heures à réfléchir à des concepts. Ça n’a pas été une expérience philosophique pour moi mais quelque chose d’entièrement différent. »

L’expérience du trip sous LSD est relatée comme une véritable épreuve, une traversée vers un ailleurs qui ne peut se dissocier d’une certaine mise en danger et d’une modification du sujet absorbant. Le philosophe en ressort changé, « parvenu à une perception inédite de (lui)-même ». Et c’est en ce sens que l’expérience psychédélique pourrait être considérée comme une des « techniques de soi ». C’est d’ailleurs quelques années plus tard, lors d’un séminaire à l’université du Vermont en 1982, que Michel Foucault définit son concept : « les techniques de soi, qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. » Cette attention portée à soi, ce « souci de soi » passe notamment par une pratique et la mise en place de « techniques de soi » qui se distinguent alors de l’élaboration d’une pensée philosophique, d’un savoir. Et c’est sans doute la raison pour laquelle le récit de Simeon Wade ne place pas de grands énoncés philosophiques dans la bouche de Michel Foucault. La spécificité de ce trip, si nous prenons le parti de le considérer comme une « technique de soi », est précisément qu’il échappe au discours abstrait et à toute théorie philosophique, car il s’agit tout au contraire d’un savoir éprouvé, pratiqué, qui conduit le sujet à une meilleure connaissance de soi sans pour autant faire l’objet d’un discours. Et Michel Foucault, en descente, résume le voyage ainsi : « Je n’ai pas passé toutes ces heures à réfléchir à des concepts. Ça n’a pas été une expérience philosophique pour moi mais quelque chose d’entièrement différent. » S’il est bien difficile d’admettre que la philosophie s’élabore à coup de buvards, il est pourtant intéressant de souligner la concomitance de cette expérience avec les changements observés dans la pensée du dernier Foucault et son entreprise de définition d’une herméneutique du sujet.

La portée philosophique du livre reste à être démontrée, mais le rêve de Simeon Wade se réalise. Il vit un moment privilégié avec celui qu’il admire et nous le fait partager des années plus tard. Foucault en Californie est le récit d’un voyage initiatique écrit sur le vif qui se lit comme un roman hallucinant où les dialogues tissés du tac au tac mêlent les sujets les plus prosaïques aux engagements politiques du philosophe. On plonge dans l’atmosphère de l’époque et l’on rejoint le cercle de discussion qui scelle l’amitié naissante entre les trois hommes. Le ton de l’auteur devient par moment celui d’un évangéliste dressant le portrait de celui qu’il adore encore plus parce qu’il n’est qu’un homme. « – J’aimerais que tout le monde vous voie comme une personne. / – Mais je ne suis pas une personne, répondit Foucault sèchement. / – Très bien, comme un être humain. / – C’est pire, dit Foucault en riant. »

C’est un Foucault plus intime, humble et discret que l’on découvre à travers ses pages. Refusant de se faire servir, il n’hésite pas à remonter les manches de son col roulé pour couper du bois, se contente d’un repas frugal et discute gymnastique et yoga avec ses jeunes amis autour d’une tequila sunrise. Au fil des discussions, Foucault se dévoile, devient bavard et se livre sur ses goûts en matière d’art : il préfère le cinéma au théâtre, en particulier Hitchcock, Fellini, Polanski et Antonioni, mais déteste Godard. On le découvre grand admirateur de Magritte, avec qui il a entretenu une correspondance et dont il avoue ne pas toujours avoir compris la subtilité. Il affirme ne pas aimer la littérature mais confie tout de même que Malcolm Lowry, Thomas Mann et surtout William Faulkner ont beaucoup compté pour lui. Lors d’une soirée étudiante, il n’hésite pas à souligner les limites de certains intellectuels français. Sartre est à ses yeux un philosophe « abscons » qui a manqué tout un pan de l’analyse historique du XXe. Lévi-Strauss est un « conservateur » qui ne quitte pas suffisamment son bureau pour connaître le monde. Ce name-dropping amusant se poursuit tout au long de ce court récit qui peint avant tout l’esprit d’une époque et d’une génération. Si le texte de Simeon Wade ne répond pas tout à fait à l’ambition foucaldienne du « livre-bombe », il produit tout de même un joyeux « feu d’artifice ».

