Paul B. Preciado : Je suis un monstre qui vous parle
Le titre de ce livre de Paul Preciado expose le paradoxe et le point de vue critique qui structurent l’ensemble de son discours. Le monstre est celui qui ne parle pas mais qui est fait monstre par ceux qui parlent à sa place, qui parlent de lui, qui « le parlent » et, faisant ceci, le constituent en objet monstrueux. Preciado, ici, inverse ce rapport discursif, cette domination dans et par le discours, en s’émancipant du destin habituel du « monstre », en se mettant à parler, et à parler face à ceux qui le constituent en tant que monstre.
Le texte de ce livre est celui d’une intervention de l’auteur devant des psychanalystes de l’Ecole de la Cause freudienne. Preciado ne se contente pas de parler devant ceux qui, par leur pratique, ont un certain type de rapport à la parole de l’autre, rapport supposé impliquer l’écoute. Preciado met en avant que ceux qui, lors de cette conférence, sont réunis devant lui, possèdent d’habitude la parole, possèdent dans le discours la place du sujet et, par leur parole, construisent l’identité monstrueuse de ceux et celles qui, enfermé.e.s dans la catégorie de l’« autre », sont non seulement réduit.e.s au silence mais se voient condamné.e.s, dominé.e.s, assujetti.e.s dans le double sens du terme : objets d’un rapport de soumission et subjectivités se pensant comme les maîtres les conduisent à se penser (des monstres, des anormaux, etc.).
Les discours psychanalytiques, autant dans le contexte de la séance que dans leur dimension publique et sociale, n’impliqueraient pas réellement l’écoute mais un cadre du discours, des conditions, un contenu qui fonctionnent telle une grille s’appliquant à ce qui est dit et produisant l’objet dont on parle. Il s’agirait de discours prescriptifs, performatifs, producteurs de « l’autre » en tant qu’objet. La catégorie de « l’autre » est ambiguë et complexe : l’autre est-il réellement autre si ce qu’il est en tant qu’autre, si son altérité, est le produit de ce que j’en dis (et des relais institutionnels de mon discours) ? Et cette catégorie de l’autre n’est-elle pas d’autant plus problématique si cet autre se voit attribuer les caractéristiques d’un monstre, à savoir un non humain, un autre qu’humain ? Le discours psychanalytique se révèle ici comme un discours de pouvoir discriminatoire.
Sans doute peut-on penser que ce point de vue développé par Paul Preciado est réducteur, omettant l’existence d’une certaine conscience dans le champ psychanalytique de la dimension problématique de son discours et de ses catégories ou encore la connaissance critique de son histoire, de ses impasses, de ses points aveugles qu’il s’agirait de mettre au jour et de dépasser. L’histoire de la psychanalyse est aussi faite de retours critiques sur elle-même, sur ses concepts et préjugés, autant que d’efforts plus ou moins réussis pour s’extraire de leur emprise (« Je pense qu’il est possible de dire que Lacan essaie (…) de dénaturaliser la différence sexuelle, mais que (…) il finit par produire un méta-système presque plus rigide que les notions modernes de sexe et de différence anatomique »).
Mais si le point de vue de Preciado ne s’attarde pas sur cette dimension autocritique de la psychanalyse, c’est parce que celui-ci s’appuie d’abord sur l’expérience de la psychanalyse vécue par Preciado lui-même, le « Je » du titre soulignant que celui qui parle ici, parle d’abord à partir de lui-même, de son point de vue situé dans une expérience, un corps, une vie. Selon Freud, la psychanalyse a pour finalité l’accès à la place de sujet dans le discours : il s’agit de parvenir à parler en disant enfin Je, et c’est cette finalité que, selon Preciado, la théorie et la pratique psychanalytiques empêchent pourtant. C’est la place du Je qui est ici conquise par Preciado mais en dehors du dispositif discursif de la psychanalyse, contre ce dispositif, face à celui-ci et en le dénonçant, et cette place ne peut être occupée que si « Je » parle de lui et à partir de lui – sa propre existence, sa propre pensée faisant office de sabot dans la machine psychanalytique.
