2/28/2022

sur Husserl

 

Entretien avec Jean-Daniel Thumser : « Husserl s’est nourri des recherches de son temps pour en donner un horizon original »



Husserl est un auteur complexe, tant par la forme de ses ouvrages que dans le vocabulaire employé. Vous y avez consacré ce livre spécifiquement, mais vous êtes aussi l’auteur d’une thèse dont est tiré un livre chez Zeta Books intitulé La vie de l’ego. Au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives. Pourquoi c’est Husserl et sa phénoménologie en particulier qui a tracé votre approche de la philosophie ?

Jean-Daniel Thumser : J’ai pour habitude de dire que j’ai travaillé sur Husserl parce que je n’y comprenais rien !  C’est également pour l’ancien étudiant néophyte que j’ai rédigé mon dernier ouvrage. En quelques mots, mon parcours en philosophie a débuté par une lecture de textes canoniques pour les néophytes, en particulier Nietzsche et Schopenhauer, puis Blanchot et Heidegger. L’intérêt de ces auteurs au moment où se confondent adolescence et vie adulte réside à mon sens dans le fait qu’ils traitent chacun de questions qui viennent submerger les esprits de cet âge : la finitude de l’existence, la mort, l’expérience esthétique et la poésie en tant que création. Autrement dit, ce sont des auteurs qui nous permettent de donner un sens à notre vie, une surcouche créative.

« Husserl », Jean-Daniel Thumser (Ellipses, Coll. « connaître en citations », novembre 2021)

Or, pour entrer de plain-pied dans ces domaines, nul autre auteur que Husserl ne saurait mieux nous guider. Encore fallait-il le comprendre. Pour ce faire, les cours professés par Jean-Luc Petit (professeur émérite de l’Université de Strasbourg et chercheur associé au laboratoire de physiologie du Collège de France), ont été inestimables. Ses cours sont des sommets, difficiles, exigeants, mais ô combien riches ! C’est grâce à lui que je suis entré à l’école de la phénoménologie. Contrairement à d’autres auteurs qui traitent de la vie immanente, Husserl se donne pour objectif de concrétiser une science philosophique de la vie subjective – une science à part entière. Dès lors, nous pouvons espérer trouver un point archimédique pour élaborer une science dénuée de préjugés, orientée sur l’apparaître phénoménal, et pour laquelle la vie expérientielle et égoïque devient le point de fuite de toute forme de science. 

C’est par conséquent pour cette immersion philosophico-scientifique dans la vie subjective que j’ai décidé de me lancer dans un vaste travail sur Husserl. Mais aussi aussi afin de saisir de quelle façon la philosophie tout entière s’est déployée et consolidée à partir de ses intuitions depuis plus d’un siècle. Avec lui, c’est un tournant quasi copernicien qui s’est à nouveau produit, une révolution dans la façon de concevoir et d’étudier la conscience en tant que fondement de toute forme de science. Aussi comprenez-vous mon intérêt pour les sciences cognitives qui, depuis près de trente ans, ont saisi l’intérêt de cette science nouvelle pour consolider leurs propres intuitions. Avec la phénoménologie, elles trouvaient au moins une science auxiliaire leur permettant de faire des liens entre états mentaux et états neuronaux, au mieux de devenir elles-mêmes pleinement phénoménologiques, notamment dans le cadre de recherches élaborées par des chercheurs comme Bernard Andrieu, Natalie Depraz, Jean Petitot, Jean-Luc Petit, et Francisco Varela. 

Mon mémoire de thèse dirigée par Natalie Depraz aux Archives Husserl, dont est issue la version largement remaniée qu’est La vie de l’ego, consiste précisément à interroger la possibilité même d’une science phénoménologique et globale de la vie subjective. Il ne s’agit plus d’une simple hybridation entre deux sciences, mais d’un examen de la possibilité même d’une phénoménologie scientifique actualisée par les données des sciences cognitives. En ce sens, et pour reprendre les termes de Jean-Luc Petit, j’ai tenté d’effectuer une « naturalisation intrinsèque de la phénoménologie », à savoir revoir le dessein initial de scientificité de la phénoménologie husserlienne à partir d’elle-même (en particulier des inédits) et des recherches contemporaines au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives.

Husserl est pris en étau entre un Nietzsche qui voit l’ego comme une illusion de la grammaire, n’ayant aucune véritable réalité psychologique, et un Deleuze qui institue la prédominance d’un individu pur corps, le corps comme machine. Son retour au cartésianisme et au kantisme semblerait d’emblée comme anachronique dans l’histoire de la philosophie occidentale. Comment expliquez-vous historiquement cette trajectoire husserlienne, qui a par la suite des XXe et XXIe siècles connaît une véritable postérité et vitalité ? 

Husserl n’est pas un lecteur de Nietzsche. Il reprend davantage les enseignements de Brentano et prend le parti d’un certain pan de la philosophie de son époque qui souhaite se distinguer de l’idéalisme transcendantal. En ce sens, il nie d’emblée la possibilité même d’un ego pur, en se positionnant contre les néo-kantiens comme Natorp, en utilisant uniquement le terme de conscience (non transcendantale). Selon Husserl, jusqu’à 1902, l’aperception serait immédiate et nous ne serions que de simples corps, pas des êtres de chair et d’os. Quoique le terme de Leib soit utilisé, celui-ci est alors l’égal du terme de corps (Körper), un simple élément ontique, matériel. Dans une lettre adressée à Hocking, Husserl écrit ces mots merveilleux : « Je ne tiens absolument pas le concept-de-Je comme  »originaire » et la relation au Je absolument pas pour un facteur de tout ce qui psychique. […] Le Je est une unité objective, comme une botte ou une chaussette, mais pas une  »chose psychique’’ » (traduction personnelle). Le moi comme chaussette, c’est un sujet à explorer pour les futurs phénoménologues ! 