4/18/2021

REAR WINDOW

 

HITCHCOCK, THE VOYEUR: WHY REAR WINDOW REMAINS THE DIRECTOR'S DEFINITIVE FILM

Hitchcock was a master of obsessive looking and daydreamed about filming acts of sexual voyeurism. In Rear Window, he found a new vision.

4/16/2021

L’intelligence Collective Aujourd’hui

L’intelligence Collective Aujourd’hui


 L’intelligence collective en 1994

Lorsque j’ai publié “L’intelligence Collective” en 1994, le WWW n’existait pas (on ne trouvera d’ailleurs pas le mot “web” dans le livre) et moins d’un pour cent de la population mondiale était connectée à l’Internet. A fortiori, les médias sociaux, les blogs, Google et Wikipedia restaient encore bien cachés dans le monde des possibles et seuls quelques rares visionnaires avaient entr’aperçu leurs contours à travers les brumes du futur. Ancêtres des médias sociaux, les “communautés virtuelles” ne rassemblaient que quelques dizaines de milliers de personnes sur la planète et le logiciel libre, déjà poussé par Richard Stallman au début des années 1980, n’allait décoller vraiment qu’à la fin des années 1990. A cette époque, néanmoins, mon diagnostic était déjà posé: (1) l’Internet allait devenir l’infrastructure principale de la communication humaine et (2) les ordinateurs en réseau allaient augmenter nos capacités cognitives, et tout particulièrement notre mémoire. L’irruption du numérique dans le cours de l’aventure humaine est aussi importante que l’invention de l’écriture ou celle de l’imprimerie. Je le pensais alors et tout le confirme aujourd’hui. On me dit souvent: “vous aviez prévu l’avènement de l’intelligence collective et regardez ce qui s’est passé!” Non, j’ai prévu – avec quelques autres – que l’humanité allait entrer en symbiose avec les algorithmes et les données. Etant donnée cette prédiction, dont on admettra qu’elle se vérifie, je posais la question: quel projet de civilisation devons nous adopter pour exploiter au mieux le médium algorithmique au profit du développement humain? Et ma réponse était : le nouveau médium nous permet, si nous le décidons, d’augmenter l’intelligence collective humaine… plutôt que de poursuivre la tendance lourde à la passivité devant des médias fascinants déjà amorcée avec la télévision et de rester polarisés par la poursuite de l’intelligence artificielle

Art: Emma Kunz “Kaleïdoscopic Vision”

Un quart de siècle plus tard

Après avoir replacé mon “appel à l’intelligence collective” de 1994 dans son contexte, j’aborde maintenant les observations que m’inspirent les développements du dernier quart de siècle. En 2021 65% de l’humanité est connectée à l’Internet et à près de quatre-vingt-dix pour cent en Europe, en Amérique du Nord ainsi que dans la plupart des grandes métropoles. Dernièrement, la pandémie nous a forcés à utiliser massivement l’Internet pour travailler, apprendre, acheter, communiquer, etc. Les savants du monde entier partagent leurs bases de données. Nous consultons tous les jours Wikipedia, qui est l’exemple classique d’une entreprise d’intelligence collective philanthropique qui s’appuie sur le numérique. Les programmeurs partagent leurs codes sur GitHub et s’entraident sur Stack Overflow. Sans toujours en prendre clairement conscience, chacun devient auteur sur son blog, bibliothécaire lorsqu’il – ou elle – tague, étiquette ou catégorise des contenus, curateur en rassemblant des ressources, influenceur sur les médias sociaux et les plateformes d’achat en ligne, et même entraîneur d’intelligence artificielle à son corps défendant puisque nos moindres actes en ligne sont pris en compte par les machines apprenantes. Les jeux multi-joueurs distribués, le crowdsourcing, le journalisme de données et le journalisme citoyen font désormais partie de la vie quotidienne. 