Si le récit singulier autobiographique peut avoir une force critique, c’est bien sûr à condition de s’appuyer sur un effort de singularisation, s’il entreprend de ne pas reproduire, à propos de soi, les normes et exigences de la pensée et du discours au contraire imposées par les institutions, par l’histoire, par la culture, par les sciences humaines, etc. C’est cet effort que réalise Paul Preciado, développant un récit qui se revendique subjectif, construit à partir de sa propre expérience, de sa propre histoire, discours qui mine la prétention à l’universalité du discours psychanalytique, cette universalité étant surtout un masque, un élément stratégique en vue d’une domination des corps et des esprits (il ne s’agit pas ici d’opposer un discours situé et un discours universel : tout discours, y compris celui de l’objectivité psychanalytique, est un discours situé).
C’est à partir de son existence, de son histoire, de son corps, de sa subjectivité d’homme trans que Preciado développe un discours à l’intérieur duquel il peut dire Je et avec lequel il peut réaliser une critique de la psychanalyse normative dominante – celle qui ne cesse de produire des monstres, des « autres », des êtres à redresser, à dévaloriser, à stigmatiser, à « soigner ». Ce qui signifie également que le discours théorique est toujours un discours politique, que le théoricien ou la théoricienne sont toujours des activistes politiques. Reste à choisir son camp…
Vivre en Espagne, en tant que fille, dans un environnement pesamment catholique, machiste, franquiste a déjà produit ses propres aliénations mais aussi une conscience de la domination, de l’omniprésence de normes mortifères – conscience que le fait de vivre ensuite, en tant qu’homme, dans un environnement tout aussi sexiste et normé n’a fait que renforcer et éclairer. Cette existence et son histoire singulière s’accompagnent d’une réflexion critique sur les normes mais aussi de l’évidence de leur caractère morbide, de leur artificialité, évidence que tout le système du binarisme du genre est en réalité un système de domination et d’oppression. Et cette conscience intègre d’une manière tout aussi évidente l’idée que le corps, le genre, sont des réalités relatives, susceptibles de variations selon le contexte et selon la subjectivité. Les normes ne sont pas des réalités absolues et universelles, pas plus que le corps ou la subjectivité. L’existence et l’histoire de la personne trans sont vues ici à la fois comme le révélateur d’une violence systémique et comme un élément par lequel cette violence perd de sa force, par lequel le système se fissure, commence à vaciller, la singularité de cette histoire montrant comment la violence s’exerce mais aussi comment elle rencontre ce qui lui résiste.
Ce sont les mêmes normes, le même système du genre, la même naturalisation de ce système que Preciado rencontre dans la psychanalyse, celle-ci « transformant en loi psychique les rituels sociaux de normalisation du genre ». Si la psychanalyse s’efforce de produire des théories, des pratiques, des discours objectifs indépendants de la doxa, de la tradition sociale et culturelle, elle en reproduit pourtant certains présupposés, apparaissant surtout comme un moyen d’institutionnaliser, d’objectiver et de légitimer ces présupposés. Ayant à faire, en tant qu’individu, à la psychanalyse, Paul Preciado rencontre moins une écoute qu’un discours qui le pense, en tant qu’homme trans, à partir d’une représentation binaire du genre, d’une naturalisation de ce binarisme et des corps (la fameuse « différence sexuelle ») – un discours qui ne parvient pas à intégrer la singularité de son histoire et qui pense cette histoire à partir de catégories qui ne peuvent que situer l’individu Paul Preciado à la place de celui qui a raté, qui est en échec, qui est défectueux : à la place du monstre social, biologique, mental.
C’est ainsi que le discours psychanalytique au lieu d’écouter, c’est-à-dire d’accueillir et de permettre à l’individu de parler à la première personne, parle en imposant une place, en construisant une identité par laquelle la domination institutionnelle et sociale va pouvoir s’exercer : là où l’on attend les conditions de possibilité de l’advenue du sujet, on se heurte en fait à une machine à produire des objets.
Nos corps sont politiques, nos psychés sont politiques, nos sexualités sont politiques : soit car ils reproduisent les normes et préjugés sociaux, culturels, historiques qui règlent, au sein d’une société, l’ordre des corps, des esprits, des relations entre les individus et les groupes ; soit parce qu’ils échappent aux cadres de cet ordre et les fissurent, les ouvrant à un dehors qui en sont la négation – les deux pouvant coexister, et coexistant sans doute dans la plupart des cas. S’il s’agit d’affirmer la singularité de nos corps, de nos psychés, de nos sexualités, ce n’est pas par goût de l’exhibitionnisme, par une volonté puérile de se démarquer, mais c’est parce que cela est un moyen par lequel exister en tant que sujet – sujet individuel, sujet collectif – autant qu’un moyen de résister à ce qui est pour nous politiquement, socialement, psychiquement destructeur.