De son côté, Brentano, dont l’influence sur Husserl est d’une importance capitale à ce moment, voit dans l’idéalisme kantien une véritable décadence. J’en veux pour preuve le commentaire qu’en donne Iso Kern dans son magistral Husserl et Kant, Une recherche sur la relation de Husserl avec Kant et le néokantisme (Den Haag, Martinus Nijhoff, 1964) : « Brentano voit la ‘’mystique’’ dans la philosophie de Kant en recourant aux ‘’jugements synthétiques a priori’’. La critique de Brentano est principalement dirigée contre ces jugements et la fonction que Kant leur attribue en science. Il les interprète comme des jugements dépourvus de preuve, autrement dit comme des préjugés aveugles, et reproche à Kant de vouloir fonder la science sur des préjugés aveugles, rompant avec l’exigence de la science qui est de ne pas admettre une proposition qui ne soit pas immédiatement évidente sans preuve » (traduction personnelle). 

Franz Brentano, aux environs de 1910, dans le jardin de sa maison à Schönbühel bei Melk, en Autriche (Brentano Archive à l’Université de Graz)

À partir de là, difficile pour son disciple d’accepter un quelconque idéalisme transcendantal. Or l’originalité de Husserl consiste à ne pas s’arrêter à ses propres préjugés. C’est pourquoi, lors de la rédaction de son oeuvre de percée, Les Recherches Logiques, il s’est bien rendu compte de certaines apories d’une logique pure qui n’était autre qu’une phénoménologie non transcendantale. Il manquait alors un fondement apodictique. Autrement dit, il manquait tout d’abord une révision de la notion même de conscience. De même, il s’est largement inspiré des travaux d’Avenarius pour ce qui est relatif à la mise hors-circuit (Ausschaltung), ce qui a donné naissance à la suspension du jugement lors de la réduction phénoménologique. Pareillement, il n’a cessé de remettre en question ses propres réflexions lors d’une vaste correspondance avec des auteurs comme Natorp, représentant notoire du néo-kantisme. 

L’extrême opposé dont vous mentionnez l’existence avec Deleuze n’est pas une possibilité pour Husserl, du moins en ce qui concerne la lecture que j’en ai. La filiation entre Nietzsche et Deleuze est plutôt limpide. Entre Husserl et ces deux auteurs, les liens sont plus artificiels. En ce sens, Husserl n’est pas pris en étau entre ces deux auteurs, mais entre deux traditions, l’une idéaliste et l’autre brentanienne, bien que cette dernière soit proche, de façon paradoxale, avec un certain cartésianisme (perception interne comme intuition indubitable). 

En quelques mots, Husserl a très vite pris conscience des apories de ses travaux pour en venir, progressivement, à la thématisation de l’ego pur comme source de toute forme de savoir. Husserl s’est nourri des recherches de son temps, souvent à contre-courant, mais pour en donner un horizon original et bien plus riche, je pense notamment à la notion d’empathie (Einfühlung).

On a tendance à penser, à tort, qu’en tant que « penseur de l’ego » Husserl a construit une philosophie du solipsisme, d’un ego totalement coupé du monde. Les belles pages sur la notion d’ « alter ego » dans les Méditations cartésiennes ou son ouvrage Sur l’intersubjectivité sont des preuves puissantes de l’ineptie d’un tel a priori. Comment justement comprendre l’articulation de l’ego au monde, de l’ego à la société, de l’ego à autrui ?

Le solipsisme est une notion originale qu’il s’agit de clarifier. S’il est question d’être seul avec soi-même (solus ipse), isolé dans un monde strictement immanent, alors nous nous trompons sur Husserl. Il n’est aucunement question de nier qu’il y a une réalité à laquelle nous sommes subordonnés, ni même que le monde et les autres consciences ne sont que des représentations. Ainsi, il ne s’agit pas d’un solipsisme pareil à celui que nous rencontrons dans les romans de Beckett, notamment L’innommable, dans lequel le protagoniste, qui n’a même plus de nom ni de substance tant il s’efface du monde en tant qu’horizon dans lequel la vie intersubjective se réalise. Au contraire, le solipsisme se veut une attitude méthodique, ponctuelle, qui fait état d’un stade ultime au sein duquel et à partir duquel nous trouvons un fondement absolu pour notre vie en tant que vie ancrée dans la vie intersubjective. C’est là aussi un tour de force de Husserl que de remanier cette conception du solipsisme qui deviendrait alors un pur phénoménisme naïf, car si la phénoménologie prend appui sur l’apparaître phénoménal du sujet égoïque, elle ne s’arrête pas, à proprement parler, à ce qui se manifeste uniquement à ma propre conscience. En effet, l’objet de la phénoménologie est la constitution du sens et, dans cette mesure, elle a trait à ce qui relève de l’universel. Dès lors, tout ce qui m’apparaît à moi en tant qu’ego est supposé apparaître de la même façon à tout autre ego, dans la mesure où cela suppose une normalité intersubjective qui fonde la possibilité même d’une science. Ce qui, au contraire, ne concorderait pas avec cet invariable relèverait immédiatement d’une discordance dans la constitution du sens et serait ainsi une anomalie – je pense en particulier aux cas des fous, des nourrissons et des animaux qui sont des cas d’anomalie (Anomalität). J’en parle longuement dans mes articles sur la possibilité d’une constitution d’un monde pathologique et anomal (voir « The Constitution of a Pathological World: A Phenomenological Investigation on Pathological and Anomalous Life ». Meta: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy, Vol. XIII, N.1, June 2021 ; L’animalité et l’anomalité comme figures-limites de la phénoménologie. Phänomenologische Forschungen, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2019). 

