Les Parleuses #3 : Carson McCullers
Résumé de ce numéro 3 des Parleuses sur le site de Littérature,etc. « Au programme de cette séance de bouche à oreille pour propagation du matrimoine littéraire : ateliers de lecture par arpentage d’une nouvelle de Carson McCullers menés par Aurélie Olivier, un atelier d’écriture mené par Chloé Delaume, Marraine 2019 des Parleuses, et une lecture – enregistrement de podcast imaginés par Fanny Chiarello. » C’était le samedi 25 mai 2019, à Lille.
On peut écouter le podcast ici.
Intro
Je vais vous parler aujourd’hui d’une autrice mineure ; ce n’est pas moi
qui le dis mais Arthur Miller, le mari de Marilyn Monroe, qui a aussi
écrit quelques pièces de théâtre. Ne vous laissez pas abuser par cette
entrée en matière, Carson McCullers n’est pas l’une de ces femmes qui
ont dû passer leur vie et leur carrière à l’ombre des hommes. Au
contraire. Elle n’en fut pas moins maudite, à sa manière – car il est
bien entendu qu’une femme, à cette époque, allait payer cher son succès.
J’ai rencontré l’œuvre de Carson McCullers il y a maintenant une
douzaine d’années, mais jamais je ne m’étais penchée sur sa vie avant
d’être appelée à devenir une parleuse. Pour vous la présenter, j’ai lu
la biographie que Josyane Savigneau lui a consacrée en 1995, Carson McCullers, Un cœur de jeune fille, qui a été réédité en 2017 à l’occasion du centenaire de notre autrice.
Avant de commencer, j’aimerais vous parler d’une photo qui me semble raconter Carson McCullers avec une grande pertinence.
(Ethel Waters, Carson McCullers, Julie Harris. Photo de Ruth Orkin.)
Cette photo a été prise par l’Américaine Ruth Orkin en 1950. L’on y voit la star du blues et comédienne Ethel Waters, Carson McCullers et Julie Harris. Les trois femmes n’ont pas conscience de l’objectif qui les cadre et c’est une scène d’une profonde intimité que nous contemplons, plus d’un demi-siècle après. Étrange intimité puisque la scène se déroule lors de la soirée qui suivit la première new-yorkaise de The Member of the Wedding, l’adaptation théâtrale du texte plus connu en France sous sa forme romanesque et sous le titre de Frankie Addams ; la pièce sera joué 501 fois à Broadway, ce qui représente un beau succès. Julie Harris et Ethel Waters y tiennent les rôles principaux, ceux de Frankie et de Berenice Sadie Brown. Sur la photo, les trois femmes sont enfoncées dans un canapé au tissu damassé. Julie Harris, les bras passés par-dessus l’accoudoir, souffle sur son café et tient une cigarette ; à sa droite, Carson McCullers porte à son habitude des vêtements d’homme, rehaussés pour l’occasion de boutons de manchette ; elle arbore son indéfectible moue sous les orbites sombres d’un regard hanté, et se tient blottie contre la poitrine opulente d’une Ethel Waters rayonnante. Ce soir-là, Carson McCullers est the member of the party.
1.
Carson McCullers est née Lula Carson Smith le 19 février 1917 à Columbus
en Géorgie et morte le 29 septembre 1967 à Nyack dans l’État de New
York. Lula Carson était le nom de sa grand-mère, j’entends par là que
Lula était le prénom de sa grand-mère et Carson son nom de jeune fille.
Il était apparemment courant d’attribuer en deuxième prénom un nom de
famille, à cette époque, aux États-Unis.
La légende, relayée par le premier biographe français de notre autrice,
Jacques Tournier, veut que Marguerite Smith, la mère, ait rêvé d’avoir
un fils qui deviendrait musicien et qu’elle aurait appelé Caruso en
hommage à l’illustre ténor Enrico Caruso. Accouchant d’une fille, elle
aurait retiré le u de Caruso, l’aurait retourné de manière à en faire un
n et l’aurait placé à la fin du prénom, nous ramenant miraculeusement
au nom de jeune fille de la mamie. Ce que nous dit cette légende, c’est
que Lula Carson n’était peut-être pas née dans le bon genre.
De fait, elle a treize ans quand elle décide que désormais, on
l’appellera Carson tout court, ce en quoi elle montrera la même fermeté
que Frankie Addams dans le roman du même nom, quand elle se fera appeler
F. Jasmine. Le prénom usuel Carson, qui est masculin, sied
particulièrement à cette jeune fille que caractérise déjà son
androgynie. Carson McCullers, c’est ainsi, vêt son grand corps maigre et
dégingandé de chemises et pantalons dont l’histoire ne précise pas si
elle les pique à des hommes de son entourage ou les achète au rayon
hommes – cette option laissant imaginer des scènes étonnantes dans les
magasins des années 30 à 60.
Dans Le cœur est un chasseur solitaire, le premier roman de
Carson McCullers, Mick Kelly est le double de Carson à treize ans. Pour
commencer, elle aussi porte un prénom masculin. Comme sa créatrice, elle
fait très jeune l’expérience de la pneumonie, rêve de jouer du piano,
de voyager, de faire partie de quelque chose, bien que toutes ses
tentatives de créer des liens avec les autres la renvoient très vite à
la solitude. Physiquement, l’on retiendra (je cite) « sa voix rauque,
garçonnière, et (…) son habitude de remonter son short kaki et de se
dandiner comme un cow-boy de cinéma ». À ses sœurs, qui ricanent de son
apparence, Mick Kelly dit :
« Je ne veux pas être comme vous et je ne veux pas vous ressembler. Et
je ne vous ressemblerai pas. C’est pour ça que je porte un short. Je
voudrais être un garçon et partager la chambre de Bill ».