Alors que certains collectifs féministes véhiculent actuellement un discours violemment transphobe, Paul Preciado démontre en quoi la « transidentité », en tant qu’affirmation de l’artificialité du binarisme du genre, en tant que pratique d’une certaine plasticité du genre, en tant que dénaturalisation des normes du genre, est profondément antisexiste, c’est-à-dire radicalement féministe (alors que le discours transphobe, y compris lorsqu’il est le fait de « féministes », revient à reproduire la logique binaire du genre, c’est-à-dire à reproduire la logique la plus primaire du sexisme systémique). Je suis un monstre qui vous parle est un livre qui développe une idée politique des corps, du psychisme, des sexualités autant qu’il insiste sur des pratiques politiques possibles à partir du corps, des psychés, des sexualités.
Ayant subi le système sexiste en tant que fille, Paul Preciado peut, par la suite, d’autant plus jouir des privilèges que possède le corps identifié comme masculin, les privilèges qui accompagnent l’identité masculine dans l’espace de la rue et des lieux publics. Or, s’il s’agit de fuir les normes qui oppriment, il s’agit tout autant de les fuir lorsqu’elles permettent, au sein du système oppressif, d’être à la place du maître. Il n’est pas question pour Preciado de changer simplement de place, il s’agit d’attaquer le système par lequel certaines places sont distribuées selon une certaine hiérarchisation des êtres et des rapports à la violence différents.
La prise de conscience qui suit cette expérience politique plurielle de la différence sexuelle est celle-ci : « les codes culturels de la masculinité et de la féminité sont anecdotiques comparés à l’infinie variation des modalités de l’existence ». Contre le binarisme du genre, le but n’est pas d’occuper telle place plutôt que telle autre, mais il est au contraire nécessaire – psychiquement et politiquement nécessaire – d’affirmer la variabilité des possibilités du corps, du sexe, du psychisme, de l’existence sociale, politique, de l’existence dans le monde.
Le pluriel plutôt que le binaire, la pluralité plutôt que la différence comprise comme simple opposition et complémentarité, l’exubérance de la vie plutôt que la fixité des normes lorsque celles-ci ont pour finalité et effet de tuer la vie, de massacrer les individus. L’objectif politique autant qu’existentiel et psychique est d’échapper au système du genre, de rendre possibles des modes d’existence et de pensée qui inventent d’autres systèmes enfin accueillants, ouverts à des vies non binaires, non déjà normées, ouverts à toutes les formes du vivant. Là encore, il faut choisir son camp : veut-on être un assassin ?
Dans ce livre, Preciado se réclame explicitement d’un vitalisme somme toute classique qui définit la vie comme pluralité, invention, métamorphisme, variation, non identitaire (le vitalisme n’étant pas seulement un anti-naturalisme mais aussi, et en tant qu’il est un anti-naturalisme, une philosophie de la contingence). C’est ce vitalisme – la vie de la vie – qui est nié par le système de la différence sexuelle, par le binarisme du genre, par les normes sociales actuelles façonnant les corps, les sexes, les sexualités, les psychés – et c’est ce vitalisme qui est épistémologiquement rejeté et combattu par, entre autres, la psychanalyse. Il s’agit alors d’inventer d’autres paradigmes épistémologiques et de produire d’autres savoirs – la théorie, encore une fois, n’étant pas séparable du politique. Ces autres savoirs, ces paradigmes nouveaux ne peuvent être créés sans les récits à la première personne des « subalternes sexuels et de genre », c’est-à-dire sans l’introduction, dans la pensée, de la pluralité des modes de vie et des modes de la vie.
L’entreprise est colossale puisqu’il s’agit de la « constitution d’un savoir dissident face aux langages hégémoniques de la psychologie, de la psychanalyse et des neurosciences », un savoir impliquant la création d’un « nouveau cadre cognitif, une nouvelle carte du vivant ». Ce savoir n’est possible que s’il se débarrasse des présupposés mortifères qui aujourd’hui plombent la pensée autant que les corps et s’il est produit à partir des « subalternes » eux/elles-mêmes, ce qui implique un rapport politique, scientifique, philosophique radicalement différent aux vies aujourd’hui étouffées. La production d’un tel savoir est une entreprise énorme mais qui a déjà commencé, qui continuera car désormais nous parlons – nous parlons et nous parlerons, nous parlons et nous continuerons à parler.
Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, éditions Grasset, 2020, 128 pages, 9 € — Lire un extrait