Les éthologues qui étudient les animaux sociaux définissent la communication stigmergique comme une coordination indirecte entre agents via un environnement commun. Par exemple, les fourmis communiquent principalement en laissant sur le sol des traînées de phéromones, et c’est ainsi qu’elles se signalent les chemins qui mènent vers la nourriture. Le surgissement d’une communication stigmergique globale par l’intermédiaire de la mémoire numérique est probablement le plus grand changement social des vingt-cinq dernières années. Nous aimons, nous postons, nous achetons, nous taguons, nous nous abonnons, nous visionnons, nous écoutons, nous lisons et ainsi de suite… Par chacun de ces actes nous transformons le contenu et le système de relations internes de la mémoire numérique, nous entraînons des algorithmes et nous modifions le paysage de données dans lequel évoluent les autres internautes. Cette nouvelle forme de communication par lecture-écriture distribuée dans une mémoire numérique collective représente une mutation anthropologique de grande ampleur qui est généralement peu ou mal perçue. Je reviendrai plus loin sur cette révolution en réfléchissant à la manière de s’en servir comme d’un point d’appui pour augmenter l’intelligence collective.

Mais il me faut d’abord parler d’une seconde transformation majeure, liée à la première, une mutation politique que je n’avais pas prévue en 1994: l’émergence de l’état plateforme. Je ne désigne pas par cette expression l’usage de plateformes numériques par les gouvernements mais le surgissement d’une nouvelle forme de pouvoir politique, qui succède à l’état-nation sans le supprimer. Le nouveau pouvoir est exercé par les propriétaires des principaux centres de données qui maîtrisent de fait la mémoire mondiale. On aura reconnu la fameuse oligarchie sino-américaine des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alibaba, Tencent et consorts. Non seulement ces entreprises sont les plus riches du monde, ayant dépassé depuis longtemps en capitalisation boursière les fleurons des vieilles industries, mais elles exercent en plus des pouvoirs régaliens classiques: investissement dans les cryptomonnaies échappant aux banques centrales ; contrôle et surveillance des marchés ; authentification des identités personnelles ; infiltration dans les systèmes d’éducation ; établissement des cartes géographiques et du cadastre ; quadrillage des cieux par des réseaux de satellites ; gestion de la santé publique (signalons les bracelets ou autres dispositifs portables, l’enregistrement des conversations chez les médecins et la mémoire épidémiologique dans les nuages). Mais surtout, les seigneurs des données se sont rendus maîtres de l’opinion publique et de la parole légitime : influence, surveillance, censure… Faites attention à ce que vous dites, car vous risquez d’être déplateformés! Enfin, le nouvel appareil politique est d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur des ressorts psychologiques proches de l’addiction. Plus les utilisateurs deviennent dépendants du plaisir narcissique ou de l’excitation procurés par les médias sociaux et autres attracteurs d’attention, plus ils produisent de données et plus ils alimentent la richesse et le pouvoir de la nouvelle oligarchie.

Face à ces nouvelles formes d’asservissement, est-il possible de développer une stratégie émancipatrice adaptée à l’ère numérique? Oui, mais sans nourrir l’illusion que nous pourrions en finir une bonne fois pour toutes avec le côté obscur par quelque transformation radicale. Comme le dit Albert Camus à la fin de son essai de 1942 Le Mythe de Sysiphe ” La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.” Augmenter l’intelligence collective est un travail toujours à reprendre et à approfondir. Maximiser simultanément la liberté créatrice et l’efficacité collaborative relève de la performance en contexte et ne dépend pas d’une solution technique ou politique définitive. Il reste que, lorsque les conditions culturelles et techniques que je vais maintenant évoquer seront remplies, la tâche sera plus facile et les efforts pourront converger. 

