Les Parleuses #3 : Carson McCullers
	Résumé de ce numéro 3 des Parleuses sur le site de Littérature,etc. « Au programme de cette séance de bouche à oreille pour propagation du matrimoine littéraire : ateliers de lecture par arpentage d’une nouvelle de Carson McCullers menés par Aurélie Olivier, un atelier d’écriture mené par Chloé Delaume, Marraine 2019 des Parleuses, et une lecture – enregistrement de podcast imaginés par Fanny Chiarello. » C’était le samedi 25 mai 2019, à Lille.
On peut écouter le podcast ici.
Intro
Je vais vous parler aujourd’hui d’une autrice mineure ; ce n’est pas moi
 qui le dis mais Arthur Miller, le mari de Marilyn Monroe, qui a aussi 
écrit quelques pièces de théâtre. Ne vous laissez pas abuser par cette 
entrée en matière, Carson McCullers n’est pas l’une de ces femmes qui 
ont dû passer leur vie et leur carrière à l’ombre des hommes. Au 
contraire. Elle n’en fut pas moins maudite, à sa manière – car il est 
bien entendu qu’une femme, à cette époque, allait payer cher son succès.
 J’ai rencontré l’œuvre de Carson McCullers il y a maintenant une 
douzaine d’années, mais jamais je ne m’étais penchée sur sa vie avant 
d’être appelée à devenir une parleuse. Pour vous la présenter, j’ai lu 
la biographie que Josyane Savigneau lui a consacrée en 1995, Carson McCullers, Un cœur de jeune fille, qui a été réédité en 2017 à l’occasion du centenaire de notre autrice.
Avant de commencer, j’aimerais vous parler d’une photo qui me semble raconter Carson McCullers avec une grande pertinence.
(Ethel Waters, Carson McCullers, Julie Harris. Photo de Ruth Orkin.)
Cette photo a été prise par l’Américaine Ruth Orkin en 1950. L’on y voit la star du blues et comédienne Ethel Waters, Carson McCullers et Julie Harris. Les trois femmes n’ont pas conscience de l’objectif qui les cadre et c’est une scène d’une profonde intimité que nous contemplons, plus d’un demi-siècle après. Étrange intimité puisque la scène se déroule lors de la soirée qui suivit la première new-yorkaise de The Member of the Wedding, l’adaptation théâtrale du texte plus connu en France sous sa forme romanesque et sous le titre de Frankie Addams ; la pièce sera joué 501 fois à Broadway, ce qui représente un beau succès. Julie Harris et Ethel Waters y tiennent les rôles principaux, ceux de Frankie et de Berenice Sadie Brown. Sur la photo, les trois femmes sont enfoncées dans un canapé au tissu damassé. Julie Harris, les bras passés par-dessus l’accoudoir, souffle sur son café et tient une cigarette ; à sa droite, Carson McCullers porte à son habitude des vêtements d’homme, rehaussés pour l’occasion de boutons de manchette ; elle arbore son indéfectible moue sous les orbites sombres d’un regard hanté, et se tient blottie contre la poitrine opulente d’une Ethel Waters rayonnante. Ce soir-là, Carson McCullers est the member of the party.
1.
Carson McCullers est née Lula Carson Smith le 19 février 1917 à Columbus
 en Géorgie et morte le 29 septembre 1967 à Nyack dans l’État de New 
York. Lula Carson était le nom de sa grand-mère, j’entends par là que 
Lula était le prénom de sa grand-mère et Carson son nom de jeune fille. 
Il était apparemment courant d’attribuer en deuxième prénom un nom de 
famille, à cette époque, aux États-Unis.
La légende, relayée par le premier biographe français de notre autrice, 
Jacques Tournier, veut que Marguerite Smith, la mère, ait rêvé d’avoir 
un fils qui deviendrait musicien et qu’elle aurait appelé Caruso en 
hommage à l’illustre ténor Enrico Caruso. Accouchant d’une fille, elle 
aurait retiré le u de Caruso, l’aurait retourné de manière à en faire un
 n et l’aurait placé à la fin du prénom, nous ramenant miraculeusement 
au nom de jeune fille de la mamie. Ce que nous dit cette légende, c’est 
que Lula Carson n’était peut-être pas née dans le bon genre.
De fait, elle a treize ans quand elle décide que désormais, on 
l’appellera Carson tout court, ce en quoi elle montrera la même fermeté 
que Frankie Addams dans le roman du même nom, quand elle se fera appeler
 F. Jasmine. Le prénom usuel Carson, qui est masculin, sied 
particulièrement à cette jeune fille que caractérise déjà son 
androgynie. Carson McCullers, c’est ainsi, vêt son grand corps maigre et
 dégingandé de chemises et pantalons dont l’histoire ne précise pas si 
elle les pique à des hommes de son entourage ou les achète au rayon 
hommes – cette option laissant imaginer des scènes étonnantes dans les 
magasins des années 30 à 60.
Dans Le cœur est un chasseur solitaire, le premier roman de 
Carson McCullers, Mick Kelly est le double de Carson à treize ans. Pour 
commencer, elle aussi porte un prénom masculin. Comme sa créatrice, elle
 fait très jeune l’expérience de la pneumonie, rêve de jouer du piano, 
de voyager, de faire partie de quelque chose, bien que toutes ses 
tentatives de créer des liens avec les autres la renvoient très vite à 
la solitude. Physiquement, l’on retiendra (je cite) « sa voix rauque, 
garçonnière, et (…) son habitude de remonter son short kaki et de se 
dandiner comme un cow-boy de cinéma ». À ses sœurs, qui ricanent de son 
apparence, Mick Kelly dit :
« Je ne veux pas être comme vous et je ne veux pas vous ressembler. Et 
je ne vous ressemblerai pas. C’est pour ça que je porte un short. Je 
voudrais être un garçon et partager la chambre de Bill ».
