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2/13/2021

Julien Gracq – Noeuds de vie

 

En présence de Julien Gracq – Noeuds de vie

Disparu il y a maintenant plus de dix ans, Julien Gracq demeure néanmoins notre contemporain. Tout se passe, en effet, comme s’il n’avait pas cessé d’écrire, de nous écrire. Cette douce illusion, nous la devons à Bernhild Boie – éditrice et amie de l’écrivain – qui ces dernières années a exhumé et rassemblé plusieurs manuscrits qui sommeillaient dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de France où reposent les archives de Julien Gracq.  Nœuds de vie, le nouvel inédit qui vient de paraître, décevra ceux qui espéraient découvrir la face cachée de l’œuvre gracquienne.  On (re)trouvera donc un Julien Gracq tel qu’en lui-même : son regard lumineux et lucide sur le monde et ses paysages dans les deux premiers chapitres, puis ses réflexions sensibles sur la lecture et l’écriture dans les deux chapitres restants. 

Grâce au concours de Bernhild Boie, ont d’abord paru en 2011 les Manuscrits de guerre que Gracq ne désirait pas faire connaître de son vivant. Trois ans plus tard, ce fut autour de Les Terres du couchant. Un roman sur le point d’être achevé que l’auteur avait malgré tout délaissé au profit de l’écriture d’Un balcon en forêt qu’il publiera en 1958 chez José Corti, maison d’édition à laquelle il restera fidèle. À l’image des précédents, Nœuds de vie, le nouvel inédit qui vient de paraître, décevra ceux qui espéraient découvrir la face cachée de l’œuvre gracquienne. Nulle originalité ici, mais la poursuite d’une entreprise qui, la page des formes romanesques définitivement tournée en 1961 avec Préférences, avait privilégié l’écriture critique, autobiographique ou peu s’en faut, résolument fragmentaire en tout cas, nous délivrant désormais des proses finement ciselées qu’elles découpent une portion de paysage ou qu’elles éclairent l’œuvre d’un de ses pairs. On (re)trouvera donc un Julien Gracq tel qu’en lui-même : son regard lumineux et lucide sur le monde et ses paysages dans les deux premiers chapitres, puis ses réflexions sensibles sur la lecture et l’écriture dans les deux chapitres restants.

Gracq, le voyageur intranquille

Du reste, cette compartimentation de façade n’entame pas l’unité du livre auquel Bernhild Boie a choisi de donner le beau titre de « Nœuds de vie », formule dont fait usage Gracq afin de désigner ce après quoi court sa plume, ici comme ailleurs, son projet si l’on veut. L’expression possède l’avantage de condenser à merveille la poétique de ce nouvel opus sans cesse à la recherche d’« une sorte d’enlacement intime et isolé, autour duquel flotte le sentiment de plénitude de l’être-ensemble ». Plus exactement, elle concentre le désir ardent de renouer avec le monde, d’accroitre « chez tout être, l’étendue de la surface de contact qu’il développe avec le monde et la vie ». Telle est bien l’expérience depuis laquelle tout s’organise, depuis laquelle au fond tout converge chez Gracq, si bien qu’au-delà de la disparité des notations et de la diversité des sujets traités dans Nœuds de vie une forme de continuité apparaît.

Gracq maitrise suffisamment l’art du coloriste et les techniques de l’enchanteur pour nous donner à percevoir leurs charmes et à éprouver leurs beautés

Ainsi, les superbes descriptions des paysages hexagonaux ne sont pas celles d’un géomètre. Ce sont celles du peintre qui dans la rudesse et l’esseulement de la vallée de la Loire « ouvre entre fleuve et jardins une promenade couverte, un bout du monde à la fois scintillant et fleuri », celles du voyageur intranquille qui écoute et donne à écouter la vibration des végétaux et des animaux de la forêt de Blois à la nuit tombée. De la sorte, qu’importe de connaître ou non les contrées et les bourgades traversées dont les seuls noms suffisent à provoquer la rêverie (Neuillé-Pont Pierre, Saint-Laurent en Gâtines ou Saint-Florent). Gracq maitrise suffisamment l’art du coloriste et les techniques de l’enchanteur pour nous donner à percevoir leurs charmes et à éprouver leurs beautés, comme lorsqu’il convie à pénétrer par tous les sens dans les hauteurs du village d’Écouves : « La montée est une plongée dans un silence acide et vivant comme l’odeur de la neige, un corail d’étoiles vertes où l’arôme des pins grésilles au ras d’un gravier blanc d’atoll, dans une légèreté ocellée et criblée de vitrail que promène le vent avec une douceur plumeuse d’algue sur le sable. » Ce qui préside à la venue de l’émotion pour Gracq, ce n’est donc pas tant la cartographie de l’itinéraire que les « affinités électives » qu’un esprit tisse librement – à la manière des surréalistes – avec les signes que lui offre le monde qu’il arpente. Mais un esprit attentif qu’abrite un corps toujours à l’affût de l’embrasure par laquelle tout l’espace redevient vivant, un corps noué à la vie sensible du monde.

