Jonathan Daudey explore les trois principales perspectives proposées par Friedrich Nietzsche sur la question du temps.
Le temps est encore une pièce centrale de la réflexion philosophique. Le temps qui passe, qui détruit tout, sur lequel l'humain n'a aucune prise. Ils sont nombreux aujourd'hui, ces philosophes qui travaillent autour des thèses de Henri Bergson ou de Martin Heidegger. Nous avons néanmoins traversé une époque, pour ainsi dire, de l'espace, époque (1970-2000) d'une recherche en contrepoint de la précédente, qui l'emporta sur toute la phénoménologie du temps vécu. Nul ne se risquait plus à prendre la défense d'un livre devenu maudit : Durée et simultanéité (Bergson, 1922). La question du temps vécu était condamnée et les propos étranges de Bergson sur le temps unique de la matière semblaient relever du malentendu.
Dans quelles conditions revenir à une réflexion philosophique sur le temps ? Jonathan Daudey propose de passer par la philosophie de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Professeur de philosophie et directeur de publication de la revue en ligne Un Philosophe, fondée en 2013 , il est aussi spécialiste de cet auteur.
En s'intéressant à l'oeuvre de Nietzsche, on évitera ainsi de se demander ce qu'est le temps sous une forme abstraite ou essentialiste. On observera plutôt comment Nietzsche, qui ne tient à aucun moment un discours consacré au temps en tant que tel, ne cesse de dessiner, de manière cohérente, une philosophie des temporalités.
Daudey précise ainsi d’emblée qu’il convient à l’égard de Nietzsche de parler de temporalités plutôt que d’une essence du temps. Son ouvrage explore ces temporalités nietzchéennes. Il part de la notion de « point de vue » pour porter un regard sur les multiples figures du temps qui « bourdonnent dans les multiples régions de ses écrits ».
Pour autant, ces figures ne seraient pas dispersées, contrairement à ce que finissent par croire ceux qui pensent trop rapidement à l’émiettement des aphorismes. Pour l’auteur, elles agissent en sous-sol des textes du philosophe et relient entre elles des données qui forment le corps de la conception de l’inactuel. Cette dernière notion est centrale, il convient de lui conférer une signification.
L'inactuel
L’auteur a recours à la définition de Patrick Wotling, aujourd'hui traducteur de la plupart des ouvrages de Nietzsche en édition de poche : « être inactuel, c’est d’abord s’opposer à ce qui est à la mode ; c’est refuser le conformisme, la soumission grégaire aux lubies collectives du moment, c’est refuser de se prosterner devant le nouveau, bref refuser d’éprouver la qualification de « moderne » comme argument qui devrait emporter l’adhésion par principe ». Cette définition tient par de nombreux biais aux débats de notre époque. On n'y précise pas toutefois si refuser quelque chose est nécessairement être « anti ».
Il reste pertinent de rapporter cette inactualité à la question du temps. L’inactualité n’est pas une attitude réactive, ni une attitude passive à propos du présent et du monde contemporain. Elle définit le philosophe qui ne se conforme à rien de ce qui lui est imposé. Et il n’est pas étonnant que Nietzsche se prenne en charge sous ce mode, puisque loin d’être « spectateur du monde » (ce qui réfère à Emmanuel Kant), il est d’abord philologue, archéologue de la langue et des textes anciens : celui qui sait faire jouer dans les langues des rapports de distance et d’écart (passé/présent, étymologie/signification actuelle.).
Enfin, il est bon de souligner que cette question du temps est rapportée à la vie, telle que la conçoit Nietzsche. Non pas à la physique et à la cosmologie, du moins en premier lieu, mais à la vie qui palpite, meut, et permet d’évaluer les actions.
La relation de Nietzsche avec son temps
Où se rencontre la marginalisation de Nietzsche par rapport à son présent ? Le philosophe a ici la posture du combattant contre son temps, reculant devant les « masses » obsédées par le conformisme (au sens d’Emerson), selon une veine très classique depuis (et au risque de paraître hautain). L’inactuel prend sa source première ici. Il se situe par rapport à l’époque, au temps présent (de Nietzsche). C’est par rapport à lui qu’il convient de prendre ses distances. De là les métaphores dont s’empare le philosophe : le souterrain (à creuser dans la marge de l’époque), le travail de taupe entrepris par la philosophie vivante, se mettre à distance, et vivre dans la solitude en sont les corollaires.
On peut ajouter à ces expressions celle de « froid regard » à porter sur l’entourage.
Mais l’intérêt de l’ouvrage, concernant ce point, est qu’il explore cette voie au maximum des possibilités offertes par Nietzsche. Ainsi détaille-t-il la situation du journaliste qui a l’obsession du quotidien et se contente d’états de choses sans mouvement. À son encontre, le philosophe doit échapper à la tentation d’être un pur enfant de son siècle. Il détaille aussi la volonté nietzschéenne de passer pour la mauvaise conscience de l’époque. En somme de passer pour celui qui refuse le culte morbide du présent au profit d’un devenir créateur. Le philosophe doit s’enfoncer dans l’épaisseur des choses pour savoir les ébranler, leur redonner une valeur plus haute et plus forte.