Portrait d’Edmund Husserl

Dans cette perspective, le solipsisme est strictement méthodologique et permet uniquement de faire le point sur la dimension primaire et principielle à partir de laquelle le monde prend sens, à savoir l’ego. Mais, dans la mesure où l’ego est en constante interaction avec de l’altérité, et ce dès sa formation en tant qu’embryon, il ne saurait y avoir de moi sans non-moi. Husserl a décrit cet enchevêtrement intentionnel de la plus belle façon dans un passage inédit en langue française : « Tout ce qui est un non-moi  »se situe » soi-même dans le moi […]. Cette intériorité de l’être-pour-un-autre (Füreinanderseins) en tant qu’être-en-un- autre (Ineinanderseins) est le fait originaire  »métaphysique », c’est une fusion de l’absolu » (Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, III, p.366, traduction personnelle). Aussi comprenons-nous d’emblée qu’il ne s’agit pas d’opposer les solipsismes, mais d’un enchevêtrement et d’une fusion des ego non seulement à partir de la rationalité mais aussi à partir de l’empathie qui n’est autre chose qu’une activité de la conscience permettant de se mettre partiellement à la place d’autrui sous le mode du comme-si. 

C’est ainsi que naît le monde comme horizon à partir duquel se dessine l’objectité et la vie concrète dans son ensemble. De même, le monde devient le lieu d’une attestation de témoins qui viennent valider la concrétude de ce qu’ils perçoivent. Le monde peut dès lors se comprendre de différentes façons : 1) comme horizon ; 2) comme validation ; 3) comme lieu de l’exercice de la vie et de la raison. Chaque être, chaque ego, vit au sein du monde comme unité et ordre qu’il co-constitue activement et passivement en tant qu’il agit en son sein et participe à sa rationalisation. Au fond, pour Husserl, la totalité des monades participe à la possibilité d’une monade-monde (Weltmonade) et nul ego ne saurait être distinct de son alter ego dans la mesure où chacun façonne le monde comme totalité : « La conscience personnelle ne fait qu’un avec une conscience différente, une conscience nécessairement séparée d’elle sur le plan individuel, et ainsi advient l’unité d’une conscience supra-personnelle » (Sur l’intersubjectivité, II, p.293). L’idée même d’un solipsisme au sens suranné qu’on lui attribue encore parfois disparaît au profit d’une vie intersubjective qui colle à la fois à notre développement transcendantal, psychologique et mondain. 

Dans ses Méditations cartésiennes Husserl écrit : « Une certaine intentionnalité médiate, partant de la couche profonde du « monde primordial » qui, en tout cas, reste toujours fondamentale. Cette intentionnalité représente une « coexistence » qui n’est jamais et qui ne peut jamais être là « en personne ». Il s’agit donc d’une espèce d’acte qui rend coprésent, d’une espèce d’aperception par analogie que nous allons désigner par le terme d’apprésentation. ». Comment comprendre cette notion d’empathie dans la phénoménologie husserlienne ? Comment se distingue-t-elle de la sympathie ou encore de la pitié ? Et dans quelle mesure pouvons-nous concevoir un rapport entre empathie et un certain béhaviorisme ?

Vous touchez là une question particulièrement difficile et pourtant très accessible après quelques éclaircissements. L’intentionnalité, rappelons-le, est une activité de la conscience qui consiste à porter sur ce qui n’est pas elle. Autrement dit, la conscience vise toujours la transcendance, elle lui donne sens. Pourtant, cette activité est double, car elle intègre tout autant la transcendance. Or, l’intentionnalité bute sur ce qui est soi-même porteur d’une conscience et d’une vie immanente. Pourquoi ?Parce qu’elle ne peut la constituer (synonyme de représenter) de la même façon qu’elle peut constituer une pierre ou quelque objet que ce soit, tout simplement parce qu’il y va d’un sujet pareil à celui que nous sommes. En quelques mots, il peut y avoir conflit entre ce que nous nous représentons et ce que la personne est elle-même. Il y va ici du premier dilemme à propos de cette intentionnalité médiate et si originale : l’ego bute sur un alter ego 

Jan Patocka, Edmund Husserl et Eugen Fink (fin 1934)

Dès lors, comment comprendre autrui ? De nombreux exemples historiques et contemporains nous pousseraient à envisager l’impossibilité de le comprendre, en particulier la xénophobie, le racisme, et toute forme de réduction d’autrui à ce qu’il n’est pas. C’est d’ailleurs tout l’enjeu d’autres philosophies comme celle de Levinas que de déterminer les modalités d’apparaissance d’autrui et des biais qui peuvent se manifester à sa rencontre, voire l’enjeu de la déconstruction derridienne qui nous interroge quant à la possibilité même d’un biais millénaire d’origine métaphysique quant à notre façon de catégoriser le domaine entier de l’étantité. Autrui est un irréductible, un fait absolu comme chaque ego et, de ce fait, représente une limite pour notre compréhension. Mais au fond, Husserl a d’ores et déjà répondu, au moins partiellement, à ces difficultés.