En ce sens, Gracq ne peut que déplorer le rapport techniciste que l’homme entretient à présent avec son milieu au détriment précisément de cette liaison affective avec le monde, du « pacte, conclu et gardé avec les puissances chtoniennes brutes ». Férocement critique à l’endroit du tourisme de masse qui sévit en Suisse, désolée au-devant de lotissements surpeuplés et asphaltés, il en va à chaque fois des mêmes inquiétudes : l’abandon de la nature, l’exil de sa beauté et de son règne auquel mit fin le progrès humain dont les excès ont permis, par endroit, l’émergence d’« un monde entièrement refait de sa main à son idée [de l’être humain] ». Cette peur, l’écrivain français ne l’avait sans doute jamais exprimée aussi clairement. Peut-être lui fallait-il attendre de connaître la vieillesse sur laquelle il s’attarde à plusieurs reprises sans illusion aucune. Car si le grand âge implique un « raccourcissement de perspective », il invite du même coup à se concentrer sur l’essentiel – en l’occurrence sur les conditions dans lesquelles la vie demeure vivante et le monde habitable. Toutefois, la vieillesse ne conduit pas à l’aigreur ou à la nostalgie, même dans les beaux passages où Gracq songe avec tendresse à son enfance passée dans le village de Saint-Florent-le-Vieil. Elle l’incite à apprécier la valeur d’un contact direct avec la nature, à reconsidérer les actions les plus simples telles que l’écriture et la lecture dont sa pratique est devenue plus lente, plus savoureuse également, à mille lieux des précipitations adolescentes.

En lisant, en écrivant

Le grand âge l’incite à reconsidérer les actions les plus simples telles que l’écriture et la lecture dont sa pratique est devenue plus lente, plus savoureuse également, à mille lieux des précipitations adolescentes.

Deux actes pour Gracq sans lesquels il n’est pas d’épanouissement possible dans ce monde. Quelle joie, rappelle-t-il, que de déambuler dans les livres, de palper les volumes savamment rangés dans les bibliothèques, de les saisir comme l’on cueille son raisin, ravi déjà des délices qu’ils nous promettent. Quel plaisir ensuite que d’ouvrir le volume, de suivre aussi près qu’il est possible le mouvement des mots et de partager leur scintillement, notamment en poésie dont la « tâche essentielle est donc de mettre en contact immédiat les séries matérielles et mentales les plus éloignés, de préférence les plus incompatibles ». Il convient encore de nouer, vaille que vaille, de rapprocher les choses et d’expérimenter ce rapprochement dans le voyage, le paysage, la lecture ou l’écriture.

C’est à « la lumière réfléchie de [cette] dure expérience vitale » que Gracq écrit et qu’il consigne ses enthousiasmes et ses déceptions de lecteur comme il l’avait déjà fait dans En lisant, en écrivant (1980). S’il ne tarit pas d’éloges avec Colette, ce « merveilleux écrivain », ni avec Proust qu’il lui « arrive plus souvent que les autres écrivains, de rouvrir », il est cependant plus mitigé sur Montherlant dont l’agaçant moralisme ne peut faire oublier « la splendeur de la langue », partagé au sujet de Valéry dont le talent poétique « crève les yeux » sans pour autant qu’il n’ait jamais produit de grand œuvre. Plein d’affection pour Stendhal, enthousiaste à propos de Tolkien, il se révèle en revanche sans concession avec Cocteau – « cet emmuré de Paris » – et injuste avec Éluard lorsqu’il écrit : « Beaucoup de ces poèmes ne valent pas un clou, c’est trop évident pour qu’on insiste. »  Qu’il célèbre ou qu’il fustige, toujours est-il que Gracq ne cède jamais aux facilités de la « lecture arrêtée » par laquelle, note-il, la critique manque généralement l’énergie propre à une œuvre. Il est vrai que l’activité critique ne consiste pas pour lui à s’arrêter sur les textes, ni à les arrêter pour les convertir en « champ d’investigations », mais à ressaisir leur coulée ou leur mouvement, à relater au fond « le voyage » d’un lecteur.  Écrire dans « le courant de la plume », presque « à sauts et à gambade » comme chez Montaigne, s’est en définitive appartenir à ce que Gracq appelle « l’école buissonnière de l’écriture » qui, davantage qu’un groupe littéraire constitué, incarne une manière d’être et d’écrire, d’animer et de réanimer les textes comme les paysages, d’en chérir l’inarêtable vitalité.

