Walter Benjamin révolutionnaire : éléments pour un portrait en « image dialectique »
Pourquoi est-il si difficile de le connaître comme tel et pourquoi est-ce si urgent ? - Par Dietrich Hoss
Persuadé que les luttes des dernières années, notamment celle des Gilets Jaunes, participent à actualiser les potentiels révolutionnaires du siècle passé, Dietrich Hoss revient ici sur la vie et l’oeuvre de Walter Benjamin dont il juge la connaissance et la diffusion d’une « extrême urgence ». D’une part pour arracher son héritage à ceux qui voudraient faire de Benjamin un homme de lettres un brin mélancolique. D’autre part pour nourrir activement les frémissements révolutionnaires de notre époque. Il revient ainsi sur les premiers engagements de jeunesse de Benjamin et ses travaux sur l’enfance, souvent méconnus ; puis se concentre sur le renouveau et les critiques qu’il fait subir au marxisme orthodoxe ; pour terminer sur la censure et la dépolitisation dont son oeuvre fut victime, de son vivant jusqu’à aujourd’hui. Bonne lecture.
L’urgence extrême
Commençons avec la deuxième partie de notre questionnement :
« La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. Le matérialisme historique est tout attaché à capter une image du passé comme elle se présente au sujet à l’improviste et à l’instant même d’un danger suprême. » [1]« Capter une image du passé » dans ce sens là veut dire une image occulte, refoulée ou enfouie jusqu’à ce moment d’éveil. Ce que constata Benjamin à propos d’une telle prise de connaissance du passé « au moment d’un danger soudain » vaut également pour la connaissance de lui-même comme personnage historique qu’on croit connaître, mais qui a subi maintes formes de défiguration et d’occultation. Benjamin partage le sort de tant d’autres « formes subversives et anti-bourgeoises de la culture » qu’il cherchait à sauvegarder en leur évitant « d’être embaumées, neutralisées, académisées et encensées (Baudelaire) par l’establishment culturel. » [2] Il a été victime de ce même mécanisme : « … si l’on expurge de sa pensée la dimension subversive, révolutionnaire, insurrectionnelle même, comme c’est, hélas, très souvent le cas dans les travaux académiques sur son œuvre, on rate quelque chose d’essentiel, de précieux, d’inestimable… » [3]
Avant de finir sa vie en 1940, dans le « minuit du siècle » (Victor Serge) Benjamin avait donné l’exemple. Face au « danger suprême » de ce moment historique, il avait capté une image du passé particulièrement pertinente comme arme pour affronter la catastrophe immanente, celui du révolutionnaire Auguste Blanqui, dont « le son d’airain » du nom « avait, telle une cloche, ébranlé le XIXe siècle. » [4] Chez lui il trouve une ligne de conduite exemplaire face à l’apogée du fascisme et du stalinisme, à l’apocalypse de la guerre qui avait éclaté : « Cette résolution d’arracher au dernier moment l’humanité à la catastrophe qui la menace en permanence, à été capitale pour Blanqui plus que pour tout autre homme politique révolutionnaire de cette époque. » [5]
Pour Benjamin, il s’agissait de percevoir « la constellation critique que tel fragment du passé forme précisément avec tel présent. » [6] Ce qui est survenu d’une façon paradigmatique « entre Walter Benjamin, dans un moment de danger extrême, en 1940, avec Auguste Blanqui. » [7] C’est en complicité avec lui que Benjamin a pu formuler son dernier message, ses thèses Sur le concept de l’histoire, devenus testamentaires, où il dénonce la « confiance aveugle dans le progrès » de la gauche, de ceux qui même à l’heure de leur défaite historique face au fascisme « n’ont rien appris. » [8] La perspective révolutionnaire était pour lui la seule alternative à cet attentisme évolutionniste : « En réalité, il n’existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire –elle veut seulement être définie comme spécifique, à savoir comme chance d’une solution entièrement nouvelle face à une tâche entièrement nouvelle. » [9]
Comme Benjamin, nous nous trouvons dans un « danger suprême ». Encore une fois il s’agit de percevoir une « constellation critique que tel fragment du passé forme précisément avec tel présent ». On l’avait signalé dans un billet précédant [10] : dans un moment historique où le mot d’ordre « Bloquons tout ! » guide l’action de milliers de jeunes et moins jeunes le constat suivant de Benjamin est mis à l’ordre du jour : « Marx a dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire mondiale. Il se peut, par contre, que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence. » [11] Dans un temps où apparaissent, dans le monde, différents mouvements insurrectionnels avec la devise : « Pas de retour à la normale ! La normalité est le problème », s’impose la remémoration d’une autre de ses sentences, plus que jamais actuelle : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la catastrophe. Que ‘les choses continuent comme avant’ : voilà la catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation est donné. » [12]
Il faut saisir le signal, donné par un insurgé à Seattle, se référant à Benjamin : « Les morts de la lutte crient vengeance, et nous la leur devons. Comme l’a si bien dit Benjamin, ‘si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. ‘Cette nuit est la nuit où les comptes commencent à se régler une bonne fois pour toutes, où s’achève leur règne victorieux sur la terre, où les morts vont pouvoir se reposer enfin. » [13]
C’est que le frein d’urgence n’a pas été tiré ni avant ni après le « minuit dans le siècle ». Au contraire. La mort de Benjamin coïncide avec l’explosion apocalyptique et la dissémination des exploits scientifiques, techniques et organisationnels du « progrès » à travers le monde par la « guerre totale », le génocide industrialisé et le sacrifice de millions d’êtres humains sur l’autel du « socialisme dans un seul pays ». La barbarie, la face cachée de la culture selon Benjamin, [14] réduisait en ruines ses acquis. C’était en effet une forme de « fin d’une évolution culturelle de trois fois millénaire » contre lequel Benjamin avait mis en garde déjà en 1928. Dans Sens unique il disait : « …la bourgeoisie gagnerait-elle ce combat [de la lutte de classe] ou le perdrait-elle, elle reste vouée à la disparition en raison de contradictions internes qui, au cours de l’évolution, lui seront fatales. La question consiste seulement à savoir si elle s’effondre d’elle-même ou au moyen du prolétariat. La réponse décidera d’une persistance ou la fin d’une évolution culturelle trois fois millénaire […] Et si la suppression de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment pratiquement prévisible…alors tout est perdu. Avant que l’étincelle ne touche la dynamite, la mèche qui brûle doit être sectionnée. » [15]
La mèche n’a pas été sectionnée. L’explosion a eu lieu. Si la catastrophe permanente du progrès dont parlait Benjamin se produisit sous forme d’apothéose apocalyptique dans les années quarante, on peut dire qu’à la suite elle adopta une forme rampante, avec une portée encore plus fatale. Ce ne sont plus seulement 3000 ans de développement culturel qui sont en cause, mais l’existence même de la vie sur terre, c’est-à-dire du monde tel que nous le connaissons. Ce qui avait commencé, dans les premières années d’après-guerre, par une concurrence à outrance dans la course aux armements, l’exploitation sans frein de la nature et la sophistication toujours plus poussée de l’extraction de la plus-value par le système de production, a conduit de nos jours, à une extermination progressive de la vie sur terre, de la flore et de la faune, de la diversité des espèces botaniques et animales comme des ethnies humaines, ainsi qu’à une destruction des conditions climatiques et atmosphériques à la base de la vie. Ce qui se réalisait « à petit feu » après-guerre, s’est accéléré sous forme de catastrophes « naturelles », sociales et humaines en tous genres et à répétition. La catastrophe permanente générale du progrès s’exprime actuellement sous forme de catastrophes particulières, locales, régionales et mondiales (voir la pandémie actuelle) toujours plus effroyables. Alors l’urgence d’arrêter la course folle du monde comme il va est plus extrême que jamais.
Le jeune Benjamin avait déjà lancé en 1921 un mot d’ordre, dont nous commençons à saisir seulement aujourd’hui toute la portée en tant qu’issue face à cette situation de « danger extrême ». Dans son article Critique de la violence il préconisa, contre ce qu’il appelait la normalité de la violence de l’État, de l’ « État de droit », comme de toute autre variante étatique : « C’est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, sur la destitution du droit, y compris les pouvoirs dont il dépend, et qui dépendent de lui, finalement donc du pouvoir de l’État, que se fondera une nouvelle ère historique. » [16] Dans l’entendement du Benjamin « mature », celui des Thèses, ce processus de « destitution » devait conduire à une rupture sous la forme de l’instauration d’un « véritable état d’urgence ». En d’autres termes il distingue l’ « état d’exception » qu’impose toute forme étatique à prétention ‘’ légitime’,’ à un « état d’exception véritable » se substituant à lui : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ;… » [17]
C’est cette notion benjaminienne, la « destitution », qui, elle aussi, a commencé à apparaître au travers les luttes ayant surgi en différents endroits du monde, sans que ceux qui l’avancent aujourd’hui aient, en général, une connaissance de son origine historique.
L’image dialectique
Les mouvements en cours contre les États qui imposent la normalité quotidienne des « états d’exceptions » multiformes, lesquels règnent partout dans le monde, trouvent un écho inconscient avec la vision benjaminienne de la nécessité d’un arrêt révolutionnaire. Ainsi s’impose ce que Benjamin a appelé une « image dialectique », qu’il faut déchiffrer. Il s’agit d’une « image fulgurante » où le Maintenant entre en correspondance directe avec un Autrefois : « Une image … [où] l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique en arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : […] elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative…L’image qui est lue –je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité- porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture. » [18] « Le rappel dialectique de conjonctures passées, qui est aussi une compénétration, et actualisation dialectique de relations passées, est une mise à l’épreuve de la vérité de l’action présente. Cela signifie donc qu’on allume la mèche de l’explosif qui est enfoui dans l’Autrefois… » [19]
Pour lire l’image dialectique de la rencontre soudaine entre l’Autrefois de la pensée benjaminienne et le Maintenant des mouvements pour un arrêt de la normalité catastrophique d’aujourd’hui, encore faut-il saisir correctement les contours du portrait de Benjamin en tant que penseur révolutionnaire. Ce qui ne va pas de soi. Il s’agit d’un vaincu, victime d’un cours de l’histoire qu’il avait voulu arrêter. Il faut ressusciter sa pensée dans son originalité. Benjamin disait de la démarche de historien matérialiste qu’il devait « faire éclater la continuité historique pour en dégager une époque donnée ; il ira faire éclater pareillement la continuité d’une époque pour en dégager une vie individuelle ; enfin il ira faire éclater cette vie individuelle pour en dégager un fait ou une œuvre donnée. Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d’un individu tient dans une de ses œuvres, un de ses faits ; comment dans cette vie tient une époque entière ; et comment dans une époque tient ensemble de l’histoire humaine. » [20]Notre défi consiste ici à appliquer cet approche benjaminienne à la vie et l’œuvre de Walter Benjamin lui-même.
Bien entendu, cette démarche, en comparaison avec la réintonation du « son d’airain » du nom de Blanqui par Benjamin, aura une tonalité toute autre. Il s’agit d’amplifier un chuchotement confidentiel dont la portée explosive véritable, n’était déjà guère audible lors de sa première expression. Benjamin en était conscient. Il avait accompagné l’envoi de ses thèses Sur le concept d’histoire à sa vielle amie Gretel Karplus, devenue en 1937 épouse d’Adorno, avec ces mots : « Quant à ta question concernant l’existence de notes qui pourraient éventuellement prolonger la conversation que nous avons eue sous les marronniers, ces idées me sont venues à une époque où je rédigeais justement ces notes. La guerre et la constellation qui l’a amenée m’ont conduit à mettre par écrit quelques pensées dont je peux dire que je les ai tenues enfermées, oui, enfermées face à moi pendant vingt ans. C’est aussi la raison pour laquelle je ne vous en avais guère donné qu’un bref aperçu. La conversation sous les marronniers aura été une brèche dans ces vingt ans. Aujourd’hui encore, je te les confie plus comme un bouquet de graminées chuchotantes cueillies au cours de promenades méditatives que comme une collection de thèses. » [21]
Selon Benjamin la social-démocratie était parvenue, en l’espace de trois décennies, à quasiment effacer le son d’airain du nom d’un Blanqui. [22] Dans le cas de Benjamin ce sont ses amis mêmes qui ont rendu presque inaudibles dans les décennies après sa mort ses chuchotements.