En tant que monade, nous sommes des unités qui ne sont aucunement fermées sous la forme d’un solipsisme. Nous sommes en connexion constante avec de l’altérité qui nous constitue comme nous la constituons au sein d’un mouvement et d’une interaction intentionnels ininterrompus. Nous comprenons autrui par cette disposition qu’est l’empathie, une activité qui nous permet de nous mettre partiellement à la place d’autrui sous la forme d’un comme-si. Dès lors, autrui ne nous apparaît pas comme un objet, ni même comme un animal, mais comme un autre moi doué d’une vie immanente similaire à la mienne. Les cas relatifs à l’anomalité, comme le nourrisson qui est un ego en formation ou l’animal qui est une variation de ma propre humanité, sont également des êtres auxquels nous pouvons être connectés par empathie. Nous pouvons également nous mettre partiellement à leur place, principalement parce que nous reconnaissons la faim, la douleur, la fatigue, etc., mais dans une moindre mesure. Aussi ne rencontrons-nous pas autrui dans son intégralité ni ne pouvons en faire une expérience globale, car l’alter ego se dérobe à l’ego, et nous ne pouvons lui attribuer un sens qui ne serait pas le sien, au risque de le réduire à ce qu’il n’est pas. En effet, si nous partageons avec lui des sentiments et des émotions, des expériences similaires, nous ne percevons que ce qu’il manifeste physiquement. Ici se tient la distinction entre le corps comme objet physique et manifeste (Körper) et le corps comme chair et lieu de la vie intime (Leib). Tandis que le premier peut être étudié, notamment par une approche strictement comportementaliste comme vous le mentionnez, le second est irréductible, c’est un point-zéro (Nullpunkt), lieu de la vie intime, à savoir ce qui est plus intérieur que l’intérieur. Son appréhension est limitée et quasi phantomatique, mais l’empathie nous permet d’outrepasser une perception objectivante pour pénétrer partiellement le sens profond de son être intime.

Une chose est très frappante dans votre livre, chose que nous avons tendance à oublier, du moins à minimiser : Husserl a pensé la phénoménologie comme une véritable science. Comment cette science phénoménologique trouve-t-elle son application ? Je pense ici par exemple aux travaux de Natalie Depraz sur la cardiophénoménologie. De plus, comment s’agence le rapport entre phénoménologie et neurosciences, puisque vous montrez bien qu’il n’y a pas de réductionnisme neurologique chez Husserl (cf. p. 119-121) ?

Prenons Husserl aux mots et fuyons l’idée qu’il puisse y avoir d’un côté une science véritable et de l’autre des sciences fausses. Husserl propose une science rigoureuse, et il ne saurait y avoir de science véritable. Ce serait une contradiction dans les termes, car il y a science ou il n’y en a pas. Dans la mesure où son dessein est de mettre en place une méthode permettant de fonder toute forme de science positive à partir d’une interrogation sur les constituants du sens au sein même de la conscience, Husserl réalise un tour de force. Il met le doigt sur la part irréductible de tout chercheur, à savoir le fait que le monde est ce qui nous apparaît de façon phénoménale. Autrement dit, toute science adopte un point de vue, celui de l’ego, et une fois encore, un point de vue objectif serait également une contradiction dans les termes, à moins de supposer un point de vue de Sirius, à savoir adopter une extrême distance avec le monde et soi-même. Pour pallier la difficulté d’une science oublieuse de ses origines subjectives, Husserl ne procède pas, comme le faisait Bachelard, par la mise en évidence de biais subjectifs, mais propose d’emblée une pratique bien singulière : la réduction phénoménologique. Celle-ci permet de nous interroger uniquement sur l’apparaître phénoménal de ce qui nous apparaît, sans prise de position, sans préjugé et sans connaissance acquise au préalable. La question principielle devient ainsi la suivante : qu’est-ce qui apparaît et de quelle façon ? Une fois que nous y répondons, il s’agit de confronter notre perception à celle d’autrui pour confirmer ou infirmer cette dernière. Il y va de ce que nous présentions plus haut par l’expression de « normalité intersubjective ». L’objectivité s’introduit dès lors à partir d’une confirmation et d’une validation intersubjectives. En ce sens, la phénoménologie est une science à part entière. Elle se veut rigoureuse par la méthode qu’elle met en place et produit une révolution dans la façon que nous avons de concevoir ce qu’est une science. Toutes ces raisons permettent à Husserl d’affirmer que « dans son caractère fondamental, la phénoménologie est donc une philosophie scientifique de la vie, une science non pas sous la présupposition et sur le soubassement des sciences prédonnées, mais une science radicale, ayant pour thème scientifique originaire la vie universelle concrète et son monde de la vie » (Nature et esprit, Leçons du semestre d’été 1927, Paris, Vrin, pp.242-243). Cette citation ouvre mon second ouvrage afin de faire le point sur le caractère scientifique de la phénoménologie et sur son dessein. 