À l’évidence, c’est bien délibérément que Carson McCullers entretient
 une certaine ambiguïté quant à son inscription dans un genre. Qui sait 
si, au 21ème siècle, elle ne se serait pas fait désigner par le pronom they,
 troisième personne du pluriel au genre neutre. C’est également ce que 
semble indiquer la théorie de Frankie, ou F. Jasmine, ainsi formulée au 
cours d’une de ses longues discussions avec son cousin de six ans John 
Henry West et Berenice Sadie Brown, la domestique de la famille Addams 
(hihi) :
« Elle désirait aussi que les gens pussent changer de sexe 
instantanément selon leur caprice. Mais Bérénice discutait ce sujet, 
affirmant que la loi des sexes était parfaitement établie et ne pouvait 
être améliorée. Et John Henry ajoutait son grain de sel et déclarait que
 chacun devrait être moitié garçon, moitié fille, et quand la vieille 
Frankie menaçait de l’emmener à la foire et de le vendre à la Baraque 
des Phénomènes, il se contentait de fermer les yeux et de sourire. »
Carson McCullers a déclaré un jour être née homme dans un corps de femme
 et je n’arrive pas à trouver anodin que cette enveloppe dont elle se 
dissocie soit, toute sa vie, une intarissable source de souffrances. 
Elle n’a que quinze ans quand elle tombe gravement malade pour la 
première fois.
2.
Le rhumatisme articulaire dont elle souffre n’est pas diagnostiqué, de 
sorte qu’il ne sera jamais correctement soigné ; elle subira de 
nombreuses pneumonies, passera les quinze dernières années de sa vie 
paralysée du côté gauche, avant qu’un cancer ne l’emporte prématurément à
 l’âge de cinquante ans. Dans la nouvelle Un souffle venu du ciel, parue de manière posthume dans le recueil Le Cœur hypothéqué,
 elle décrit la douleur, l’isolement dans la douleur, et l’impossibilité
 de communiquer sa détresse aux proches, qui se sentent impuissants au 
point de finir agacés par le spectacle de toute cette souffrance. Ici, 
c’est la mère de la jeune Constance, Mrs Lane, qui voudrait pouvoir 
échapper à cette prison que devient pour elle la maladie de sa fille.
« Tous ces mots à la suite l’épuisaient. Elle prit une longue 
inspiration et se mit à tousser. Penchée sur le côté, un Kleenex à la 
main, elle toussa jusqu’à ce que le petit brin d’herbe sur lequel son 
regard était fixé se grave à jamais dans sa mémoire, comme les rainures 
du plancher lorsqu’elle était dans son lit. Sa toux calmée, elle jeta le
 Kleenex dans une boîte en carton posée contre sa chaise longue et 
regarda sa mère. Mrs. Lane s’était détournée. D’un air absent, elle 
s’amusait à brûler les fleurs des spirées avec le bout de sa cigarette. »
(Carson par Leonard Mccombe.)
La cruauté du monde qui poursuit son grand spectacle de saisons, 
d’airs froids et chauds, de textures et de couleurs, pendant que l’être 
malade sent la vie refluer de son corps, J.T. Malone, le pharmacien 
mourant de L’Horloge sans aiguille, la connaît lui aussi très bien :
« De retour de l’hôpital et libre tout l’après-midi, Malone laissait ses
 journées en jachère. Il songeait aux montagnes, au Nord, à la neige, à 
l’Océan, à tout le temps inexploité de sa vie. Comment la mort 
pouvait-elle le frapper, alors qu’il n’avait pas encore vécu ? »
Il faut des années à Carson McCullers pour venir à bout de ce roman, son
 dernier, qu’elle dicte à une secrétaire parce qu’elle ne peut même plus
 taper à la machine. Je ne sais pas comment elle travaillait auparavant 
mais, si je me fie à ma propre expérience, une phrase a subi des 
dizaines de métamorphoses avant d’être imprimée, elle est raturée, 
découpée, recollée, caviardée, rallongée, déplacée dans le corps du 
texte. On sent bien que L’horloge sans aiguille est un texte infirme, un
 texte que son autrice n’a pu travailler au corps. Et je profite de 
cette remarque pour attirer votre attention sur le fait que, de toutes 
les disciplines artistiques, l’écriture est la seule dont on estime 
tacitement que le corps n’y est pas en jeu ; je suis sûre que Carson 
McCullers s’opposerait à cette vision avec la même fermeté que moi et 
plus encore.
3.
Pour l’instant, elle a quatorze ans et se prend de passion pour la 
danseuse Isadora Duncan : le grand amour de sa vie, affirmera-t-elle a 
posteriori. Cette tendance à s’enflammer pour ce qu’elle appelle des 
amies imaginaires, presque toujours des femmes, ne lui passera jamais, 
et elle en harcèlera plus d’une, d’Annemarie Schwarzenbach à Katherine 
Anne Porter, de Djuna Barnes à Greta Garbo. Adulte, elle prétend avoir 
écrit à cette dernière une lettre de plusieurs centaines de pages, ce 
que son ami Edward Newhouse interprète ainsi :
« 1) elle avait écrit la lettre ; 2) elle n’avait rien écrit ; 3) la 
lettre faisait plus de mille pages ; 4) elle ne faisait que neuf pages ;
 5) aujourd’hui on était mercredi… Oui, cette petite disait vraiment ce 
qu’il lui plaisait de dire. »
Mick Kelly, dans Le cœur est un chasseur solitaire, hérite aussi de cette propension à des rêveries non dépourvues de mièvrerie :
« La glace et la neige s’associaient souvent à ses plans d’avenir. 
Quelquefois elle se trouvait en Suisse et toutes les montagnes étaient 
couvertes de neige et elle patinait sur de la glace verdâtre. M. Singer 
patinerait avec elle. Et peut-être Carole Lombard ou Arthur Toscanini 
qui jouait à la radio. Ils patineraient ensemble et M. Singer 
s’enfoncerait à travers la glace et elle plongerait sans souci du danger
 et nagerait sous la glace et sauverait sa vie. C’était un des plans qui
 obsédaient son esprit. »
(Annemarie Schwarzenbach)
Carson McCullers a conscience de vivre une grande partie de sa vie 
dans un imaginaire sucré. Je sens d’ailleurs de l’autodérision dans sa 
manière de décrire les fantasmes de ses personnages, particulièrement 
vers la fin de sa vie, quand elle évoque en ces termes le mûrissement 
inopiné de Jester, l’un des protagonistes de L’Horloge sans aiguille :
« Et il n’imaginait plus qu’il sauvait Sherman de la foule, qu’il 
faisait le sacrifice de sa vie sous les yeux de Sherman, éperdu de 
chagrin. Envolés également les rêves où il arrachait Marilyn Monroe à 
une avalanche en Suisse, puis paradait triomphalement sous les 
serpentins dans les rues de New York. Ces rêveries n’avaient pas manqué 
d’intérêt en elles-mêmes, mais après tout, elles ne menaient à rien. Il 
avait sauvé d’innombrables personnes, il était mort d’innombrables fois 
en héros ! Et ces aventures se passaient presque toujours à l’étranger. »
4.
