Quand les nazis inventaient le bonheur au travail
Quand le nazisme a dû faire évoluer le management jusqu'à faire école. Où les objectifs de la guerre totale favorisent tous les moyens de parvenir à la victoire, y compris le « bonheur au travail ».
L'ouvrage de l’historien Johann Chapoutot, spécialiste de la pensée et de la culture nazies, met en perspective les contraintes de développement de l’organisation nazie avec la nécessité de développer une nouvelle forme de management des équipes. L'enjeu est bien sûr que ce modèle, né du IIIe Reich, est celui qui essaime aujourd'hui dans le monde entier, sous le coup de son développement massif aux Etats-Unis et de sa promotion active par les géants économiques et le soft power américain.
Face à la pénurie de main d'oeuvre, l'autonomie des agents
L’Allemagne nazie est un pays en pleine expansion. L’extension de l’empire du IIIe Reich amène un problème de « Menschenmaterial » (ressources humaines) car le territoire augmente considérablement avec les annexions. Or, l’Allemagne a moins d’hommes disponibles puisque l’armée a multiplié ses effectifs par 50 au moment de la guerre. La question est donc : comment faire autant, voire mieux, mais avec moins de personnel ?
Les autorités en appellent alors à l’initiative créatrice des fonctionnaires dévoués à leur tâche et à leur mission : tout fonctionnaire doit jouir « d’un vaste espace de responsabilité personnelle, de devoirs propres, d’initiatives individuelles » et doit pouvoir « se déployer » dans le nouvel espace allemand. C’est ainsi que l’Allemagne nazie ne gouverne plus, mais guide.
L'Etat crée alors des agences pour un management par projet. L’autonomie est grande, car ce qui compte est l’objectif ; pas les moyens, qui sont laissés au choix des acteurs. Ces schémas d'organisation laissent donc une autonomie dans le travail, ainsi qu'un faux sentiment de liberté, car ce n’est pas l'acteur de terrain qui fixe l’objectif, mais bien sa hiérarchie. Il n’a pas la liberté de l’objectif à atteindre, seulement celle des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Et s’il échoue, ce sera de sa faute, bien évidemment. Douloureux revers de la médaille de cette autonomie.
Pendant la guerre, ce type de management s’appelle « la tactique de la mission » : on confie la mission en laissant l’officier ou le sous-officier libre de choisir ses propres moyens. Reste donc à agir et surtout à réussir car on est responsable du résultat.
Joie et bien être au travail
L’engagement, la motivation et l’implication sont censés procéder « du plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure. Cette forme de travail « par la joie » (Durch Freude) de l’Allemagne nazie fait écho aux mots d’ordre de notre management actuel qui est allé jusqu’à créer le Chief Happiness Officer (CHO), censé être garant de ce bonheur au travail. Bien entendu, le but visé par les nazis n’est pas le bonheur au travail, ou le travail par la joie, mais la performance, la productivité et la rentabilité, notions très présentes dans le discours officiel de l’époque, et pas si étranger que cela à notre époque.
Le management qui permettra d’y parvenir est théorisé par Reinhard Höhn, un juriste qui devient Professeur de Droit, et qui évolue dès le début de sa carrière dans le nazisme pour arriver au grade de Général SS à la fin de la guerre. Johann Chapoutot rappelle que cette théorie, et les initiatives managériales qui les accompagnent, déploient un fort investissement sur l’ergonomie des postes, l’éclairage, la ventilation, la nutrition, et que des espaces de convivialité sont créés dans les entreprises. Le mot d’ordre est le bien-être au travail !
Certes, il n’y a pas encore de Chief Happiness Officer chargé de la Qualité de Vie au Travail, mais le principe est déjà là. Et « les entreprises qui appliquent avec rigueur les principes du département "beauté du travail" peuvent être distinguées par le titre d’"entreprise nationale-socialiste modèle" ». Outre ce bien-être au travail, il y a des œuvres sociales dont l’organisation de vacances sur le site de Prora, avec un hôtel long de 6 kilomètres et comprenant 20 000 lits. Tout est fait pour que les travailleurs et leurs familles se sentent bien.