Rendre la voix de Benjamin audible, nous oblige donc à réexaminer les étapes de l’étouffement, voire de la déformation de sa pensée. Cet objectif est d’une urgence extrême pour nourrir les luttes en cours, pour aider à la clairvoyance concernant les tâches mises à l’ordre du jour par la situation historique. Pour retrouver l’originalité de cette pensée il faut disséquer ce que furent les mécanismes de son occultation pendant si longtemps. La mise à disposition de sa charge explosive à l’usage de ceux qui en ont un besoin d’urgence est à ce prix. Les temps ont changé et ont rendu connaissable pour la première fois sa pensée dans toute sa portée, y compris –ou justement surtout ?- pour quelqu’un comme l’auteur de ce texte qui a été socialisé intellectuellement et politiquement à Francfort dans les années soixante/soixante-dix. Il n’est pas encore trop tard. Ne ratons pas le « rendez-vous mystérieux » que Benjamin voyait « entre les générations défuntes et celles dont nous faisons partie nous-mêmes. » [23]
Un explorateur solitaire à la recherche d’une rupture révolutionnaire du temps – hors pistes/multipistes
Si Benjamin dit que les pensées qu’il mettait en formes de thèses avaient mûries pendant vingt ans, cela ne veut pas dire que le développement de sa pensée a été caractérisé par une continuité linéaire. Au contraire. Nous sommes devant la difficulté d’identifier à chaque étape de ses recherches variées aussi bien une volonté constante d’échapper aux conformismes intellectuels et politiques ambiants et de préciser au fur et mesure de ses rencontres et trouvailles son concept d’une révolution à la hauteur des défis du moment historique.
Le mouvement de jeunesse
Il est fondamental pour comprendre Benjamin de s’arrêter sur le fait qu’il faisait partie, dans l’empire de Guillaume II, d’une jeune génération, principalement issue d’un milieu bourgeois, qui s’est révoltée contre une société figée, à l’autoritarisme étouffant et aux contours spirituellement et culturellement creux. Cette révolte, organisée par de jeunes lycéens dans un mouvement de jeunesse spontané, autogéré, est relativement peu connue ou méconnue, en France et même en Allemagne, où ce mouvement est souvent assimilé à des formes, plus classiques, de scoutisme paramilitaire -hérité du colonialisme anglais- ou à un genre d’« éclaireurs » d’encadrement clérical en France. Ce mouvement en Allemagne est plus souvent considéré comme une mouvance néoromantique tombée rapidement dans les dérives nationalistes, voire plus tard nationales-socialistes des jeunesses hitlériennes. [24]
À ses origines autour de 1900 le mouvement du Wandervogel [oiseau de passage], la composante la plus importante de la mouvance avait, certes, la nature comme refuge : « L’essence des Wandervögel était de s’envoler loin des cadres de l’école et de la ville vers le vaste monde, loin des devoirs académiques et de la discipline du quotidien, dans une atmosphère d’aventure ». Mais selon une étude historique, Wandervogel, la jeunesse allemande contre l’esprit bourgeois, les jeunes fondateurs visaient bien plus loin : ils voyaient le mouvement « comme une école de pensée qui précéderait la fondation d’une ligue de la jeunesse, ou Jugendbund, affranchie des entraves de l’école et de la société, gérée et menée par la seule jeunesse, et destinée à se répandre à travers tout le Reich. Dès lors, celle-ci serait capable de mener une véritable action révolutionnaire renouvelant les fondements de la société selon leurs valeurs propres. » [25]
Benjamin n’a pas participé à la toute première phase de la mouvance sous forme de Wandervogel. Il rejoint le mouvement sous une forme que Rolf Tiedemann, dans son édition des œuvres complètes, nomme sa deuxième phase. [26]Benjamin fait connaissance du mouvement à travers des formes nouvelles d’éducation scolaire Landerziehungsheim (Résidence éducative régionale) et Freie Schulgemeinde (Communité scolaire libre), un genre d’internat d’École libre, comme on dirait aujourd’hui, créées par des pédagogues inspirés des idées du Wandervogel. [27] Benjamin interrompt sa scolarité au lycée à Berlin et passe à peu près deux ans (1905/6) dans ce nouveau genre d’école où il fait connaissance d’un de ses initiateurs principaux, Gustav Wyneken, qui formula ainsi son programme pédagogique et politique : « Il est juste et bien, oui, un acte nécessaire, si le Wandervogel désaccoutume la jeunesse de l’école, la désaccoutume de voir dans l’école son monde, mais ce n’est pas le dernier but.[…] L’autre moitié de l’émancipation de la jeunesse consiste dans la refondation de l’école comme un espace authentique de la vie de la jeunesse et de la culture de la jeunesse. » [28] Benjamin adhère avec enthousiasme à ce programme. Pendant toute sa vie il gardera une grande estime pour ce professeur dont la pensée l’avait orienté dans les années décisives de lycée et des premières études universitaires.
On peut considérer l’engagement de Benjamin dans ces années de jeunesse comme un engagement sans réticence pour une « révolution culturelle » radicale. Lui-même dira plus tard (1932) dans sa Chronique berlinoise dédiée à son fils : « …la ville même de Berlin n’a jamais, à aucune époque ultérieure, pénétré avec autant de force mon existence qu’à cette époque lorsque nous pensions pouvoir la laisser elle-même intacte, et ne faire qu’y améliorer les écoles, -porter un coup à l’inhumanité des parents de ses élèves et y donner leur place aux mots de Hölderlin ou de George. C’était une tentative extrémiste, héroïque de changer l’attitude des êtres humains sans s’attaquer à leur situation. Nous ne savions pas qu’elle devait échouer mais l’aurions-nous su, il ne se serait trouvé personne parmi nous pour changer d’avis. Et aujourd’hui, tout comme à cette époque là, même en partant de réflexions très différentes, je comprends que la ‘langue de la jeunesse’ devait être au centre de nos associations. Même aujourd’hui je ne connais pas d’expression plus authentique de notre impuissance que ce combat qui, alors, nous était apparu comme le comble de notre force et de notre enthousiasme […] Mais il nous est permis de dire que nous sentions ces limites, même s’il nous a fallu attendre très longtemps la maturité nécessaire pour reconnaître que personne ne améliorer l’école ni la famille sans détruire l’État qui a besoin qu’elles soient mauvaises. » [29]
L’engagement dans ce mouvement de jeunesse –en organisant des cercles de débat et en écrivant des articles dans des petites revues- était d’ailleurs le seul engagement militant de Benjamin dans une action collective. Jamais au cours de sa vie il ne fera partie d’une organisation politique. En plus, cet engagement précoce portait déjà la marque de l’originalité de sa démarche : le recours à des pistes inattendues, opposées à la « tendance progressiste informe » réformiste, qu’il attaqua dans un discours à l’occasion d’une conférence étudiante (en 1914) : « La tâche historique est de donner forme absolue, en toute pureté, à l’état immanent de perfection, de le rendre visible et de le faire triompher dans le présent. Or, si l’on en décrit pragmatiquement des détails (institutions, mœurs, etc.), loin de circonscrire cette situation, on la laisse échapper ; elle n’est saisissable que dans sa structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée révolutionnaire au sens de 89. » [30] C’est ce concept d’une rupture radicale, révolutionnaire, qu’il cherchera à préciser pendant toute sa vie. Dans cette première version –idéaliste dans le sens philosophique- il s’agissait pour lui d’identifier dans l’actualisation des visions du passé l’ordre nouveau caché dans le présent, « le système » qui attend d’être réalisé : « Le système est la seule manière de traiter de la situation historique du monde estudiantin et de l’Université. Aussi longtemps que manquent, pour le réaliser, toutes sortes de conditions, il ne reste qu’une voie : au moyen de la connaissance, libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure. C’est là le seul but de la critique. » C’est dans cette perspective qu’il évoque à la suite « l’immensité écrasante de la tâche qui consiste à substituer une communauté de sujets de la connaissance à une corporation de fonctionnaires et de diplômés. » [31]C’est-à-dire une abolition de cette corporation à visée de professionnalisation, ce qu’était déjà l’Université à l’époque de Benjamin et ce qu’elle est devenue d’une façon toujours plus évidente jusqu’à nos jours, pour la remplacer par une communauté d’étudiants-enseignants vouée à la connaissance.
En relisant un tel texte du jeune Benjamin aujourd’hui nous sommes immédiatement confrontés à la difficulté d’entrer dans un univers d’idées et de langage qui se nourrit de sa lecture ample, philosophique, théologique et littéraire, qui exprime une volonté ambitieuse de se mettre par sa propre écriture à la hauteur de ces lectures. A cette ambition, qui perdurera toute sa vie, s’ajoutera, dans un contexte politique et de conditions de vie économiques toujours précaires, une tendance à dissimuler les fondements de sa pensée, à brouiller les pistes. Marc Berdet parle d’une tactique d’écriture benjaminienne « ‘parataxique’, utilisée par bien des juifs allemands de l’entre-deux-guerres, dans une affinité sécrète avec le récit utopique de l’époque classique. Un modèle d’écriture ‘entre les lignes’ partagé par les opprimés qui ne peuvent pas s’exprimer directement dans la langue des vainqueurs, ou qui –ce qui est la même chose pour notre auteur- ne veulent pas se soumettre aux canons dominants de la communication. S’agirait-il alors de la stratégie ‘oblique’ d’un persécuté cherchant à faire passer des messages à des amis dotés d’une oreille plus fine que le commun, sans trop attirer l’attention ni sur lui, ni sur eux ?…Le philosophe est connu en effet pour la sublime sobriété de son style qui frise parfois l’ésotérisme… » [32]
L’ « affinité sécrète avec le récit utopique de l’époque classique » doit être compris comme un certain attachement au messianisme juif lequel commençait à inspirer Benjamin, surtout à travers ses échanges avec Gerhard Scholem, le futur grand historien de la mystique juive, avec lequel il se lia d’une très forte amitié à partir de 1915 et qu’il maintint jusqu’à la fin de sa vie. Cette inspiration constituera une base essentielle de son orientation révolutionnaire.
Quand Benjamin écrivit sa conférence sur La vie des étudiants il avait déjà commencé à prendre certaines distances avec le mouvement de la jeunesse dans lequel il s’était si fortement engagé. Il était profondément déçu de la première rencontre des différentes composantes de la mouvance sous le nom de Freideutsche Jugend [Jeunesse libre allemande] au niveau national. En octobre 1913, 2000 jeunes s’étaient réunis sur la montagne Hoher Meissner en Thuringe pour débattre des perspectives du mouvement. En voyant la forte ambiance chauvine à relents antisémites il écrivit dans un article intitulé Die Jugend schwieg [La jeunesse se taisait] : « …des désireux de pouvoir pouvaient oser salir la fête de la jeunesse en maniant un jargon partisan. Le Professeur Keil criait : ‘ Hauts les armes’… et la jeunesse se taisait. Quand elle criait Heil (Salut), c’était beaucoup plus pour saluer le chauvinisme d’une conférence de Keil que pour réagir aux propos d’un Wyneken. (…) Cette jeunesse n’a pas encore trouvé son ennemi né, celui qu’elle doit haïr … Sur le Hoher Meissner, où étaient les critiques contre la famille et l’école, que nous attendions ? » [33]
Mais décisif pour sa rupture définitive avec le mouvement de la jeunesse était l’attitude de son mentor, Gustav Wyneken. Celui qui avait averti la jeunesse, à la rencontre du Hoher Meissner, contre le nationalisme et le militarisme, a publié en 1915 un discours sur La guerre et la jeunesse où il justifia comme tant d’autres de la mouvance la guerre et le sacrifice de la jeunesse. Dans une longue lettre à Wyneken où Benjamin lui déclara sa profonde déception, il y écrivit entre autre : « La théoria vous aveugle… . Vous avez, finalement, sacrifié la jeunesse à l’État qui vous a pourtant tout pris [Wyneken avait du démissionner de son poste de professeur]. Mais la jeunesse s’en remet seulement aux voyants qu’ils aiment et, au-delà de tout, à l’idée qu’ils portent. Elle a glissé de vos mains trompeuses et continuera de souffrir sans référence à un nom. Vivre avec elle est l’héritage que je vous arrache. » [34]
Après son adieu à Wyneken et au mouvement de la jeunesse, Benjamin se concentre dans un premier temps sur le romantisme, des études qui le conduisent à son premier grand texte, sa thèse de doctorat Le concept de critique d’art dans le romantisme allemand (1919) [35]. Dans le romantisme il trouve la version d’un messianisme non-juif, sécularisée. Car selon la formule du jeune romantique Friedrich Schlegel « le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est…le début de l’histoire moderne. »
A partir du début des années vingt Benjamin commence à se
familiariser avec le marxisme, d’abord à travers des auteurs
hétérodoxes, comme Ernst Bloch, dont il lit L’Esprit de l’utopie et Thomas Münzer-théologien de la révolution. Malgré des divergences théoriques profondes Benjamin gardera jusque dans les années trente une forte amitié pour lui. [36]Puis, à Capri en 1924 -où il passe avec des amis berlinois un long séjour- il lit Georg Lukacs, dont l’Histoire et conscience de classe
l’impressionne fortement. En plus, il rencontre à Capri la
révolutionnaire bolchevique lettone Asja Lacis. Leur relation amicale et
amoureuse, qui les a uni tout au long des années vingt, a été d’une
importance particulière pour son appropriation plus profonde du marxisme
et de sa mise en pratique révolutionnaire. Son livre Sens unique de 1928 -en allemand Einbahnstrasse [rue
en sens unique]- est dédié à elle avec la dédicace : « Cette rue se
nomme RUE ASJA LACIS qui en fut l’ingénieur et la perça au cœur de
l’auteur. » [37]
La piste enfance
Si l’importance de la rencontre entre Benjamin et Asja Lacis pour son appropriation du marxisme est bien connue – des fois même surestimée- le fait qu’il y ait eu une collaboration fructueuse entre eux sur les questions du théâtre pour enfants [38] est moins fréquemment évoqué lors des récits de son parcours. Asja Lacis, actrice et directrice de théâtre, était engagée depuis 1918 dans le développement d’un théâtre d’enfants dans l’Union soviétique. Elle vivait dans les années vingt entre la Russie et l’Allemagne où elle avait des engagements sur des scènes. Grace à ses contacts elle put faire l’intermédiaire entre Benjamin et le dramaturge Bertold Brecht.