Tout comme son personnage Frankie Addams, Carson McCullers rêve de 
quitter sa petite ville du Sud. Le Sud des États-Unis est connu pour ses
 « péquenots », des Snopes de Faulkner aux dégénérés de Massacre à la tronçonneuse.
 Car une culture endémique s’y est développée, que la critique désigne 
volontiers comme Southern Gothic. Il ne s’agit pas de gothique comme on 
l’entend dans le roman européen : si fantôme il y a, dans ce gothique 
américain, c’est celui d’un système archaïque reposant sur l’esclavage, 
l’agriculture et une structure sociale féodale, système que la guerre de
 Sécession a fait s’effondrer. Face au Nord industriel et progressiste, 
ce Sud ségrégationniste est à l’image des grandes plantations au bord du
 Mississippi et de son aristocratie : en totale déchéance. William 
Faulkner le premier a mis en littérature ce monde dont le charme 
suranné, décadent, est sous-tendu par une violence inouïe.
La maison du juge Clane, dans L’Horloge sans aiguilles, apporte la description la plus évocatrice de ces vieilles demeures décadentes qui représentent le lourd héritage du Sud.
« Les morts continuaient à vivre dans la demeure victorienne, trop 
décorée, au mobilier encombrant. Le cabinet de toilette de la femme du 
juge était resté tel que de son vivant, avec le nécessaire d’argent sur 
la commode et le placard plein de vêtements, auxquels on ne touchait que
 pour les aérer. (…) Mais, bien que partout dans la maison il y eût des 
rappels des disparus, les circonstances réelles de leur mort n’étaient 
jamais mentionnées, même indirectement. »
Dès Le Cœur est un chasseur solitaire, dans la pension des 
Kelly, on croise l’un de ces fantômes dérisoires, dont la famille ne se 
résout pas à se défaire alors même qu’il est d’un grotesque patent :
« Mick jeta un coup d’œil sur le vestibule et sur la salle à manger. 
Elle s’arrêta près du porte-manteau, devant le portrait du « Vieux 
Barbouillé ». C’était le grand-père de maman. Il avait été commandant 
pendant la guerre civile, et tué dans un combat. Un gosse quelconque 
avait ajouté des lunettes et une barbe à l’ancêtre et, après qu’on eut 
gratté les traces de crayon, toute la figure resta salie. C’est pourquoi
 elle l’appelait le Vieux Barbouillé. »
(Le jeune Truman Capote à La Nouvelle-Orléans, par Jerry Cooke.)
On comprend, lorsqu’on lit les livres de Truman Capote, qu’il a fui très jeune sa Louisiane natale pour New York ; le passage de La harpe d’herbes à Tiffany’s l’indique assez. On sent à l’inverse que Flannery O’Connor n’a jamais quitté la Géorgie, choisissant même de s’établir dans la toute petite ville de Milledgeville plutôt que de rester à Savannah. On pourrait croire, si l’on s’en tient à ses oeuvres, que c’est également le cas de Carson McCullers, or sa biographie nous apprend qu’elle a gagné New York à la première occasion, quitte à y vivre dans des conditions précaires, du moins au début.
(Flannery O’Connor – LISEZ-LA ! Photo Atlanta History Center, Floyd Jillson Collection.)
Cependant, toute sa vie, elle entretient un rapport ambivalent à son 
origine. Elle retourne souvent en Géorgie, parfois de longues périodes, 
notamment dans les pires accès de la maladie, phases qui la voient se 
réfugier auprès de sa mère Marguerite – du moins tant qu’elle-même y 
réside. Elle va jusqu’à clamer tardivement que Savannah est l’une des 
plus belles villes du monde. Selon de nombreux témoignages, elle n’a 
jamais perdu son accent et se présente volontiers comme une fille du 
Sud, consciente de ce qu’un tel bagage peut représenter, en particulier 
pour un écrivain.
Tout comme mon Pas-de-Calais natal, ce Sud maudit a une réputation que 
résument bien les trois mots « alcooliques chômeurs consanguins », 
d’ailleurs le Southern Gothic grouille de personnages difformes et, 
selon le mot de l’époque, idiots. Qui parvient à attendrir le cœur de 
pierre de Miss Amelia dans La Ballade du café triste ? Un bossu, Cousin Lymon :
« À peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui 
lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop 
fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée 
entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une 
bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de
 poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. »
Dans Le Bruit et la fureur de Faulkner, sur trois enfants, l’un est idiot et un autre se suicide parce qu’il est amoureux de sa sœur ; dans La sagesse dans le sang
 de Flannery O’Connor, Enoch Emory est psychotique et adopte volontiers 
les postures des animaux dont il s’occupe au zoo ; presque chaque texte 
de Carson McCullers a son infirme, son monstre, son idiot, mais leur 
statut est très différent chez elle ; je pense qu’on peut lui attribuer 
la sympathie que confesse son personnage Biff Brannon, dans Le Cœur est un chasseur solitaire :
« Il aimait les anormaux. Il éprouvait une chaude sympathie pour les 
malades et les infirmes. S’il arrivait chez lui un client affligé d’un 
bec-de-lièvre ou atteint de tuberculose, il lui offrait un verre de 
bière. Si le client était bossu ou très infirme, c’était du whisky. »
Quand John Singer, qui est sourd-muet, entre dans la vie des personnages
 principaux, il devient le centre de toute l’attention, plus qu’un 
héros, une idole ; lui-même se suicide quand il apprend la mort par 
obésité de son ami Antonapoulos, un autre sourd-muet dont on devine 
qu’il a également un retard mental. Dans les textes de Carson McCullers,
 les personnages qui font peur ne sont pas ceux que l’on pouvait 
assimiler à l’époque à des phénomènes de foire mais les personnages 
d’Américains moyens, voire socialement bien assis, au racisme sauvage, 
comme les personnages principaux de L’Horloge sans aiguilles, tous 
terriblement antipathiques et moralement abjects, notables 
réactionnaires, nostalgiques du système esclavagiste, qui finiront par 
ourdir un lynchage dans la plus grande impunité.
Vous connaissez sans doute Mississippi Goddam, la chanson de 
Nina Simone, enregistrée pour la première fois en 1964, année où fut 
signé le Civil Rights Act qui déclarait illégale la discrimination 
reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine 
nationale. La chanson fait référence à l’attentat raciste visant une 
église baptiste de Birmingham, Alabama, en 1963 : « Alabama’s gotten me 
so upset / Tennessee made me lose my rest / And everybody knows about 
Mississippi goddam ». Je cite cette chanson pour que l’on mesure mieux 
le contexte dans lequel, vingt-quatre ans plus tôt, paraît Le Cœur est un chasseur solitaire.