À l’évidence, c’est bien délibérément que Carson McCullers entretient
une certaine ambiguïté quant à son inscription dans un genre. Qui sait
si, au 21ème siècle, elle ne se serait pas fait désigner par le pronom they,
troisième personne du pluriel au genre neutre. C’est également ce que
semble indiquer la théorie de Frankie, ou F. Jasmine, ainsi formulée au
cours d’une de ses longues discussions avec son cousin de six ans John
Henry West et Berenice Sadie Brown, la domestique de la famille Addams
(hihi) :
« Elle désirait aussi que les gens pussent changer de sexe
instantanément selon leur caprice. Mais Bérénice discutait ce sujet,
affirmant que la loi des sexes était parfaitement établie et ne pouvait
être améliorée. Et John Henry ajoutait son grain de sel et déclarait que
chacun devrait être moitié garçon, moitié fille, et quand la vieille
Frankie menaçait de l’emmener à la foire et de le vendre à la Baraque
des Phénomènes, il se contentait de fermer les yeux et de sourire. »
Carson McCullers a déclaré un jour être née homme dans un corps de femme
et je n’arrive pas à trouver anodin que cette enveloppe dont elle se
dissocie soit, toute sa vie, une intarissable source de souffrances.
Elle n’a que quinze ans quand elle tombe gravement malade pour la
première fois.
2.
Le rhumatisme articulaire dont elle souffre n’est pas diagnostiqué, de
sorte qu’il ne sera jamais correctement soigné ; elle subira de
nombreuses pneumonies, passera les quinze dernières années de sa vie
paralysée du côté gauche, avant qu’un cancer ne l’emporte prématurément à
l’âge de cinquante ans. Dans la nouvelle Un souffle venu du ciel, parue de manière posthume dans le recueil Le Cœur hypothéqué,
elle décrit la douleur, l’isolement dans la douleur, et l’impossibilité
de communiquer sa détresse aux proches, qui se sentent impuissants au
point de finir agacés par le spectacle de toute cette souffrance. Ici,
c’est la mère de la jeune Constance, Mrs Lane, qui voudrait pouvoir
échapper à cette prison que devient pour elle la maladie de sa fille.
« Tous ces mots à la suite l’épuisaient. Elle prit une longue
inspiration et se mit à tousser. Penchée sur le côté, un Kleenex à la
main, elle toussa jusqu’à ce que le petit brin d’herbe sur lequel son
regard était fixé se grave à jamais dans sa mémoire, comme les rainures
du plancher lorsqu’elle était dans son lit. Sa toux calmée, elle jeta le
Kleenex dans une boîte en carton posée contre sa chaise longue et
regarda sa mère. Mrs. Lane s’était détournée. D’un air absent, elle
s’amusait à brûler les fleurs des spirées avec le bout de sa cigarette. »
(Carson par Leonard Mccombe.)
La cruauté du monde qui poursuit son grand spectacle de saisons,
d’airs froids et chauds, de textures et de couleurs, pendant que l’être
malade sent la vie refluer de son corps, J.T. Malone, le pharmacien
mourant de L’Horloge sans aiguille, la connaît lui aussi très bien :
« De retour de l’hôpital et libre tout l’après-midi, Malone laissait ses
journées en jachère. Il songeait aux montagnes, au Nord, à la neige, à
l’Océan, à tout le temps inexploité de sa vie. Comment la mort
pouvait-elle le frapper, alors qu’il n’avait pas encore vécu ? »
Il faut des années à Carson McCullers pour venir à bout de ce roman, son
dernier, qu’elle dicte à une secrétaire parce qu’elle ne peut même plus
taper à la machine. Je ne sais pas comment elle travaillait auparavant
mais, si je me fie à ma propre expérience, une phrase a subi des
dizaines de métamorphoses avant d’être imprimée, elle est raturée,
découpée, recollée, caviardée, rallongée, déplacée dans le corps du
texte. On sent bien que L’horloge sans aiguille est un texte infirme, un
texte que son autrice n’a pu travailler au corps. Et je profite de
cette remarque pour attirer votre attention sur le fait que, de toutes
les disciplines artistiques, l’écriture est la seule dont on estime
tacitement que le corps n’y est pas en jeu ; je suis sûre que Carson
McCullers s’opposerait à cette vision avec la même fermeté que moi et
plus encore.
3.
Pour l’instant, elle a quatorze ans et se prend de passion pour la
danseuse Isadora Duncan : le grand amour de sa vie, affirmera-t-elle a
posteriori. Cette tendance à s’enflammer pour ce qu’elle appelle des
amies imaginaires, presque toujours des femmes, ne lui passera jamais,
et elle en harcèlera plus d’une, d’Annemarie Schwarzenbach à Katherine
Anne Porter, de Djuna Barnes à Greta Garbo. Adulte, elle prétend avoir
écrit à cette dernière une lettre de plusieurs centaines de pages, ce
que son ami Edward Newhouse interprète ainsi :
« 1) elle avait écrit la lettre ; 2) elle n’avait rien écrit ; 3) la
lettre faisait plus de mille pages ; 4) elle ne faisait que neuf pages ;
5) aujourd’hui on était mercredi… Oui, cette petite disait vraiment ce
qu’il lui plaisait de dire. »
Mick Kelly, dans Le cœur est un chasseur solitaire, hérite aussi de cette propension à des rêveries non dépourvues de mièvrerie :
« La glace et la neige s’associaient souvent à ses plans d’avenir.
Quelquefois elle se trouvait en Suisse et toutes les montagnes étaient
couvertes de neige et elle patinait sur de la glace verdâtre. M. Singer
patinerait avec elle. Et peut-être Carole Lombard ou Arthur Toscanini
qui jouait à la radio. Ils patineraient ensemble et M. Singer
s’enfoncerait à travers la glace et elle plongerait sans souci du danger
et nagerait sous la glace et sauverait sa vie. C’était un des plans qui
obsédaient son esprit. »
(Annemarie Schwarzenbach)
Carson McCullers a conscience de vivre une grande partie de sa vie
dans un imaginaire sucré. Je sens d’ailleurs de l’autodérision dans sa
manière de décrire les fantasmes de ses personnages, particulièrement
vers la fin de sa vie, quand elle évoque en ces termes le mûrissement
inopiné de Jester, l’un des protagonistes de L’Horloge sans aiguille :
« Et il n’imaginait plus qu’il sauvait Sherman de la foule, qu’il
faisait le sacrifice de sa vie sous les yeux de Sherman, éperdu de
chagrin. Envolés également les rêves où il arrachait Marilyn Monroe à
une avalanche en Suisse, puis paradait triomphalement sous les
serpentins dans les rues de New York. Ces rêveries n’avaient pas manqué
d’intérêt en elles-mêmes, mais après tout, elles ne menaient à rien. Il
avait sauvé d’innombrables personnes, il était mort d’innombrables fois
en héros ! Et ces aventures se passaient presque toujours à l’étranger. »
4.