L’« absence de plan » qu’implique un tel voyage lassera certains que ni l’expérience immédiate du monde ni la beauté de la langue qui la fait naître ne convaincront. Pourtant, « Il n’y a pas dans la fiction d’autre ‘‘vérité’’ que la justesse du rapport des parties à l’ensemble », d’autre vérité que le nœud entre une existence et un monde qu’un phrasé organise et transmet. Au reste, 29 cahiers intitulés Notules dorment encore dans le fonds Julien Gracq de la BNF nous prévient Bernhild Boie dans son Avant-propos. À la demande de l’écrivain, ceux-ci ne paraîtront que 20 ans après sa disparition. Nous voilà assurés de renouer avec la prose gracquienne dont l’éclat des descriptions paysagères et la souveraineté des développements sur la littérature laissent augurer quelques bonheurs de lecture. Patience, donc.

  • Julien Gracq, Nœuds de vie, Avant-propos de Bernhild Boie, Paris, José Corti, coll. « Domaine français », 2021

 

Sylvain Teil Salanova

 

 

 

Posted by on vendredi, février 12, 2021 · Leave a Comment 
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1/13/2021

Julien Gracq, Nœuds de vie.


Les heures retrouvées de Julien Gracq

Extraits par Bernhild Boie des nombreux inédits accessibles de Julien Gracq (selon le vœu de ce dernier, le gros de ses réserves ne pourra paraître qu’après 2027), les textes courts offerts dans Nœuds de vie sont groupés en quatre chapitres : « Chemins et rues », « Instants », « Lire », « Écrire », qui reprennent les principales rubriques présentes dans ses ouvrages non romanesques. Ce livre posthume est à proprement parler une merveille, mot qui renvoie tant au vocabulaire du roman médiéval (Chrétien de Troyes) qu’aux chefs-d’œuvre du récit d’enfance (Lewis Carroll) et, plus près de nous, à l’enchantement surréaliste prodigué par le meilleur d’André Breton (Arcane 17).


Julien Gracq, Nœuds de vie. Avant-propos de Bernhild Boie. José Corti, 167 p., 18 €


Un livre qui aurait constitué le moins cher et le plus envoûtant des cadeaux de Noël pour un jeune lecteur (une jeune lectrice) soucieux de s’abstraire des réalités pesantes et des perspectives utilitaires. Car il s’agit d’un ouvrage gratuit, en ce qu’il n’a pas pour visée l’amélioration du monde, bien qu’il ne s’interdise nullement l’analyse ou le jugement. Tout y est subordonné au travail de l’écriture, auquel il est demandé d’abord de produire de la beauté.

Nœuds de vie propose des parcours descriptifs de paysages, principalement français et plus spécifiquement peints sur le motif en revisitant les pays de Loire, berceau et refuge ; des réflexions de toutes sortes, d’humeur, de politique, d’Histoire ; des notules critiques concernant des écrivains sans cesse lus et relus (Rousseau, Stendhal, Proust, Valéry, une foule d’autres et d’abord des poètes) ; enfin, des aperçus souvent fulgurants sur la pratique, personnelle ou non, du métier littéraire.

Chaque amateur d’Un balcon en forêt ou de La presqu’île, ces textes étranges d’une rare puissance magnétique, aura sa préférence, même si l’ensemble est délectable en toutes ses parties. La mienne va d’emblée au chatoiement irrésistible du vagabondage diurne et nocturne à travers la France. Les « vues » y sont détourées par un regard de géographe d’une précision si extraordinaire que le paysage semble se construire sous les yeux du lecteur, s’animer comme dans la célèbre image des papiers japonais de Proust, d’où (de leur dépliage et de leurs contorsions dans l’eau) est sorti tout Combray. Image vivante, fluctuante, odorante, sensuelle, jamais statique sauf si l’observateur déçu la juge sans intérêt.

Nœuds de vie : les heures retrouvées de Julien Gracq

Julien Gracq © Dekiss

Gracq parcourait les routes, de préférence secondaires, à l’allure sans hâte de sa deux chevaux, attentif au moindre accident de terrain, aux vallonnements et aux mares, à la couleur et à la texture des sols, aux infinies nuances de la végétation, sensible aux changements de lumière, aux intempéries, à tous les imprévus d’une nature qu’il avait naguère, dans sa jeunesse, quadrillée et balisée à pied et à bicyclette. Le charme de sa prose tient en partie à cette proximité du concret, du tangible, qui n’est donnée qu’aux enfants de la campagne. D’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas d’enfance chez Gracq, dans la faculté d’éprouver la sensation au ras de la peau, des papilles, des cinq sens ? Le miracle réside là tout entier, c’est l’avènement, dans une langue à la fois cérébrale et charnelle, de la merveille constituée par ce mixte instable et pourtant solide de perception physique du réel et de sa métamorphose en phrases claires et flexibles, toujours inattendues et vibrantes.