L’un des personnages principaux est un médecin noir, le Dr Benedict 
Mady Copeland, qui veut éduquer les siens pour les soustraire au sort 
misérable que leur réserve le « rêve américain », citant notamment Karl 
Marx. La manière dont Carson McCullers montre l’injustice et la 
monstrueuse cruauté que subissent les Noirs dans le Sud si pauvre et 
arriéré des États-Unis, est insoutenable. Mais notre autrice, face à la 
réaction qu’y suscitent ses écrits, ressent vraisemblablement 
l’impuissance qu’éprouve le Dr Copeland face à l’inertie des mentalités.
Carson se trouve à Columbus, chez ses parents, au moment où paraît son deuxième roman, Reflets dans un œil d’or
 ; elle y reçoit des menaces du Ku Klux Klan, formulées d’élégante 
manière : « Avec ton premier livre, on a su que tu aimais les nègres, et
 avec celui-ci on comprend que tu es une gouine. On ne veut pas de gens 
qui aiment les nègres et les pédés dans cette ville ». La famille Smith 
est progressiste et se fiche de la rumeur mais un peu moins des menaces,
 aussi Lamar, le père de Carson, passe-t-il la nuit suivante à faire le 
guet (sans mauvais jeu de mots) avec un fusil. Vers la fin de sa vie 
(c’est-à-dire, je le rappelle, à la fin des années 1960), quand la 
bibliothèque de Columbus lui demandera de bien vouloir lui confier ses 
manuscrits, elle refusera parce que cette bibliothèque ne sera toujours 
pas accessible aux Noirs.
On comprend aisément que la jeune femme ait rêvé de quitter le Sud. Elle
 en ressent un besoin d’autant plus pressant quand Mary Tucker quitte 
Columbus ; sa professeure de piano est aussi la première femme pour 
laquelle elle se soit prise de passion.
5.
Carson McCullers a bien failli embrasser une carrière de concertiste 
plutôt que d’entrer en littérature. La légende veut que ce choix n’en 
ait pas été un mais que, à peine arrivée à New York, elle ait perdu dans
 le métro l’intégralité de la bourse qui devait lui ouvrir les portes de
 la Juilliard School of Music. Les témoins ne s’accordent pas sur ce 
point mais qu’importe : je n’imagine pas la voie suivie par Carson 
McCullers plus droite et nette que ses trames narratives. Quoi qu’il en 
soit, la volonté de devenir écrivaine était bien présente à Columbus et 
j’aimerais citer un passage du très bon livre de Josyane Savigneau, 
passage dans lequel beaucoup d’autrices contemporaines reconnaîtraient 
sans doute des échos de leur propre expérience, comme je l’ai moi-même 
fait, pour preuve que les déterminismes et préjugés ont mieux résisté à 
l’épreuve du temps que bien des écosystèmes, avec la persistance des 
cafards :
« Ceux qui l’entendent ainsi parler de son avenir littéraire en rient, 
plus ou moins ouvertement. Ils ne croient pas à sa véritable 
détermination de devenir écrivain. Et moins encore qu’un tel destin soit
 accessible à la petite Sudiste, à la drôle de fille souffreteuse de 
Lamar Smith le bijoutier, et de sa fantasque épouse Marguerite. »
Mais Carson Smith est opiniâtre, ce que requiert la vocation d’artiste, particulièrement quand on est une femme.
C’est sous le nom de McCullers qu’elle publie son premier roman, puisqu’elle vient d’adopter le patronyme de son époux James Reeves McCullers, que nous appellerons Reeves. La complexité de la relation que Carson entretient avec lui me rappelle Territory Blues, chanson de Georgia White dans laquelle on entend ces deux phrases : Sometimes I love him, sometimes I don’t / Sometimes I think I’ll quit him, sometimes I think I won’t. Cette relation à peine plus que platonique et marquée par des interruptions parfois longues de plusieurs années me semble une preuve supplémentaire d’une nature entêtée. C’est au point que le couple se mariera une deuxième fois, après que Reeves aura combattu en Europe pendant la seconde guerre mondiale et que Carson aura endossé avec une conviction étonnante le rôle d’épouse de guerre ; ces secondes noces trouveront un écho dans sa dernière pièce de théâtre, La racine carrée du merveilleux, dont l’échec l’ébranlera considérablement : cette histoire de mariage ne lui aura décidément pas réussi…
Je ne m’attarderai pas sur les 
rebondissements de cette relation destructrice ni sur ses à-côtés 
majoritairement homosexuels (d’un côté comme de l’autre, semble-t-il), 
je me contenterai d’évoquer un pacte passé entre les fiancés mais que ne
 peuvent honorer les mariés. Reeves et Carson étaient censés alterner : 
une année, M. trouverait un travail salarié pendant que Mme se 
consacrerait à l’écriture, et l’année suivante ce serait l’inverse. Le 
succès immédiat de Carson rend cette alternance impossible, et on se 
doute bien qu’elle va le payer.
Si l’inverse s’était produit, personne n’en parlerait plus et je ne le 
mentionnerais pas. On citerait Reeves McCullers comme l’un des géants de
 la littérature américaine du vingtième siècle et on ne se demanderait 
pas si Mme aussi avait des velléités. Mais le fait est que M. avait des 
velléités. Dès lors, je vous le donne en mille : selon la rumeur, dont 
l’écho nous parvient encore, Carson aurait tué l’écrivain en Reeves. Il 
n’est jusqu’au premier biographe français de notre autrice qui n’ait 
mené une longue enquête pour tâcher de trouver quelques lignes que le 
pauvre homme aurait pu laisser à la postérité : non, il n’y en a pas, 
MAIS il y a le témoignage d’une ancienne condisciple de Reeves, qui dit 
avoir été marquée à vie par une rédaction du génie étouffé dans l’œuf, 
texte dont elle ne se rappelle rien sinon qu’il avait impressionné toute
 une classe de lycéens. Le même biographe, Jacques Tournier, écrit au 
sujet de Reeves qu’« Un charme étrange émanait de lui, charme qui 
agissait sur tous ceux qui l’approchaient, hommes et femmes, et 
jusqu’aux animaux. »
Reflets dans un oeil d’or a pour cadre une base militaire, or 
Reeves McCullers se trouvait à Fort Benning (une base militaire) quand 
Carson et lui se sont rencontrés.
