DERNIER CHANT DE SAPPHO - GIACOMO LEOPARDI
Giacomo Leopardi
CHANTS
CANTI
Texte original et version française
Par Michel Orcel
Collection Bilingue toutes, AUBIER, 1995
IX
DERNIER CHANT DE SAPPHO
Paisible nuit, chaste rayon
De la lune couchante, et toi qui pointes
Au-dessus des rochers, par la forêt muette,
Messagère du jour, ô délicieuses,
Quand j'ignorais les Erinyes et le destin,
Et bien-aimées images ! Déjà la légère vision
Ne sourit plus aux passions sans espoir.
Nous, une étrange gaité nous ranime
Quand tourne dans le fluide éther
Et par les champs frémissants le flot
Poudreux des Vents, et quand le char,
Le pesant char de Zeus, au-dessus de nos fronts,
Déchire en tonnant l'air ténébreux.
Nous, par les falaises et les vallées profondes,
Nager nous plaît dans les nuages, et la fuite
Vaste des troupeaux effrayés, ou d'un haut
Fleuve à la rive incertaine
Le bruit rageur et triomphant des flots.
Qu'il est beau, ton manteau, ciel divin ! Tu es belle,
Humide Terre. Ah, de cette
Infinie beauté, aucune part
A la misérable Sappho le sort impie et les dieux
N'ont donné. De tes domaines fiers,
O Nature, vile hôtesse importune,
Amante méprisée, vers tes formes
Charmantes, le coeur et les yeux je tends en vain,
Suppliante. Vers moi ne sourit pas
La berge ensoleillée, ni les portes de l'éther
La blancheur du matin ; ni le chant
Des oiseaux colorés, ni les hêtres
Murmurants ne me saluent ; et sous les ombres
Des saules inclinés, là où le ruisseau clair
Entrouvre son sein pur, à mon
Pas incertain les mouvantes vagues
Se retirent, dédaigneuses,
Et pressent dans leur fuite les rives parfumées.
Quelle faute, mais quelle folle outrance
Avant le jour natal m'a tachée, pour qu'à ce point
Farouches me soient le ciel et les yeux du destin ?
En quoi ai-je péché, fillette, quand la vie
Méconnaît le mal, pour que privé
De jeunesse et fané, au fuseau
De l'indomptable Parque s'enroule
Le fil noir de ma vie ? Voix inutiles
Verse ta lèvre : c'est un secret vouloir
Qui meut les destinées. Tout est secret
Hormis notre douleur. Enfants abandonnés,
Nos yeux s'ouvrent aux pleurs, et la raison repose
Dans le coeur des Célestes. O soucis, ô espoirs
Des plus vertes années ! Aux visages, le Père,
Aux visages aimables, un empire éternel
A donné sur les peuples ; par les oeuvres viriles,
Par la lyre savante ou le chant,
Valeur ne brille pas dans un manteau sans grâce.
Nous mourrons. L'indigne voile étendu sur le sol,
L'âme nue s'abritera chez Hadès,
Redressant de l'aveugle ordonnateur des sorts
La faute amère. Et toi, auquel
Amour durable, et constance, et la vaine fureur
D'un désir inapaisable m'attachèrent,
Vis heureux, si sur la terre être mortel
Vécut heureux. De son avare vaisseau,
Zeus ne me versa pas le vin suave,
Quand ont péri les illusions, le rêve
De mon enfance. Les jours heureux
De notre temps s'envolent les premiers.
Viennent les maux, et la vieillesse, et l'ombre
De la mort froide. Voilà, de tant
De palmes espérées, d'erreurs aimées,
Me reste le Tartare ; et ce vaillant génie,
L'emportent la déesse du Ténare,
La berge silencieuse et son opaque nuit.
IX
ULTIMO CANTO DI SAFFO
Placida notte, e verecondo raggio
Della cadente luna ; e tu che spunti
Fra la tacita selva in su la rupe,
Nunzio del giorno ; oh dilettose e care
Mentre ignote mi fur l'erinni e il fato,
Sembianze agli occhi miei ; già non arride
Spettacol molle ai disperati affetti.
Noi l'insueto allor gaudio ravviva
Quando per l'etra liquido si volve
E per li campi trepidanti il flutto
Polveroso de' Noti, e quando il carro,
Grave carro di Giove a noi sul capo,
Tonando, il tenebroso aere divide.
