9/25/2020

Interview de Thomas Levy-Lasne

 

Interview de Thomas Levy-Lasne. L’amant des banalités

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Thomas Lévy-Lasne est aujourd’hui l’un des peintres majeurs de la scène picturale française. En véritable « exhausteur de goût », il se propose, par des toiles au réalisme troublant, de nous révéler les beautés trop souvent méprisées du banal.

Voici notre entretien.

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Thomas Levy-Lasne, autoportrait

VIRTUTE : Peux-tu nous raconter un peu ton parcours ? Comment en es-tu arrivé à faire de la peinture ton métier à plein temps ?

Thomas Lévy-Lasne : J’ai débuté avec un bac S dans une école parisienne renommée. Mais déjà à l’époque, j’avais une pratique marginale de la peinture pour pallier à mon mal-être. C’était hyper violent comme cursus, j’étais pas heureux là-bas. Par contre, peindre le dimanche, là je m’y retrouvais carrément.

Je suis quelqu’un qui a besoin de moments d’isolement pour expérimenter, explorer – vivre quoi. La peinture m’offrait ça. J’ai donc décidé de postuler post-bac à plusieurs écoles des Beaux-Arts en France, et honnêtement, je ne pensais pas être accepté où que ce soit… Mais une professeure aux Beaux-Arts de Lyon m’a poussé à tenter les Beaux-Arts de Paris, auxquels j’ai finalement été accepté après avoir obtenu mon BAC.

Ton impression ?

Grosse déception. Le problème majeur était que là-bas on enseignait très peu le versant pratique de la peinture. En fait, la peinture tout court était assez stigmatisée. Donc, j’étais dans mon îlot avec quelques camarades, un peu frustré, un peu reclus. Et puis, il y a eu quelqu’un de très important pour moi, le critique d’art Hector Obalk, qui a fait une exposition d’art figuratif dans les locaux des Beaux-Arts en 2000. J’ai ensuite travaillé avec lui pendant 4 ans. Je l’accompagnais un peu partout et je passais mon temps à filmer les plus grands musées européens.

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On peut qualifier ton style de « traditionnaliste ». Est-ce-que c’est au contact des grandes œuvres de l’histoire de l’art que tu as développé cette touche ?

Pas vraiment. Je pense que le style est avant tout affaire d’intuition. Le style, on le rencontre, ça se déclare, puis ça s’affine. Notamment en s’imprégnant d’autre chose. À cet égard, la philosophie a été très importante pour moi parce que j’avais besoin d’une réelle réflexion sur la thématique : pourquoi peindre ? Je pioche dans la littérature, la politique etc… Tout ça nourrit mon travail et façonne mon tracé.

Et parmi le mobilier du monde, as-tu des sujets de prédilection ? Quand on regarde un peu ce que tu as fait, on voit de tout : paysages, soirées, animaux, portraits, espaces urbains… As-tu une préférence dans tout ça, un genre favori ?

Pas vraiment. Le réel dans toute sa diversité et ses déclinaisons, c’est ça qui m’intéresse. Tout est tiré de mon propre vécu. Je prends plein de photographies là où je vais, là où je voyage. Et c’est souvent en les passant en revue qu’un ou plusieurs clichés m’inspirent, je décide alors d’en faire des montages sur Photoshop. Je change les lumières, parfois les couleurs. Je manipule beaucoup l’image, j’y prends plaisir ! Mes toiles ne sont jamais des reproductions d’instantanés.

De temps en temps, je crée même des environnements entiers, comme dans « Vacances », ou bien la série des « métiers ». C’est pas du tout mon but d’être rigoureusement fidèle à l’environnement. Les photos, c’est une matière première avec laquelle je joue librement.

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Pour quelqu’un qui s’intéresse autant au réel, c’est quand même un peu surprenant de privilégier la peinture non ? Toi qui as aussi touché à la photo et à la vidéo, estimes-tu que la peinture conserve une pertinence ?

Savoir si la peinture est appropriée ou non est effectivement une grande question pour moi. La peinture, finalement, ça me paraît être indiscutablement le medium le plus efficace pour traiter de l’immanence des choses, de leur présence pure dans le monde parce qu’il y a ce jeu, cette épaisseur et cette puissance d’incarnation qu’on ne retrouve pas dans la photo et dans le cinéma.

Pour la réalisation d’une peinture, tu prends des mois, voire des années. Tu y mets bien plus d’implication, bien plus de toi et de ton inconscient. La peinture, c’est quelque chose que je trouve fondamentalement vivant, c’est un flux, dont on ne sait jamais où il va nous mener. Déterminer qu’un de mes tableaux est « fini » ou non, c’est presque mission impossible. Dans la photo ou le cinéma, il y a une logique qui n’est pas du tout la même.

J’ai lu un commentaire d’une femme qui m’a un peu interpellé. En parlant de ton travail, elle s’enthousiasmait en disant : « Il sublime le réel ». As-tu le sentiment, toi, de « sublimer » quelque chose ?

Non, pas du tout. J’ai un vrai appétit du banal, je trouve que l’art peut servir à retrouver la fraicheur d’un certain regard sur ce qui nous entoure. Ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est parfois ce sentiment « d’inquiétante étrangeté » et d’inconfort, auquel on est confronté face à ce dont on a l’habitude. Par exemple, quand je fais le ménage, je me baisse et, tout à coup, je me retrouve face à un autre niveau de réalité, où tout paraît un peu nouveau, un peu saugrenu. Rien de sublime là-dedans, juste un point de vue alternatif.