Elle-même y a passé du temps, notamment 
pour voir son ancienne professeure de piano, Mary Tucker ; elle a donc 
pu observer la vie du camp, certes, mais une femme écrit-elle des 
histoires de caserne ? Les détracteurs de Carson McCullers en sont 
désormais assurés : elle n’est qu’un prête-nom. Elle ne fait que signer 
les livres écrits par Reeves. Même les commentateurs les plus modérés ne
 peuvent s’empêcher d’échafauder les théories les plus biscornues, comme
 c’est le cas de Jacques Tournier, encore lui, qui écrit :
« Sans savoir si [son] premier livre aura du succès, elle en commence un
 autre. Ou plutôt, n’est-ce pas Reeves qui l’a commencé ? À bien lire Reflets dans un oeil d’or,
 qui se déroule dans un camp militaire, dans un cadre qu’elle a sans 
doute connu à travers les Tucker, mais qui est si loin d’elle, si 
différent de celui, toujours le même, qu’elle a donné à ses autres 
livres (car ce qu’elle écrit est avant tout autobiographique), on est en
 droit de se demander si elle n’a pas tenu un temps la main de Reeves, 
en travaillant sur un sujet fourni par lui et nourri de ses souvenirs de
 soldat, avant de prendre la plume elle-même et de tout réécrire, tant 
il devenait évident qu’il n’avait aucun don d’écrivain. »
(Carson et Reeves.)
Pour résumer, nous avons affaire à une femme qui 1. ne s’habille pas comme une femme, 2. n’est pas une férue de ménage et ne cuisine presque jamais, 3. ne travaille pas, 4. s’arroge la gloire littéraire qui revient de droit à son époux et 5. noie (autant dire attise) dans l’alcool son instabilité psychique. Autant dire une femme que beaucoup adorent détester.
La nouvelle Un problème familial soulève la question de 
l’alcool et, je pense, tend à la minimiser. La situation est moins 
dramatique dans la nouvelle qu’elle ne l’est dans le quotidien du couple
 McCullers, où les tentatives de sevrage de l’une et de l’autre (mais 
particulièrement de l’une) échouent inéluctablement. On trouve dans une 
autre nouvelle, Un instant de l’heure qui suit, ces phrases révélatrices :
« Elle se leva en frissonnant, se dirigea vers la bouteille de whisky. 
Toutes les parties de son corps étaient comme des accessoires inutiles. 
Seule la douleur enfoncée derrière ses paupières semblait lui 
appartenir. Elle hésita, le goulot à la main. Ça ou un Alka-Seltzer dans
 le premier tiroir du bureau. Mais l’image du comprimé blanchâtre, 
venant mourir à la surface du verre, dévoré par sa propre effervescence,
 lui parut trop déprimante. »
(Carson par Leonard Mccombe.)
Selon toutes apparences, Carson et Reeves sont avant tout des 
compagnons de beuverie. L’absence de sexualité au sein du couple fait 
l’objet d’un commentaire collectif, comme dans La Ballade du café triste,
 où l’on voit le village épier la nuit de noces de Miss Amelia et de 
Marvin Macy. Une légende naît forcément à la convergence de versions 
antagonistes d’un même événement, et c’est bien ainsi qu’apparaît Miss 
Amelia à travers l’écriture de McCullers : comme une légende. Il n’est 
pas anodin que le passage suivant puisse être diversement interprété ; 
si j’y vois une scène de sexe désopilante, elle a pu être vue par 
d’autres comme une tentative de viol. Je n’y crois pas mais, à y 
regarder de plus près, je dois bien avouer qu’il n’y a rien d’objectif 
dans mon refus d’adhérer à cette lecture.
« Grâce aux jeunes gens qui regardaient par la fenêtre cette nuit-là, on
 sait exactement ce qui arriva : le marié et la mariée firent un souper 
extraordinaire, préparé par Jeff, le cuisinier noir de Miss Amelia. La 
mariée reprit deux fois de chaque plat, mais le marié mangeait du bout 
des lèvres. La mariée fit ensuite ce qu’elle avait l’habitude de faire –
 lecture du journal, inventaire des stocks du magasin, etc. Le marié 
rôdait près de la porte, avec un visage extatique, presque égaré. La 
mariée ne faisait pas du tout attention à lui. À onze heures, elle prit 
une lampe et monta au premier étage. Le marié la serrait de près. Jusque
 là, tout gardait une allure décente. Mais ce qui suivit fut un 
véritable sacrilège.
Une demi-heure plus tard, Miss Amelia dégringolait l’escalier en 
pantalon et veste kaki. Son visage était tellement sombre qu’il 
paraissait presque noir. D’un furieux coup de pied, elle fit claquer la 
porte de la cuisine. Peu à peu, elle reprit son sang froid, ralluma le 
feu, s’assit devant le fourneau, les pieds sur la grille, et se plongea 
dans la lecture de l’Almanach du fermier, en buvant du café et en tirant
 quelques bouffées de la pipe de son père. Son visage retrouvait sa 
couleur naturelle, mais restait fermé et sévère. De temps en temps, elle
 notait sur une feuille de papier un renseignement trouvé dans 
l’Almanach. À l’aube, elle entra dans son bureau, et sortit de sa housse
 la machine à écrire qu’elle venait d’acheter et dont elle se servait 
encore assez mal. Ainsi se passa toute sa nuit de noces. Quand il fit 
grand jour, elle sortit dans la cour, comme si de rien n’était, et 
exerça ses talents de menuisier sur un clapier commencé la semaine 
précédente et qu’elle avait l’intention de vendre.
C’est une situation bien embarrassante pour un homme de ne pas réussir à
 partager le lit de son épouse bien-aimée, alors que toute la ville est 
au courant. Quand Marvin Macy descendit ce matin-là, il portait encore 
son habit de noces et son visage était dévasté. »
Tout comme Frankie Addams – c’est-à-dire à la manière d’une enfant – 
Carson McCullers aime dormir auprès de quelqu’un, elle aime la proximité
 d’un corps sans qu’il y entre (si j’ose) rien de sexuel.
6.
Carson McCullers a des amitiés longues comme la vie, notamment avec 
Tennessee Williams, mais elle passe aussi pour une garce, selon les 
termes employés par un certain nombre de témoins qu’a interrogés sa 
biographe américaine, Virginia Spencer Carr.