Tout comme son personnage Frankie Addams, Carson McCullers rêve de
quitter sa petite ville du Sud. Le Sud des États-Unis est connu pour ses
« péquenots », des Snopes de Faulkner aux dégénérés de Massacre à la tronçonneuse.
Car une culture endémique s’y est développée, que la critique désigne
volontiers comme Southern Gothic. Il ne s’agit pas de gothique comme on
l’entend dans le roman européen : si fantôme il y a, dans ce gothique
américain, c’est celui d’un système archaïque reposant sur l’esclavage,
l’agriculture et une structure sociale féodale, système que la guerre de
Sécession a fait s’effondrer. Face au Nord industriel et progressiste,
ce Sud ségrégationniste est à l’image des grandes plantations au bord du
Mississippi et de son aristocratie : en totale déchéance. William
Faulkner le premier a mis en littérature ce monde dont le charme
suranné, décadent, est sous-tendu par une violence inouïe.
La maison du juge Clane, dans L’Horloge sans aiguilles, apporte la description la plus évocatrice de ces vieilles demeures décadentes qui représentent le lourd héritage du Sud.
« Les morts continuaient à vivre dans la demeure victorienne, trop
décorée, au mobilier encombrant. Le cabinet de toilette de la femme du
juge était resté tel que de son vivant, avec le nécessaire d’argent sur
la commode et le placard plein de vêtements, auxquels on ne touchait que
pour les aérer. (…) Mais, bien que partout dans la maison il y eût des
rappels des disparus, les circonstances réelles de leur mort n’étaient
jamais mentionnées, même indirectement. »
Dès Le Cœur est un chasseur solitaire, dans la pension des
Kelly, on croise l’un de ces fantômes dérisoires, dont la famille ne se
résout pas à se défaire alors même qu’il est d’un grotesque patent :
« Mick jeta un coup d’œil sur le vestibule et sur la salle à manger.
Elle s’arrêta près du porte-manteau, devant le portrait du « Vieux
Barbouillé ». C’était le grand-père de maman. Il avait été commandant
pendant la guerre civile, et tué dans un combat. Un gosse quelconque
avait ajouté des lunettes et une barbe à l’ancêtre et, après qu’on eut
gratté les traces de crayon, toute la figure resta salie. C’est pourquoi
elle l’appelait le Vieux Barbouillé. »
(Le jeune Truman Capote à La Nouvelle-Orléans, par Jerry Cooke.)
On comprend, lorsqu’on lit les livres de Truman Capote, qu’il a fui très jeune sa Louisiane natale pour New York ; le passage de La harpe d’herbes à Tiffany’s l’indique assez. On sent à l’inverse que Flannery O’Connor n’a jamais quitté la Géorgie, choisissant même de s’établir dans la toute petite ville de Milledgeville plutôt que de rester à Savannah. On pourrait croire, si l’on s’en tient à ses oeuvres, que c’est également le cas de Carson McCullers, or sa biographie nous apprend qu’elle a gagné New York à la première occasion, quitte à y vivre dans des conditions précaires, du moins au début.
(Flannery O’Connor – LISEZ-LA ! Photo Atlanta History Center, Floyd Jillson Collection.)
Cependant, toute sa vie, elle entretient un rapport ambivalent à son
origine. Elle retourne souvent en Géorgie, parfois de longues périodes,
notamment dans les pires accès de la maladie, phases qui la voient se
réfugier auprès de sa mère Marguerite – du moins tant qu’elle-même y
réside. Elle va jusqu’à clamer tardivement que Savannah est l’une des
plus belles villes du monde. Selon de nombreux témoignages, elle n’a
jamais perdu son accent et se présente volontiers comme une fille du
Sud, consciente de ce qu’un tel bagage peut représenter, en particulier
pour un écrivain.
Tout comme mon Pas-de-Calais natal, ce Sud maudit a une réputation que
résument bien les trois mots « alcooliques chômeurs consanguins »,
d’ailleurs le Southern Gothic grouille de personnages difformes et,
selon le mot de l’époque, idiots. Qui parvient à attendrir le cœur de
pierre de Miss Amelia dans La Ballade du café triste ? Un bossu, Cousin Lymon :
« À peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui
lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop
fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée
entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une
bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de
poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. »
Dans Le Bruit et la fureur de Faulkner, sur trois enfants, l’un est idiot et un autre se suicide parce qu’il est amoureux de sa sœur ; dans La sagesse dans le sang
de Flannery O’Connor, Enoch Emory est psychotique et adopte volontiers
les postures des animaux dont il s’occupe au zoo ; presque chaque texte
de Carson McCullers a son infirme, son monstre, son idiot, mais leur
statut est très différent chez elle ; je pense qu’on peut lui attribuer
la sympathie que confesse son personnage Biff Brannon, dans Le Cœur est un chasseur solitaire :
« Il aimait les anormaux. Il éprouvait une chaude sympathie pour les
malades et les infirmes. S’il arrivait chez lui un client affligé d’un
bec-de-lièvre ou atteint de tuberculose, il lui offrait un verre de
bière. Si le client était bossu ou très infirme, c’était du whisky. »
Quand John Singer, qui est sourd-muet, entre dans la vie des personnages
principaux, il devient le centre de toute l’attention, plus qu’un
héros, une idole ; lui-même se suicide quand il apprend la mort par
obésité de son ami Antonapoulos, un autre sourd-muet dont on devine
qu’il a également un retard mental. Dans les textes de Carson McCullers,
les personnages qui font peur ne sont pas ceux que l’on pouvait
assimiler à l’époque à des phénomènes de foire mais les personnages
d’Américains moyens, voire socialement bien assis, au racisme sauvage,
comme les personnages principaux de L’Horloge sans aiguilles, tous
terriblement antipathiques et moralement abjects, notables
réactionnaires, nostalgiques du système esclavagiste, qui finiront par
ourdir un lynchage dans la plus grande impunité.
Vous connaissez sans doute Mississippi Goddam, la chanson de
Nina Simone, enregistrée pour la première fois en 1964, année où fut
signé le Civil Rights Act qui déclarait illégale la discrimination
reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine
nationale. La chanson fait référence à l’attentat raciste visant une
église baptiste de Birmingham, Alabama, en 1963 : « Alabama’s gotten me
so upset / Tennessee made me lose my rest / And everybody knows about
Mississippi goddam ». Je cite cette chanson pour que l’on mesure mieux
le contexte dans lequel, vingt-quatre ans plus tôt, paraît Le Cœur est un chasseur solitaire.