De l'encadrement nazi au management d'entreprise
Si le nazisme a dû adapter le management à l’expansion de l’Allemagne, que sont ensuite devenus ces cadres SS chargés du management des ressources humaines ? La loi du 31 décembre 1949 lave 800 000 allemands de leur passé nazi. Johann Chapoutot nous dit qu’au lieu de sombrer dans l’oubli, comme on aurait pu le penser, « les anciens gestionnaires du Grand Reich sont plébiscités dans le secteur privé, où l’on apprécie leur excellente formation, leur expérience à la tête des organes du Reich, et où l’on se souvient d’excellentes affaires réalisées, pendant douze ans, grâce au réarmement et à la coopération fructueuse entre industrie allemande et empire concentrationnaire SS (...). Les uns deviennent avocats d’affaires, membres de conseils d’administration, gestionnaires et directeurs de structures tandis que d’autres, comme Höhn, restent fidèles à leur vocation intellectuelle et pédagogique ».
Ainsi, Reinhard Höhn, ancien Général de la SS est en 1953 directeur de la Société allemande d’économie politique, avant de fonder en 1956 la très renommée Ecole allemande de management de Bad Harzburg pour « développer et enseigner les formes de gestion des ressources humaines les plus adaptées à notre temps ». Fidèle à ses idées d’avant-guerre, il y développe le management par délégation de responsabilité, avec 315 règles d’application. Il y forme près de 200 000 cadres de 1956 à 1972 et il y aura après lui près de 500 000 cadres formés jusqu’à sa mort en l’an 2000. Pour célébrer la réussite de cette seconde partie de carrière, après sa première partie de carrière réalisée dans la SS, il s’achète une Mercedes verte qu’il surnomme « la petite rainette », comme celle qu'il avait achetée en 1942, à l'occasion de sa première promotion.
En y regardant de plus près, Johann Chapoutot relève, dans la théorie du management si influente de cet ancien cadre nazi, deux types « d’injonctions paradoxales » : un ancien SS promeut un management non autoritaire tout en imposant les objectifs à atteindre, et le subordonné est investi d'une liberté qui est celle d’obéir. Évidemment, cela fait le terreau des risques psycho-sociaux, dont la « démission intérieure », à laquelle Reinhard Höhn consacre finalement deux ouvrages en 1983, alors qu’il a 79 ans. Dans le souci de perfectionner encore et toujours son modèle élaboré dans les rangs de l'armée politique nazie, il s'intéresse aux prémices de l’épuisement cognitif et émotionnel, du bore-out ou du brown-out, qui viennent encore gripper l'efficacité de son système.
La banalisation des « innovations » nazies
Reinhard Höhn n’est pas le seul à avoir une belle seconde partie de carrière après la guerre. Justus Beyer, ancien SS et membre des terribles services secrets désignés par le sigle SD, est chargé de cours en droit commercial dans une école d’ingénieur avant d’enseigner dans l’école de management de Reinhard Höhn durant les années 1970. Le capitaine SS Hans-Martin Schleyer, chargé de l’aryanisation de l’économie slovaque, devient chef d’entreprise après la guerre, puis arrive au conseil d’administration de Daimler-Benz à la fin des années 1960 avant de devenir chef du patronat allemand dans les années 1970. Franz-Alfred Six, membre de la SD de la SS, criminel de guerre, condamné à Nüremberg à 20 ans de réclusion criminelle en 1948 puis libéré dès 1952, devient en 1957 le directeur de la publicité chez Porsche, qui avait déjà conçu la voiture de Volkswagen « coccinelle » en conformité avec le programme social et économique nazi. En France aussi, Maurice Papon, dont on connaît le parcours, a publié en 1960 un ouvrage de management intitulé L’Ère des responsables.
Ainsi, avec cette étude des innovations managériales auxquelles le IIIe Reich a dû faire face avec l’expansion de l' Allemagne nazie, Johann Chapoutot nous fait découvrir un pan de l’histoire du management qui fait écho à notre époque. Certes, cet écho est douloureux et gênant, mais tels sont les faits historiques et l'auteur veille à ne pas procéder à des assimilations ou rapprochements abusifs.