Quant aux applications de la phénoménologie, elles sont multiples. Prenez pour exemple la façon que vous avez de vous orienter dans votre appartement. Les éléments qui composent votre environnement de vie sont intégrés dans de multiples habitudes. Vous ne faites pas plus attention à chaque élément qu’au reste des éléments qui composent votre quotidien. Pourtant, par une redirection du regard, une conversion de votre attention, vous pouvez actualiser votre perception de tel ou tel élément. Nous connaissons tous ces instants durant lesquels un objet du quotidien nous semble étrange parce que nous modifions notre rapport avec ce dernier. La phénoménologie nous indique de quelle façon réintégrer ce quotidien, à convertir notre attention en focalisation puis à nous interroger quant à l’apparaître de cette même chose qui se tient devant nos yeux pour en déduire de quelle façon celle-ci peut être perçue en tant qu’invariant eidétique. Si cette dernière expression semble barbare, retenons qu’il s’agit de la chose sous sa forme idéelle. Husserl exemplifie cela avec une distinction entre l’arbre perçu et « l’arbre » comme corrélât de la conscience. Tandis que le premier peut brûler, l’autre demeure intact, en tant qu’essence. La phénoménologie nous indique ainsi de quelle façon nous réapproprier notre propre monde en modifiant notre regard et en revenant dès lors au monde de la vie (Lebenswelt) en tant que fond sur lequel de nombreuses surcouches se plaquent (préjugés, habitudes, conceptions scientifiques, etc.). Dans le même esprit, la phénoménologie nous invite à revoir ce que nous entendons sous le terme de « nous » ou de « communauté », car son horizon est le monde concret de la vie. Les questions relatives à l’empathie, à la vie en commun, à la société, etc. prennent ainsi une nouvelle envergure, car elles nous invitent à dépasser ce que nous prenions auparavant comme des éléments constitutifs de la vie concrète, et nous poussent à procéder à un élargissement de la raison (Erweiterung) comme le concevait déjà Kant dans la Critique de la faculté de juger. Avec Husserl, c’est non seulement la raison qui trouve un nouvel essor, mais aussi toutes dimensions relatives à la chair, à l’empathie et à la communauté. La phénoménologie peut ainsi être conçue comme une science globale. 

« La vie de l’ego. Au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives », Jean-Daniel Thumser (Zeta Books, décembre 2018)

C’est dans cette perspective qu’une possible hybridation avec les sciences positives peut être envisagée, à savoir intégrer une dimension pleinement phénoménologique dans une enquête sur la vie subjective qui ne soit plus uniquement cantonnée à des méthodes comportementalistes, psychologisantes, physicalistes ou tout simplement scientistes. Car, nous le constatons, la vie subjective déborde du cadre des recherches positives tout en étant le fondement même de ces recherches. Aussi faut-il prendre de nombreuses précautions pour tenter une telle entreprise d’hybridation, d’autant plus que Husserl s’est dès le début de sa carrière philosophique montré hostile à toute tentative d’approche naturaliste. La perspective semble par conséquent compromise des deux côtés, c’est du moins ce qu’enseignent encore quelques historiens de la philosophie qui ne se sont pas penchés sérieusement sur la question – et, j’ose le dire, qui ne connaissent ni suffisamment Husserl ni les sciences cognitives. 

Tout mon mémoire de thèse repose sur l’hypothèse d’une telle hybridation. J’ai ainsi confronté Husserl à lui-même, à ses disciples et à ses critiques. De même, j’ai mis en lumière les difficultés d’une telle entreprise et ses apories du côté des tenants d’une naturalisation qui réduirait la phénoménologie à une science auxiliaire. Mais dans les grandes lignes, je dirais que ladite « naturalisation de la phénoménologie », initiée dans les années 90, s’est développée d’une façon grandiose en seulement quelques années. Tandis que certains philosophes de renom ont tenté de façonner, pour se défaire de l’embarras dans lequel s’étaient mis les tenants d’une neurophilosophie sans sujet ni expérience, une phénoménologie mélangée à la sauce bouddhiste et à quelques éléments de neurosciences, des experts de la phénoménologie ont tenté de préserver le dessein de Husserl. Cela requerrait une connaissance fine des textes, y compris des inédits, de sorte que la notion même de constitution du sens puisse être préservée, car celle-ci est le coeur de la phénoménologie husserlienne. Sans elle, la vie subjective serait à nouveau réduite à un pur phénoménisme naïf, ou serait tout simplement mentionnée pour donner une dimension « personnelle », plus humaine, à des recherches qui feraient fondamentalement fi de ce qu’est l’expérience vécue au profit du vivant en tant que sphère physique et anonyme.

Il aura fallu attendre quelques années pour que cette approche devienne prédominante et que la phénoménologie soit pleinement comprise. Aussi, les approches de Natalie Depraz ou de Jean-Luc Petit sont autant de façons de pénétrer dans le vécu, en particulier le vécu pathologique. Tandis que Petit se concentre sur l’expérience même de la pathologie neurophysiologique, Depraz offre une approche programmatique plus vaste. Elle s’inscrit directement dans le cadre de la phénoménologie husserlienne en tant que spécialiste de l’auteur, mais aussi en tant que praticienne dans la mesure où elle collabore avec de nombreux psychiatres et neuroscientifiques. Elle reprend et prolonge nettement les recherches de Francisco Varela, lequel a mis au point la neurophénoménologie, à savoir le postulat d’un isomorphisme entre états neuronaux et états mentaux, mais qui se retrouve rapidement confrontée à des limites insurmontables dans la mesure où le cerveau n’est pas le lieu d’une expérience et demeurera un objet de connaissance, comme l’expliquait Paul Ricoeur dans son dialogue avec Jean-Pierre Changeux (La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998). Natalie Depraz prolonge cette approche, parce qu’elle met le doigt sur ce que je nomme un « organe-pivot », à savoir le coeur. Non seulement doté d’une symbolique riche, il est également un organe central, au sens propre et figuré, pour la vie intime. On sent notre coeur, il bat dans notre cage thoracique, etc. En mettant le doigt sur cet organe si singulier, elle ne déplace pas le problème de la neurophénoménologie, elle réussit presque à outrepasser le problème difficile de la conscience (liens entre états mentaux et états neuronaux), car elle permet d’étudier le vécu à partir d’un organe essentiel qui fait précisément le lien entre état physique et état mental/transcendantal. C’est à partir de cette intuition ô combien cruciale qu’elle a pu développer ses recherches sur la surprise, la dépression, etc. Pour ma part, j’ai esquissé la possibilité d’une gastro- ou entéro- phénoménologie qui prendrait en considération ce second cerveau qu’est le système nerveux entérique, siège de la production de sérotonine, lieu d’où sortent les humeurs, qui est tant relatif au stress, à l’anxiété, à la dépression et qui désormais peut même déterminer les chances de voir se développer les neuropathologies comme Parkinson ou Alzheimer. 