L’un des personnages principaux est un médecin noir, le Dr Benedict
Mady Copeland, qui veut éduquer les siens pour les soustraire au sort
misérable que leur réserve le « rêve américain », citant notamment Karl
Marx. La manière dont Carson McCullers montre l’injustice et la
monstrueuse cruauté que subissent les Noirs dans le Sud si pauvre et
arriéré des États-Unis, est insoutenable. Mais notre autrice, face à la
réaction qu’y suscitent ses écrits, ressent vraisemblablement
l’impuissance qu’éprouve le Dr Copeland face à l’inertie des mentalités.
Carson se trouve à Columbus, chez ses parents, au moment où paraît son deuxième roman, Reflets dans un œil d’or
; elle y reçoit des menaces du Ku Klux Klan, formulées d’élégante
manière : « Avec ton premier livre, on a su que tu aimais les nègres, et
avec celui-ci on comprend que tu es une gouine. On ne veut pas de gens
qui aiment les nègres et les pédés dans cette ville ». La famille Smith
est progressiste et se fiche de la rumeur mais un peu moins des menaces,
aussi Lamar, le père de Carson, passe-t-il la nuit suivante à faire le
guet (sans mauvais jeu de mots) avec un fusil. Vers la fin de sa vie
(c’est-à-dire, je le rappelle, à la fin des années 1960), quand la
bibliothèque de Columbus lui demandera de bien vouloir lui confier ses
manuscrits, elle refusera parce que cette bibliothèque ne sera toujours
pas accessible aux Noirs.
On comprend aisément que la jeune femme ait rêvé de quitter le Sud. Elle
en ressent un besoin d’autant plus pressant quand Mary Tucker quitte
Columbus ; sa professeure de piano est aussi la première femme pour
laquelle elle se soit prise de passion.
5.
Carson McCullers a bien failli embrasser une carrière de concertiste
plutôt que d’entrer en littérature. La légende veut que ce choix n’en
ait pas été un mais que, à peine arrivée à New York, elle ait perdu dans
le métro l’intégralité de la bourse qui devait lui ouvrir les portes de
la Juilliard School of Music. Les témoins ne s’accordent pas sur ce
point mais qu’importe : je n’imagine pas la voie suivie par Carson
McCullers plus droite et nette que ses trames narratives. Quoi qu’il en
soit, la volonté de devenir écrivaine était bien présente à Columbus et
j’aimerais citer un passage du très bon livre de Josyane Savigneau,
passage dans lequel beaucoup d’autrices contemporaines reconnaîtraient
sans doute des échos de leur propre expérience, comme je l’ai moi-même
fait, pour preuve que les déterminismes et préjugés ont mieux résisté à
l’épreuve du temps que bien des écosystèmes, avec la persistance des
cafards :
« Ceux qui l’entendent ainsi parler de son avenir littéraire en rient,
plus ou moins ouvertement. Ils ne croient pas à sa véritable
détermination de devenir écrivain. Et moins encore qu’un tel destin soit
accessible à la petite Sudiste, à la drôle de fille souffreteuse de
Lamar Smith le bijoutier, et de sa fantasque épouse Marguerite. »
Mais Carson Smith est opiniâtre, ce que requiert la vocation d’artiste, particulièrement quand on est une femme.
C’est sous le nom de McCullers qu’elle publie son premier roman, puisqu’elle vient d’adopter le patronyme de son époux James Reeves McCullers, que nous appellerons Reeves. La complexité de la relation que Carson entretient avec lui me rappelle Territory Blues, chanson de Georgia White dans laquelle on entend ces deux phrases : Sometimes I love him, sometimes I don’t / Sometimes I think I’ll quit him, sometimes I think I won’t. Cette relation à peine plus que platonique et marquée par des interruptions parfois longues de plusieurs années me semble une preuve supplémentaire d’une nature entêtée. C’est au point que le couple se mariera une deuxième fois, après que Reeves aura combattu en Europe pendant la seconde guerre mondiale et que Carson aura endossé avec une conviction étonnante le rôle d’épouse de guerre ; ces secondes noces trouveront un écho dans sa dernière pièce de théâtre, La racine carrée du merveilleux, dont l’échec l’ébranlera considérablement : cette histoire de mariage ne lui aura décidément pas réussi…
Je ne m’attarderai pas sur les
rebondissements de cette relation destructrice ni sur ses à-côtés
majoritairement homosexuels (d’un côté comme de l’autre, semble-t-il),
je me contenterai d’évoquer un pacte passé entre les fiancés mais que ne
peuvent honorer les mariés. Reeves et Carson étaient censés alterner :
une année, M. trouverait un travail salarié pendant que Mme se
consacrerait à l’écriture, et l’année suivante ce serait l’inverse. Le
succès immédiat de Carson rend cette alternance impossible, et on se
doute bien qu’elle va le payer.
Si l’inverse s’était produit, personne n’en parlerait plus et je ne le
mentionnerais pas. On citerait Reeves McCullers comme l’un des géants de
la littérature américaine du vingtième siècle et on ne se demanderait
pas si Mme aussi avait des velléités. Mais le fait est que M. avait des
velléités. Dès lors, je vous le donne en mille : selon la rumeur, dont
l’écho nous parvient encore, Carson aurait tué l’écrivain en Reeves. Il
n’est jusqu’au premier biographe français de notre autrice qui n’ait
mené une longue enquête pour tâcher de trouver quelques lignes que le
pauvre homme aurait pu laisser à la postérité : non, il n’y en a pas,
MAIS il y a le témoignage d’une ancienne condisciple de Reeves, qui dit
avoir été marquée à vie par une rédaction du génie étouffé dans l’œuf,
texte dont elle ne se rappelle rien sinon qu’il avait impressionné toute
une classe de lycéens. Le même biographe, Jacques Tournier, écrit au
sujet de Reeves qu’« Un charme étrange émanait de lui, charme qui
agissait sur tous ceux qui l’approchaient, hommes et femmes, et
jusqu’aux animaux. »
Reflets dans un oeil d’or a pour cadre une base militaire, or
Reeves McCullers se trouvait à Fort Benning (une base militaire) quand
Carson et lui se sont rencontrés.