La dialectique de l’homme et de la machine

Revenons à l’interaction stigmergique par l’intermédiaire du médium algorithmique. La communication entre les êtres humains se fait de plus en plus par l’intermédiaire de machines au cours d’un processus distribué de lecture-écriture dans une mémoire numérique commune. Deux pôles interagissent ici: les machines et les humains. Les machines sont évidemment déterministes, que ce déterminisme soit logique (les algorithmes ordinaires, les règles de l’IA dite symbolique) ou statistique (l’apprentissage machine, l’IA neuronale). Les algorithmes d’apprentissage machine peuvent évoluer avec les flots de données qui les alimentent, mais cela ne les fait pas échapper au déterminisme pour autant. Quant aux humains, leur comportement n’est déterminé et prévisible qu’en partie. Ce sont des animaux sociaux conscients qui jouent à de multiples jeux, que traversent toutes les émotions, qui manifestent autonomie, imagination et créativité. La grande conversation humaine exprime une infinité de nuances au cours d’un processus d’interprétation en boucle fondamentalement ouvert. Bien entendu, ce sont les humains qui produisent et utilisent des machines, machines qui appartiennent donc pleinement au monde de la culture. Mais il reste que – d’un point de vue éthique, légal ou existentiel – les humains ne sont pas des machines déterministes logico-statistiques. D’un côté la liberté du sens, de l’autre la nécessité mécanique. Or force est de constater aujourd’hui que les humains gardent mémoire, interprètent et communiquent par l’intermédiaire de machines. Dans ces conditions, l’interface humain-machine ne se distingue plus qu’à peine de l’interface humain-humain. Cette nouvelle situation provoque une foule de problèmes dont les interprétations hors contexte, les traductions sans nuances, les classements grossiers et les difficultés de communication ne sont que les symptômes les plus visibles, alors que le mal profond réside dans un défaut d’autonomie, dans l’absence de contrôle sur le technocosme à l’échelle personnelle ou collective. 

Réfléchissons maintenant à notre problème d’interface. Le meilleur médium de communication entre humains reste la langue, avec la panoplie de systèmes symboliques qui l’entourent, de la musique à l’expression corporelle en passant par l’image. C’est donc la langue, orale ou écrite, qui doit jouer le rôle principal dans l’interface humain-machine. Mais pas n’importe quelle langue: un idiome qui soit adéquat à la multitude des jeux sociaux, à la complexité des émotions, à la nuance expressive et à l’ouverture interprétative du côté humain. Pourtant, du côté machine, il faut que cette langue donne prise aux règles logiques, aux calculs arithmétiques et aux algorithmes statistiques. C’est pourquoi j’ai passé les vingt dernières années à concevoir une langue humaine qui soit aussi un langage machine : IEML. Le biface du noolithique se tourne d’un côté vers la générosité du sens et de l’autre vers la rigueur mathématique. Un tel outil nous donnera prise sur notre environnement technique (programmer et contrôler les machines) aussi facilement que nous communiquons avec nos semblables. En sens inverse, il synthétisera les flots de données qui nous concernent par des diagrammes explicatifs, des paragraphes compréhensibles, voire des messages multimedia empathiques. Bien plus, cette nouvelle couche techno-cognitive nous permettra de dépasser la communication stigmergique plus ou moins opaque que nous entretenons par l’intermediaire de la mémoire numérique commune pour atteindre une intelligence collective réflexive.

Vers une intelligence collective réflexive

Des images, des sons, des odeurs et des lieux balisent la mémoire humaine, comme celle des animaux. Mais c’est le langage qui unifie, ordonne et réinterprète à volonté notre mémoire symbolique. La chose est vraie non seulement à l’échelle individuelle mais aussi à l’échelle collective, par la transmission des récits et l’écriture. Grâce au langage, l’humanité a pu accéder à l’intelligence réflexive. Par analogie, je pense que nous n’accèderons à une intelligence collective réflexive qu’en adoptant une langue adéquate à l’organisation de la mémoire numérique.

Examinons les conditions nécessaires à l’avènement de cette nouvelle forme de réflexion critique à grande échelle. Puisque la cognition sociale doit pouvoir s’observer elle-même, nous devons modéliser des systèmes humains complexes et rendre ces modèles aisément navigables. À l’image des groupes humains en interaction, ces représentations numériques seront alimentées par des sources de données hétérogènes organisées par des logiques disparates. Nous devons d’autre part donner à lire des processus de pensée dynamiques, de type conversationnel, où les formes émergent, évoluent et s’hybrident, comme dans la réalité de nos écosystèmes d’idées. De plus, puisque nous voulons optimiser nos décisions et coordonner nos actions, il nous faut rendre compte de relations causales, éventuellement circulaires et entrelacées. Enfin, nos modèles doivent être comparables, interopérables et partageables, sans quoi les images qu’ils nous renverraient n’auraient aucune objectivité. Nous devons donc accomplir dans la dimension sémantique ce qui a déjà été mené à bien pour l’espace, le temps et diverses unités de mesure: établir un système de coordonnées universel et régulier qui favorise la modélisation formelle. Ce n’est que lorsque ces conditions seront remplies que la mémoire numérique pourra servir de miroir et de multiplicateur à l’intelligence collective humaine. La puissance d’enregistrement et de calcul de la nuagique rend désormais cet idéal atteignable et le système de coordonnées sémantique (IEML) est déjà disponible.

