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12/21/2020

Le Grand Inquisiteur, Heidegger et « les juifs »



Le Grand Inquisiteur, Heidegger et « les juifs »

Brève leçon d’histoire de la philosophie
Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

On dit, dans le monde universitaire et médiatique, que les écrits de Heidegger sont une menace pour l’humanité. Du moins certains le disent. Ce sont des lecteurs d’Emmanuel Faye.

En conclusion d’un livre paru en 2005, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, il expliquait : « Aujourd’hui plus que jamais, c’est la tâche de la philosophie que de travailler à protéger l’humanité et à alerter les esprits, pour éviter que l’hitlérisme et le nazisme continuent d’essaimer à travers les écrits de Heidegger, au risque d’engendrer de nouvelles entreprises de destruction complète de la pensée et d’extermination de l’homme [1] ».

Une telle reformulation de la « tâche de la philosophie » pourrait faire sourire : à l’aube du XXIe siècle, un individu singulier s’imagine venir au secours de l’humanité et agir en philosophe en alertant l’opinion sur le danger planétaire que représente la diffusion des écrits de Heidegger. Cela pourrait être drôle. Mais Emmanuel Faye a donc bâti sa carrière académique, avec le puissant concours de certains médias, sur un propos dont la consistance spéculative est nulle et dont le ressort subjectif témoigne d’une vocation de « pion » plutôt que de philosophe : « La gravité des dérives que nous avons dû signaler révèle la dangerosité de l’œuvre de Heidegger [2] ». Sous la plume d’un inspecteur des impôts dénonçant l’existence de dessous de table, tout irait relativement bien dans un monde plus ou moins respectable, mais lorsqu’on découvre de telles tournures dans le livre d’un universitaire enseignant la philosophie, on doit craindre le pire.

Faut-il pour autant prendre le contre-pied de Faye et considérer Heidegger comme un « maître » ? En 1967, Derrida, à l’évidence, le considérait comme tel. A Levinas qui reprochait à Heidegger de situer l’acte primordial de la pensée dans l’ontologie plutôt que dans l’éthique, il répondait, dans son article Violence et métaphysique : « La pensée de l’être ne peut donc avoir aucun dessein humain, secret ou non. Elle est, prise en elle-même, la seule pensée sur laquelle aucune anthropologie, aucune éthique, aucune psychanalyse éthico-anthropologique surtout ne peut sans doute se refermer [3] ». Et en note, il citait la Lettre sur l’humanisme de Heidegger : « La pensée qui pose la question de la vérité de l’être […] n’est ni éthique, ni ontologie. C’est pourquoi la question de la relation entre ces deux disciplines est, dans ce domaine, désormais sans fondement ».

Comment départager Heidegger, Levinas, Derrida, sur la question essentielle, abyssale, de l’ordre de préséance entre l’ontologique et l’éthique ? Je ne suis pas un lecteur assidu de Heidegger, ni de Derrida, mais davantage de Levinas, Zacklad, Spinoza, Platon, Badiou ou le comité invisible. Certes, j’ai pratiqué bien des textes de Heidegger et sais donc que c’est un très grand philosophe. Mais d’autres sont certainement plus compétents que moi, à commencer par Levinas qui expliquait au sujet de Sein und Zeit, lors d’un entretien avec Philippe Nemo diffusé sur France-Culture en 1981 : « J’ai eu très tôt pour ce livre une grande admiration. C’est un des plus beaux livres de l’histoire de la philosophie – je le dis après plusieurs années de réflexions. Un des plus beaux parmi quatre ou cinq autres… [4] ». Et pourtant, selon Faye, « le nazisme de Heidegger est déjà présent dans les ouvrages antérieurs à 1933 [5] ». Levinas aurait donc été l’admirateur d’un philosophe dont la pensée était nazie de A à Z. Et la chose serait d’autant plus dramatique qu’il ne se contentait pas d’admirer Heidegger, il le considérait comme un « maître ». Dans un autre entretien, il explique, au sujet d’un voisinage possible entre la philosophie de Heidegger et la Bible hébraïque : « Je sais que les disciples de Heidegger contestent l’importance que leur maître – notre maître – aurait attachée à la Bible hébraïque [6] ». Pour ma part, je ne crois pas du tout en quelque « importance » de la Bible hébraïque pour Heidegger. Levinas en doutait également. Mais ce n’est pas ici mon sujet. Levinas précise : « notre maître ». Et c’est ce qui m’importe. Badiou aussi, dans L’être et l’événement, le considère comme un « maître », bien qu’il en conteste autant que Levinas l’hégémonie ; d’où la question : peut-on méconnaître la grandeur spéculative de Heidegger sans passer pour un imbécile ? C’est ce que ne croyait pas Levinas, et c’est pourquoi il prévenait son interlocuteur : « Rassurez-vous, je ne suis pas ridicule, je ne saurais méconnaître la grandeur spéculative de Heidegger [7] ». Mais tout fut donc bouleversé après que Faye est entré en scène et a expliqué doctement à l’opinion :