En quelques mots, la phénoménologie est une méthode scientifique globale qui permet à tout à chacun de rediriger son regard sur l’apparaître conscient pour s’interroger sur ses propres préjugés et son quotidien, mais permet également de revoir de fond en comble ce que nous nommons une science à partir d’une explicitation du rôle égoïque du chercheur, et permet enfin d’apporter des dimensions nouvelles aux recherches les plus contemporaines tout en empêchant par la même occasion toute forme de réductionnisme naturaliste. 

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey


2/23/2022

les écrits pandémiques d'Agamben

 

Eric Santner sur les écrits pandémiques d'Agamben

[Dans le cadre de la recherche pour mon article Slate sur les écrits covid d'Agamben, j'ai interviewé plusieurs collègues, dont Eric Santner, dont le travail interdisciplinaire novateur est sûrement familier à la plupart des lecteurs de ce blog. Plutôt que de se limiter à des réponses courtes à mes questions, il s'est retrouvé à composer un essai plus long sur les racines du virage pandémique paranoïaque dans ses écrits antérieurs. Avec la permission d'Eric, je poste sa réponse complète ici.]

Les réflexions sur Hobbes constituent une partie centrale de l'analyse de la souveraineté tracée par Agamben dans le volume inaugural de son projet Homo Sacer . Quand Agamben est revenu à Hobbes dans une série de conférences données à Princeton très peu de temps après le 11 septembre, c'était dans le contexte d'une discussion plus générale sur le concept de stase, de « guerre civile comme paradigme politique ». [1] Là, Agamben tente d'affiner son analyse antérieure de la notion d'état de nature comme synonyme de la ville comme dissoute ( ut tanquam dissoluta consideretur ). Bien qu'il ne l'exprime pas tout à fait de cette façon, l'affirmation est que la guerre civile représente (pour Hobbes) quelque chose comme la réalisation de ce « comme si », c'est-à-dire l'émergence d'unvéritable état d'exception ou d'urgence dans lequel une multitude désormais réellement désunie (plutôt que simplement « comme dissoute ») tente de se reconstituer en tant que peuple en posant une nouvelle autorité souveraine qui médiatisera son unité, se représentera comme une . Ou bien, la multitude dissoute (seule virtuellement réelle) représente un reste/rappel d'une multitude (réellement) désunie, désormais tenue en réserve par le souverain (celui qui décide de l'état d'exception). Dans l'état d'exception, le pouvoir souverain suspend l'État de droit au nom de la protection et de la sécurité du peuple face à une menace ou à une urgence. Au temps de l'exception, le peuple revient en quelque sorte à une sorte de statut pré-politique, à un « état de nature »directement sous le pouvoir et l'autorité de l'État sans la couverture ou la médiation normale de la loi.

Présupposée dans tout cela est la vision de Hobbes selon laquelle le peuple – ceux qui partagent le bien commun – n'existe vraiment comme un seul que par le biais d'une « incorporation » symbolique, par le biais de l'efficacité « artificielle » d'un organe souverain représentatif. Il est nécessaire, comme le dit Hobbes, que les hommes « confèrent tout leur pouvoir et leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée d'hommes, pour porter leur personne ; et que chacun possède et reconnaisse être l'auteur de tout ce que celui qui porte ainsi sa personne agira ou fera agir. et en cela soumettre leurs Volontés, chacun à sa Volonté, et leurs Jugements, à son Jugement. C'est plus que le consentement ou la concorde ; c'est une véritable unité de tous, en une seule et même personne. C'est, poursuit Hobbes,

comme si chaque homme devait dire à tout homme, j'autorise et abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cet homme, ou à cette assemblée d'hommes, à cette condition, que tu lui abandonnes ton droit, et autorise tout son Actions de la même manière. Ceci fait, la Multitude ainsi unie en une Personne s'appelle une Communauté, en latin Civitas. C'est la Génération de ce grand Léviathan. Et celui qui porte cette Personne, est appelé SOVERAIGNE, et on dit qu'il a le Pouvoir Souverain ; et chacun d'ailleurs, son SUJET. [2]