Quand elle rencontra Benjamin celui-ci aussi avait commencé à s’intéresser à l’enfance en tant qu’univers où la créativité de l’imagination et l’expression de désirs n’étaient pas encore bloquées et encadrées par la société comme chez l’adulte. Après la rupture d’avec son mentor Wyneken et le mouvement de la jeunesse « l’intérêt de Benjamin se transpose de la jeunesse à l‘enfance, plus exactement de la potentialité de la jeunesse à celle de l’enfance. A peu prêt à partir de 1924 il interroge dans de nouvelles formes le monde de l’enfance et de la littérature enfantine. » [39]Il porte un intérêt « au monde non déformé et à l’imagination créatrice de l’enfant, conception qu’il avait conservé après la déception éprouvée avec le mouvement de jeunesse et Gustav Wyneken. » [40] Il publie plusieurs articles sur des jouets et des livres d’enfant. [41] « S’il la voit [la littérature pour enfants] d’un côté surchargée d’éléments autoritaires et répressifs, elle lui semble par un autre côté non exempte d’un potentiel révolutionnaire, en tous les cas suffisant pour la dérober aux intentions de ceux qui l’ont produite. » [42] « La propension immédiate, instinctive de l’enfant à une transformation et à une inversion dialectique du ‘bon sens’, quand ils observent et inventent des mots et des phrases, est soulignée dans Vue perspective sur les livres pour enfants de 1926 : ‘ Les enfants, quand ils inventent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le sens’ ». [43]
Par la suite, dans la deuxième moitié des années vingt, Benjamin s’occupe d’une façon intensive de questions relatives à une pédagogie communiste (titre d’un livre de 1929), laquelle « devait dépasser les valeurs individualistes dominantes, et se baserait sur plus de solidarité et une collaboration entre enfants et adultes formant un collectif. » [44]
Dans cette démarche, le théâtre pour enfants, duquel il fit connaissance à travers Asja Lacis, allait constituer un champ d’expérimentation de première importance. Il eut d’ailleurs un engagement à la radio sur des émissions pour enfants.
La Chronique berlinoise de 1932, première version de son grand essai L’enfance berlinoise, et les différentes versions de celui-ci, sont des textes en association directe avec les réflexions théoriques sur l’enfance dans cette étape de sa vie. [45]Il y mettait à l’épreuve sa théorie de l’enfance par une remémorisation de sa propre enfance.
En parallèle Benjamin découvre avec un enthousiasme particulier le surréalisme qui était complètement inconnu en Allemagne à l’époque. Dans une lettre à Adorno il exprime le véritable choc émotionnel qu’avait produit la lecture du Paysan de Paris sur lui : « Il y a au commencement Aragon. Le paysan de Paris, dont le soir au lit je ne pouvais jamais lire plus de deux ou trois pages, mon cœur battant si fort qu’il me fallait poser le livre. » [46]Nous avons vu ailleurs [47]qu’il saisissait le surréalisme comme carburant pour développer son concept d’un pessimisme révolutionnaire, non-fataliste, non-contemplatif, dans son article Le surréalisme de 1929. Il y faisait sien l’impératif qu’il voyait à l’œuvre chez les surréalistes : « Gagner à la révolution les forces de l’ivresse ! »
Nous pourrions ajouter ici que cette devise orientait toute la démarche de Benjamin que nous venons d’esquisser. Il s’agissait pour lui de réunir et d’affiner toutes les armes pour une rupture révolutionnaire véritable, une rupture qui ne doit ni rester qu’au niveau spirituel ni « se perdre dans des changements partiels matériels ». Dans son article sur Le surréalisme il dit : « Depuis Bakounine, l’Europe ne disposait plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. » [48]Dans le même sens, nous pourrions dire, à une époque où l’idée radicale de la révolution était en train de devenir méconnaissable sous l’impact de sa défiguration à l’intérieur même des mouvements se réclament d’elle, c’est lui qui se lance à sa reformulation. Avec cette volonté ardente il explore différentes pistes -mouvement de jeunesse, messianisme, romantisme, marxisme, enfance, surréalisme- à la recherche de leur potentiel pour faire éclater la continuité du temps destructeur de la créativité humaine. C’est une recherche principalement théorique, mais qui vise toujours –au-delà de ses possibilités d’intervention personnelle- l’action. Aucune des pistes étudiées et expérimentées dans cette orientation ne le satisfait complètement. Il n’est donc pas surprenant, qu’aucune amitié non plus ne pouvait être la base d’une convergence d’orientation théorique et politique exclusive. Ses grandes relations amicales – Scholem, Adorno, Brecht- évoluaient juxtaposées, en complémentarité mais compartimentées.
Il est hors piste par rapport à de multiples pistes. Mais cela ne veut pas dire qu’il était comme tiraillé entre différentes inspirations, philosophiques, théologiques, littéraires - marxistes ou pas. Au fur et à mesure de ses lectures et rencontres voire du contexte politique changeant, il y a une évolution progressive de sa pensée. Son cheminement pouvait ressembler à une marche « saccadée », [49] mais toutes ces influences, nouvelles connaissances et vicissitudes de la vie sont systématiquement intégrées, reformulées, interprétées dans la perspective d’un nouveau positionnement théorique et politique révolutionnaire cohérent.
La précision d’un nouveau concept de révolution : entre dispute théorique, censure et autocensure
Benjamin a travaillé a partir de 1927 jusqu’à la fin de sa vie sur le chantier d’une œuvre majeure, connu sous le titre de travail « Le livre de Passages ». Ce livre, qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie, n’a pas trouvé une forme définitive, ni de son vivant ni de façon posthume. Depuis 1981 il existe seulement une publication qui réunit tous les fragments, notes et matériaux préparatoires, que Benjamin avait rassemblés dans des liasses, sans un ordre systématique. Par contre il existe des articles importants, basés sur ces travaux, qui donnent une idée de l’orientation générale de son travail. [50] Il y a en plus ses correspondances –principalement avec ces amis Adorno et Scholem- indiquant ses intentions à moyen et long termes. Encore faut il tenir compte qu’aussi bien les écrits de Benjamin que ces correspondances trahissent, de manière plus ou moins explicites, voire entre les lignes, une pression constante causée par sa dépendance économique du Institut für Sozialforschung [Institut de Recherches Sociales], dirigé par Horkheimer et dont Adorno était un membre influent. Cette pression exercée au nom d’une certaine idée de la Théorie critique en émergence, sans positionnement politique ouvert, pouvait même prendre la forme d’une censure ouverte de ses publications dans la revue de l’Institut. Si cette censure est acceptée vu la constellation mentionnée il s’y ajoute une véritable autocensure que Benjamin s’impose dans le contexte politique de la deuxième moitié des années trente. Tout cela n’a pas aidé à la visibilité de l’objectif principal de Benjamin, d’élaborer et mettre à l’épreuve dans ses écrits un concept élargi et radicalisé de la révolution.
Le fil d’Ariane dans le labyrinthe des Passages [51]
Benjamin avait trouvé, sur la base de la lecture du Paysan de Paris d’Aragon, dans les passages du 19e siècle, précurseurs des Centres Commerciaux d’aujourd’hui (moins poétiques, c’est vrai), un genre d’entrée pour se plonger dans un projet qu’il appellera plus tard une « Histoire originaire du 19e siècle ». Mais pourquoi un tel projet ? C’est que, dès les premières tentatives pour définir les contours d’un tel projet, le lien tiré de ses intuitions issues de sa découverte du surréalisme le faisait déboucher sur des intentions claires : il lui fallait montrer, dans le détail d’une étude historique, la dynamique d’une « dialectique de l’ivresse » présente au 19e siècle, mettre en lumière les « énergies révolutionnaires » (qu’avait détectées le surréalisme) lesquelles « se manifestent dans le ‘suranné’, ou bien encore dans les premières constructions de fer, les premiers bâtiments industriels, les toutes premières photos…, énergies qui commençaient à disparaître[…],pour ne rien dire du ‘Passage de l’Opéra’ d’Aragon… ». [52] « La destruction du passage de l’Opéra était le choc qui cristallisa le livre d’Aragon, et qui mit en marche le projet parisien de Benjamin. » [53]
La notion de l’ivresse avait gagné avec le temps une place centrale dans la pensée de Benjamin. Dans Sens unique de 1928 il avait exalté l’ivresse comme forme originaire de communication des hommes avec le cosmos, une alternative aux « nuits d’anéantissement de la dernière guerre » : « L’être vivant ne surmonte le vertige de l’anéantissement que dans l’ivresse de la procréation ». [54] Dans le Livre des Passages l’ivresse devient une dimension clef du « matérialisme anthropologique », le nom qu’il donne à son approche de reconstruction de l’imaginaire du 19e siècle en relation avec le mouvement social. Selon lui on peut regrouper les courants révolutionnaires anticapitalistes prédominants au début du siècle, du romantisme, plutôt « noir », au socialisme utopique, sous ce signe : « ‘matérialisme’, parce qu’il s’agit toujours de la gravitation universelle et de forces physiques d’attraction et de répulsion ; ‘anthropologique’, parce qu’il s’agit de cette gravitation et de ses forces appliquées à l’homme dans sa sociabilité jusqu’à sa sexualité sous la forme de passions, de sympathies et antipathies sociales. » [55] Cette pensée se manifestait, selon Benjamin, aussi bien sous forme d’une pensée de « refondement de l’entendement humain » radical, réclamé par Fourier, que sous forme d’une action révolutionnaire, menée par des sociétés sécrètes, à l’instar des blanquistes. Alors, « il faut étudier la pédagogie de Fourier, exactement comme celle de Jean Paul, dans le contexte du matérialisme anthropologique. » [56]« Il faut comparer l’’émancipation de la chair’ chez Enfantin aux thèses de Feuerbach et aux idées de Georg Büchner. » Donc : « Le matérialisme dialectique inclut le matérialisme anthropologique. » [57] Une telle inclusion était indispensable à ses yeux au moment historique donné. Le matérialisme anthropologique préservait « ‘les forces de l’ivresse’, une pré-critique de la rationalisation forcée, du scientisme et d’une conception mécanique du ‘progrès’ propres au marxisme vulgaire. Ces ‘éléments mystiques’, s’ils étaient d’une nature ‘tout à fait différente’ des vertus organisatrices du parti communiste, faisaient aussi partie du mouvement social de l’époque. » [58]
Pour Benjamin, cette interpénétration entre orientations romantiques, utopiques, et mouvements insurrectionnels à l’époque pré-marxiste trouve son apogée dans les« journées de juillet » 1830. C’est le soir du 28 juillet, dans le Paris aux mains des insurgés, parsemé de barricades, que se produit un « vandalisme » d’un genre particulier. Benjamin reprend dans ses matériaux pour le Livre des Passages le récit d’un témoin oculaire des évènements, qui fait un éloge sous forme d’un long poème « aux parisiens ». Il en cite les vers concernant le soir du 28 juillet et une note explicative du poète : « ‘Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure, de nouveaux Josués, au pied de chaque tour, tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour.’ Ici cette note : ‘C’est d’un trait unique dans l’histoire d’une insurrection ; c’est le seul acte de vandalisme exercé par le peuple contre les monuments publics, et quel vandalisme ! qu’il exprime bien la situation des esprits au 28 au soir ! avec quelle rage on regardait tomber l’ombre, et l’impassible aiguille marcher vers la nuit comme dans les jours ordinaires ! Ce qu’il y a de plus singulier dans cet épisode, c’est qu’on a pu le remarquer à la même heure, dans différents quartiers ; ce ne fut pas une idée isolée, un caprice d’exception, mais un sentiment à peu près général. » [59] Benjamin revient sur cette épisode dans ses thèses Sur le concept d’histoire. Dans la thèse XV il généralise : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. » Et, après avoir cité les vers du témoin-poète du tir sur les horloges, il écrit -sûrement pas (seulement) pour se moquer gentiment de lui- que celui-ci « devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime. » [60]