« Mesurer en profondeur la perdition humaine et la destruction intérieure auxquelles le national-socialisme a conduit tant d’esprits n’est pas une chose facile. Pour notre part, nous n’aurions jamais mené ces recherches si nous n’avions été guidés, à mesure que nous prenions conscience de la gravité du désastre, par la conviction croissante de la nécessité vitale de voir la philosophie se libérer de l’œuvre de Heidegger [8]. »

L’injonction de « se libérer de l’œuvre de Heidegger » est le motif discret, mais déterminé, de L’être et l’événement paru en 1988. Toutefois Badiou procède en philosophe, non en Grand Inquisiteur. Dans le séminaire qu’il a consacré à Heidegger en 1986, il explique que « se libérer » de sa pensée, cela implique, pour l’essentiel, de mener à bien deux opérations discursives : a) réarticuler le « logos » (ou rationalité ontologique) aux mathématiques plutôt qu’au poétique ; b) réarticuler la « polis » (ou rationalité politique) au « communisme égalitaire » plutôt qu’à ce que Heidegger concevait comme un « site national, lequel est ultimement toujours raccordé à la disposition de son Etat, au point qu’à un moment donné, [Heidegger] va jusqu’à le rapporter intrinsèquement à son guide (Fürher) [9] ».

A l’aube du XXIe siècle, nul philosophe de langue française digne de ce nom, c’est-à-dire, a minima, lecteur ou bien de Levinas, ou bien de Derrida, ou bien de Badiou, n’avait donc attendu Faye pour prendre connaissance de la compromission de Heidegger avec le nazisme et en tirer certaines leçons. Et si j’étais trop jeune pour assister au séminaire de 1986, j’avais lu dans L’être et l’événement que Badiou le qualifiait de « dernier philosophe universellement reconnaissable ». Et il expliquait en note :

« L’énoncé ‘‘Heidegger est le dernier philosophe universellement reconnaissable’’ se lit sans oblitérer les faits : l’engagement nazi de Heidegger de 33 à 45, et plus encore son silence obstiné, donc concerté, sur l’extermination des juifs d’Europe. De ce seul point s’infère que même si l’on admet que Heidegger fut le penseur de son temps, il importe au plus haut point de sortir, dans l’éclaircissement de ce qu’ils furent, et de ce temps, et de cette pensée [10] ».

Et pourtant Badiou ignorait encore presque tout de « l’engagement nazi » de Heidegger, puisqu’il ignorait l’œuvre d’Emmanuel Faye, laquelle a bouleversé la philosophie, à la manière de Dühring, le professeur moqué par Engels. Faye a en effet tiré une tout autre leçon que celle de Badiou, Agamben, Lacoue-Labarthe, Nancy, Lyotard, Derrida ou Levinas, une leçon autrement plus radicale, à savoir que Heidegger ne peut pas être considéré comme un « philosophe », sauf à « introduire le nazisme dans la philosophie ». Et comme d’innocentes brebis risquaient d’être exposées à son influence maléfique, d’autant que son œuvre est mondialement diffusée, il fallut alerter l’opinion sur sa « dangerosité ». C’est l’âme de la philosophie d’Emmanuel Faye, son cartésianisme simplet : la délation.

Qu’un propos d’une telle grossièreté intellectuelle, digne du pire des philistins, ait pu assurer à son auteur une notoriété médiatique et une reconnaissance institutionnelle est un phénomène que je juge digne de méditation, non seulement parce que je l’ai pris en pleine figure (voir mon article « Le grand éclat de rire du philosophe »), mais parce qu’au-delà de mon cas personnel, somme toute anecdotique, c’est un symptôme de notre temps. En effet, ce n’est pas au nazisme de Heidegger qu’Emmanuel Faye veut régler son compte, c’est à la philosophie.

