A propos de deux ouvrages,
passés inaperçus, qui s'interrogent sur les questions d’identité
sexuelle, d’instrumentalisation du corps, et d’extension du domaine de
la lutte.
Cambridge, en 2008. REUTERS/Darren Staples
Souvenez-vous, c’était en
novembre 2008: la cellule terroriste dormante la plus dangereuse de France
faisait l’objet d’un coup de filet retentissant. Julien Coupat et sa compagne
faisaient partie du voyage dans le panier à salade, arrêtés par la police
antiterroriste, qui les soupçonnait d’avoir saboté un catenaire de ligne TGV.
Le tout sur fond de complot insurrectionnel visant à porter un coup fatal à la
société capitaliste. MAM parlait de «l’ultra
gauche, mouvance anarcho-autonome» et la presse se demandait si les
années de plomb étaient de retour.
En marge de cet événement
judiciaire, politique et médiatique, on découvrait l’existence d’un groupe de
jeunes intellectuels anticapitalistes, du genre de ceux qui tiennent dans une
cabine téléphonique. Qui, dans la plus pure tradition de la praxis marxiste, partageait son temps
entre acharnement conceptuel et camps de vacances insurrectionnels (G 20, OMC,
squats politiques, etc.) Une petite mouvance
à l’origine de L’Insurrection qui vient
–sous l’appellation Comité invisible—
et des pages de la revue Tiqqun –dont les membres se revendiquaient Organe
conscient ou Organe de liaison au
sein du Parti de l’Imaginaire...
«La Jeune-Fille n’est pas
toujours jeune, et pas toujours fille»
Confidentielle comme toute revue
d’ultra-gauche mouvance anarcho-autonome
qui se respecte, cédant volontiers à la paranoïa et identifiée comme
post-situationniste pour ses thèmes de prédilection et surtout en raison du
style très marqué par la prose de Guy Debord, Tiqqun n’a publié que deux
numéros.
Si on en reparle dans cet article, c’est parce que le premier opus
présentait un article au titre énigmatique, qui allait vite devenir
culte: Premiers matériaux pour une
théorie de la Jeune-Fille, dont une version approfondie a depuis été
publiée aux éditions des Mille et une nuits.
C’était quoi, cette théorie de la Jeune-Fille (à écrire
avec des majuscules et relié par un tiret pour ne pas confondre avec une jeune fille que vous croiseriez dans
la rue, encore que, on y reviendra…)? «En réalité, la Jeune-Fille n’est que le citoyen-modèle tel que la
société marchande le redéfinit à partir de la Première Guerre mondiale, en
réponse explicite à la menace révolutionnaire», décrétaient les
tiqquniens dans leur essai critique. «À
la soumission par le travail (du capitalisme fordiste), limitée puisque le travailleur se
distinguait encore de son travail, se substitue à présent l’intégration par la
conformité subjective et existentielle, c’est-à-dire, au fond, par la
consommation.»
Les Premiers matériaux agrémentaient ces considérations très théoriques
d’une suite d’aphorismes, de sentences, de slogans là encore fortement inspirés
des fulgurances et des assertions circulaires de Guy Debord. A la limite, on
aurait pu fabriquer des T-shirts avec les phrases de Tiqqun et les vendre chez
Colette. Le cul de la Jeune-Fille est un
village global, ça l’aurait bien fait vendu en série limitée ou avec un
vinyle de Justice…
«Je me suis toujours sentie
célèbre, même lorsque j’étais inconnue»
L’Occident entre
donc dès le milieu du XXe siècle dans une nouvelle ère: l’ère de la
Jeune-Fille. Qui «n’est évidemment
pas un concept sexué.» Et pour cause: pour les premiers
théoriciens de cette jeune-fillisation
rampante,
«le lascar de boîte de nuit ne s’y conforme pas moins que la beurette
grimée en porno-star. Le sémillant retraité de la com’ qui partage ses loisirs
entre la Côte d’Azur et ses bureaux parisiens où il a gardé un pied lui obéit
au moins autant que la single métropolitaine trop à sa carrière dans le
consulting pour se rendre compte qu’elle y a déjà laissé quinze ans de sa vie.
Et comment rendrait-on compte de la secrète correspondance qui lie l’homo
branché-gonflé-pacsé du Marais à la petite-bourgeoise américanisée installée en
banlieue avec sa famille en plastique, s’il s’agissait d ’un concept sexué?»