« La fermentation utopique », dit Berdet, « eut son éclosion momentanée cette nuit du 28 juillet, alors que les insurgés semblaient vouloir instaurer l’an I de la nouvelle ère en tirant sur les horloges. Enivrés par les éléments utopiques qui avaient pénétré dans l’imaginaire des conspirateurs, ils voulaient alors faire ce pas de côté qui aurait libéré les hommes et la nature. Ils exprimaient la volonté d’instaurer ce monde réconcilié et pourtant immoral ressemblant à une gigantesque machinerie de corps et d’esprits dont rêvaient Saint-Simon et Fourier. » Mais 1830 marque aussi une césure : « Dans les années qui suivirent, l’ivresse se transforma peu à peu en gueule de bois. L’ivresse romantique se transforma peu à peu en illusions contre-productives pour le mouvement social. L’imaginaire utopique révolutionnaire allait se convertir en de multiples fantasmagories contre-révolutionnaires. L’utopie socialiste elle-même allait prendre de plus en plus un caractère ‘réactionnaire’, et les rares expériences socialistes qui furent tentées furent des simulacres qui les vidèrent de leurs substances. » Alors se posait pour Benjamin une deuxième tâche : après avoir identifié l’importance d’un matérialisme anthropologique pour l’irruption des mouvements révolutionnaires dans la première moitié du XIX siècle, il lui fallait montrer la récupération de certains de ses éléments non seulement par les fantasmagories d’une bourgeoisie triomphante mais aussi par des organisations ouvrières. Il fallait se lancer dans la recherche des « éléments utopiques qui furent intégrés aux fantasmagories de la société bourgeoise qui naquirent en 1830, et quel sont ceux qui peuvent … être sauvés afin d’intégrer la ‘tradition des opprimés’. » [61]
On pourrait dire qu’il s’agit d’une première vague de récupération, préfigurant la vague de récupération du Nouvel esprit du capitalisme décrite par Luc Boltanski et Ève Chiapello. Eux se sont référés à la récupération de la « critique artiste » de l’aliénation –pas seulement de celle du prolétaire par le travail salarié, mais celle résultant de l’oppression du désir sous toutes ses formes. Le nouveau capitalisme réagit à l’aspiration d’une libération du désir par une marchandisation universelle de celui-ci et réussit « par là même à le récupérer et à l’encadrer. » [62]
La première vague, par contre, que traitait Benjamin, avait été celle de la transformation des utopies du matérialisme anthropologique, portant l’idéal d’un nouvel ordre harmonieux sur terre, en fantasmagories de l’avènement d’une « société réconciliée » sous le capitalisme : « La fuite en avant de la valeur d’échange devant la valeur d’usage se radicalise : de forme capitaliste dans le fétichisme de la marchandise, elle devenait forme anticapitaliste dans la fantasmagorie. Aux fantasmagories du marché, on trouvait mélangés…la nature la plus archaïque et la technique la plus moderne, des palmiers et des rivets. L’exposition universelle se voulait une grande réconciliation des hommes entre eux et avec le cosmos dans le tourbillon flamboyant de l’industrie, une vibrante promesse de bonheur dont on trouvait la caricature chez Grandville. Provenant de la libération d’un principe ludique dans la technologie faisant signe vers les utopies socialistes, la construction de fer rappela l’image d’une société réconciliée, mais ce fut par le biais de masques historicisants et naturalisants qui permettaient à un ordre inégalitaire de perdurer. Tout se passait comme si on avait peur que le principe de construction délivré par le machinisme ne bouleversât l’ordre social et vienne établir des relations ludiques entre les hommes et la nature. Plutôt que de faire un pas de côté acceptant la sortie hors d’une histoire linéaire caractérisée par la domination de l’homme par l’homme et de l’homme sur la nature, on chercha à maintenir des masques justifiant que le même vieil ordre social soit conservé. On ne fit pas voir le formidable potentiel du machinisme ni son appel à la libération ludique des hommes et de la nature. » [63]
Ce programme pour l’œuvre des Passages a pu être envisagé seulement sur
la base d’une refonte complète des fondements de ses orientations
théoriques premières. Dans une lettre à Adorno de 1935 Benjamin parle
d’un « processus de refonte qui a conduit toutes la masse d’idées, mue
originairement par la métaphysique, à un état d’agrégat où le monde des
images dialectiques est assuré contre les objections que provoque la
métaphysique. » Il se pense capable de réfuter toutes les objections
notamment celles en provenance d’un « marxisme orthodoxe » (largement
stalinisé à l’époque) : « A ce stade (et bien sûr là pour la première
fois), je puis envisager avec sérénité ce qu’on pourrait mettre en
branle, du côté par exemple du marxisme orthodoxe, contre la méthode de
ce travail. Bien plus, je crois avoir avec elle, à la longue, une position solide dans la discussion marxiste,… » [64]
Expliquant que le « matérialisme dialectique inclut le matérialisme anthropologique, » comme complément indispensable, Benjamin en excluait en même temps toute dimension métaphysique, théologique ou religieuse. La théologie est absorbé, assimilée : « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » [65] La théologie est « au service du matérialisme », une « formule qui inverse la traditionnelle définition scolastique de la philosophie comme ancilla theologiae (servante de la théologie). La théologie pour Benjamin n’est pas un but en soi, elle ne vise pas la contemplation ineffable des vérités éternelles, encore moins, comme pourrait le faire croire l’étymologie, la réflexion sur la nature de l’Être divin : elle doit servir à rétablir la force explosive, messianique, révolutionnaire, du matérialisme historique –réduit à un misérable automate par ses épigones. » [66]
On pourrait dire, en d’autres termes, que Benjamin inverse le rapport entre le sacré et le profane qu’il avait constaté dans son livre sur le Drame baroque allemand [67], c’est-à-dire que l’allégorie dans le baroque était une forme profane de la vision sacrée du monde. Maintenant c’est le messianisme religieux qui prend la place d’une vaste allégorie, sacralisée. L’espérance du « royaume », de l’arrivée d’un messie justicier et rédempteur d’un monde qui fait fausse route, n’est plus pour lui que la forme sacralisée de l’attente ardente, active, profane de l’humanité d’un nouvel ordre harmonieux sur terre. Dans cette esprit là il n’est bien sûr pas très loin de Ernst Bloch et son Principe Espérance.
Pour Benjamin, Marx n’a pas assez sécularisé : « Marx a sécularisé la représentation de l‘âge messianique dans la représentation de la société sans classe. Et c’était bien. » Mais cela n’était pas suffisant. C’était cette sécularisation incomplète qui avait donné l’occasion à la social-démocratie de faire « de cette représentation un ‘idéal’. L’idéal fut défini dans la doctrine néo-kantienne comme une ‘tâche infinie’…Une fois que la société sans classe était définie comme tâche infinie, le temps vide se métamorphosait pour ainsi dire dans une antichambre, dans laquelle on pouvait attendre avec plus ou moins de placidité l’arrivée d’une situation révolutionnaire » [68]ou -pourrait-on ajouter- bâtir, entre temps, « le socialisme dans un seul pays », comme Staline le proclamait en Russie à l’époque.
Marx avait fait un premier pas en sécularisant implicitement la vision théologique messianique sous forme de l’arrivée de la société sans classe, comme rupture des âges entre préhistoire et histoire de l’humanité -car ce sera seulement à partir de ce moment que l’histoire sera faite d’une façon consciente par les hommes. Benjamin fait explicitement un pas supplémentaire en matière de sécularisation en intégrant, dans sa reformulation du concept révolutionnaire, les représentations théologiques juives et chrétiennes portant toutes deux sur la forme de l’arrivée du royaume messianique.
Cela concerne principalement leurs notions du tikkun (d’autres écrivent tiqqun ou tiqqoun) et l’apocatastase : « …le tikkun désigne, dans le langage kabbalistique, la restitution, le rétablissement de l’ordre cosmique prévu par la providence divine, grâce à la rédemption messianique. L’effondrement de la force du mal et la fin catastrophique de l’ordre historique [l’apocalypse], qui ne sont que l’envers de la rédemption. Le péché originel d’Adam ne peut être aboli que par l’avènement du Royaume messianique, grâce auquel les choses reviendront à leur place initiale : …dont l’équivalent chrétien serait le concept d’apocatastase. » L’apocatastase est donc une recomposition d’un passé en état de décomposition, mais aussi l’arrivée d’un monde nouveau : « Ce monde entièrement nouveau comporte encore des aspects qui relèvent nettement de monde ancien, mais ce monde ancien lui-même n’est plus identique au passée du monde, c’est plutôt un passé transformé et transfiguré par le rêve éclatant de l’utopie. » [69]Benjamin voyait chez les surréalistes s’exprimer « cette volonté d’apocatastase, la résolution de recueillir à nouveau dans l’action révolutionnaire et dans la pensée révolutionnaire les éléments du ‘trop tôt’ et du ‘trop tard’, du tout début et de l’ultime décomposition. » [70]
Mais ce principe de d’apocatastase guide surtout le cheminement de Benjamin lui-même : apocatastase de l’Autrefois et du Maintenant, des luttes des vaincus d’hier et des révolutionnaires d’aujourd’hui au moment historique d’urgence extrême ; apocatastase de la créativité imaginaire de l’enfance, de la force de révolte de la jeunesse ; la jonction de l’inventivité de toutes les générations qui sont entrées ou rentrent encore dans le combat ; apocatastase des « promesses de bonheur » des artistes et des trouvailles et visions les plus hardies des scientifiques et techniciens entrant en interpénétration –ce sont toutes de formes de sécularisation de l’imagerie eschatologique. Cette apocatastase qui vient s’oppose à l’apocalypse en cours.
Marx avait proclamé qu’on ne pouvait pas supprimer la philosophie sans la réaliser, c’est-à-dire qu’il fallait la aufheben dans le double sens du mot en allemand : la supprimer dans sa forme donnée, historique, et la sauver en même temps dans ses intentions essentielles. « Mettre Hegel sur les pieds » d’un matérialisme dialectique comme théorie révolutionnaire de la lutte de classe, était la façon de Marx de mettre en œuvre cette réalisation/suppression de la philosophie. En analogie, Benjamin est convaincu qu’on ne peut pas supprimer la théologie sans la réaliser. C’est cela que vise son concept de matérialisme anthropologique : la tentative de traduire les représentations théologiques ou métaphysiques en termes de théorie révolutionnaire.
« L’illumination profane » des masses et leur transformation en sujet révolutionnaire est conçue comme éveil allant dans ce sens. Il se réfère à Marx qui disait : « Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il apparaîtra alors que le monde possède depuis longtemps le rêve d’une chose et que, pour le posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. » [71]L’œuvre des Passages est donc conçue comme un travail d’interprète de rêve : « Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois en même temps,’ l’Autrefois de toujours’. Mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une époque bien déterminée : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit précisément comme telle cette image de rêve. C’est à cet instant que l’historien assume, pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves. » [72]
L’interprète des rêves n’est pas le sujet de cette prise de connaissance. Il n’y a plus d’avant-garde éclairée qui montre le chemin. L’ « émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », disait la Première Internationale. « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même, » écrit Benjamin. [73]
Cela veut dire aussi que le degré de la réalisation de la philosophie, comme celle de la théologie, ne dépend pas du seul changement d’idée des tels ou tels individus, elle ne pourra être que le résultat des combats de la classe opprimée. Irving Wohlfarth a souligné cette dimension essentielle de la pensée benjaminienne dans une conférence Sur « l’actualité » des Thèses sur le concept de l’histoire de Benjamin. A propos de la métaphore du buvard -citée plus haut- cela veut dire : « Concernant l’incapacité du buvard [de faire disparaître réellement l’écriture] : la température de la lutte de classe n’est pas assez haute pour liquider la Sainte Écriture à tel point qu’elle pourra être à la fois supprimée et sauvée. » [74] Au moins pas encore !