Il y a en outre une dimension plus discrète du livre de Faye, plus inconsciente, qui ne m’a cependant pas échappé, en 2005, alors que j’écrivais un mémoire de DEA intitulé Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? et que le hasard me faisait croiser sa route. Cette autre dimension, c’est bien sûr la question du sort des « juifs » dans cette affaire : ils étaient instrumentalisés sans le moindre état d’âme, et comme voués à servir de cause, et de caution, à la montée en puissance d’une dogmatique férocement policière.

Quant à la question de leur sort réel, historique, existentiel, je veux dire leur sort en chair et en os, étranger à la fonction fantasmatique que leur assigne une bourgeoisie dont la rhétorique est d’autant plus ampoulée que l’intention est sale, elle était tout entière lisible, non seulement dans l’injustice dont j’étais la victime, mais aussi, et surtout, dans la sereine conclusion du livre d’Emmanuel Faye : « L’étude approfondie de son œuvre nous a montré que le nazisme n’est pas seulement la négation d’un peuple et d’une ‘‘race’’, mais vise la destruction de l’être humain comme tel. Il est donc vital de prendre aujourd’hui conscience du danger que représente la diffusion de l’œuvre de Heidegger [11] ».

Dans une lettre à l’Université de Paris X datée du 7 septembre 2005, je faisais remarquer à la directrice du département de philosophie que la structure logique de la conclusion du livre de l’enseignant qui avait été chargé d’évaluer mon mémoire de DEA, « pas seulement », « mais », « donc », sous-entendait très précisément ceci : si le nazisme avait été seulement la négation d’un peuple et d’une « race », il n’aurait pas été vital de prendre conscience du danger  ; ce sur quoi beaucoup, en effet, sont tombés d’accord entre 1933 et 1945.

La suite a montré que je l’ai payée chèrement, cette remarque de logicien : Emmanuel Faye est aujourd’hui professeur de philosophie à l’Université de Rouen, tandis que je ne parviens toujours pas à obtenir la qualification. Autrement dit, en termes de compétence philosophique, l’institution me considère comme un ouvrier non qualifié. Mais qu’importe. Comme dit Woody Allen, « l’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut faire l’imbécile, alors que l’inverse est totalement impossible ».

[1Albin Michel, 2005, p. 518.

[2Ibid., p. 508.

[3L’Ecriture et la différence, Seuil, coll. « Points », p. 201-202.

[4Ethique et infini, Fayard, Livre de Poche, p. 27.

[5Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophe, op. cit., p. 511.

[6Cité dans J-F. Lyotard, Logique de Levinas, Verdier, 2015, p. 79-80.

[7Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Livre de Poche, p. 127.

[8Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 509.

[9Le Séminaire. Heidegger. L’être 3 – Figure du retrait. 1986-1987, Fayard, 2015, p.22.

[10Seuil, 1988, p. 521.

[11Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 508.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste 


11/11/2020

Lire Heidegger au Japon


Lire Heidegger au Japon

Philosophe et traducteur, spécialiste de phénoménologie et membre de l’école belge de Daseinanalyse, Bernard Stevens est l’un de ceux qui ont introduit la philosophie de l’école de Kyôto et la pensée japonaise contemporaine en général auprès du public francophone par des traductions, des essais, des articles. Dans Heidegger et l’école de Kyôto, il s’emploie à faire le point sur la congruence entre la pensée heideggérienne et la pensée japonaise – soit la fécondité réciproque des réceptions de Heidegger au Japon et de la lecture par Heidegger de la tradition culturelle nippone.


Bernard Stevens, Heidegger et l’école de Kyoto. Soleil levant sur forêt noire. Cerf, 356 p., 25 €


La rapide biographie proposée au chapitre 3 par Bernard Stevens, dont on peut citer Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto (Vrin, 2000), Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida (CNRS Éditions, 2005) ou encore Maruyama Masao. Un regard japonais sur la modernité (CNRS Éditions, 2018), rend compte de la genèse de son travail par son désir de sortir de l’auto-enfermement dans lequel se complairait la pensée occidentale et son exploration aussi vaine que rapide d’autres traditions en quête d’un authentique dialogue qu’elles auraient pu nouer – rapide, car il est difficile d’admettre que la Chine et les jésuites, depuis Ricci, ne seraient pas entrés dans un dialogue fructueux.