La stase représente alors quelque chose comme le passage d'un état d'exception mythique ou fictif - un état de nature interne, posé par le pouvoir souverain - à un état réel qui ouvre sur une sorte de « nuit du monde » en où l'Autre, le Léviathan garant de la consistance du corps politique – du « peuple » – cesse d'exister. [3]L'état de nature devient ainsi lisible comme une sorte de fantasme fondamental – « on bat un peuple » – sous-tendant le transfert avec l'Autre, son efficacité comme, pour reprendre une autre formulation hégélienne, une détermination de la réflexion. On pourrait dire alors que la fonction de l'état de nature - l'état d'exception comme constituant de la communauté - est de nous « permettre » de rester inconscients de la nuit du monde le jour de notre vie en ville. Ce qu'Agamben appelle la vie nue ou sacrée, c'est la vie qui ne jouit plus de cette allocation mais se vit, au contraire, à ce seuil nocturne où elle s'expose pleinement à l'objet de l'angoisse, à la dissolution de la cité "sécrétée" au milieu même de la ville. C'est-à-dire, a soutenu Agamben, le secret du pouvoir et de l'autorité souverains, l' arcane imperiide la vie politique en Occident. Le projet archéologique d'Agamben s'est attaché à déterrer les diverses configurations de ce fantasme fondamental par lequel nous donnons forme à une angoisse primordiale et ainsi subjectivons nos liens sociaux.

Dans les conférences, Agamben s'adresse aux deux petits personnages placés à côté de la cathédrale dans le frontispice du Léviathan de Hobbes et qui se distinguent par le masque spécial porté par les médecins de la peste. Parce que la multitude devient le peuple d'une république dès qu'elle est représentée (par le souverain), la première « ne peut être représentée que par les gardiens qui surveillent son obéissance et les médecins qui la soignent. Il habite la cité, mais seulement comme objet des devoirs et des préoccupations de ceux qui exercent la souveraineté », exercice dans lequel le « tournant biopolitique du pouvoir souverain » commençait à se dessiner. "D'où la notion de dissoluta multitudo, qui habite la ville sous la domination du Léviathan, peut être comparée àla masse des pestiférés, qu'il faut soigner et gouverner » ( Stase , 48-49 ; je souligne). C'est-à-dire, cependant, que l'objet de la biopolitique n'est pas tant, au moins à un certain niveau, les forces vitales mesurables de la population (comme Foucault l'a largement vu) mais plutôt la « vie nue » suscitée par les États. d'exception manifeste comme l'administration biopolitique de la santé publique ; la peste dont il s'agit n'est, en un mot, jamais simplement une maladie du corps - un phénomène naturel - mais relève largement de la persistance de l'état de nature dans la ville, un état de « dissolution » qui est tout sauf naturel. Ou plus précisément, l'état de nature est vu ici comme la condition quasi juridique dans laquelle l'État de droit est déplacé par l'administration de la vie nue de la population.

La façon dont je comprends la poussée des interventions d'Agamben au cours de la pandémie se résume à l'affirmation selon laquelle le peuple - et dans son cas, il se concentre presque exclusivement sur le peuple italien - s'est laissé jeter dans un tel état de nature, à jeter comme autant de spécimens de la vie nue qu'il faut traiter et gouverner. Pour Agamben, il semblerait que dès que la santé devient santé publique - une espèce de ce qu'on appelait autrefois en allemand Polizeiwissenschaft - nous sommes à toutes fins utiles pris au piège, capturés et captivés par un état d'exception c'est devenu la norme. Dès que l'Etat s'implique dans la surveillance et le maintien de l' homéostasie, la régulation de la vie de ses citoyens, ces derniers se sont relégués au bord d'une stase à peine maîtrisée par l'État.

Peut-être parce que j'ai vécu la pandémie aux États-Unis en grande partie pendant les années de la présidence Trump, mon sens de la façon dont la conceptualisation de la stase d'Agambenles cartes sur la vie telle que vécue sous Covid sont assez différentes. Aux États-Unis, le problème n'était pas tant un excès d'administration biopolitique que son manque. On pourrait dire qu'aux États-Unis, l'État ne s'est pas tant déployé qu'il a empêché ces «médecins de la peste» de faire leur travail de «soigner et de gouverner». Et en effet, c'est Trump lui-même qui, au lieu de déclarer l'état d'urgence, a semblé pousser vers une véritable guerre civile, celle qui, depuis son départ de ses fonctions et par le biais de son imposture continue de souveraineté ininterrompue, n'a fait que se rapprocher de la réalisation . Ici la « multitude » n'apparaît pas sous les traits de ceux qui se soumettent à ce qu'Agamben, avec Ron DeSantos, Steve Bannon, Tucker Carlson, entre autres, ont caractérisé, dans une sorte de caricature de la pensée de Foucault, en tant que régime d'un État de sécurité biopolitique, mais plutôt en tant que résistance apparente à celui-ci. Aux États-Unis, cette multitude résistante et souvent armée a cherché à se reconstituer comme le vrai peuple encore (ou encore) représenté par Trump, le seul vrai Léviathan.

Une autre façon de le dire serait de noter que la pandémie a, entre autres choses, mis à nu non pas tant la vie des citoyens que les systèmes de soins de santé qui étaient censés permettre à ces mêmes citoyens de se remettre de maladies qui, autrement, réduiraient eux jusqu'à leur vie ou leur mort. Et en effet, les mesures d'urgence qu'Agamben a si vigoureusement critiquées visaient en grande partie à empêcher que ces systèmes de santé ne soient submergés. L'un des paradoxes de la position d'Agamben est que le drainage des ressources de ces systèmes de soins de santé ainsi que d'autres systèmes de soutien gouvernementaux a été largement entrepris au nom de l'opposition néolibérale à l'utilisation de l'argent des contribuables pour financer l'État de sécurité biopolitique "profond". .