Dispute théorique
Adorno n’est pas du tout prêt à accepter cette « refonte » de la pensée de Benjamin. Pendant des années il chercha à convaincre Benjamin de revenir à ses intuitions premières et à garder son inspiration théologico-philosophique en tant que telles : « Et s’il m’est permis de donner en viatique au dit travail [des Passages] quelques souhaits », écrit-il le 6-11-1934, « sans que vous le preniez pour de l’arrogance, ce serait qu’il réalise sans aucun regard tout ce qui était investi en lui de teneur théologique et de littéralité dans les thèses les plus extrêmes… » [75] Adorno se présentait comme ami et complice d’un projet de renouveau philosophique commun, de prima philosophia comme il disait, lequel devait se démarquer d’un matérialisme dialectique athéiste, porté par son rival Brecht -nouvel ami de Benjamin, qui l’avait incité à une démarche d’entendement plus approfondi du marxisme, en particulier par une lecture de Karl Korsch, largement cité dans les notes pour les Passages. Mais « en plaidant pour la ‘ théorie propre, la théorie vigoureusement et positivement spéculative ‘ de Benjamin et une ‘conception orthodoxe des Passages’, Adorno lui attribue, sans égard, sa propre théorie. » [76]
Irving Wohlfahrt a analysé en détail la controverse qui se déroule entre les deux auteurs au travers de leurs longues lettres. Elles nous donnent la possibilité d’assister rétroactivement à une dispute entre deux des plus grands esprits du XXe siècle –si proche et si loin l’un de l’autre- en direct. Sans pouvoir en donner ici un résumé plus complet il en ressort clairement que le point d’achoppement de leurs divergences, point de vue non négociable pour Benjamin, concernait l’identification du potentiel révolutionnaire étouffé et détourné tout au long du XIXe siècle, et qu’il fallait urgemment réactualiser. Adorno, par contre, critique cette position comme une chimère et cherche à ramener Benjamin à une réflexion sur le renferment tendanciellement totalitaire de la société et l’œuvre d’art authentique comme seul brèche d’ouverture possible.
Dès le début de leur échange Adorno argumente que « nous viendrons d’autant plus en aide à la théorie marxiste que nous éviterons de nous l’approprier du dehors en nous y soumettant : de sorte qu’ici l’élément ‘esthétique’ interviendra comme révolutionnaire dans le réel de façon incomparablement plus profonde que la théorie des classes traitée en deus ex machina. » [77] Il met en garde Benjamin à répétition en l’enjoignant de ne pas retomber, avec son matérialisme anthropologique, dans un romantisme inacceptable. Wohlfarth met au point la contradiction finalement insurmontable : « Vu sous l’angle de la position de Benjamin la figure de pensée quasi-théologique d’Adorno projette des expériences artistiques sur des domaines non-artistiques et réintègre du politique dans l’esthétique. Benjamin, par contre, vise une transformation non-esthétisante des énergies littéraires en énergies politiques,… » [78] Ou, comme Benjamin lui-même l’a formulé à la fin de son texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » [79]
Ce qu’il entendait par politisation de l’art, il l’a développé en partie dans sa conférence de 1934 sur L’auteur comme producteur ». Il y traite de la politisation de l’art en se référant à l’exemple de la littérature. Le modèle est l’écrivain soviétique Serge Tretiakov qui a défini et incarné le type de l’écrivain « opérant ». « Tretiakov distingue l’écrivain qui opère de celui qui informe. Sa mission n’est pas de rendre compte mais de combattre, n’est pas de jouer le spectateur mais intervenir activement. [ …] La tendance est la condition nécessaire, jamais la condition suffisante pour que les œuvres possèdent une fonction d’organisation …Ce qui est déterminant c’est donc le caractère de modèle de la production, qui est apte premièrement à guider d’autres producteurs vers la production, deuxièmement à mettre à leur disposition un appareil amélioré. Et cet appareil est autant meilleur qu’il entraîne plus de consommateurs à la production, bref qu’il est à même de faire des lecteurs ou des spectateurs des collaborateurs. » [80]Adorno par contre était guidé déjà à l’époque par la conviction qu’il exprimera clairement dans sa Dialectique négative de 1966, selon laquelle : « La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué. Le jugement sommaire selon lequel elle n’aurait fait qu’interpréter le monde et que par résignation devant la réalité, elle se serait aussi atrophiée en elle-même, se transforme en défaitisme de la raison après que la transformation du monde eut échoué. […] Après que la philosophie eut manqué à la promesse de ne faire qu’un avec la réalité ou de se trouver sur le point de la produire, elle est contrainte de se critiquer elle-même sans ménagement. » [81]
Adorno n’était donc pas prêt d’admettre que Benjamin tenait ferme à sa position de base : rendre la révolution, « frein d’urgence » indispensable pour la survie de l’humanité, pensable et réalisable par un effort de concentration et de mise en forme d’un maximum d’éléments théoriques, historiques et pratiques pouvant servir à cet objectif. Le « noyau incandescent » de ses réflexions n’était ni de nature philosophique ni théologique, comme Adorno l’aurait voulu [82], mais « la révolution d’abord et toujours », comme disaient les surréalistes dans leur période héroïque. [83]. Pour Benjamin, il fallait « libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure », un avenir, envisagé comme réalisation du « royaume messianique ou comme l’idée révolutionnaire au sens de 89 » (voir sa conférence de 1914 citée plus haut) ; à cela devait servir son grand travail de libération des énergies révolutionnaires cachées sous les cendres du XIXe siècle.
Censure et autocensure
Encore faut-il revenir au fait, signalé en amont, que la dispute entre Benjamin et Adorno ne se déroulait pas dans un espace « exempt de violence et de domination », comme le souligne Wohlfarth. Benjamin se trouvait dans les années trente en exil dans une situation extrêmement précaire. L’Institut de Recherche Social était le seul cadre duquel il pouvait espérer un soutien plus ou moins durable. Adorno, cadet de Benjamin d’une dizaine d’année et philosophiquement son seul disciple, était donc -en tant que membre statutaire de l’Institut- pour Benjamin un médiateur précieux dans ses relations avec Horkheimer, son directeur. « L’ainé tombe dans une dépendance économique progressive du cadet, qui fait le médiateur entre lui et l’Institut dans tous les sens, et il tente de garder son cap selon toutes les règles de l’art de la cour et de la vie gracianien. » [84]
Il faut bien sûr avoir en tête l’impact de cet art de survie imposé sur les formulations de Benjamin dans sa correspondance avec Adorno, comme dans ses écrits de l’époque. L’Institut n’était pas prêt à financer ses recherches le conduisant au « livre des Passage », comme il l’avait espéré. Il recevait juste un petit soutien financier mensuel et avait la possibilité de publier des articles dans la Revue pour la Recherche Sociale de l’Institut. Mais cette chance de publication était soumise à un contrôle de ses textes qui pouvait prendre le caractère d’une véritable censure.
Le cas le plus éclatant fut la modification de son article sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, publié dans la Revue en 1936. La version publiée dans ses Œuvres en allemand et français sous le titre L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique comme « Première version » (1935) n’est pas celle qui a été publiée dans la Revue (éditée à l’époque chez Alcan à Paris). Dans la Revue a été publiée une version française, établie par Pierre Klossowski après des modifications importantes imposées par Horkheimer avec l’accord de la rédaction, qui se trouvait à New-York, sans prévenir auparavant Benjamin. Si on compare la version reprise dans les Œuvres avec celle publiée dans la Revue [85] on constate qu’il manque, dans cette dernière, la totalité du chapitre I où Benjamin expliquait que l’intention de son article était de développer des concepts « utilisables pour formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art. » [86]Ensuite, le texte de Benjamin disait, souligné en italique : Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété ; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. Son aboutissement logique est une esthétisation de la vie politique.. » [87] La version de la Revue avait transformé ce passage ainsi : « Les masses tendent à la transformation des conditions de propriété. L’état totalitaire cherche à donner une expression à cette tendance tout en maintenant les conditions de propriété. En d’autres termes : l’état totalitaire aboutit nécessairement à une esthétisation de la vie politique. » [88]La fin de l’article citée un peu plus haut, se référant au fascisme et au communisme, était transformée en : « Voilà où en est l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires. Les forces constructives de l’humanité y répondent par la politisation de l’art. » [89]
Quand Benjamin découvrit les changements dans son texte, il crut d’abord à une intervention non-autorisée du secrétaire de la revue à Paris, un certain Monsieur Brill ; il protesta donc énergiquement dans une lettre à Horkheimer. Mais Horkheimer lui répondit que lui et toute la rédaction de New-York étaient d’accord avec ces modifications et justifia celles-ci avec l’argument : « Nous devons faire tout ce qui est possible pour préserver la revue et défendre son caractère de publication scientifique en veillant à ne pas la laisser se perdre dans des débat de presse politique. Ce serait une menace sérieuse pour notre travail et pour d’autres éventualités encore si nous n’étions pas vigilants sur ce point. » [90]Benjamin lui répondit : « …vous savez qu’il m’a jamais manqué de compréhension pour les conditions particulières du travail que la revue doit respecter. Je suis donc d’accord avec toutes ces modifications. » [91] Il ne savait pas qu’en même temps Horkheimer dirigea une lettre au secrétaire de la revue pour assurer celui-ci que l’affaire était réglée et que la protestation qu’il avait reçu à chaud par Benjamin « l’avait fait penser au ton d’un musulman, vrai croyant, immédiatement après une souillure faite exprès de la Sainte Sophie. » [92] Les éditeurs des Œuvres complets de Benjamin en allemand donnent une information détaillée sur le déroulement de cette affaire, sans aucune réserve, ni critique concernant le comportement de Horkheimer. Toutefois chaque lecteur peut se faire sa propre opinion sur le degré de consentement final de Benjamin aux amputations et défigurations de son texte. Accord véritable avec Horkheimer ou observation des « règles de l’art de la cour et de la vie gracianienne » (évoqué plus haut par Wohlfarth) en vue de sauver l’essentiel de son travail ?
Un autre exemple d’une censure éclatante est la modification de l’article « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » de Benjamin, publié dans la Revue pour la Recherche Sociale en 1937. Contre son refus, clairement exprimé par lettre, la rédaction de la revue avait supprimé le premier passage de cet article. Elle n’a été réintégrée par les éditeurs des Gesammelte Schriften qu’en 1977. [93] Il s’agit d’un long passage d’introduction où Benjamin prépare le lecteur, comme il disait, à la transition d’une présentation d’un « collectionneur » à un « regard matérialiste sur l’art » en général. C’était pour Benjamin la raison d’être de l’article qu’il considérait comme un travail préparatoire de ses Thèses. La justification de la suppression de ce passage était toujours là même : ne pas donner « l’impression d’un article politique ». [94]
Ces épisodes sont significatifs, aussi bien pour les rapports entre les dirigeants de l’Institut, Horkheimer et Adorno, et Benjamin, que pour ce qui était de l’attitude des premiers face au contexte politique. Concernant Benjamin il y a une division de travail, Adorno essaye de le retenir au champ philosophique à travers leur débat théorique. Horkheimer l’empêche d’exprimer trop ouvertement son orientation politique, défendant la respectabilité scientifique de l’Institut et de sa revue comme refuge pour l’élaboration d’une Théorie critique à distance de toute pratique politique.
Néanmoins Benjamin qui visait l’élaboration d’un nouveau cadre théorique de l’action révolutionnaire, était lui aussi prêt à faire des concessions au regard du contexte politique et des rapports de force du moment qui pouvaient inviter à une certaine retenue.
Ainsi, dans une lettre à Horkheimer, où il défendait son amitié avec Brecht, il écrivait :
« Que nous [Benjamin et Brecht] considérons, en tout cas en ce moment,… que l’Union Soviétique est encore un acteur permettant de défendre nos intérêts dans une guerre future, et ceux relatifs au retardement de cette guerre, va être aussi votre point de vue. Que cette alliance soit la plus coûteuse qui soit, qu’elle vienne nous affecter et provoquer des sacrifices sur toute une série d’aspects auxquels nous tenons en tant qu’auteurs, cela ne fait aussi aucun doute dans l’esprit de Brecht […]. » [95]
Ces propos étaient antérieurs au pacte germano-soviétique du 23-8-1938. Après la débâcle de cette entente, il renonce à toute retenue face au stalinisme et au Matérialisme Historique. Cela concerne en particulier la rédaction et la mise en circulation de ses thèses Sur le concept de l’histoire. [96]
Dans une lettre du 5-5-1940 il écrivit à un ami : « J’ai terminé un petit essai sur le concept d’histoire, un travail inspiré non seulement par la nouvelle guerre mais l’expérience entière de ma génération, qui aura été une des plus éprouvées que l’histoire a jamais connues. » [97] Une remarque qui résonne clairement avec la Xe de ses Thèses : « Les politiciens qui faisaient l’espoir des adversaires du fascisme gisant par terre et confirmant la défaite en trahissant la cause qui naguère était la leur – ces réflexions s’adressent aux enfants du siècle qui ont été circonvenus par les promesses… » [98] Soma Morgenstern, à qui il présenta ses Thèses toute de suite après les avoir rédigées, se souvenait qu’il les avait intitulé « Douze Thèses en guise de révision du Matérialisme Historique » : « Je crois que Benjamin a écrit ces Thèses selon le modèle que Karl Marx a statué avec ses Thèses contre Feuerbach. Ces Thèses sont une révision de la doctrine marxiste. » [99] Ainsi un texte conçu auparavant comme un prolongement théorico-méthodologique pour le livre des Passages -mais dont les pensées fondamentales étaient « tenues enfermées, oui, enfermées face à moi pendant vingt ans », comme il disait dans sa lettre à Gretel Adorno, devenait un « manifeste politique ». [100]
La réception des Thèses de Benjamin par Adorno montre encore une fois le déni de celui-ci de la différence fondamentale entre leurs positionnements théorico-politiques respectifs. Si l’on peut considérer le manifeste politique benjaminien comme un « appel aux armes », contre un certain matérialisme historique arrivé en bout de course avec le pacte Hitler-Staline, et pour une réorientation radicale de la pratique révolutionnaire, Adorno allait présenter ce texte comme une justification sonnant la retraite dans le refuge philosophique et esthétique, qu’il pensait incontournable. Il donna à la première publication des Thèses par l’Institut de Recherches Sociales de 1942 le titre Thèses philosophiques sur l’histoire [Geschichtsphilosophische Thesen] qui n’apparaît nulle part, ni sur les différents manuscrits ni sur les tapuscrits de l’époque.