Bref, on a tous
en nous quelque chose de la Jeune-Fille. Pour le dire simplement, est
Jeune-Fille celui ou celle qui devient prisonnier d’un paradoxe, se
considérer comme un matériau en devenir en vue de l’échange sur des marchés
concurrentiels, tout en déplorant dans le même temps la réduction des rapports sociaux
à cet ensemble de bourse des valeurs: érotique, commerciale,
professionnelle, etc.
Avec Olivier
Bardolle, l’insurrection n’est pas pour tout de suite:
«Mais si je ne crois pas aux solutions
radicales prônées par Tiqqun, parce que je les crois inopérantes, j’adhère avec
force au diagnostic.»
Un peu à la manière du
Philippe Muray d’Après l’histoire,
auteur dont on sent Bardolle très épris, La vie des jeunes filles va chercher dans
le bruit médiatique ambiant des portraits de cette Jeune-Fille ainsi que des
indices de la jeune-fillisation à
l’œuvre chez les «loréaliennes,
mâles ou femelles» qui selon lui prolifèrent toujours plus et
toujours plus vite.
La Jeune-Fille de Tiqqun et de Bardolle n’est jamais qu’une
sorte de nouveau-beauf, mais en plus cool
et en plus hot. Elle mène une sorte
de vie par procuration, entre incapacité à faire une phrase sans citer de
marque, obsession narcissique et addiction aggravée à toute sorte de truc sympa
et fun pourvu que cela empêche de se «prendre
la tête».
Cela réserve au
lecteur quelques passages réjouissants:
«Avec
l'ouverture à Paris du magasin Abercrombie & Fitch, la putasserie inhérente
à la jeune fille a enfin trouvé son vaisseau amiral. En effet, et tel que le
relate La Tribune (19 avril 2011): "Dans chaque pays, l'enseigne déroule
le même plan marketing. 'Sans publicité, notre campagne, ce sont nos
vendeurs top-models'".» «Les vraies jeunes filles gardent leur tenue
de boîte de nuit toute la journée […] Dans le même temps, les boîtes de nuit
tendent à disparaître. Quand on passe sa journée en "boîte de jour"
on n’a plus envie de passer sa soirée en boîte de nuit.»
«Lady Gaga, qui passe pour la première
célébrité digitale, la star 100% certifiée 2.0, avait, toute jeune, trouvé la
parade: “Je me suis
toujours sentie célèbre, même lorsque j’étais inconnue”.» (Madame Figaro, 21 mai 2011) «Sexuellement, avec la jeune fille on
s’emmerde […] Telle est la plastic babe,
Ken et Barbie sont de mauvais coups, ce sont des produits de synthèse qui
sentent le déodorant et la chimie industrielle.»
Bon, à titre
personel et pour compléter le tableau, j’aurais volontiers rajouté à la liste
la tournée MTV Shake ton booty, les
textes de la rappeuse Uffie ou les pubs The
Kooples… Peut-être lors de la réédition?
La Jeune-Fille, concept pour Causette
ou pour Causeur?
Disons-le de
manière abrupte: le concept de la Jeune-Fille est difficile à faire
avaler à un lectorat féminin… «Dans chaque
cerveau sommeille une midinette», écrit pourtant Olivier Bardolle
dans La vie des Jeunes Filles. Qui
nous indique par ailleurs que selon Voici,
«le pétasson est une jeune fille de
sexe mâle fasciné par son reflet dans les glaces». Ne pas sexualiser
la critique sociale de la Jeune-Fille semble donc être un souci partagé par le
collectif Tiqqun comme par l’essayiste Bardolle.
L’auteur cite
longuement de beaux passages sur la condition féminine, de Beauvoir bien sûr
mais aussi de Nancy Huston, et relate les affres d’une jeune artiste cosplayeuse,
Eugénie Chidlin, dont le texte ironique et désabusé sur la condition
de jeune fille (en l’occurrence, au festival de Cannes, contexte qu’on imagine
à haut risque) introduit l’essai. Bardolle a l’honnêteté de se définir comme
«une vieille-jeune-fille de sexe mâle»,
s’incluant ainsi lui-même dans le système putassier qu’il déplore… Il va de soi
que cette précaution langagière ne suffira pas à lui éviter un procès en
misogynie. «J’aurais du signer sous le pseudo d’Olivia
Bardolle, là vous me renvoyez à mon image de mâle blanc occidental qui fait des
affaires», répond-il quand on le questionne sur son propre rapport à
la Jeune-Fille et plus généralement à cette
société du spectacle dont il pourfend les conséquences sociales (outre son
activité d’éditeur, Olivier Bardolle, «self-made man», dirige une entreprise de vente d’espaces
publicitaires).