Elle-même y a passé du temps, notamment
pour voir son ancienne professeure de piano, Mary Tucker ; elle a donc
pu observer la vie du camp, certes, mais une femme écrit-elle des
histoires de caserne ? Les détracteurs de Carson McCullers en sont
désormais assurés : elle n’est qu’un prête-nom. Elle ne fait que signer
les livres écrits par Reeves. Même les commentateurs les plus modérés ne
peuvent s’empêcher d’échafauder les théories les plus biscornues, comme
c’est le cas de Jacques Tournier, encore lui, qui écrit :
« Sans savoir si [son] premier livre aura du succès, elle en commence un
autre. Ou plutôt, n’est-ce pas Reeves qui l’a commencé ? À bien lire Reflets dans un oeil d’or,
qui se déroule dans un camp militaire, dans un cadre qu’elle a sans
doute connu à travers les Tucker, mais qui est si loin d’elle, si
différent de celui, toujours le même, qu’elle a donné à ses autres
livres (car ce qu’elle écrit est avant tout autobiographique), on est en
droit de se demander si elle n’a pas tenu un temps la main de Reeves,
en travaillant sur un sujet fourni par lui et nourri de ses souvenirs de
soldat, avant de prendre la plume elle-même et de tout réécrire, tant
il devenait évident qu’il n’avait aucun don d’écrivain. »
(Carson et Reeves.)
Pour résumer, nous avons affaire à une femme qui 1. ne s’habille pas comme une femme, 2. n’est pas une férue de ménage et ne cuisine presque jamais, 3. ne travaille pas, 4. s’arroge la gloire littéraire qui revient de droit à son époux et 5. noie (autant dire attise) dans l’alcool son instabilité psychique. Autant dire une femme que beaucoup adorent détester.
La nouvelle Un problème familial soulève la question de
l’alcool et, je pense, tend à la minimiser. La situation est moins
dramatique dans la nouvelle qu’elle ne l’est dans le quotidien du couple
McCullers, où les tentatives de sevrage de l’une et de l’autre (mais
particulièrement de l’une) échouent inéluctablement. On trouve dans une
autre nouvelle, Un instant de l’heure qui suit, ces phrases révélatrices :
« Elle se leva en frissonnant, se dirigea vers la bouteille de whisky.
Toutes les parties de son corps étaient comme des accessoires inutiles.
Seule la douleur enfoncée derrière ses paupières semblait lui
appartenir. Elle hésita, le goulot à la main. Ça ou un Alka-Seltzer dans
le premier tiroir du bureau. Mais l’image du comprimé blanchâtre,
venant mourir à la surface du verre, dévoré par sa propre effervescence,
lui parut trop déprimante. »
(Carson par Leonard Mccombe.)
Selon toutes apparences, Carson et Reeves sont avant tout des
compagnons de beuverie. L’absence de sexualité au sein du couple fait
l’objet d’un commentaire collectif, comme dans La Ballade du café triste,
où l’on voit le village épier la nuit de noces de Miss Amelia et de
Marvin Macy. Une légende naît forcément à la convergence de versions
antagonistes d’un même événement, et c’est bien ainsi qu’apparaît Miss
Amelia à travers l’écriture de McCullers : comme une légende. Il n’est
pas anodin que le passage suivant puisse être diversement interprété ;
si j’y vois une scène de sexe désopilante, elle a pu être vue par
d’autres comme une tentative de viol. Je n’y crois pas mais, à y
regarder de plus près, je dois bien avouer qu’il n’y a rien d’objectif
dans mon refus d’adhérer à cette lecture.
« Grâce aux jeunes gens qui regardaient par la fenêtre cette nuit-là, on
sait exactement ce qui arriva : le marié et la mariée firent un souper
extraordinaire, préparé par Jeff, le cuisinier noir de Miss Amelia. La
mariée reprit deux fois de chaque plat, mais le marié mangeait du bout
des lèvres. La mariée fit ensuite ce qu’elle avait l’habitude de faire –
lecture du journal, inventaire des stocks du magasin, etc. Le marié
rôdait près de la porte, avec un visage extatique, presque égaré. La
mariée ne faisait pas du tout attention à lui. À onze heures, elle prit
une lampe et monta au premier étage. Le marié la serrait de près. Jusque
là, tout gardait une allure décente. Mais ce qui suivit fut un
véritable sacrilège.
Une demi-heure plus tard, Miss Amelia dégringolait l’escalier en
pantalon et veste kaki. Son visage était tellement sombre qu’il
paraissait presque noir. D’un furieux coup de pied, elle fit claquer la
porte de la cuisine. Peu à peu, elle reprit son sang froid, ralluma le
feu, s’assit devant le fourneau, les pieds sur la grille, et se plongea
dans la lecture de l’Almanach du fermier, en buvant du café et en tirant
quelques bouffées de la pipe de son père. Son visage retrouvait sa
couleur naturelle, mais restait fermé et sévère. De temps en temps, elle
notait sur une feuille de papier un renseignement trouvé dans
l’Almanach. À l’aube, elle entra dans son bureau, et sortit de sa housse
la machine à écrire qu’elle venait d’acheter et dont elle se servait
encore assez mal. Ainsi se passa toute sa nuit de noces. Quand il fit
grand jour, elle sortit dans la cour, comme si de rien n’était, et
exerça ses talents de menuisier sur un clapier commencé la semaine
précédente et qu’elle avait l’intention de vendre.
C’est une situation bien embarrassante pour un homme de ne pas réussir à
partager le lit de son épouse bien-aimée, alors que toute la ville est
au courant. Quand Marvin Macy descendit ce matin-là, il portait encore
son habit de noces et son visage était dévasté. »
Tout comme Frankie Addams – c’est-à-dire à la manière d’une enfant –
Carson McCullers aime dormir auprès de quelqu’un, elle aime la proximité
d’un corps sans qu’il y entre (si j’ose) rien de sexuel.
6.
Carson McCullers a des amitiés longues comme la vie, notamment avec
Tennessee Williams, mais elle passe aussi pour une garce, selon les
termes employés par un certain nombre de témoins qu’a interrogés sa
biographe américaine, Virginia Spencer Carr.