(Tennesse Williams et Carson McCullers.)
Carson a besoin des autres autant qu’elle les fait fuir. Quand elle 
quitte le domicile conjugal, sporadiquement, c’est pour vivre la grande 
expérience communautaire. Elle s’y essaie d’abord dans une colocation au
 7 Middagh Street à Brooklyn Heights, où des artistes éminents se 
partagent une immense maison tenue par l’éditeur George Davis. L’on y 
trouve notamment Wystan Auden, Benjamin Britten, Lotte Lenya et Kurt 
Weill, Erika et Klaus Mann (les enfants de Thomas Mann), ou encore 
Richard Wright. Elle séjourne aussi régulièrement à Yaddo, colonie 
d’artistes située à Saratoga Springs dans l’État de New York. Elle se 
réjouit d’être parmi les autres (notamment à Yaddo) mais il semblerait 
qu’elle se tienne toujours à l’écart. « Le désir d’appartenir à un 
groupe la hantait presque autant que la musique. Ces deux préoccupations
 l’obsédaient », écrivait-elle de Mick dans Le Cœur est un chasseur solitaire, mais la jeune fille n’y parvient pas plus que sa créatrice. Pas davantage non plus que Frankie Addams :
« elle dit presque à haute voix : « Ils sont mon nous à moi ». Hier, et 
pendant les douze années de sa vie, elle avait été seulement Frankie. 
Elle était un je qui se promenait et agissait seule. Toutes les autres 
personnes se réclamaient d’un nous… toutes, sauf elle. Quand Bérénice 
disait nous, cela signifiait Honey et grand-maman, sa loge ou son 
église. Le nous de son père c’était le magasin. Tous les membres du club
 avaient un nous auquel ils appartenaient et dont ils parlaient. Les 
soldats de l’armée pouvaient dire nous, et même les criminels enchaînés 
dans les bagnes. »
(La colonie artisitique de Yaddo. Où est Carson ?)
Quand elle boit, Carson devient imbuvable, disent ses nombreux contempteurs. Arrogante, narcissique, cassante. Je me demande quant à moi si son alcoolisation n’était pas le prix à payer pour pouvoir lever ses inhibitions et se mêler à la vie collective.
La rumeur est aussi tenace que la maladie ; l’une et l’autre rendront
 particulièrement douloureuses les quinze dernières années de sa courte 
vie. Carson finira paralysée du côté gauche, comme je l’ai déjà 
mentionné, incapable de vivre de manière autonome au quotidien et 
d’exercer son art sans assistance. Elle vivra également ces années dans 
l’opprobre car on la tiendra pour responsable du suicide de Reeves – et 
quand je dis on, je parle d’un on massif, pour preuve qu’un milieu, même
 littéraire, c’est-à-dire prétendument intellectuel, peut être aussi 
étroit, injuste et suffoquant qu’une petite ville du Sud telle que 
Columbus, Géorgie.
L’acharnement contre Carson McCullers, qui persiste bien au-delà de sa 
mort, prend des formes étonnantes. Ainsi, nombreux sont les critiques à 
formuler la même idée : Carson McCullers, je vous l’annonçais en 
introduction, serait un écrivain mineur. Le critique George Dangerfield 
dans la Saturday Review du 30 mars 1946, au terme d’un article élogieux sur Reflets dans un œil d’or
 mais aussi sur l’écriture de Carson McCullers, dont il admire à juste 
titre la subtilité (« C’est, dit-il, un écrivain de la suggestion plus 
que de l’éloquence »), finit néanmoins son papier en affirmant qu’« Il y
 a dans la littérature contemporaine des écrivains plus importants que 
Carson McCullers. D’elle, on ne peut que répéter une fois de plus 
qu’elle est unique. » Une critique du Partisan, Elizabeth 
Hardwick, la qualifiera quant à elle d’écrivain mineur de grand talent. 
Il faudra décidément qu’un jour, un ou une critique me fasse un exposé 
sur les différents barèmes utilisés dans sa profession.
Mais les critiques ne sont pas les seuls à formuler ce genre de 
jugement. Arthur Miller dira de Carson, après sa mort : « J’ai aimé 
certaines choses. Mais en définitive, je pense que c’était un auteur 
mineur. » Vous aurez noté l’expression très vague qu’il emploie : il a 
aimé certaines choses. C’est que l’auteur des Sorcières de Salem
 n’est avare d’aucun enfantillage pour suggérer le dédain que lui 
inspire sa contemporaine ; par exemple, en société, il fait semblant de 
ne pas se rappeler le titre de ses ouvrages. On est en droit de se poser
 la question : Arthur Miller se considère-t-il lui-même comme un 
écrivain majeur ou mineur ? Cette distinction a-t-elle seulement un sens
 ? Sans aller jusqu’à l’idée aujourd’hui très à la mode selon laquelle 
tout se vaudrait, la distinction majeur-mineur appliquée à la création 
artistique m’apparaît comme puérile et totalement arbitraire. Quels sont
 les critères ? Qui, parmi ses contemporains, est aux yeux d’Arthur 
Miller un auteur majeur ?
(De gauche à droite, Arthur Miller, Marilyn Monroe, Carson McCullers et Karen Blixen, chez Carson à Nyack.)
Je suis prête à parier qu’Hemingway en fait partie – il est en effet 
bien plus couillu, comme on dit, que notre Carson. Pourquoi en venir à 
l’entrejambe, me demanderez-vous ? Parce que, si j’essaie de comprendre 
les critères sur lesquels se reposent Miller et quelques autres pour 
asséner ce jugement, il semblerait que la taille soit un élément 
important. Je vous lis la suite de la déclaration du dramaturge au sujet
 de sa consœur : « À moins que son œuvre n’ait été simplement 
« cassée », interrompue précocement, à cause de la maladie, puis d’une 
mort en pleine maturité. » Comme si la longueur de la bibliographie 
avait jamais indiqué une valeur quelconque.
Comme si Le Cœur est un chasseur solitaire avait les 
maladresses d’un roman de jeunesse. Il s’agit déjà d’un texte 
extrêmement maîtrisé, d’une rare finesse tant dans l’évocation des 
émotions que dans le travail de la phrase, et dans lequel un lecteur en 
pleine maturité (pour reprendre les mots de Miller) trouve des échos de 
ses propres vertiges existentiels et questions ontologiques.
7.