Adorno avait même voulu encore renforcer la réduction des Thèses à un document philosophique, à l’occasion de leur publication par l’Institut, dans un chapeau, qui finalement n’a pas été repris, où se trouvait cette dernière phrase : « Le texte est devenu un testament. Sa forme fragmentaire inclut la mission de rester fidèle à la vérité de ces pensées à travers la pensée [durch Denken]. » [101] Même pour Horkheimer, qui était en principe d’accord avec le texte d’Adorno, c’était d’aller trop loin. Il écrivit : « J’ai seulement quelques soucies à cause de la dernière phrase. Les mots ‘à travers la pensée’ pourraient être compris comme une restriction et provoquer en confrontation de la formulation radicale des Thèses des moqueries faciles. » [102]
Pourtant il me semble qu’il serait tout à fait erroné d’attribuer la présentation des Thèses benjaminiennes par Adorno à une intention consciente de falsification. Celui-ci est profondément convaincu que leur dimension politique n’est qu’une « naïveté », une quantité négligeable. Il écrivit à Horkheimer : « Une certaine naïveté dans les parties où il est question du marxisme et de la politique, est cette fois-ci évidente. ». Pourtant en même temps il continue sa lettre en disant : « …aucun des travaux de Benjamin se montre plus proche de nos propres intentions. » [103] C’est plus sous l’angle d’un déni ou d’un profond refus, que sous celui d’une volonté de défiguration, qu’il il faut comprendre cette façon de faire (mé)connaître les Thèses de Benjamin.
C’est aussi sous cet angle du déni qu’il faut comprendre l’attitude d’Adorno dans le grave conflit qui a éclaté dans les années soixante autour de l’édition des écrits et correspondances choisis de Benjamin par Adorno. C’était l’époque de l’émergence d’un mouvement radical étudiant, pour qui les représentants de l’École de Francfort, Horkheimer, Adorno et Marcuse, mais aussi déjà Benjamin, étaient des références principales d’orientations nouvelles. Benjamin commençait d’apparaître comme une figure particulièrement attrayante à cause de son engagement plus ouvertement marxiste que celui des autres membres du groupe dans les années trente. Alors se sont soulevées plusieurs voix qui dénonçaient la politique éditoriale d’Adorno. Le foyer le plus virulent de ces attaques était une petite revue alternative édité par une équipe d’orientation marxiste orthodoxe pro RDA, l’État post-staliniste d’Allemagne orientale. On y pouvait lire : « La concrétisation matérialiste-historique ainsi que les perspectives socialistes dans la pensée de Benjamin sont gênants pour les éditeurs. Ils continuent d’insister sur l’intégration de l’œuvre de Benjamin dans un système de pensée philosophique dont la théologie occulte plaide pour une impuissance critique. A la « certitude ironique de l’inutilité de tout agir » (Adorno) doit être aussi associé le nom de Benjamin ». [104] Helmut Heissenbüttel, un écrivain de renom, écrivit après la publication des correspondances benjaminiennes : « Dans tout ce qu’a fait Adorno pour l’œuvre de Benjamin le côté marxiste-matérialiste restait effacé. Dans les œuvres choisies en deux tomes de 1955 le nom Brecht n’apparaît qu’une fois d’une façon passagère ; la méthode matérialiste est transformée dans la préface d’Adorno en une vague catégorie d’image, une interprétation aphoristique non-engageante est volontairement acceptée, la thématique historico-politique tardive réduite à une reprise des réflexions théologiques premières, etc. L’œuvre apparaît sous forme d’une réinterprétation où le partenaire adverse, seul survivant de la correspondance, impose son point de vue. » [105]
L’occultation de l’importance théorique et politique de l’amitié entre Benjamin et Brecht était accompagnée par une explication pseudo-psychologique qui pouvait prendre des traits grotesques. Rolf Tiedemann, disciple d’Adorno et futur éditeur des Gesammelte Schriften [Œuvres complets] de Benjamin écrivit dans un livre Studien zur Philosophie Walter Benjamins [Études sur la philosophie de Walter Benjamin] de 1965 qu’Adorno lui aurait raconté que Benjamin avait écrit « l’article sur L’œuvre d’art, pour dépasser en radicalité Brecht –duquel il avait peur. » Hannah Arendt, amie de Benjamin dans les années trente, qui cite ce passage du livre de Tiedemann ajoute d’une façon lapidaire que, si Benjamin avait pu craindre quelque chose, cela aurait été seulement la critique d’Adorno, car Benjamin craignait seulement ceux dont il dépendait économiquement. [106]
La censure directe, dénoncée par la revue alternative, n’est qu’un épisode révélateur de plus pour une tendance générale à la défiguration de sa pensée. En 1964 la rédaction de la revue Das Argument demanda à Adorno, comme ayant droit, de pouvoir publier un article de Benjamin sous le titre Théories du fascisme allemand, une recension de l’ouvrage collectif Guerre et guerrier (sous la direction d’Ernst Jünger) dans la Revue où Benjamin avait dénoncé la « mystique de la mort » de ces nouveaux guerriers allemands. Adorno donna son accord sous condition de supprimer la dernière phrase de l’article, considérée comme non-publiable dans le contexte de l’époque. Voici la phrase que Adorno ne croyait pas pouvoir offrir aux lecteurs de 1964 : « Ceux-ci [les enfants de la nature qui ne trouvent pas dans la technique un fétiche du déclin, mais une clé du bonheur], de leur côté, donneront la preuve de leur sagesse à l’instant où ils refuseront de voir dans la prochaine guerre un surgissement magique, où ils découvriront plutôt l’image de la réalité quotidienne et la métamorphoseront par là même en une guerre civile, exécutant le tour de prestidigitation marxiste qui seul est capable de faire pièce à cet obscur sortilège runique. » [107]
Cette pusillanimité s’explique bien sûr aussi bien par la volonté de donner de Benjamin une image plus inoffensive, que d’effacer les différences trop évidentes entre son positionnement politique et celui des autres penseurs du groupe des francfortois.
Encore faut-il savoir que la censure concernant les écrits du passé n’était pas seulement exercée, à cette époque, sur ceux de Benjamin ; elle touchait de façon stricte tous les écrits des années trente/quarante du groupe. Il s’agissait d’une autocensure de dimensions aujourd’hui inimaginable. Tous les numéros de la Revue pour la Recherche Sociale et les publications annexe –même la Dialectique de la Raison- étaient interdits à la republication. Au sein même de l’Institut, réinstallé à Francfort dans l’après-guerre sous la direction de Horkheimer et Adorno, les collaborateurs n’avaient pas la possibilité de les consulter. Habermas, assistant de l’Institut dans la deuxième moitié des années cinquante, se souvenait en 1980 : « Un exemplaire complet [de la Revue] restait bien gardé dans un coffret cloué dans la cave de l’Institut, dérobé à notre accès. » [108]
L’adieu à la révolution qu’Adorno avait défendu comme inévitable contre Benjamin dans les années trente, s’est transformée en dogme indiscutable de l’Institut dans les années cinquante/soixante. En plus, dans le climat d’un anticommunisme virulent de l’époque on se sentait obligé de cacher un passé « honteux » et « suspect ». Il s’agissait donc d’un mélange entre prise de distance théorique véritable et de pusillanimité politique (peut-être pas si surprenante après une vie de persécutions et de l’exil). Wolfgang Kraushaar, militant du mouvement étudiant à Frankfurt dans les années soixante/soixante-dix et éditeur d’une monumentale documentation sur le mouvement étudiant en Allemagne [109], dira en 2008 en allusion aux souvenirs de Habermas : « Peut-être la métaphore de la ‘bouteille à la mer’, qui a été jetée au moment de l’exil en Amérique et ouverte beaucoup d’années après en Europe, n’est qu’un euphémisme. Et peut-être vaudrait-il mieux, concernant le fil de la tradition, parler d’un ‘ coffret cloué ‘ dans une cave, lequel ne devait être ouvert, d’une façon plus ou moins violente, que par ceux qui avaient un intérêt ardent à se référer aux textes premiers des théoriciens francfortois. Cette métaphore n’est serait sûrement pas particulièrement jolie mais elle évite toute forme d’idéalisation et nous paraît plus conforme aux faits réels. Horkheimer aurait sûrement préféré stocker, de façon définitive, son propre recueil d’aphorismes Crépuscule et bien d’autres de ses écrits premiers dans un lieu de stockage définitif de déchets radioactifs. » [110]
En fait, dans le milieu étudiant, entré en mouvement au début des années soixante, et parmi une certaine intelligentsia sympathisante, les écrits premiers de la première École de Francfort étaient une lecture très recherchée et appréciée. Ces textes circulaient dans un premier temps sous forme de photocopies ou de ronéotypes, à l’époque techniquement bien plus difficiles à produire qu’aujourd’hui.
Vers la fin des années soixante apparaissaient des publications « pirates », imprimées sans autorisation, en nombre impressionnant. On estime à 1000 les titres des écrits de l’École de Francfort publiés de cette manière entre 1969 et 1973 dont 17 écrits de Benjamin. [111]Dés lors ni censure ni autocensure n’étaient plus tenables. Ce genre de publications « clandestines » a préparé le terrain pour leur édition en parallèle, avec autorisation des auteurs survivants de ces écrits, par les grands éditeurs allemands, en première ligne Suhrkamp.
En même temps le contexte avait changé. La Théorie critique, ni la première ni la contemporaine, n’étaient au début des années soixante dix une référence privilégiée des organisations post-soixante-huitardes. Le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) [Union des étudiants socialistes allemande], cadre unitaire du mouvement étudiant s’était auto-dissous en 1969. Commença en Allemagne le ressac du mouvement, cherchant refuge dans des regroupements plus ou moins sectaires, d’orientation traditionnelle –voire dans l’enfermement de l’action armée.