Il y a clairement beaucoup plus à dire sur les interventions d'Agamben : leur ton histrionique, voire apocalyptique, leur empressement à comparer la vie sous Covid à la vie dans les camps de la mort nazis - Agamben semble ici revendiquer la posture d'un nouveau Primo Levi témoin de la vie dans le ville-camp – leur manque de sens de la solidarité avec les malades, les mourants et les morts, leur renvoi de ceux qui traitent les malades comme des officiants d'un nouveau culte, celui de la médecine comme religion. Parmi ses déclarations les plus extrêmes et les plus histrioniques figurait son identification d'enseignants et de professeurs qui ont travaillé assez dur pour développer des capacités pédagogiques en ligne au pire de la pandémie avec des universitaires italiens qui ont prêté allégeance au régime fasciste en 1931. De telles choses ont conduit à un nombre de critiques à vouloir jeter par-dessus bord toute l'œuvre d'Agamben, de voir ses déclarations comme des disqualifications des concepts et arguments fondamentaux qu'il a utilisés au fil des ans pour poursuivre les travaux novateurs de Foucault sur, entre autres, la souveraineté et la biopolitique. Au lieu de cela, je vois les remarques d'Agamben sur la pandémie comme une transformation de son propre travail en une sorte d'idéologie, ce qui fait de lui une cible facile pour ses détracteurs. On pourrait dire que dans ses écrits sur la pandémie, Agamben est devenu, malheureusement, un « Agambenien ». Bien que je continue à lire et à m'intéresser aux écrits d'Agamben, il est clair pour moi que cette tournure des événements invite à repenser soigneusement son œuvre vaste et, à mon avis, toujours convaincante. Je vois les remarques d'Agamben sur la pandémie comme une transformation de son propre travail en une sorte d'idéologie, ce qui fait de lui une cible facile pour ses détracteurs. On pourrait dire que dans ses écrits sur la pandémie, Agamben est devenu, malheureusement, un « Agambenien ». Bien que je continue à lire et à m'intéresser aux écrits d'Agamben, il est clair pour moi que cette tournure des événements invite à repenser soigneusement son œuvre vaste et, à mon avis, toujours convaincante. Je vois les remarques d'Agamben sur la pandémie comme une transformation de son propre travail en une sorte d'idéologie, ce qui fait de lui une cible facile pour ses détracteurs. On pourrait dire que dans ses écrits sur la pandémie, Agamben est devenu, malheureusement, un « Agambenien ». Bien que je continue à lire et à m'intéresser aux écrits d'Agamben, il est clair pour moi que cette tournure des événements invite à repenser soigneusement son œuvre vaste et, à mon avis, toujours convaincante.

[1] Giorgio Agamben, Stasis : la guerre civile comme paradigme politique , trad. Nicholas Heron (Stanford, Californie : Stanford University Press, 2015). Des références ultérieures sont faites dans le texte.

[2] Hobbes, Léviathan , 95–96. Freud présente la même logique de formation de groupe sur la base de l'identification à un leader dans sa Psychologie de groupe et l'Analyse du Moi . Dans son séminaire sur les psychoses — celui qui traite en grande partie du cas de Daniel Paul Schreber —, Lacan reprend cette même logique à propos d'un autre traitement de la première modernité de l'autorité souveraine. Dans sa première présentation du concept de signifiant maître en tant que « point de capitonnage » d'un champ discursif, Lacan suit de près le raisonnement de Hobbes à propos des effets de la crainte de Dieu dans la pièce Athaliah de RacineOn pourrait dire que Lacan vise la dimension plus purement théologique de la logique du signifiant alors que le traitement de Hobbes relève de la théologie politique : « La crainte de Dieu n'est pas un signifiant qui se retrouve partout. Il a fallu que quelqu'un l'invente et propose aux hommes, comme remède à un monde fait de terreurs multiples, qu'ils craignent un être qui n'est, après tout, capable d'exercer sa cruauté qu'à travers les maux qui sont là, multiples et présents dans l'être humain. la vie. Avoir remplacé ces peurs innombrables par la peur d'un être unique qui n'a d'autre moyen de manifester sa puissance que par ce qui est redouté derrière ces peurs innombrables, c'est tout un exploit. Cette fameuse peur de Dieu complète le tour de passe-passe qui transforme d'une minute à l'autre toutes les peurs en un courage parfait. Toutes les peurs—Je n'ai pas d'autre peur - sont échangées contre ce qu'on appelle la peur de Dieu, qui, si contraignante soit-elle, est le contraire de la peur. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan, Livre III : Les Psychoses, 1955-1956 , trad. Russell Grigg (New York : WW Norton, 1993), 266–67.

[3] Slavoj Zizek utilise régulièrement cette expression pour saisir l'importance de la négativité radicale et abstraite chez Hegel. La référence de Zizek est le manuscrit de Hegel pour la Realphilosophie de 1805-1806 : « L'être humain est cette nuit, ce rien vide, qui contient tout dans sa simplicité. Cette nuit, l'intérieur de la nature, qui existe ici - soi pur - dans des présentations fantasmagoriques, c'est la nuit tout autour d'elle, ici tire une tête ensanglantée - là une autre forme blanche, soudain ici devant elle, et disparaît ainsi. On aperçoit cette nuit quand on regarde les êtres humains dans les yeux - dans une nuit qui devient affreuse. Cité dans Zizek, profitez de votre symptôme ! Jacques Lacan dans Hollywood and Out (New York : Routledge, 1992), 50.



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