Carson McCullers, peut-être parce qu’elle a côtoyé très tôt la maladie 
et la mort, peut-être parce qu’elle a grandi dans ce Sud putrescent et 
vide comme un été de bourgade, peut-être parce qu’elle était musicienne 
et qu’à travers la musique elle approchait l’indicible, a mis au cœur de
 sa littérature quelque chose que j’appellerai le mystère mais que je 
pourrais aussi me contenter d’appeler quelque chose, comme elle-même le 
fait parfois. Et c’est ce qui me fait aimer si profondément la plupart 
de ses livres, ce qui me donne l’impression, quand je les lis, d’avoir 
une main à tenir tandis que j’emploie le temps qui m’est imparti, ce 
temps dont j’ignore quelle sera sa longueur, à traverser l’infini. Je ne
 peux pas évoquer son œuvre sans prendre pour objet cet indicible, cette
 chose que Carson McCullers, quelques-uns de ses personnages et 
quelques-uns d’entre nous aurons passé notre vie à poursuivre, avec 
l’intuition que le chemin éperdu est sans doute la chose même vers 
laquelle nous ne cessons de tendre.
La jeune pianiste de la nouvelle Wunderkind sent avec effroi la chose lui échapper :
« Mais depuis quatre mois, que lui arrivait-il ? Elle ne faisait sortir 
d’elle-même que des notes lisses, mortes. L’adolescence, avait-elle 
pensé. Il y avait des enfants très doués – ils travaillent, ils 
travaillent, jusqu’au jour où ils pleurent au moindre prétexte, comme 
elle, parce qu’ils sont épuisés d’avoir tenté de prendre au piège la 
chose – oui, cette chose dont ils rêvaient – avec une telle violence – 
et tout devenait bizarre – ils perdaient tout. »
Mick Kelly et Frankie Addams veulent désespérément faire partie de 
quelque chose, et comme il faut bien donner une forme intelligible à ce 
quelque chose, la première choisit d’organiser une fête (ce sera un 
fiasco) tandis que la seconde choisit le mariage de son frère. Elle veut
 faire partie du mariage, comme l’indique le titre original The Member of the Wedding,
 mais pas seulement assister à la cérémonie : « Je les aime tant, tous 
les deux. Nous irons partout ensemble. C’est comme si j’avais su toute 
ma vie que je faisais partie de leur existence. »
Ce mystère, ce flou, est à la fois un motif récurrent chez Carson 
McCullers, sinon un sujet à part entière, et une méthode. Un style. 
Après avoir renoncé à entrer à la Juilliard School of Music, la jeune 
Carson s’inscrit à Columbia, où elle suit des cours d’écriture avec une 
certaine Sylvia Chatfield Bates. La professeure commente ainsi la 
nouvelle Poldi, que l’on peut lire dans Le Cœur hypothéqué :
« Voilà un excellent exemple de nouvelle picturale – c’est-à-dire 
dramatisation complète d’un thème très court, description d’une 
situation presque statique dont les éléments narratifs appartiennent au 
passé ou au futur. C’est une histoire assez banale, mais pas trop. Vous 
pouvez échapper à cette banalité (…) grâce à la véracité, à la précision
 et à la richesse du détail. Comme je l’ai constaté déjà, les vôtres 
sont de cet ordre. Les détails sont bons. Très vivants. (…) Votre 
connaissance de la technique musicale, qui est éclatante, sonne juste. 
Le lecteur moyen aimerait que la nouvelle soit un peu plus vivante. 
Qu’elle avance davantage et qu’elle permette de mieux comprendre ce qui 
va arriver. Mais moi, je l’aime telle qu’elle est. Elle n’a aucun besoin
 d ‘être retravaillée. »
Relisant Henry James, Carson McCullers écrit que « C’est un vrai plaisir
 que de se frayer un chemin à travers des pages d’ambiguïtés pour tomber
 brusquement sur ces lignes exquises, ces révélations presque 
inattendues ». Sans doute avait-elle conscience que, dans sa propre 
œuvre, ces révélations se dessinent au sein même de lignes à l’exquise 
ambiguïté, à la manière d’images subliminales qui surgiraient, quand 
l’œil s’y attend le moins, d’une texture dense jusqu’à l’insaisissable. 
Je pense qu’elle en était consciente parce qu’une telle écriture 
requiert une maîtrise bien plus grande qu’un travail axé sur la 
narration et dont l’intrigue solide reposerait sur un plan, et je le 
pense aussi parce que, dès la première page de Frankie Addams, Carson McCullers annonce la partition :
« à la maison, il n’y avait que Bérénice Sadie Brown et John Henry West.
 Tous les trois, assis autour de la table de la cuisine, parlaient 
indéfiniment des mêmes choses. Si bien qu’en août, les mots commencèrent
 à prendre une résonance étrange. »
( Ethel Waters, Brandon DeWilde et Julie Harris dans The Member of the Wedding.)
Quant à la qualité musicale de l’œuvre, on en trouve la métaphore dans deux scènes sublimes. La première a lieu dans Le Cœur est un chasseur solitaire.
 Mick Kelly se cache au pied des maisons dotées d’un poste de radio, à 
la nuit tombée, pour écouter de la musique classique, cette musique qui 
l’obsède et qui recèle à ses oreilles un mystère insondable vers lequel 
elle se sent puissamment appelée.
« Comment cela vint-il ? Pendant une minute l’ouverture hésita. Une 
promenade ou une marche. Comme si Dieu se pavanait dans la nuit. 
Brusquement elle se sentit glacée extérieurement et, seule, la première 
partie de cette musique était chaude dans son cœur. Elle ne put même pas
 entendre les sons qui suivirent ; elle attendait, glacée, les poings 
serrés. Puis la musique reprit, plus impérieuse et plus puissante. Cela 
n’avait rien à faire avec Dieu. C’était elle, Mick Kelly, marchant dans 
la lumière du jour et toute seule dans la nuit. Sous le chaud soleil et 
dans le noir avec tous ses plans et ses sentiments. Cette musique était 
elle… son moi réel.
Elle ne pouvait pas écouter assez pour tout entendre. La musique 
bouillonnait en elle. Que faire ? S’attacher à certains passages 
merveilleux pour ne plus les oublier… ou se laisser aller, écouter ce 
qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur ! le 
monde entier était cette musique et elle n’avait pas assez de tout son 
être pour écouter. Puis enfin le thème d’ouverture fut repris par tous 
les instruments donnant ensemble la même note comme un poing dur, 
crispé, qui lui martelait le cœur. Et la première partie s’acheva.