Noi per le balze e le profonde valli
Natar giova tra' nembi, e noi la vasta
Fuga de' greggi sbigotitti, o d'alto
Fiume alla dubbia sponda
Il suono e la vittrice ira dell'onda.
Bello il tuo manto, o divo cielo, e bella
Sei tu, rorida terra. Ahi di cotesta
Infinita beltà parte nessuna
Alla misera Saffo i numi e l'empia
Sorte non fenno. A' tuoi superbi regni
Vile, o natura, e grave ospite addetta,
E dispregiata amante, alle vezzose
Tue forme il core e le pupille invano
Supplichevole intendo. A me non ride
L'aprico margo, e dall'eterea porta
Il mattutino albor ; me non il canto
De' colorati augelli, e non de' faggi
Il murmure saluta : e dove all'ombra
Degl' inchinati salici dispiega
Candido rivo il puro seno, al mio
Lubrico piè le flessuose linfe
Disdegnando sottragge,
E preme in fuga l'odorate spiagge.
Qual fallo mai, qual si nefando eccesso
Macchiommi anzi il natale, ondo si torvo
Il ciel mi fosse e di fortuna il volto ?
In che peccai bambina, allor che ignara
Di misfatto è la vita, onde poi scemo
Di giovanezza, e disfiorato, al fuso
Dell' indomita Parca si volvesse
Il ferrigno mio stame , Incaute voci
Spande il tuo labbro : i destinati eventi
Move arcano consiglio. Arcano è tutto,
Fuor che il nostro dolor. Negletta prole
Nascemmo al pianto, e la ragione in grembo
De' celesti si posa. Oh cure, oh speme
De' più verd'anni ! Alle sembianze il Padre,
Alle amene sembianze eterno regno
Diè nelle genti ; e per virili imprese,
Per dotta lira o canto,
Virtù non luce in disadorno ammanto.
Morremo. Il velo indegno a terra sparto,
Rifuggirà l'ignudo animo a Dite,
E il crudo fallo emenderà del cieco
Dispensator de' casi. E tu cui lungo
Amore indarno, e lunga fede, e vano
D'implacato desio furor mi strinse,
Vivi felice, se felice in terra
Visse nato mortal. Me non asperse
Del soave licor del doglio avaro
Giove, poi che perir gl'inganni e il sogno
Della mia fanciullezza. Ogni più lieto
Giorno di nostra età primo s'invola.
Sottentra il morbo, e la vecchiezza, e l'ombra
Della gelida morte. Ecco di tante
Sperate palme e dilettosi errori,
Il Tartaro m'avanza ; e il prode ingegno
Han la tenaria Diva,
E l'atra notte, e la silente riva.
Pages 84-89
Dans la note concernant ce Chant, il est expliqué, page 299-300, que :
« Composée à Recatani, en sept jours, au mois de mai 1822 […], cette canzone, toujours représentative d'un hyperclassicisme verbal ( poétique du « peregrino »), se présente comme une « extravagance » métrique : la strophe ne compte qu'un septénaire et seuls les deux derniers vers sont rimés. A ce pas de plus vers le « canto » léopardien, qui se libérera bientôt de toute contrainte formelle, correspond la substance du poème : à travers la voix de Sappho (Léopardi exploite à la fois l'image ovidienne de Sappho « petite et noire » des Héroïdes et le légendaire amour malheureux de la poétesse pour Phaon), c'est la subjectivité même du poète – l'exclusion d'une âme « noble » et « délicate » dans un corps « jeune et laid » – qui trouve ici pour la première fois sa pure expression. Un commentaire sur les sources […] évoquerait entre autres les lointaines suggestions du « Dernier chant de Corinne » de Mme de Staël, des Avventure di Saffo d'A. Verri, de l'Ossian de Cesarotti et des traductions italiennes de Gray, sans rendre compte pour autant de la pure et vibrante plénitude de ce chant. »
L'éditeur, Aubier-Flammarion
Editions Payot & Rivages - Giacomo Leopardi Chants (9782743622213)
http://www.payot-rivages.net/livre_Chants-Giacomo-Leopardi_ean13_9782743622213.html
Egalement en format "poche", traduit et préfacé par René de Ceccatty
Ici : un autre chant : "A Silvia"
Ici : Canti XI et Canti XVIII de Leopardi, en français
Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 9 Juillet 2017, 22:30pm
L'atelier Poésie de Martine Cros