La RAF (Rote Armee Fraktion) [Fraction armée rouge], dirigée par Andreas Bader et Ulrike Meinhof, était dans ces années la seule formation issue de la mouvance des années soixante qui essayait de légitimer sa politique par les Thèses de Benjamin, en particulier sa thèse VIII sur la nécessité d’instaurer un « état d’exception véritable ». Cette « fausse actualisation » [112]est ainsi caractérisée par Irving Wohlfarth : « Ce qui manquait à la RAF, c’était la force de jugement politique [de Benjamin]. Ses membres ont détourné sa (huitième) thèse hardie -qui énonçait qu’aucune amélioration définitive ne pouvait être atteinte par n’importe quelle amélioration progressive, et qu’il fallait partir de l’absolu- en la transformant en un jeu de quitte ou double, dans une logique du tout ou rien. Ce nihilisme n’était pas celui de Benjamin. Sa huitième thèse, correspondant à une de ses impulsions, a été hypostasiée, au détriment de toutes les autres qui du coup s’en sont trouvées défigurées. » [113]
L’embaumement et le « Maintenant de la connaissabilité »
Il commence alors un cycle où les écrits de Benjamin sont édités d’une façon de plus en plus complète [114], mais où en même temps sa pensée est rendue de moins en moins connaissable, inoffensive. On « noie le poisson » dans l’eau tiède d’une reconnaissance élogieuse, mais non-engageante. Le cycle commence en 1972 avec un colloque, organisé par l’éditeur de Benjamin, l’édition Suhrkamp, avec pour thème prometteur Sur l’actualité de Walter Benjamin. Mais l’intention du colloque était justement le contraire, souligner son côté prétendument inactuel : pour « ne pas faire le jeu du radicalisme de gauche » avec l’édition de ses écrits « il fallait ériger un genre de pare-feu (firewall) théorique, spécialement solide et haut. » [115] C’est à Habermas qu’était confié le rôle d’indiquer comment on devait intégrer le Benjamin réfractaire dans une nouvelle vaste perspective réformiste : « Car dans des circonstances historiques, qui interdisent la pensée de la révolution et recommandent l’attente de processus transformatifs longs et durables, on doit aussi changer la représentation de la révolution et la voir comme un processus de formation d’une nouvelle subjectivité. » [116]
C’est dans une telle direction que désormais se dirigeront nombre des interprétations de l’œuvre de Benjamin : « Beaucoup de travaux sur Walter Benjamin publiés au cours des dernières années affirment, ou suggèrent, que cet auteur fascinant appartient à une conjoncture historique tragique, désormais dépassée. Les problématiques philosophiques qui correspondent à la réalité sociale et historique actuelle seraient plutôt celles de la solution des conflits par les procédures démocratiques et rationnelles de l’agir communicationnel (Habermas) ou par le relativisme postmoderne des jeux de langage (Lyotard). » [117]
Effectivement, très nombreux sont les philologues et d’autres experts, plus ou moins admirateurs de Benjamin, qui se sont penchés au niveau international sur son œuvre, pour le saisir par petits bouts, le Benjamin théologien, le Benjamin poète, le Benjamin critique littéraire, le Benjamin théoricien de médias, le Benjamin historien etc. [118]Leurs travaux, souvent, ne sont pas insignifiants. Au contraire. Ils aident d’approcher un penseur à contre-courant, pas facile d’accès, mais qui permet d’entrevoir, dans ses écrits sur l’enfance, la poésie, l’histoire culturelle etc., un bonheur en attente -une « promesse de bonheur », comme disait Stendhal parlant de l’art, éblouissante. La lecture de ses écrits peut procurer une vraie jouissance préliminaire. [119]
Mais cela est autre chose que de saisir Benjamin comme théoricien révolutionnaire qui aide à approfondir la brèche qui s’est ouverte les dernières années, où pointe la lueur, peut-être encore infime, de la réalisation ici et maintenant de ce bonheur, qui aide à mobiliser cette plus ou moins « faible force messianique » accordée à chaque génération, dont parlait Benjamin. [120]C’est aujourd’hui le moment historique qu’il appelait le « Maintenant de la connaissabilité » [121], le moment fulgurant où s’éclaire un passé dans sa vérité, son actualité enfouie, qui était guère visible jusqu’alors.
Aujourd’hui, sa parole s’est mise à résonner en de multiples endroits, soudainement, à l’instar de ces slogans qui figuraient sur les dos des Gilets Jaunes, dont rendent compte les photos de l’ouvrage « Plein le dos » : [122]
« Nos désirs font le désordre (p.109) ; Il n-y-a rien de plus grand, qu’une idée dont le temps est venu, Victor Hugo (p.126) ; La fin de leur monde…le début du nôtre (p.174) ; Nos rêves n’ont pas de places dans leurs urnes. Élire librement des maîtres ne supprime pas ni les maîtres ni les esclaves (p.211) ; 1789 : A bas le roi ! 2018 : A bas l’argent-roi ! Révolution citoyenne. Aujourd’hui nous sommes le 14 Juillet 1789 (p.202) ; Mon pavé rentre pas dans ton urne (p.213) ; Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens qui nous empêche d’en inventer un (p.254) ; La Commune de Paris 1871-2018 (p.264) »
Ce n’est pas le langage du théoricien ; mais la pensée de celui-ci ressuscite dans l’inventivité de la rue en lutte : le télescopage du passé et du temps présent, la rupture des temps, le refus total d’un monde régit par l’argent et d’un régime étatique de représentation, l’aspiration d’un monde basé sur le désir et l’envie de vivre. En contraste avec la finesse de la pensée du théoricien on pourrait nommer ce langage de combat avec Brecht, l’expression d’une « pensée grossière » [plumpes Denken, traduit par d’autres comme « pensée lourde ou massive »], qu’il jugeait indispensable pour entrer en action. Benjamin cite Brecht qui disait : « L’essentiel est d’apprendre à penser grossièrement. La pensée grossière, c’est la pensée des grands. » Et il exprime son accord avec cette idée : « Il y a de nombreuses personnes qui imaginent le dialecticien sous la forme d’un amateur de subtilités. Il est alors particulièrement utile que Brecht évoque cette ‘pensée grossière’ que la dialectique produit comme son contraire, renferme en elle-même, nécessite. Les idées grossières font justement bon ménage avec la pensée dialectique parce qu’elles ne représentent rien d’autre que la dépendance de la théorie par rapport à la pratique. L’action peut naturellement être aussi raffinée que la pensée. Mais une pensée doit être grossière pour être convertie en action. » [123]
L’ère d’une nouvelle lecture de Benjamin s’est ouverte et avec elle la possibilité d’une appropriation qui comprend sa pensée comme une invitation à continuer son cheminement. Il avait essayé de mobiliser les éléments porteurs de l’histoire latente du XIXe siècle pour sauver le XXe. La voie de la révolution radicale qu’ils devaient contribuer à faire naître a été barrée dans son siècle. C’est maintenant, au XXIe siècle que s’impose à nouveau la nécessité d’une telle démarche. Il s’agit d’un travail d’envergure d’examen du passé, d’un rassemblement des fragments de rêves brisés, des expériences éblouissantes de luttes et des percées théoriques pertinentes. Ces grains attendent toujours l’éclosion. Sous les cendres du passé il faut détecter le « noyau incandescent » de la braise, leur actualité -dans le langage de Benjamin.
Ceci n’est pas une tâche à résoudre individuellement. Comme l’a dit Serge Quadruppani il-y-a presque dix ans : « De nos jours, le développement d’une théorie de la révolution ne peut être qu’une œuvre collective et pratique. Au XIXe siècle, un seul individu, un Marx ou un Rimbaud par exemple [et même dans la première moitié du XXe siècle un Benjamin, pourrait-on ajouter], pouvait encore concentrer dans ses productions quelques-unes des tendances les plus subversives de son époque. Au XXe siècle, comme l’illustre la régression continue d’un Debord depuis son premier et unique livre important (La société du spectacle) ou les insuffisances arrogantes de tant de revues portant l’empreinte d’un ou deux personnages, le paradoxe consistant à faire de la critique sociale une pratique individuelle (ou de micro-groupes) est devenu insoutenable. L’ambiguïté des temps, la multiplicité polymorphe des luttes, la difficulté à établir la distinction entre radicalité féconde et stérilité dogmatique imposent à l’élaboration théorique de rester au plus près des pratiques et de leur polyphonie. » [124]
Un tel travail collectif, qui était déjà en train d’émerger quand Quadruppani a formulé ces lignes, ayant recours non seulement à l’actualité des luttes mais aussi aux expériences du passé, est facilité aujourd’hui par le fait, qu’il ne faut passer, comme Benjamin, des années dans la Bibliothèque Nationale, pour réunir les documents et les sources d’inspiration permettant une reformulation de la théorie révolutionnaire. La nouvelle donne -Internet, éditeurs et libraires militants, groupes de travail de tout genre publiant leurs recherches sous différentes formes- ouvre des nouvelles possibilités de s’armer pour cette tâche collective.
Par contre un tel travail sera toujours confronté à de nouveaux mécanismes de dissimulation, occultation et de défiguration, de la réalité actuelle comme du passé. Concernant Benjamin, il est sorti en septembre, quand la rédaction de mon texte était en train de se terminer, en traduction allemande chez Suhrkamp, une biographie de Benjamin (publiée déjà en 2014 en anglais) un pavé impressionnant d’un millier de pages. Il semble avoir vocation à compléter comme une clef de voûte ce genre de Panthéon-Mausolée érigé par l’éditeur Suhrkamp Verlag à son auteur au fil de décennies d’éditions. Le livre est accompagné d’une quatrième de couverture portant cette mention à caractère hagiographique : « La biographie définitive d’un penseur polycentrique, écrivain brillant et homme difficile à saisir, qui visait la vie d’un homme de lettres à un temps où ce genre disparaissait de la scène d’Europe. » [125]Il reste toute fois à vérifier si le travail des auteurs de cette biographie se laisse vraiment réduire à l’objectif affiché par l’éditeur. [126]
5-11-2020
Dietrich Hoss
[1] Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard Folio, p.435s.
[2] Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Éditions de l’Éclat 2014, p. 104
[3] Michael Löwy, La révolution est le frein d’urgence. Essais sur Walter Bejamin, Éditions de L’Éclat 2019, p.10
[4] W.Benjamin, Écrits français, op.cit. p. 440
[5] Walter Benjamin, Zentralpark, cité dans : W.Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot et Rivages-Petite Bibliothèque Payot 2002, p.247
[6] Walter Benjamin, Oeuvres III, Gallimard-Folio 2015, p.174s.
[7] M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement incendie, op.cit. p.172
[8] W.Benjamin, Écrits français, op.cit. p.439
[9] W.Benjamin, Sur le concept de l’histoire, Thèse XVII a, cit. dans : M.Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit. p.179
[11] Walter Benjamin, note préparatoire aux Thèses, dans : GS I, 3, p.1232, cité dans : Michael Löwy, La révolution est le frein d’urgence, op.cit.p.157 [traduction modifiée]
[12] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Les Éditions du Cerf 2009 (cité désormais comme LP), p.491 ; Herbert Marcuse a commenté l’idée benjaminienne de l’urgence de l’arrêt du cours des choses comme suit : « …la lutte révolutionnaire exige l’arrêt de ce qui arrive et ce qui est arrivé –avant de se donner un quelconque but positif, cette négation est le premier acte positif. Ce que l’être humain a fait aux autres humains et à la nature doit cesser et cesser radicalement –ce n’est qu’après que peuvent commencer la liberté et la justice. » (M.Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit. p. 177)
[14] W.Benjamin : « …il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. » (Thèse VII de Sur le concept de l’histoire) dans : W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.433
[15] Walter Benjamin, Avertisseur d’incendie, dans : Sens unique, Payot et Rivages-Petit Biblio Payot 2016, p.149s.
[16] W. Benjamin, Œuvres I, op.cit. p.242
[17] W. Benjamin, Œuvres III, op.cit. p. 433
[18] LP, p.478 et 480
[19] Id., p.409
[20] W.Benjamin, Écrits français, op.cit. p.442
[21] Lettre de Walter Benjamin de fin Avril/début mai 1940, dans : Gretel Adorno-Walter Benjamin, Correspondance (1930-1940), Gallimard 2007, p.391
[22] W.Benjamin, Œuvres III, op.cit. p.438
[23] Walter Benjamin, Écrits français, op.cit., p.433
[24] Pourtant il y avait des contre-exemples : la Deutsche Jungenschaft (DJ) [Ligue de Jeunes allemande] du 1.11. (1929) dont le membre dirigeant Ebehard Koebel (nommé tusk), adhéra en 1932 au Parti Communiste Allemand. Sous Hitler cette formation continuait d’exister dans l’illégalité. Les fondateurs principaux du groupe de jeunes résistants contre Hitler, die weisse Rose [la rose blanche], Hans et Sophie Scholl, venaient du côté de la DJ 1.11. Ces deux, frère et sœur, et cinq autres de ses membres furent exécutés. D’autres groupes, informels, de jeunes oppositionnels au régime nazi sous le nom de Edelweisspiraten [Pirates Edelweiss] avaient leur origine dans des organisations de jeunesse ouvrières (voir : Roger Faligot, La rose et l’edelweiss. Ces ados qui combattaient le nazisme, 1933-1945, La Découverte 2009). Dans l’après-guerre, à l’époque de la restauration chrétienne-démocrate sous Adenauer, les différentes formations de jeunesses autonomes, se reconstituant dans la tradition du Wandervogel, étaient pour certains jeunes le premier cadre d’une prise de conscience antibourgeoise et anticapitaliste à la base du mouvement étudiant dans les années soixante.
[26] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften [Œuvres complets] Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (eds.), Suhrkamp 1974-1989 [dèsormais cité comme GS] II, 3, p.825
[27] Un modèle d’école qui a survécu sous forme d’un lycée d’un genre alternatif, nommé Odenwaldschule [École d’Odenwald] jusqu’à 2015. Daniel Cohn-Bendit, par exemple, a visité ce lycée dans l’après-guerre. C’était un collaborateur de Wyneken qui l’avait fondé en 1910 de côté de Darmstadt.
[28] Gustav Wyneken : Wandervogel und Freie Schulgemeinde (1913) cité en ligne : https://de.wikipedia.org./wiki/Gustav Wyneken [La traduction française de cette citation -et de toutes les autres citations dans ce texte avec référence à une publication en allemand- sont de l’auteur]
[29] Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, Christian Bourgeois 2011, p.271ss
[30] W. Benjamin, Œuvres I, op.cit. p.125s
[31] Id.127
[32] Marc Berdet, Walter Benjamin et la Commune, Pontcerq 2016, p. 9s. Benjamin lui-même était bien conscient du choix de son langage. En 1923 il déclare qu’il fallait „demander des contributions pour une revue, qui veut quelles soient à l’hauteur du monde de nos jours, trois choses : incompréhensibilité, pour ne pas provoquer la haine des barbares ; brièveté pour devenir audible par eux ; rythmique, pour afficher l’autorité de la parole impérieux devant eux. » Dans : Gedanken zu einer Analyse des Zustands von Mitteleuropa [Pensées sur une analyse de l’état de Mitteleuropa], GS IV,2, p.918
[33] GS II, 1, p.67
[34] Lettre du 9-3-1913 dans : GS II, 3, p.886s.