Cette musique ne durait pas un temps long ou court. Elle n’avait rien à faire avec le temps. »
Outre le fait que cette page décrit la musique et les sensations qu’elle
 procure de la manière la plus juste possible, parce que si subtile, si 
suggestive, j’y vois presque une notice à l’intention de celles et ceux 
qui s’attachent trop au sens des œuvres, et qu’embarrasse ou frustre 
l’idée de ne pas avoir tout compris. J’ai la conviction que l’on n’a pas
 besoin de tout comprendre pour vivre une expérience riche et unique 
avec une œuvre, voire que l’expérience est encore plus intense quand 
elle recèle une part de mystère – j’y reviens, à ce mystère, cette part 
du réel qui échappe à l’entendement et qui est d’autant plus précieuse 
parce qu’elle nous porte au cœur même de l’informulable. Un passage de Frankie Addams montre tout aussi finement le lien que fait Carson McCullers entre musique et indicible.
« La mélodie était lente, sombre et triste.
 Puis tout d’un coup le cornet commença un jazz échevelé et zigzaguant 
empli de toute la magie nègre. Puis la musique ne fut plus qu’un son 
filé et lointain avant de revenir au blues du début. On eût dit le récit
 de cette longue saison troublée. Elle restait là sur le trottoir 
sombre, le cœur serré, les genoux collés, la gorge contractée. Puis, 
sans avertissement, il arriva une chose que, tout d’abord, Frankie ne 
put pas croire. Au milieu d’une phrase mélodique, la musique s’arrêta 
net. Tout d’un coup le cornet cessa de jouer. Pendant un instant Frankie
 ne comprit pas, se sentit perdue.
« Il s’est arrêté pour secouer la salive de son cornet, murmura-t-elle enfin à John Henry. Dans une seconde il reprendra. »
Mais la musique ne reprit pas. La mélodie resta brisée, inachevée. Et 
elle ne pouvait plus supporter cette terrible angoisse. Elle sentait 
qu’il lui fallait faire quelque chose de sauvage, d’inattendu. Elle se 
frappa la tête à coups de poing, mais cela ne servit à rien. Alors elle 
se mit à parler à haute voix, bien qu’au début elle ne fît pas attention
 à ses propres paroles et ne sût pas d’avance ce qu’elle dirait.
« J’ai prévenu Bérénice que j’allais quitter la ville pour de bon et 
elle ne m’a pas crue. Il y a des jours, vraiment, où je trouve que c’est
 la dernière des imbéciles. »
Elle se plaignait très haut et sa voix semblait découpée comme des dents
 de scie. Elle parlait et ne savait pas quel mot suivrait celui qu’elle 
prononçait. Elle écoutait sa propre voix, mais les mots qu’elle 
entendait n’avaient guère de sens. »
Si aucun mot de Carson McCullers n’est laissé au hasard, son écriture n’est pas de celles qui enferment et imposent mais de celles qui laissent une grande liberté d’interprétation, au point que parfois l’on ne peut être assuré d’avoir compris ce qui vient de se passer entre deux personnages – j’en veux pour preuve les appréciations très différentes de la scène de sexe entre Miss Amelia et Marvin Macy que nous avons lue tout à l’heure. La vie a bien souvent ce flou, et le travail de la mémoire plus encore. Interrogée sur sa méthode de composition, McCullers dit : « Je ne comprends que par fragments. Je comprends les personnages mais le roman lui-même reste flou. Le point se fait parfois, comme par hasard, à des instants que personne, et l’auteur moins que quiconque, ne peut comprendre. » Le tâtonnement est son mode opératoire. Il me semble refléter avec beaucoup de justesse la complexité de la vie, qui n’est jamais aussi lisible qu’on voudrait le croire, et c’est ce qui la rend, cette vie, plus passionnante qu’un roman de gare, et ce qui place la littérature de Carson McCullers à un niveau qui nargue les majeurs, mineurs et autres gammes hors de propos.
(Elizabeth Taylor dans la formidable adaptation de Reflets dans un oeil d’or par John Huston.)
Outro
Vous qui n’avez pas encore lu Carson McCullers, je ne vous envie pas 
seulement parce que vous allez maintenant pouvoir partir à la découverte
 de son œuvre fascinante mais aussi parce que vous allez avoir à votre 
disposition des traductions dignes de ce nom. Du moins semblons-nous 
avancer dans cette direction puisque Le Cœur est un chasseur solitaire
 vient d’en connaître une nouvelle, par Frédérique Nathan et Françoise 
Adelstain ; il s’agit de la troisième, après celles de Marie-Madeleine 
Fayet en 1947 et de la seule Frédérique Nathan en 1993. Reflets dans un œil d’or
 a d’abord été traduit par Charles Cestre, en 1946 puis par Pierre 
Nordon en 1993. Jacques Tournier a proposé en 1974 de nouvelles 
traductions de Frankie Addams, d’abord traduite par Marie-Madeleine Fayet en 1949, et de La Ballade du café triste, que Gabrielle Melera dite G.M. Tracy avait d’abord traduite en 1946. La seule traduction de L’Horloge sans aiguilles disponible à ce jour est celle de Colette M. Huet et date de 1962. Enfin, Le Cœur hypothéqué
 a été traduit par Jacques Tournier et Robert Fouques Duparc en 1977. Il
 a moins vieilli que d’autres. Certains textes mériteraient une nouvelle
 traduction qui, notamment, ne rendrait pas de manière si odieuse le 
parler des Noirs. Elle devrait aisément permettre, mieux que ne le font 
les anciennes versions, l’immersion dans l’atmosphère du Sud des 
États-Unis, ce Sud qu’une des traductions susdites désigne comme… le 
Midi. L’on y fête la veille de la Toussaint, à défaut d’Halloween, l’on y
 mange du maïs éclaté en guise de pop-corn et l’on y rencontre de vrais 
roger-bontemps – des quoi ? Des roger-bontemps. C’est une expression 
désormais inusitée, tirée du surnom d’un secrétaire d’évêque auxerrois 
qui a vécu aux quinzième et seizième siècles et qui, d’après les 
dictionnaires qui en font mention, désigne une personne de belle humeur et qui vit sans aucune espèce de souci.
 Tout juste y devine-t-on un jolly good fellow. Mais de telles 
aberrations, j’en suis sûre, ne seront bientôt plus imprimées. Car 
j’aime penser que Stock, l’éditeur de ces traductions, a le désir de 
rendre enfin justice à cette autrice si singulière dont lui seul a 
exploité les oeuvres en France.