Et là se joue la question du face à face entre le philosophe et son temps. L’auteur rappelle que cette thématique émerge avec les Lumières (surtout avec Kant et l’Aufklärung, disons les Lumières allemandes), est reprise par Hegel, puis par bien d’autres avant que Michel Foucault ne revienne sur cette question. Laissons les aspects techniques de cette question de côté, d’autant que l’auteur est fort pédagogique pour les lecteurs, pour nous contenter de la conclusion : à savoir que Nietzsche, à l’opposé de ces référents, se positionne régulièrement en tant que lutteur contre son présent, ce qui exigerait de reprendre toute la perspective qu’il dessine sur ce qu’est être ou non « moderne » (l’auteur y consacre un chapitre entier à juste titre, mais dans une conception très contemporaine du débat).
Nietzsche et l’histoire
Cet aspect, la question de l’histoire, se décompose en deux analyses successives. La première, Nietzsche s’y faisant médecin de la société, se penche moins sur la science de l’histoire telle qu’observée par lui que sur l’affect de l’histoire, si courant encore dans nos sociétés. La seconde porte sur le problème de l’avenir.
En ce qui regarde la première dimension, la thèse du philosophe est assez connue. Il diagnostique dans l’époque une souffrance liée à un mal historique, et fustige les pathologies de la fièvre historienne : celle d’adhérer à un sens de l’histoire, de se laisser empoisonner par un service restrictif de la vie, de se laisser aller à une vie qui s’étiole et dégénère dans la croyance en un progrès linéaire et continu.
Les Considérations inactuelles sont claires à cet égard, s’élevant, outre contre Kant et Hegel et leur croyance en un sens de l’histoire, contre les vertus du patrimonial et de la croyance en la nécessité de conserver la mémoire de toutes choses, une idéologie pas vraiment éloignée de ce que nous entendons encore de nos jours.
Ce qui ne signifie pas que Nietzsche réprouve toute perspective historienne. Mais l’histoire doit servir la vie, elle doit par conséquent savoir pratiquer l’oubli, et se refuser à faire de la mémoire un réservoir du passé. Si l’on veut donc « sauver » l’histoire, il importe de déplacer ses concepts vers celui de « généalogie », lequel fera aussi la fortune théorique de Michel Foucault.
La généalogie – d’où vient ? que veut ? que vaut ? – consiste à s’instituer en instrument en faveur de la vie. Elle montre comment naissent les attitudes et les notions dans un certain contexte. Et elle ne s’arrête pas là, puisqu’en examinant des naissances, elle promet des décès ou des disparitions.
En ce qui regarde la seconde analyse, Nietzsche déploie une attitude prophétique qui implique une conscience de l'avenir non négligeable. Qui dit avenir, dans ce cadre, dit nécessité de déconstruire une identité pensée dans les termes traditionnels (A = A). De là la formule constamment répétée : deviens ce que tu es. Mais, chez Nietzsche, la formule suppose que l’on ne sait pas ce que l’on est. Elle pousse à convertir l’être humain en devenir humain.
C’est sur ce positionnement que viennent se greffer les formules de « la philosophie de l’avenir » et du « sur-» (homme). Chacun sait désormais que ces formules doivent être prises avec précaution, compte tenu des usages nauséeux qui en ont été fait. L’auteur de cet ouvrage a la patience d’expliciter leur usage nietzschéen afin de ne pas égarer à nouveau les lecteurs trop pressés. C’est donc la voix libératrice de Zarathoustra qui nous accompagne dans cette partie de son travail.
L’éternel retour
Reste alors un dernier aspect de cette exploration à signaler. Il porte cette fois sur l’intuition nietzschéenne de l’éternel retour. Cette dernière formule n’est pas simple à saisir. Elle en a égaré plus d’un. L’auteur renvoie d’abord aux textes originaux (Le Gai savoir notamment). Cela lui facilite la tâche par laquelle il faut en passer pour comprendre comme se lient la finitude humaine et cet éternel retour, et pour donner corps dans le même temps à ce nihilisme non moins ambigu dans le vocabulaire du philosophe.
De toute manière, « nihilisme », ce n’est pas une question de simple absence de croyance personnelle ou d’une croyance en « rien ». Rappel à cet égard : « Le nihiliste est l’homme qui juge que le monde est tel qu’il ne devrait pas être et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas ». Superbe formule que l’auteur déploie, soulignant que l’existence n’a donc aucun sens, et justifiant l’expression « Dieu est mort ».
Pour traverser rapidement cette exploration, indiquons que l’auteur alimente la réflexion autour de cette idée selon laquelle l’éternel retour se veut l’impitoyable pourfendeur du christianisme et des hallucinés des arrière-mondes. Il faut donc penser la vie à partir d’elle-même. Et répondre à la question de savoir comment augmenter la puissance de vie des humains.
L’idée d’un éternel retour prend à partie l’idée de progrès et de finalité si courante à cette époque, et sans doute de nos jours aussi. Que cette idée actualise la pensée stoïcienne, ce que soutient l’auteur, ou non, il n’empêche, ce thème hante les commentateurs de la philosophie de Nietzsche.
Alors il est possible d’en terminer avec ce commentaire fort pédagogique d’un aspect central de la philosophie de Nietzsche. En terminer comment ? Par l’Aurore (qui fait le titre d’un de ses derniers ouvrages). C’est en faisant alors quelques détours par les philosophes grecs, les Stoïciens surtout, que l’auteur referme son parcours. Faut-il en déduire que Nietzche est bien l’héritier du Stoïcisme ? Nous laissons au lecteur le soin de découvrir la réponse au terme de l’ouvrage.