Dans le labyrinthe de la mémoire

Jusqu’à l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles par Gutenberg, l’une des parties les plus importantes de la rhétorique était l’art de la mémoire. Il s’agissait d’une méthode mnémotechnique dite « des lieux et des images ». L’orateur en herbe devait s’entraîner à la représentation mentale d’un espace architectural – réel ou imaginaire – de grande envergure, comme par exemple un palais ou un temple, voire une place, où seraient disposés plusieurs bâtiments. Les idées à mémoriser devaient être représentés par des images placées dans les lieux de l’architecture palatiale. C’est ainsi que les fenêtres, niches, pièces et colonnades du palais (les « lieux ») étaient peuplés de personnages humains porteurs de caractères émotionnellement et visuellement frappants, afin d’être mieux retenus (les « images »). Les relations sémantiques entre les idées étaient d’autant mieux mémorisées et utilisées qu’elles étaient représentées par des relations locales entre images. 

A partir du XVIe siècle en Occident, la crainte d’oublier cède le pas à l’angoisse d’être noyé dans la masse des informations imprimées. Aux arts de la mémoire adaptés aux époques de l’oral et du manuscrit, succède l’art d’organiser les bibliothèques. On découvre alors que la conservation de l’information ne suffit pas, il faut la classer et la placer (les deux choses vont de pair avant le numérique) de telle sorte que l’on trouve facilement ce que l’on cherche. Au plan du palais imaginaire succède la disposition des rayons et des étagères de la bibliothèque. La distinction des données (livres, journaux, cartes, archives de toutes sortes) et des métadonnées s’affirme au début du XVIIIe siècle. Le système de métadonnées d’une bibliothèque comporte essentiellement le catalogue des documents entreposés et les fiches cartonnées classées dans des tiroirs qui donnent, pour chaque item: son auteur, son titre, son éditeur, sa date de publication, son sujet, etc. Sans oublier la cote qui indique le lieu précis où le document est rangé. Ce dédoublement des données et des métadonnées a d’abord lieu bibliothèque par bibliothèque, chacune avec son propre système d’organisation et son vocabulaire local. Un nouveau degré dans l’abstraction et la généralisation est franchi au XIXe siècle avec l’avènement de systèmes de classification à vocation universelle, qui s’appliquent à un grand nombre de bibliothèques et dont le système “décimal” de Dewey est l’exemple le plus connu. 

Avec la transformation numérique qui commence à la fin du XXe siècle, la distinction entre données et métadonnées n’a pas disparu, mais elle ne se déploie plus dans un espace physique à l’échelle humaine. Dans une base de données ordinaire, chaque champ correspond à une catégorie générale (le nom du champ est une sorte de métadonnée, comme par exemple “adresse”) tandis que la valeur du champ “8, rue du Petit Pont” correspond à une donnée. Sur les tableaux Excel, les colonnes correspondent en fait aux métadonnées et le contenu des cellules aux données. Dans une base de données dite relationnelle le système de métadonnées n’est autre que le schéma conceptuel qui préside à sa structuration. Chaque base de données possède évidemment son propre schéma, adapté aux besoins de son utilisateur. Les bases de données classiques ont d’ailleurs été conçues avant l’Internet, quand il était bien rare que les ordinateurs communiquent. Tout change avec l’adoption massive du Web à partir de la fin du XXe siècle. En un sens, le Web est une grande base de données virtuelle distribuée dont chaque item possède une adresse ou une “cote”: l’URL (Uniform Resource Locator), qui commence par http:// (Hypertext Transfer Protocol). Ici encore, les métadonnées sont intégrées aux données, par exemple sous la forme de tags. Le Web faisant potentiellement communiquer toutes les mémoires, le disparate des systèmes de métadonnées locaux ou des folksonomies improvisées (tels que les hashtags utilisés dans les médias sociaux) devient particulièrement criant.