Ce livre – à la couverture frappante, puisque le montage photographique articule deux clichés, mettant au premier plan un portrait célèbre de Heidegger déjà âgé, dans son costume typique de la Forêt-Noire, dominant le mont Fuji bien dégagé, sans neige, dont il est cependant séparé par un lac et par une colline noire un peu inquiétante – est constitué d’articles écrits à des dates différentes, sur une longue période, ce qui, immanquablement, conduit à des redites, mais permet en même temps de renforcer la cohérence du propos et de répondre à l’injonction de prudence délivrée par Jean Beaufret, à qui le deuxième texte avait été présenté. Ainsi, par des coups de pinceau successifs, Bernard Stevens parvient-il à convaincre de la pertinence de l’éclairage mutuel tel qu’il le commente dans des arguments qui relèvent parfois de l’histoire de la philosophie, parfois de l’introduction à des traditions « religieuses » (confucianisme, bouddhisme, taoïsme et shintoïsme), de l’esthétique aussi, et parfois de la philosophie.

Bernard Stevens, Heidegger et l’école de Kyôto. Soleil levant sur forêt noire

Le déplacement de Heidegger vers le Japon produit un trouble quant à la qualification du geste Heidegger : de la critique de la philosophie comme inexorablement emprisonnée par l’histoire de la métaphysique, et de ce fait partie prenante dans la transformation de celui qui devait être le berger de l’être en pantin du Gestell, surgit, par la superposition d’une pensée dite orientale et de la pensée conceptuelle, l’évidence du basculement vers le prophétique et le mystique. La réception orientale provoque une suspension de la pensée en chemin vers les « sagesses » mais aussi vers la « religion », dont, nous dit Bernard Stevens, est aussi parti le jeune Heidegger, en tant que lecteur des Écritures saintes. Le chemin est tao, comme Heidegger le dit lui-même dans « Entretien de la parole » (publié dans Acheminement vers la parole), qui annonce la rencontre du dire européen et du dire de l’Extrême-Orient. Curieusement, ce n’est pas une révélation purement kairologique, mais également chronologique, car le lecteur est renvoyé au VIe siècle avant J.-C. à un ensemble de « floraisons  originaires »,  trop oubliées, mais qui sont recouvrées aujourd’hui, au moment du plus grand péril – technologie, écologie –qui est promesse de désoccultation de l’oubli…

La réception japonaise de Heidegger fait apparaître une épure de sa pensée, une sorte de simplification sous l’angle de la mystique : l’écoute, le Moindre, le néant, l’ouverture, le Quatre (terre, ciel, mortels et divins) se font entendre comme s’ils étaient débarrassés de ce qui serait des scories, jusque dans l’œuvre de Heidegger, à savoir les concepts hérités de la longue histoire de la philosophie européenne et que Heidegger discute philosophiquement, en un dialogue permanent avec les grands philosophes (Platon, Descartes, Kant…). Le passage par le Japon simplifie ou radicalise, et Heidegger ne s’y reflète plus comme critique acéré de la métaphysique, mais comme protagoniste de l’acceptation des sagesses après élimination pure et simple de la philosophie. De cette tradition sourde à l’Être, Hegel serait le principal représentant, d’autant plus que, dans l’histoire de l’esprit, l’Asie lui échappe totalement, incapable qu’il est de comprendre que son esthétique, de façon remarquable, signifie son refus de l’imitation, de l’illusionnisme, et donc sa totale opposition à la notion occidentale de représentation « due au privilège d’un sujet dominant et de sa perspective sur le monde objectif ».