En dépit de
grandes convergences et d’un goût commun pour la chronique du désastre, le
corpus idéologique de Bardolle n’est plus tout à fait celui de Tiqqun: Je hais les jeunes filles (interview de
Michel Houellebecq), Les Jeunes filles
de Montherlant, les œuvres de Céline et de Cioran. Toute la panoplie du néoréac trade mark, donc.
Bardolle,
précédemment auteur d’un Petit traité des
vertus réactionnaires, se réapproprie la jeune-fillisation de la société en
la prenant parfois à la lettre. Les féministes diraient sans doute qu’il
essentialise un peu trop sa critique pour la concentrer sur… les jeunes
filles: les vraies. Essai sur la
condition féminine, mais pas seulement,
précise le sous-titre en maintenant ainsi l’ambiguité sur son propos.
Et si Tiqqun et
Bardolle affectionnent chacun à leur manière la théorisation du port du string
et du jean taille basse en milieu néolibéral, ni l’un ni l’autre ne nous donne
l’antidote à la stringisation
avancée: retour à la taille haute? A l’uniforme? Tentation de
la burqa? On le voit, le débat est de nature à faire hurler les
féministes.
Qui pour l’instant semblent plutôt bouder la théorie. «C’est plus ambiguë que le texte de
Tiqqun, on peut avoir l’impression
que je m’attaque plus à la jeune fille charnelle», admet Olivier
Bardolle. Il regrette une réaction de rejet de la part de la rédaction
féministe de Causette qu’il a
sollicitée… Tout en comprenant qu’un collège de lectrices féministes puisse mal
digérer la charge. «Mais leur pire
ennemi c’est L’Oréal et LVMH, pas Olivier Bardolle», se défend
l’auteur.
Il y avait pourtant beaucoup à dire –et à critiquer– dans la prose
du pamphlétaire, alors que le pays se remet à peine d’un psychodrame autour de
l’épineuse question des gender studies.
Car c’est en fait toute la question féministe qui est traversée par cette
réification du corps de la femme, que certaines considèrent comme le summum de
l’aliénation quand, pour d’autres, elle n’est qu’une conséquence de la
libération des mœurs ou, mieux, un jeu de rôle
dont personne n’est véritablement dupe. Cosplay, néoburlesque,
performances queer… Autant de cas limites qui jouent avec les codes de
l’imaginaire masculin de la femme objet pour brouiller les pistes.
Au final, seuls Le Figaro,
Valeurs Actuelles et Famille Chrétienne ont discuté le livre
d’Olivier Bardolle (sans oublier votre serviteur, ce qui ne va pas sans lui
poser d’épineuses questions sur son propre endoctrinement
néo-réac). Le désintérêt de la presse «de gauche»
sociétalo-culturelle pour ces questions d’identité sexuelle,
d’instrumentalisation du corps, d’extension du domaine de la lutte et de
management de sa propre image, est regrettable. La Jeune-Fille, qu’on l’aime ou
qu’on la quitte, méritait bien une polémique… Jean-Laurent Cassely – Jeune-Fille à barbe
Tiqqun, Premiers matériaux pour une
théorie de la Jeune-Fille, Les Mille et une Nuits, 2001.
Olivier
Bardolle, La vie des jeunes filles. Essai
sur la condition féminine, mais pas seulement, L’Editeur, 2011.
Il fallait naguère tuer le Père,mais les choses changent. Ce que Klossowski ne parvient pas à trancher, c’est la nature
réelle du lien qui unit le sujet pervers et la société industrielle
contemporaine qui, au moment où il écrit, commence d’étaler au grand
jour ses mécanismes fondamentaux. Ces difficultés tiennent à la faille
temporelle qui nous sépare de Sade. Sade s’inscrit dans un système très
largement préindustriel, dans un univers où il n’y a guère d’écart entre
l’objet vivant de l’émotion perverse et son simulacre tel que l’argent
peut l’obtenir. La structure de domination quasi- féodale, les rapports
d’assujettissement, l’extrême misère, l’existence d’espaces hors la loi,
la faiblesse même des institutions réglementaires, le peu de prix de la
vie et des corps, tout cela autorise un univers dans lequel le pervers
peut reproduire facticement des situations dans lesquelles le pulsionnel
le plus brut négocie facilement des transactions satisfaisantes, comme
cela peut être encore le cas dans les espaces les plus pauvres du
tiers-monde, ainsi que le remarque Roland Barthes (qui parlait en
connaissance de cause) dans son intervention sur Sade: Il suffit de voyager dans un pays sous-développé (analogue en cela, en gros, à la France du XVIIIe
siècle) pour comprendre que [les pratiques sadiennes] sont
immédiatement opérables: même coupure sociale, mêmes facilités de
recrutement, même disponibilité des sujets, mêmes conditions de
retraite, et, pour ainsi dire, même impunité, Sade, Fourier, Loyola, O. C., t. 3, Paris, Seuil, p. 816.