Mais l’abstraction et le décollement des métadonnées expérimentés par les bibliothèques au XIXe siècle est réinventé dans le numérique. Une même ontologie ou un modèle conceptuel particulier peut être utilisé pour structurer des données différentes tout en favorisant la communication entre différentes mémoires. Les modèles tels que schema.org, soutenu par Google, ou CIDOC-CRM, développé par les institutions de conservation des héritages culturels en sont de bons exemples. La notion de métadonnée sémantique, élaborée dans le milieu de l’intelligence artificielle symbolique des années 1970 est popularisée par le projet du Web Sémantique lancé par Tim Berners Lee dans la foulée du succès du Web. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer l’échec relatif de ce dernier projet. Contentons-nous de signaler que les contraintes rigides imposées par les formats standards du World Wide Web Consortium ont découragé ses utilisateurs potentiels. La notion d’ontologie cède aujourd’hui la place à celle de Graphe de Connaissance (Knowledge Graph) dans lequel on accède à des ressources numériques au moyen d’un modèle de données et d’un vocabulaire contrôlé. Dans cette dernière étape de l’évolution de la mémoire, les données ne sont plus contenues dans les schémas tabulaires fixes des bases de données relationnelles mais dans les nouvelles bases de données de graphes, plus souples, plus faciles à faire évoluer, mieux à même de représenter des modèles complexes et autorisant plusieurs “vues” différentes. Un graphe de connaissance se prête au raisonnement automatique (IA symbolique classique), mais aussi à l’apprentissage automatique s’il est bien conçu et si les données sont en nombre suffisant. 

Aujourd’hui encore, une grande partie de la mémoire numérique se trouve dans des bases relationnelles, sans distinction claire des données et des métadonnées, organisée selon des schémas rigides mutuellement incompatibles, mal optimisée pour les besoins de connaissance, de coordination ou d’aide à la décision de leurs utilisateurs. Réunies dans des entrepôts communs (datalakes, datawarehouses), ces données indexées ou cataloguées selon des systèmes de catégories disparates mènent parfois à des représentations ou des simulations incohérentes. La situation dans le monde encore minoritaire des knowledge graphs est certes plus brillante. Mais de nombreux problèmes demeurent : il est encore bien difficile de faire communiquer des langues, des domaines d’affaire ou des disciplines différentes. Si la visualisation de l’espace (projection sur des cartes), du temps (frises chronologiques) et des quantités est entrée dans les moeurs, la visualisation de structures qualitatives complexes (comme les actes de langage) reste un défi, et cela d’autant plus que ces structures qualitatives sont essentielles pour la compréhension causale des systèmes humains complexes. 

Il nous faut produire encore un effort pour transformer la mémoire numérique en support d’une intelligence collective réflexive. Une intelligence collective autorisant tous les points de vue, mais bien coordonnée. Il suffit pour cela de reproduire à une hauteur supplémentaire le geste d’abstraction qui a mené à la naissance des métadonnées à la fin du XVIIIe siècle. Dédoublons donc les métadonnées en (a) modèles et (b) métalangage. Les modèles pourront être aussi nombreux et riches que l’on voudra, ils communiqueront – avec les langues naturelles, les humains et les machines – par l’intermédiaire d’un métalangage commun. Dans la bibliothèque de Babel, il est temps d’allumer la lumière.

Dossier Sibelius (II) : une oeuvre contrastée

 

Dossier Sibelius (II) : une oeuvre contrastée

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Suite de notre évocation de Jean Sibelius sous la plume d'Harry Halbreich avec un panorama de son oeuvre hors de son corpus des symphonies.