(Tennesse Williams et Carson McCullers.)
Carson a besoin des autres autant qu’elle les fait fuir. Quand elle
quitte le domicile conjugal, sporadiquement, c’est pour vivre la grande
expérience communautaire. Elle s’y essaie d’abord dans une colocation au
7 Middagh Street à Brooklyn Heights, où des artistes éminents se
partagent une immense maison tenue par l’éditeur George Davis. L’on y
trouve notamment Wystan Auden, Benjamin Britten, Lotte Lenya et Kurt
Weill, Erika et Klaus Mann (les enfants de Thomas Mann), ou encore
Richard Wright. Elle séjourne aussi régulièrement à Yaddo, colonie
d’artistes située à Saratoga Springs dans l’État de New York. Elle se
réjouit d’être parmi les autres (notamment à Yaddo) mais il semblerait
qu’elle se tienne toujours à l’écart. « Le désir d’appartenir à un
groupe la hantait presque autant que la musique. Ces deux préoccupations
l’obsédaient », écrivait-elle de Mick dans Le Cœur est un chasseur solitaire, mais la jeune fille n’y parvient pas plus que sa créatrice. Pas davantage non plus que Frankie Addams :
« elle dit presque à haute voix : « Ils sont mon nous à moi ». Hier, et
pendant les douze années de sa vie, elle avait été seulement Frankie.
Elle était un je qui se promenait et agissait seule. Toutes les autres
personnes se réclamaient d’un nous… toutes, sauf elle. Quand Bérénice
disait nous, cela signifiait Honey et grand-maman, sa loge ou son
église. Le nous de son père c’était le magasin. Tous les membres du club
avaient un nous auquel ils appartenaient et dont ils parlaient. Les
soldats de l’armée pouvaient dire nous, et même les criminels enchaînés
dans les bagnes. »
(La colonie artisitique de Yaddo. Où est Carson ?)
Quand elle boit, Carson devient imbuvable, disent ses nombreux contempteurs. Arrogante, narcissique, cassante. Je me demande quant à moi si son alcoolisation n’était pas le prix à payer pour pouvoir lever ses inhibitions et se mêler à la vie collective.
La rumeur est aussi tenace que la maladie ; l’une et l’autre rendront
particulièrement douloureuses les quinze dernières années de sa courte
vie. Carson finira paralysée du côté gauche, comme je l’ai déjà
mentionné, incapable de vivre de manière autonome au quotidien et
d’exercer son art sans assistance. Elle vivra également ces années dans
l’opprobre car on la tiendra pour responsable du suicide de Reeves – et
quand je dis on, je parle d’un on massif, pour preuve qu’un milieu, même
littéraire, c’est-à-dire prétendument intellectuel, peut être aussi
étroit, injuste et suffoquant qu’une petite ville du Sud telle que
Columbus, Géorgie.
L’acharnement contre Carson McCullers, qui persiste bien au-delà de sa
mort, prend des formes étonnantes. Ainsi, nombreux sont les critiques à
formuler la même idée : Carson McCullers, je vous l’annonçais en
introduction, serait un écrivain mineur. Le critique George Dangerfield
dans la Saturday Review du 30 mars 1946, au terme d’un article élogieux sur Reflets dans un œil d’or
mais aussi sur l’écriture de Carson McCullers, dont il admire à juste
titre la subtilité (« C’est, dit-il, un écrivain de la suggestion plus
que de l’éloquence »), finit néanmoins son papier en affirmant qu’« Il y
a dans la littérature contemporaine des écrivains plus importants que
Carson McCullers. D’elle, on ne peut que répéter une fois de plus
qu’elle est unique. » Une critique du Partisan, Elizabeth
Hardwick, la qualifiera quant à elle d’écrivain mineur de grand talent.
Il faudra décidément qu’un jour, un ou une critique me fasse un exposé
sur les différents barèmes utilisés dans sa profession.
Mais les critiques ne sont pas les seuls à formuler ce genre de
jugement. Arthur Miller dira de Carson, après sa mort : « J’ai aimé
certaines choses. Mais en définitive, je pense que c’était un auteur
mineur. » Vous aurez noté l’expression très vague qu’il emploie : il a
aimé certaines choses. C’est que l’auteur des Sorcières de Salem
n’est avare d’aucun enfantillage pour suggérer le dédain que lui
inspire sa contemporaine ; par exemple, en société, il fait semblant de
ne pas se rappeler le titre de ses ouvrages. On est en droit de se poser
la question : Arthur Miller se considère-t-il lui-même comme un
écrivain majeur ou mineur ? Cette distinction a-t-elle seulement un sens
? Sans aller jusqu’à l’idée aujourd’hui très à la mode selon laquelle
tout se vaudrait, la distinction majeur-mineur appliquée à la création
artistique m’apparaît comme puérile et totalement arbitraire. Quels sont
les critères ? Qui, parmi ses contemporains, est aux yeux d’Arthur
Miller un auteur majeur ?
(De gauche à droite, Arthur Miller, Marilyn Monroe, Carson McCullers et Karen Blixen, chez Carson à Nyack.)
Je suis prête à parier qu’Hemingway en fait partie – il est en effet
bien plus couillu, comme on dit, que notre Carson. Pourquoi en venir à
l’entrejambe, me demanderez-vous ? Parce que, si j’essaie de comprendre
les critères sur lesquels se reposent Miller et quelques autres pour
asséner ce jugement, il semblerait que la taille soit un élément
important. Je vous lis la suite de la déclaration du dramaturge au sujet
de sa consœur : « À moins que son œuvre n’ait été simplement
« cassée », interrompue précocement, à cause de la maladie, puis d’une
mort en pleine maturité. » Comme si la longueur de la bibliographie
avait jamais indiqué une valeur quelconque.
Comme si Le Cœur est un chasseur solitaire avait les
maladresses d’un roman de jeunesse. Il s’agit déjà d’un texte
extrêmement maîtrisé, d’une rare finesse tant dans l’évocation des
émotions que dans le travail de la phrase, et dans lequel un lecteur en
pleine maturité (pour reprendre les mots de Miller) trouve des échos de
ses propres vertiges existentiels et questions ontologiques.
7.