La société industrielle, elle, a creusé vertigineusement cet
écart entre la jouissance brutale du sujet pervers et les simulacres qui
pourraient s’y substituer. Cette société industrielle fait de cet écart
un lieu autorisant d’autres possibilités de reprises ou de réitérations
de l’acte pervers via des simulacres sociaux, industriels ou
commerciaux, et qui, d’ailleurs, par leurs caractères massifs, par les
circuits d’échanges qu’ils empruntent, par le simili
auquel ils se plient, acquièrent, de ce fait, un degré nouveau de
perversion que Klossowski ne peut voir et apprécier, à cause de sa
conception aristocratique de la perversion. De fait, Klossowski se place dans une sorte d’hésitation par
rapport à la nouvelle donne. Deux hypothèses sont alors en concurrence.
D’un côté, celle qui maintient le privilège du pervers comme maître
obscur de notre monde, et dont le système règle clandestinement
l’économie sociale, de l’autre celle qui prête au système institutionnel
lui-même l’initiative de produire des objets qui n’ont pas pour fin de
satisfaire des besoins mais qui sont au contraire définis par leur
inutilité, voire par leur nuisance, proches donc des objets fictionnels
du champ de la perversion. La première hypothèse du maître pervers est sans doute trop
romantique et trop héroïque, de cet héroïsme du Mal présent chez Balzac
avec un Vautrin devenu à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, véritable successeur des anarchistes d’État sadiens du XVIIIe comme
Noirceuil, Saint-Fond ou Chigi. La seconde hypothèse risque de mener à
une critique moralisatrice de la société contre laquelle Klossowski nous
a mis en garde. C’est pourquoi les deux hypothèses cohabitent sans
cesse dans son texte, se soutiennent l’une l’autre dans une tension qui
autorise les nombreux énoncés paradoxaux et provocateurs, énoncés eux-
mêmes pervers, que Klossowski se plaît à multiplier.
Denise Klossowski MeToo D’une certaine manière, ce qui se dissimule de très profond
dans l’analyse de Klossowski, c’est le pressentiment d’une sorte de
massification d’un mode de socialisation fondée sur le schéma pervers,
consommation comme stricte production de déchets, de fétiches, et
d’objets irréels, déplacements des relations humaines dans des schémas
artificiels prédéterminés par les médias de masse comme la télévision ou
aujourd’hui Internet, pornographie du Web, réifications généralisées de
corps ... Ainsi, alors qu’à l’époque du capitalisme traditionnel la
pulsion de mort était canalisée par les grandes guerres ou plus
tardivement par les grands mouvements politiques de masse dont le
fascisme fut en quelque sorte l’apothéose, c’est aujourd’hui, à partir
des années 1960-1970, dans la société de consommation, dans l’acte de
consommer, et dans la relation sociale avec autrui telle que la règle
désormais les schémas télévisuels puis numériques, que la pulsion de
mort trouve dans le canaux mêmes de la vie collective le lieu de son
déploiement. La position ambiguë de Klossowski a pour origine une
intention qui, elle, est parfaitement claire: protéger le prestige du
pervers. Cette position suppose de ne pas déchoir, de ne pas le faire
déchoir d’une position qui est fondamentalement aristocratique. Tout
usage de la perversion au service de la critique sociale risque de faire
chuter Sade et ses compagnons de désir à un rôle ancillaire.
L’aristocratie perverse est une aristocratie de la pure maîtrise.