Sibelius n’a écrit qu’un seul concerto immensément populaire, pour son propre instrument, le violon, et c’est un quasi chef-d’œuvre au seuil de la maturité (1903-1904), dont le vaste premier mouvement est sans doute le plus parfait et plus pleinement original que les deux suivants. Mais on a grand tort d’ignorer les Six Humoresques pour violon et (petit) orchestre (1917-1918), véritables joyaux d’une virtuosité étincelante, dans le style de la haute maturité sibélienne, et non loin desquelles on situera les deux Sérénades de 1912-1913, de même formation.

Il y a ensuite une bonne douzaine de partitions de musique de scène (Sibelius ne composa qu’un bref opéra de jeunesse d’importance secondaire, essai sans lendemain), parmi lesquelles on pourra négliger Kuolema (La Mort) qui contient l’illustre Valse Triste, pour s’attacher plutôt aux pages délicates de Pelléas et Mélisande (1905), pièce de Maeterlinck que le compositeur a donc illustré après Fauré, Debussy et... Schönberg !, ou du Cygne Blanc de Strindberg (1907), mais surtout la très importante partition pour La Tempête de Shakespeare (1925), fruit de la suprême maturité sibélienne (entre la Septième Symphonie et Tapiola), plus d’une heure de musique dont le stupéfiant Prélude, entièrement atonal, d’une puissance titanesque.

Il ne saurait être question de citer ici les innombrables cantates, pas toutes patriotiques, avec orchestre ou a cappella, en grande partie pour chœurs d’hommes, mais on ne saurait oublier qu’il existe des orchestrations originales d’une douzaine des plus grandes mélodies de Sibelius. C’est un domaine où il a été particulièrement fécond, avec une bonne centaine de pièces, en grande majorité sur paroles suédoises (sa langue maternelle) bien que Luonnotar, déjà cité, soit en finnois. Des pages comme Jubal et Theodora (op.35), comme les Deux mélodies d’après Shakespeare (op. 60) et peut-être par-dessus tout comme les trois premières de l’opus 38 Höstkväll (Soir d’automne), Pa verandat vid havet (Sur un balcon au-dessus de la mer) et I Natten (Dans la Nuit) comptent au nombre des plus hautes inspirations de Sibelius et des chefs-d’œuvre de tout l’art vocal.

Longtemps négligée, voire méprisée, l’abondante production pianistique de Sibelius, due en grande partie à des préoccupations alimentaires, bien que rarement attrayante pour les pianistes, contient elle aussi quelques chefs-d’œuvre, comme les Trois Sonatines et les deux Rondinos (1912) datant de l’époque “expérimentale” de la Quatrième Symphonie, et les énigmatiques 5 Esquisses op. 114 (1929), les dernières de toutes, publiées en 1973 seulement, prémonitions frustrantes de l’inaccessible Huitième Symphonie...

Sibelius, on le sait trop peu, n’a composé pratiquement que de la musique de chambre avant Kullervo, soit jusqu’en 1891, et il y en a beaucoup, dont déjà des œuvres aussi accomplies que le Quatuor à cordes en la mineur, le deuxième des quatre qu’il écrivit (1889). Parmi les nombreuses pages pour violon et piano, aussi “alimentaires” que celles pour piano seul, se détache la délicate Sonatine op. 80 de 1915, contemporaine de la Cinquième Symphonie, bientôt des Humoresques. Mais le chef-d’œuvre solitaire de la musique de chambre sibélienne, c’est le Quatuor à cordes en ré mineur op. 56, dit “Voces intimae” (1909), l’égal des plus grands du début du 20e siècle, annonciateur de la Quatrième Symphonie (peut-être conçue à l’origine comme un quatuor elle aussi !). Quel dommage que Sibelius ne nous ait pas laissé l’équivalent de Beethoven dans ce domaine. Mais il semble qu’au 20e siècle, très peu de compositeurs (Chostakovitch, Martinu...) aient pu mener de front la Symphonie et le Quatuor...

Avant de prendre congé de Sibelius, consolons-nous un peu en savourant un délicat joyau pour petit orchestre à cordes que j’ai oublié de vous citer : la suite Rakastava (1912, remaniement d’un cycle choral très antérieur).

Harry Halbreich

Crédits photographiques : Akseli Gallen-Kallela

https://www.crescendo-magazine.be/dossier-sibelius-i-les-symphonies/