Mais l’esprit d’enfance qui anime ces pages s’y infuse, s’y épanouit, est aussi ce qui évite à l’œuvre de tomber dans le maniérisme d’un figuratif trop léché, et lui permet de dépasser le trop de clarté qu’aurait une perfection simultanée de chacune des données du réel (la perfection froide d’un Jules Renard, d’un Louis Pergaud, miniaturistes fort estimables mais sans génie). Comme pour l’enfant, le paysage de Gracq est plein de choses non dites, d’êtres cachés, lourd de manigances redoutables, jamais loin de l’éternelle forêt de Brocéliande. Seul Henri Michaux parfois lui ressemble, chez qui « la nuit remue ». Gracq excelle à transformer le panorama français le plus paisible en un théâtre mystérieux hanté par les gnomes et les magiciens. Au cœur de sa bibliothèque la plus intime, Jules Verne et Tolkien ne tiennent-ils pas autant de place que Baudelaire et Rimbaud ?

On trouvera dans les sections du livre plus consacrées à la réflexion qu’à la description mainte autre raison d’admirer, en particulier la lucidité d’un artiste que l’évolution de l’univers, au cours du dernier tiers du XXe siècle et des premières années du nôtre, inquiète de façon prémonitoire. Partisan d’une vie retirée loin des honneurs médiatiques, modeste et heureuse, Gracq voit loin dans ses convictions écologiques et il est justement horrifié par la monstrueuse dynamique de la démographie humaine. La science-fiction pessimiste trouve donc en lui un défenseur, qui se remémore avec nostalgie l’immense liberté de se mouvoir seul sur les routes de France et de Navarre, surtout – et c’est un constat qu’ont pu faire même des gens bien plus jeunes que lui – pendant la période régressive de l’Occupation, où la circulation avait été partout réduite à presque rien.

Cette tendresse pour les heures enfuies, cette allergie à la foule, font-elles de Gracq un passéiste et un misanthrope ? Pas vraiment ; et, s’il trouve suspecte la notion de « prochain », ce n’est pas pour une célébration morose des écrivains d’autrefois, envers lesquels il conserve, comme pour jauger l’actualité littéraire de son temps, une liberté totale d’appréciation.

Mais, comme Proust, s’il considère souvent que sa vieillesse – à la fin des années 1970, il a près de soixante-dix ans – manque de grands écrivains, c’est parce qu’il est lui-même, en émule de l’auteur de la Recherche, un écrivain absolu, c’est-à-dire délié de toute obligation de respect, sauf à l’égard de ce que Breton appelle, dans l’Introduction au discours sur le peu de réalité, « mon beau langage ».

Pas plus que Proust ou Breton, Gracq n’est un précieux enchaîné à une écriture normée par les académies, ou même par les avant-gardes. En revanche, ce qu’il écrit repose sur une connaissance exhaustive de toutes les strates du français. C’est un écrivain rare, admirable praticien de la langue, d’une clarté lumineuse mais difficile aujourd’hui pour bien des lecteurs à cause de sa richesse même, car seule la beauté du style compte à ses yeux, ce qui est devenu tristement anachronique.

Cette beauté est maçonnée à partir de la luxuriance et de la polysémie (aujourd’hui peu exploitées, même en poésie) du vocabulaire et de la syntaxe. La création stylistique de Gracq aboutit à une splendide architecture d’images, de nature fondamentalement poétique. Ainsi d’une journée de mai : « À cette saison épanouie de l’herbe haute, la puissante encolure cornue [des vaches] qui émerge engluée de la verdure réjouit l’œil comme un attribut naturel et achevé du gonflement immobile de la sève, autant qu’un dauphin qui jaillit de la mer en rumeur. »

Image surprenante et pourtant immédiatement convaincante, parce qu’elle est de part en part pertinente (mer et herbes qui gonflent dans le vent ; vert de la prairie et vert marin qui se mêlent ; sève qui monte comme monte la vague avant que le dauphin n’en jaillisse, la portant sur son encolure). De ces phrases singulièrement parfaites, d’une rigueur et d’une invention absolues, on trouve des dizaines dans ce livre des merveilles. Personne n’écrit plus aussi bien que cela de nos jours. C’est un fait, et c’est une perte de substance dont on peine à deviner comment la littérature saura se relever.