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C’est ce qui rend ta peinture d’autant plus intéressante. Ce sujet là, c’est vraiment un contrepied de notre modèle de société. On est quand même dans des structures avec des impératifs de découverte perpétuelle. De telle manière qu’on ne nous accorde pas le droit de nous satisfaire de ce qui nous entoure – du banal.

Bien sûr ! Ça c’est un enjeu carrément politique. Il y a une vraie haine du réel qui est complètement artificielle. Pour moi, c’est totalement commercial et je pense qu’il faut lutter contre ça. Je te donne un exemple, que je trouve particulièrement scandaleux : le mouvement me too. C’est quand même assez ahurissant que l’un de leurs principaux porte-paroles soit des magazines de mode qui participent quotidiennement à la haine des corps réels – et donc de soi – pour des milliers de femmes. Des images standardisées de corps photoshopés à peine pubères, c’est une véritable fabrique du malheur.

L’important, c’est quand même de trouver le beau dans notre proximité, sinon c’est une quête sans fin, un truc insatiable. Il faut laisser de côté l’exigence de l’extraordinaire pour renouer avec le normal. Moi, ma grande question c’est : comment habiter authentiquement le monde ? Comment s’émanciper de ce truc très humain qu’est l’illusion, le goût intarissable de l’ailleurs, le déni etc… Toutes ces choses, qui nous éloignent du réel tel quel.

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C’est le versant un peu « militant » de ton travail ?

J’ai pas du tout de goût pour le militantisme à mon niveau, mon travail c’est simplement de montrer. Tout ça dans une perspective un peu documentaire, sans aucune narration. J’ai la conviction intime que les images se suffisent à elles-mêmes pour faire écho chez les gens, éveiller quelque chose qui peut ensuite éventuellement se transformer en action pratique. L’image pense et nous fait penser.

C’est ça que tu souhaites provoquer chez le spectateur ?

Mon désir, c’est de faire passer des charges d’énergies qui, en un sens, donnent de l’appétit à l’existence. Tout ça en célébrant précisément le banal, parce que c’est ce qu’il y a de plus accessible, et donc de plus essentiel. J’aimerais pouvoir opérer, pour un instant au moins, un changement de perception chez les gens. Qu’on se dise avec un peu d’émerveillement « mais oui, c’est quand même dingue que ça, ça existe » tout simplement. Ce que je représente dans mes toiles, ce sont toujours des choses très quotidiennes, super humaines : les rues, les manifs, la vie, la mort, le sexe, la maladie…

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Avec une forme de bienveillance, il m’a semblé.

Oui, j’aime bien la bienveillance, mais il faut quand même une pointe de perversité. C’est-à-dire que la vie ce n’est évidemment pas une tarte au sucre. Si on veut être juste, il me semble qu’un peu de cruauté est nécessaire. Par exemple, je peins la fête, les gens qui s’amusent etc. Mais j’aime bien que dans tout ça, il y ait un élément qui cloche. Un mec ivre dans un coin tout seul, d’autres qui échouent dans leur tentative de séduction. Comme une piqure de rappel quoi.

Que penses-tu de la position de la peinture dans le paysage des institutions publiques ?

C’est très simple. Il y a un énorme problème de représentation. Aujourd’hui en France, je compte environ 150 artistes peintres de ma génération de bonne qualité. Et il y a disons une trentaine d’entre eux qui ont un talent que je trouve excellent, de valeur internationale. Mais malheureusement, ils ne sont absolument pas représentés en FRAC, ni dans les établissements publics. Seules quelques galeries précaires nous ont toujours soutenu… On se trouve complètement ringardisé par rapport à toute une autre frange de la production actuelle parce que, nous, on ne fait pas les balises classiques, le « cursus honorum » de l’artiste contemporain.

D’où vient ce rejet à ton avis ?

Selon moi, ce qui joue beaucoup, c’est la perspective téléologique liée à la peinture. Dans les années 90, on s’est dit que la peinture avait suivi une évolution cohérente ayant déjà trouvé son point d’aboutissement pour laisser place à ce qu’on appelle l’art contemporain. Donc, la peinture, en somme, c’était mort ; il y avait plus rien à faire, plus rien à inventer. Comme si on avait complètement épuisé le médium au fil des siècles. Évidemment, je suis contre cette idée là. Je trouve qu’il y a une vraie scène picturale française et qu’il faut absolument la défendre.

C’est quoi tes projets aujourd’hui ?

Finir un tableau que je peins depuis 4 ans ! Très prochainement, je vais partir un an à Rome dans le cadre d’une résidence d’artistes à la Villa Médicis. Je suis ravi, ça va être l’occasion de creuser la peinture à l’huile en me consacrant à des tableaux que j’avais laissés en attente. Et puis, je serai de retour à Paris pour faire une conférence à la Fondation d’Entreprise Ricard le 22 novembre en compagnie d’Aurélien Bellanger.

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Thomas Lévy-Lasne a également figuré dans plusieurs films de Justine Triet et réalisé Le Collectionneur.

Pour en apprendre plus sur son travail, rendez-vous sur son site: thomaslevylasne.com

(© Thomas Lévy-Lasne)