Carson McCullers, peut-être parce qu’elle a côtoyé très tôt la maladie
et la mort, peut-être parce qu’elle a grandi dans ce Sud putrescent et
vide comme un été de bourgade, peut-être parce qu’elle était musicienne
et qu’à travers la musique elle approchait l’indicible, a mis au cœur de
sa littérature quelque chose que j’appellerai le mystère mais que je
pourrais aussi me contenter d’appeler quelque chose, comme elle-même le
fait parfois. Et c’est ce qui me fait aimer si profondément la plupart
de ses livres, ce qui me donne l’impression, quand je les lis, d’avoir
une main à tenir tandis que j’emploie le temps qui m’est imparti, ce
temps dont j’ignore quelle sera sa longueur, à traverser l’infini. Je ne
peux pas évoquer son œuvre sans prendre pour objet cet indicible, cette
chose que Carson McCullers, quelques-uns de ses personnages et
quelques-uns d’entre nous aurons passé notre vie à poursuivre, avec
l’intuition que le chemin éperdu est sans doute la chose même vers
laquelle nous ne cessons de tendre.
La jeune pianiste de la nouvelle Wunderkind sent avec effroi la chose lui échapper :
« Mais depuis quatre mois, que lui arrivait-il ? Elle ne faisait sortir
d’elle-même que des notes lisses, mortes. L’adolescence, avait-elle
pensé. Il y avait des enfants très doués – ils travaillent, ils
travaillent, jusqu’au jour où ils pleurent au moindre prétexte, comme
elle, parce qu’ils sont épuisés d’avoir tenté de prendre au piège la
chose – oui, cette chose dont ils rêvaient – avec une telle violence –
et tout devenait bizarre – ils perdaient tout. »
Mick Kelly et Frankie Addams veulent désespérément faire partie de
quelque chose, et comme il faut bien donner une forme intelligible à ce
quelque chose, la première choisit d’organiser une fête (ce sera un
fiasco) tandis que la seconde choisit le mariage de son frère. Elle veut
faire partie du mariage, comme l’indique le titre original The Member of the Wedding,
mais pas seulement assister à la cérémonie : « Je les aime tant, tous
les deux. Nous irons partout ensemble. C’est comme si j’avais su toute
ma vie que je faisais partie de leur existence. »
Ce mystère, ce flou, est à la fois un motif récurrent chez Carson
McCullers, sinon un sujet à part entière, et une méthode. Un style.
Après avoir renoncé à entrer à la Juilliard School of Music, la jeune
Carson s’inscrit à Columbia, où elle suit des cours d’écriture avec une
certaine Sylvia Chatfield Bates. La professeure commente ainsi la
nouvelle Poldi, que l’on peut lire dans Le Cœur hypothéqué :
« Voilà un excellent exemple de nouvelle picturale – c’est-à-dire
dramatisation complète d’un thème très court, description d’une
situation presque statique dont les éléments narratifs appartiennent au
passé ou au futur. C’est une histoire assez banale, mais pas trop. Vous
pouvez échapper à cette banalité (…) grâce à la véracité, à la précision
et à la richesse du détail. Comme je l’ai constaté déjà, les vôtres
sont de cet ordre. Les détails sont bons. Très vivants. (…) Votre
connaissance de la technique musicale, qui est éclatante, sonne juste.
Le lecteur moyen aimerait que la nouvelle soit un peu plus vivante.
Qu’elle avance davantage et qu’elle permette de mieux comprendre ce qui
va arriver. Mais moi, je l’aime telle qu’elle est. Elle n’a aucun besoin
d ‘être retravaillée. »
Relisant Henry James, Carson McCullers écrit que « C’est un vrai plaisir
que de se frayer un chemin à travers des pages d’ambiguïtés pour tomber
brusquement sur ces lignes exquises, ces révélations presque
inattendues ». Sans doute avait-elle conscience que, dans sa propre
œuvre, ces révélations se dessinent au sein même de lignes à l’exquise
ambiguïté, à la manière d’images subliminales qui surgiraient, quand
l’œil s’y attend le moins, d’une texture dense jusqu’à l’insaisissable.
Je pense qu’elle en était consciente parce qu’une telle écriture
requiert une maîtrise bien plus grande qu’un travail axé sur la
narration et dont l’intrigue solide reposerait sur un plan, et je le
pense aussi parce que, dès la première page de Frankie Addams, Carson McCullers annonce la partition :
« à la maison, il n’y avait que Bérénice Sadie Brown et John Henry West.
Tous les trois, assis autour de la table de la cuisine, parlaient
indéfiniment des mêmes choses. Si bien qu’en août, les mots commencèrent
à prendre une résonance étrange. »
( Ethel Waters, Brandon DeWilde et Julie Harris dans The Member of the Wedding.)
Quant à la qualité musicale de l’œuvre, on en trouve la métaphore dans deux scènes sublimes. La première a lieu dans Le Cœur est un chasseur solitaire.
Mick Kelly se cache au pied des maisons dotées d’un poste de radio, à
la nuit tombée, pour écouter de la musique classique, cette musique qui
l’obsède et qui recèle à ses oreilles un mystère insondable vers lequel
elle se sent puissamment appelée.
« Comment cela vint-il ? Pendant une minute l’ouverture hésita. Une
promenade ou une marche. Comme si Dieu se pavanait dans la nuit.
Brusquement elle se sentit glacée extérieurement et, seule, la première
partie de cette musique était chaude dans son cœur. Elle ne put même pas
entendre les sons qui suivirent ; elle attendait, glacée, les poings
serrés. Puis la musique reprit, plus impérieuse et plus puissante. Cela
n’avait rien à faire avec Dieu. C’était elle, Mick Kelly, marchant dans
la lumière du jour et toute seule dans la nuit. Sous le chaud soleil et
dans le noir avec tous ses plans et ses sentiments. Cette musique était
elle… son moi réel.
Elle ne pouvait pas écouter assez pour tout entendre. La musique
bouillonnait en elle. Que faire ? S’attacher à certains passages
merveilleux pour ne plus les oublier… ou se laisser aller, écouter ce
qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur ! le
monde entier était cette musique et elle n’avait pas assez de tout son
être pour écouter. Puis enfin le thème d’ouverture fut repris par tous
les instruments donnant ensemble la même note comme un poing dur,
crispé, qui lui martelait le cœur. Et la première partie s’acheva.