Juliette est celle qui pousse le plus loin cette maîtrise où la
prostitution de son corps est un acte de survalorisation de ce même
corps, et c’est pourquoi elle offre une forme d’issue aux hésitations de
Klossowski. Avec Juliette, la maîtrise perverse joue sur une surenchère
du prix que le sujet s’attribue à proportion de sa dégradation morale
et de l’affirmation d’un égoïsme illimité. Plus le sujet est corrompu,
plus il satisfait ses intérêts les plus primitifs, plus il augmente son
prix. Ces deux éléments sont dans une sorte de circularité dialectique:
le pervers en se corrompant abolit la propriété de son corps propre,
mais il le récupère décuplé en tant que domaine investi de phantasmes,
corps devenu pure sphère phantasmatique. Juliette, en ce sens, est
peut-être le personnage fondamental qui autorise Klossowski à transférer
l’univers sadien dans le nôtre. Juliette, en effet, diffère de la
plupart des libertins sadiens qui, eux, se situent dans l’univers
archaïque et rudimentaire des rapports féodaux, qu’ils soient seigneurs
ou voleurs. Avec Juliette, les choses changent. En tant que femme, elle
possède elle aussi un prix dont les libertins mâles sont, eux,
dépourvus. Comme femme, elle a, dans la société, une valeur d’usage et
une valeur d’échange reconnues, qui en font une marchandise.
La comtesse Foedora, dans la première édition de La Peau de Chagrin Juliette est profondément moderne en tant qu’elle est un
sujet-marchandise, un sujet qui assume son itinéraire subjectif dans les
termes mêmes des circuits d’échanges et de valorisations de l’objet
commercial. Juliette est celle qui peut surenchérir son prix de
phantasmes. Ayant souscrit au principe sadien selon lequel chacun
appartient à tous et tous à chacun, Juliette peut apparaître comme femme
et comme sujet, comme marchandise et comme maître, comme celle donc par
où passe la transfiguration du monde féodal de Sade en notre monde, le
monde moderne, monde qui commence d’ailleurs à s’échafauder avec le
Directoire et le Consulat de Napoléon dont Histoire de Juliette
est contemporain. En tant que sujet prostitué, vendable, mais qui
augmente son prix en tant qu’il est vendable et donc socialisé de part
en part, Juliette, tout à la fois producteur, consommateur et objet
fabriqué, est ce qui anéantit radicalement toute gratuité. En ce sens,
on peut dire alors en termes klossowskiens, que Juliette, c’est la Société. On aura aussi reconnu dans cette allégorie la transposition
d’une formule de Balzac appliquée à un personnage capital de la comédie
humaine, Foedora, la femme de La Peau de chagrin: Oh!
Foedora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira
ce soir à l’Opéra, elle est partout, c’est, si vous voulez, la Société. Cette maxime est alors ce qui permet de désigner clairement le point de communication de la perversion et du monde social. Seule trace de cette ambition à perpétuer, le petit texte du groupe Tiqqun, Premiers matériaux pour une Théorie de la Jeune-Fille où est convoquée la pensée-Klossowski.
En réalité, la Jeune-Fille n’est que le citoyen-modèle
tel que la société marchande le redéfinit à partir de la Première Guerre
mondiale, en réponse explicite à la menace révolutionnaire. À la
soumission par le travail (du capitalisme fordiste), limitée puisque le
travailleur se distinguait encore de son travail, se substitue à présent
l’intégration par la conformité subjective et existentielle,
c’est-à-dire, au fond, par la consommation. Un concept qui n’est pas
genré: le lascar de boîte de nuit ne s’y conforme pas moins que la
beurette grimée en porno-star. Le sémillant retraité de la com’ qui partage ses loisirs entre la Côte d’Azur et ses bureaux parisiens lui obéit au moins autant que la single, trop à sa carrière dans le consulting
pour se rendre compte qu’elle y a déjà laissé quinze ans de sa vie. Et
comment rendrait-on compte de la secrète correspondance qui lie l’homo
branché-gonflé-pacsé du Marais à la petite-bourgeoise américanisée
installée en banlieue avec sa famille en plastique, s’il s’agissait d’un
concept sexué? Jean-Laurent Cassedy Tout l’intérêt de la lecture que propose Klossowski, c’est
qu’elle nous autorise à saisir le néolibéralisme au prisme de l’économie
libidinale, et donc de le démythifier, de mettre en évidence ses
impossibilités, de montrer, que, pour être en effet barbare, il ne
touche à la monstruosité que pour mieux l’adapter aux normes vitales de
la reproduction sociale.Klossowski ajoute alors plus qu’un point de fuite, une véritable piste pour esquisser une anthropologie -non pas du néolibéralisme
qu’il faut laisser aux accessoires des fétiches idéologiques- mais une
anthropologie de l’économie. Une économie qui n’est ni de la
marchandise,ni de la monnaie, ni des échanges, ni de la production,
mais une économie du sujet économique, tout à la fois sujet,
marchandise, monnaie, échange, produit, producteur, et déchet
recyclable. Eric Marty