Les concepts japonais comme celui de shizen (nature comme spontanéité naturelle) permettent de voir ce qui a été oblitéré par la tradition philosophique européenne – par exemple, de réinclure la phusis dans l’ousia, d’où elle a été exclue par Platon, de désubstantialiser le discours sur le soi et d’élargir l’horizon géographique des « rares grands commencements » : ce ne sont pas seulement les présocratiques ou le kairos du Christ, mais tout ce à l’écoute de quoi le penseur qui se réalise comme néant peut se mettre pour entendre la parole originaire, énoncée sans locuteur, forte de ses significations plus concrètes. Les dimensions possiblement nationalistes voire fascistes de cette pensée n’échappent pas à l’auteur, qui les indique chez Nishida et ses épigones, entre désir de puissance et anticolonialisme. Cependant, la caractéristique de Nishida en particulier est que, même si sa discussion de la rationalité européenne est traduite en japonais et pour un destinataire japonais, c’est pour le lecteur occidental, comme post-heideggérien, qu’elle fait sens en réalité. Le prisme heideggérien qu’il donne à sa lecture de Platon ou de Kant les « traduit » en une réception tout aussi mystique – la conscience kantienne devenant le « lieu du néant oppositionnel ».

Bernard Stevens, Heidegger et l’école de Kyôto. Soleil levant sur forêt noire

Kitaro Nishida (1870-1945), une des figures de la philosophe japonaise contemporaine

En effet, les méthodes de Heidegger pour susciter la pensée ou pour l’empêcher de se déployer comme elle en a l’habitude, dans l’idée de revenir au « pur langage », que ce soit par des « jeux de mots » étymologiques ou par la reformulation du sens des mots pour les rendre prétendument à leur signification originaire, ne provoquent pas le même effet, ainsi déplacées dans une culture si différente, que dans le contexte de la philosophie dite européenne ; car c’est bien sa néantisation qui est recherchée et obtenue. Néant, nihilisme, être-en-dette, retour aux choses mêmes, tels sont les principaux concepts heideggériens qui se retrouvent tout naturellement traduits d’abord par Nishida, avec les termes de basho pour la khora grecque, puis par Nishitani en une ontologie religieuse, par Kimura en une psychopathologie phénoménologique et par Watsuji en éthique (chapitre 6). Ce qui retient l’attention est que les néologismes heideggériens trouvent une traduction dans des mots simples de la culture japonaise (aida, ki, mono no aware), ce qui renforce l’impression que quelque chose aurait été perdu en Occident. Ainsi, une partie de l’essai consiste à expliciter les notions japonaises à travers le prisme de la reprise ontologique heideggérienne.

Le dernier essai rassemble en une réflexion plus articulée des éléments qui se trouvent au fil des chapitres autour du rapport entre le modernisme pictural et l’herméneutique heideggérienne, ce qui produit un autre déplacement d’horizon. Ici, ce n’est pas la spontanéité naturelle qui est visée, mais une certaine relation avec la nature où prime le souci de « l’enracinement de la conscience dans la réalité, de la coappartenance, en un sentiment à la fois religieux et artistique, préconceptuel ».

Dans l’ensemble, l’ouvrage nous offre une perspective intéressante sur un dialogue tel qu’il aurait dû avoir lieu, mais se poursuit sous une forme énigmatique. Le livre se termine par la retranscription d’un article d’un philosophe japonais, Tomio Tezuka, rapportant l’entretien qu’il eut avec Heidegger en 1954, au cours duquel il en vint à reconnaître, bon gré mal gré, que le mot pour dire parole en japonais (kotoba) signifiait la chose (Ding) en allemand. La conversation confirme le prisme de Bernard Stevens : « Dans la langue japonaise, tels sont les mots les plus usuels pour exprimer le phénomène, Erscheinung, et l’essence, Wesen. Mais pas dans la terminologie scientifique. N’y a-t-il pas moyen d’exprimer cela avec des mots habituels de l’usage commun ? » Le Japonais s’efforce de répondre à Heidegger « selon les orientations de son intérêt ».

Bernard Stevens s’attache à montrer, de façon érudite et extrêmement forte, que ce dialogue où la pensée de Heidegger vient expliciter une certaine pensée japonaise, celle qui est née à l’ère Meiji, dans un Japon qui sera bientôt l’allié de l’Allemagne nazie, et qui se poursuit jusqu’aujourd’hui, soucieuse de l’originaire, n’est pas détaché de l’histoire du temps, pas plus que ne l’est, selon les mots de Tomio, la « véritable poésie [qui], lorsqu’elle reste inaperçue des hommes, établit un rapport des plus étroits avec l’époque et avec les affaires de l’époque ».