Cette musique ne durait pas un temps long ou court. Elle n’avait rien à faire avec le temps. »
Outre le fait que cette page décrit la musique et les sensations qu’elle
procure de la manière la plus juste possible, parce que si subtile, si
suggestive, j’y vois presque une notice à l’intention de celles et ceux
qui s’attachent trop au sens des œuvres, et qu’embarrasse ou frustre
l’idée de ne pas avoir tout compris. J’ai la conviction que l’on n’a pas
besoin de tout comprendre pour vivre une expérience riche et unique
avec une œuvre, voire que l’expérience est encore plus intense quand
elle recèle une part de mystère – j’y reviens, à ce mystère, cette part
du réel qui échappe à l’entendement et qui est d’autant plus précieuse
parce qu’elle nous porte au cœur même de l’informulable. Un passage de Frankie Addams montre tout aussi finement le lien que fait Carson McCullers entre musique et indicible.
« La mélodie était lente, sombre et triste.
Puis tout d’un coup le cornet commença un jazz échevelé et zigzaguant
empli de toute la magie nègre. Puis la musique ne fut plus qu’un son
filé et lointain avant de revenir au blues du début. On eût dit le récit
de cette longue saison troublée. Elle restait là sur le trottoir
sombre, le cœur serré, les genoux collés, la gorge contractée. Puis,
sans avertissement, il arriva une chose que, tout d’abord, Frankie ne
put pas croire. Au milieu d’une phrase mélodique, la musique s’arrêta
net. Tout d’un coup le cornet cessa de jouer. Pendant un instant Frankie
ne comprit pas, se sentit perdue.
« Il s’est arrêté pour secouer la salive de son cornet, murmura-t-elle enfin à John Henry. Dans une seconde il reprendra. »
Mais la musique ne reprit pas. La mélodie resta brisée, inachevée. Et
elle ne pouvait plus supporter cette terrible angoisse. Elle sentait
qu’il lui fallait faire quelque chose de sauvage, d’inattendu. Elle se
frappa la tête à coups de poing, mais cela ne servit à rien. Alors elle
se mit à parler à haute voix, bien qu’au début elle ne fît pas attention
à ses propres paroles et ne sût pas d’avance ce qu’elle dirait.
« J’ai prévenu Bérénice que j’allais quitter la ville pour de bon et
elle ne m’a pas crue. Il y a des jours, vraiment, où je trouve que c’est
la dernière des imbéciles. »
Elle se plaignait très haut et sa voix semblait découpée comme des dents
de scie. Elle parlait et ne savait pas quel mot suivrait celui qu’elle
prononçait. Elle écoutait sa propre voix, mais les mots qu’elle
entendait n’avaient guère de sens. »
Si aucun mot de Carson McCullers n’est laissé au hasard, son écriture n’est pas de celles qui enferment et imposent mais de celles qui laissent une grande liberté d’interprétation, au point que parfois l’on ne peut être assuré d’avoir compris ce qui vient de se passer entre deux personnages – j’en veux pour preuve les appréciations très différentes de la scène de sexe entre Miss Amelia et Marvin Macy que nous avons lue tout à l’heure. La vie a bien souvent ce flou, et le travail de la mémoire plus encore. Interrogée sur sa méthode de composition, McCullers dit : « Je ne comprends que par fragments. Je comprends les personnages mais le roman lui-même reste flou. Le point se fait parfois, comme par hasard, à des instants que personne, et l’auteur moins que quiconque, ne peut comprendre. » Le tâtonnement est son mode opératoire. Il me semble refléter avec beaucoup de justesse la complexité de la vie, qui n’est jamais aussi lisible qu’on voudrait le croire, et c’est ce qui la rend, cette vie, plus passionnante qu’un roman de gare, et ce qui place la littérature de Carson McCullers à un niveau qui nargue les majeurs, mineurs et autres gammes hors de propos.
(Elizabeth Taylor dans la formidable adaptation de Reflets dans un oeil d’or par John Huston.)
Outro
Vous qui n’avez pas encore lu Carson McCullers, je ne vous envie pas
seulement parce que vous allez maintenant pouvoir partir à la découverte
de son œuvre fascinante mais aussi parce que vous allez avoir à votre
disposition des traductions dignes de ce nom. Du moins semblons-nous
avancer dans cette direction puisque Le Cœur est un chasseur solitaire
vient d’en connaître une nouvelle, par Frédérique Nathan et Françoise
Adelstain ; il s’agit de la troisième, après celles de Marie-Madeleine
Fayet en 1947 et de la seule Frédérique Nathan en 1993. Reflets dans un œil d’or
a d’abord été traduit par Charles Cestre, en 1946 puis par Pierre
Nordon en 1993. Jacques Tournier a proposé en 1974 de nouvelles
traductions de Frankie Addams, d’abord traduite par Marie-Madeleine Fayet en 1949, et de La Ballade du café triste, que Gabrielle Melera dite G.M. Tracy avait d’abord traduite en 1946. La seule traduction de L’Horloge sans aiguilles disponible à ce jour est celle de Colette M. Huet et date de 1962. Enfin, Le Cœur hypothéqué
a été traduit par Jacques Tournier et Robert Fouques Duparc en 1977. Il
a moins vieilli que d’autres. Certains textes mériteraient une nouvelle
traduction qui, notamment, ne rendrait pas de manière si odieuse le
parler des Noirs. Elle devrait aisément permettre, mieux que ne le font
les anciennes versions, l’immersion dans l’atmosphère du Sud des
États-Unis, ce Sud qu’une des traductions susdites désigne comme… le
Midi. L’on y fête la veille de la Toussaint, à défaut d’Halloween, l’on y
mange du maïs éclaté en guise de pop-corn et l’on y rencontre de vrais
roger-bontemps – des quoi ? Des roger-bontemps. C’est une expression
désormais inusitée, tirée du surnom d’un secrétaire d’évêque auxerrois
qui a vécu aux quinzième et seizième siècles et qui, d’après les
dictionnaires qui en font mention, désigne une personne de belle humeur et qui vit sans aucune espèce de souci.
Tout juste y devine-t-on un jolly good fellow. Mais de telles
aberrations, j’en suis sûre, ne seront bientôt plus imprimées. Car
j’aime penser que Stock, l’éditeur de ces traductions, a le désir de
rendre enfin justice à cette autrice si singulière dont lui seul a
exploité les oeuvres en France.