[35] Walter Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik [Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand], publié en français chez Flammarion 2002
[36] Voir Arno Münster, Ernst Bloch et Walter Benjamin : éléments d’analyse d’une amitié difficile, dans : L’Homme et la société, No 69-70, 1983
[37] Walter Benjamin, Sens unique, op.cit.p.39
[38] Voir : Asja Lacis, Walter Benjamin et le théâtre d’enfants prolétarien/ Du jeu d’enfant au théâtre d’enfants, éditions du Portique 2007 ; Asja Lacis, Profession révolutionnaire, Presse Universitaire de Grenoble 1989
[39] Giulio Schiavoni, Zum Kinde [Sur l’enfant] dans : Benjamin-Handbuch [Manuel-Benjamin], Burkhardt Lindner ( dir.), Metzler (Sonderausgabe Springer Verlag) 2011, p.373
[40] Id. p.382
[41] Notamment :
- Alte vergessenen Kinderbücher [D’anciens livres pour enfants oubliés] 1924 ; GS III
- Aussicht ins Kinderbuch (Vue perspective sur les livres pour enfants) 1926, GS IV, 2
- ABC-Bücher vor hundert Jahren [Livres d’abécédaire d’il-y-a cent ans] 1928, GS I, 1,2
- Altes Spielzeug [Jouets anciens] 1928, GS IV ; voir en français le recueil : Walter Benjamin, Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, Payot & Rivages, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2011.
[42] Schiavoni op.cit.p.377
[43] Id.378
[44] Schiavoni op.cit. p..379s.
[45] En français : Chronique berlinoise, dans Walter Benjamin, écrits biographiques, Christian Bourgeois éditeur 2011 ; Enfance berlinoise, dans Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard Folio 2018 ; Walter Benjamin, Enfance berlinoise vers 1900, Herrmann Panim el Panim 2014
[46] Lettre de Benjamin à Adorno du 31.5.1935 dans : Theodor W. Adorno-Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940, Gallimard Folio 2006, p.101. D’une façon similaire il parle de sa lecture de Trotski quelques années plus tard : « …j’ai totalement baigné dans le monde russe pendant une quinzaine de jours ; j’ai lu d’abord l’histoire de la révolution de février de Trotski et je suis sur le point de finir son autobiographie. Depuis des années, je n’ai rien dévoré en retenant ainsi mon souffle. » Lettre de W.Benjamin à G.Karplus Mi-mai 1932 dans : Gretel Adorno – Walter Benjamin op.cit. p.17
[48] Walter Benjamin, Œuvres II, p.129
[49] Marc Berdet, Le chiffonnier de Paris. Walter Benjamin et les Fantasmagories, Vrin 2015, p.179
[50] Dans la Zeitschrift für Sozialforschung [ Revue pour la Recherche Sociale] notamment :
- La position sociale actuelle de l’écrivain français (1934) dans : Œuvres II, op.cit.
- Problèmes de sociologie du langage (1935) dans : Œuvres III, op.cit.
- L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1935) dans : Écrits français, op.cit.
- Eduard Fuchs, collectionneur et historien (1937) dans : Œuvres III, op.cit.
- Sur quelques thèmes baudelairiens (1939) dans : Œuvres III, op.cit.
[51] Le résumé des travaux et matériaux du Livre des Passages qui suit se base en grande partie sur la thèse de doctorat de Marc Berdet sous le titre : Mouvement social et fantasmagories dans Paris, Capitale du XIXe Siècle. La démarche historico-sociologique d’un chiffonnier, Paris 2009 ; disponible en ligne : https://www.academia.edu/12633228/Th%C3%A8se_PhD_Mouvement_social_et_fantasmagories_dans_Paris_capitale_du_XIXe_si%C3%A8cle_La_d%C3%A9marche_historico_sociologique_d_un_chiffonnier_Cetcopra_Universit%C3%A9_Paris_1_Panth%C3%A9on_Sorbonne_2009_ Cette thèse met en ordre transparent et convaincant « l’ensemble colossal des Notes et Matériaux » (Berdet), rassemblé par Benjamin. Berdet a publié un livre sur la base de sa thèse : Marc Berdet, Le Chiffonnier de Paris, op.cit. Mais y manque malheureusement presque complètement la dimension essentielle de sa thèse –et de l’œuvre de Benjamin : son insertion dans le contexte de la lutte de classe, appelée en terme académique mouvement social.
[52] Walter Benjamin, Œuvres II, op.cit. p.119s.
[53] Marc Berdet, thèse, op.cit., p.48
[54] Walter Benjamin, Sens unique, op.cit. p. 215s.
[55] Marc Berdet, thèse, op.cit., p.140
[56] LP p.647
[57] LP p.607
[58] M.Berdet, thèse, op.cit. p. 144 Les notions en mises en guillemets par Berdet se réfèrent à des énoncés de Benjamin dans le Livre des Passages. En élargissant de cette manière l’entendement de la pensée marxienne, Benjamin a été, comme avança Maximilien Rubel, le « seul ‘marxiste’ à avoir restitué une dimension poétique au matérialisme conçu comme méthode de subversion totale de l’ordre établi. » (Maximilien Rubel, Marx contre le marxisme, Payot 1974, p.438, cité par Florent Perrier dans sa Préface à : Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, Klincksieck 2006, p. XVII)
[59] Barthélémy et Méry, L’insurrection, Poème dédié aux Parisiens, Paris 1830, p.22 et 52, cité dans LP p.745
[60] Walter Benjamin, Œuvres III, op.cit. 440
[61] Marc Berdet, thèse, op.cit., p.145
[62] Luc Boltanski/Ève Chiapello, Le nouvel esprit capitalisme, Gallimard 1999, p.528
[63] Marc Berdet, thèse, op.cit., p.487s.
[64] Theodor Adorno-Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940, op.cit., p. 102
[65] LP p.488
[66] Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement incendie, op.cit., p. 56
[67] Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels [Origine du drame baroque allemand], publié en français chez Flammarion 2000
[68] Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire, Thèse XVIIa, cité dans : M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit., p.179
[69] Citations de G.Scholem dans : M.Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit., p.72s.
[70] LP p.709
[71] Karl Marx, Lettre à Ruge de septembre 1843, cité dans : LP, p.484
[72] LP, p.481
[73] Walter Benjamin, Œuvres, op.cit. p.437
[74] Irving Wohlfarth, Sur « l‘actualité des Thèses sur le concept de l’histoire de Benjamin, Conférence à l’Institut de Recherche Sociale de Hambourg, janvier 2014 (tapuscrit non publié)
[75] Theodor Adorno-Walter Benjamin, Correspondance, op.cit., p.63
[76] Irving Wohlfarth, Die Passagenarbeit, dans : Benjamin-Handbuch, op.cit., p.261 Les énoncés mis en guillemets par Wohlfarth sont de citations de la lettre d’Adorno du 11.11.38 dans : Theodor Adorno-Walter Benjamin, Correspondance, op.cit., p.324s.
[77] Theodor Adorno-Walter Benjamin, id., p. 63 ; la reproche d’un recours à ce deus ex maquina revient également dans la lettre du 2.-4.8.1935
[78] Irving Wohlfarth, Die Passagenarbeit, op.cit., p.269
[79] Walter Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.316
[80] Walter Benjamin, L’auteur comme producteur, dans : Essais sur Bertold Brecht, Maspero 1969, p.110s. et 123
[81] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot et Rivages 2004, p.13
[82] Voir sa lettre du 2.4. et 5.8.1935 : « Une restitution de la théologie, ou plutôt une radicalisation de la dialectique jusqu’à l’intérieur du noyau incandescent de la théologie, devrait signifier en même temps une accentuation maximale du motif socio-dialectique, voire économique. » Dans : Theodor Adorno-Walter Benjamin, Correspondane, op.cit., p.124
[83] « La révolution d’abord et toujours ! » Tract daté du 26 juillet 1925, écrit et signé conjointement par les surréalistes et les membres de Clarté, reproduit dans le cinquième numéro de La Révolution Surréaliste.
[84] I. Wohlfarth, id. p.261. Wohlfarth se réfère au livre de Baltasar Gracian, L’Homme de cour, de 1647, très apprécié de Benjamin, dans laquelle l’auteur propose un ensemble de normes pour triompher dans une société complexe et en crise, comme celle de son époque, le baroque.
[85] Publiée dans : Walter Benjamin, Écrits français, op.cit., p.177ss.
[86] Walter Benjamin, Œuvres III, p.69
[87] Id .p.111
[88] Walter Benjamin, Écrits français, op.cit., p. 218
[89] Id., p.220
[90] Lettre de Horkheimer à Benjamin du 18.3.1936 dans : GS I, 3, p.997s.
[91] Id., p.1012
[92] Id., p.1010
[93] Le passage supprimé dans la version pour la Revue est réintégré aussi dans la version publiée dans les Œuvres III op.cit. : Il s’agit du passage du commencement de l’article p.170 « L’œuvre d’Eduard Fuchs… » jusqu’à la fin du premier alinéa de p.172 : « …Fuchs un collectionneur. »
[94] Voir : GS II, 3, p. 1345 s.
[95] Walter Benjamin, Gesammelte Briefe VI, p.148
[96] Nous avons pu déjà voir Benjamin évoquer ce contexte de la rédaction de ses Thèses dans la lettre de Benjamin à Gretel Adorno d’avril/mai 1940, cité plus haut, où il dit : « La guerre et la constellation qui m’ont conduit à mettre par écrit quelques thèses … »
[97] Walter Benjamin, Kritische Gesamtausgabe Tome 19, Suhrkamp, p.181
[98] Walter Benjamin, Écrits français, op.cit., p.439
[99] Lettre de Soma Morgenstern à G.Scholem du 12-12-1972 dans : GS VII, 2, p.771s.
[100] Walter Benjamin, Kritische Gesamtausgabe Tome 19,op.cit., p.182
[101] Dans : GS I, 3, p.1223s.
[102] Lettre de Horkheimer à Adorno du 20.7.1941, dans : GS VII, 2, p.775
[103] Lettre d’Adorno à Horkheimer du 12.6.1941, dans : GS VII, 2, p.774
[104] alternative, avril/juin 1968, p.47
[105] Helmut Heissenbüttel, Vom Zeugnis des Fortlebens in Briefen [Du témoignage de la survivance dans de lettres], dans : Merkur, année 1967 No 1
[106] Hannah Arendt, Walter Benjamin, dans : Merkur, année 1968 No 1-2
[107] Walter Benjamin, Œuvres II, op.cit., p.215
[108] Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, Büchergilde Gutenberg 1991, p.415
[109] Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung. Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946-1995 [École de Francfort et mouvement étudiant. De la bouteille à la mer au cocktail Molotov 1946 à 1995], 3 Tomes, Verlag Rogner und Bernhard bei Zweitausendundeins, 1998 ; voir aussi du même auteur : -, Der Griff nach der Notbremse. Nahaufnahmen des Protests [La saisie du frein d’urgence. Gros plans sur les protestes] Wagenbach 2012. Wolfgang Kraushaar a voulu écrire dans les années soixante dix sa thèse sur le Livre de Passages et le concept de révolution de Walter Benjamin. Les circonstances de l’époque ne l’avaient pas permis.
[110] Wolfgang Kraushaar, « Die Kräfte des Rausches für die Revolution gewinnen“-Walter Benjamin und die Studentenbewegung [„Gagner les forces de l’ivresse pour la révolution“-Walter Benjamin et le mouvement étudiant] Conférence du 13.6.2008 à l’université de Francfort (tapuscrit, inédit)
[111] Albrecht Götz von Olenhusen, Kritische Theorie, Benjamin-Rezeption und Studentenbewegung [Théorie critique, réception de Benjamin et mouvement étudiant] dans : Die Aktion, No 175/180, I/1998, p.98-116
[112] Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris 1992, p.271 cité par Irving Wohlfarth, Entsetzen. Walter Benjamin und die RAF [Effroi. Walter Benjamin et la RAF], dans : Wolfgang Kraushaar(dir.),Die RAF und der linke Terrorismus [La RAF et le terrorisme de gauche] 2 Tomes, Hamburger Edition 2006, Tome I p. 280-314
[113] Irving Wohlfarth, id.
[114] Entre 1974 et 1991 sont éditées chez Suhrkamp ses œuvres, les Gesammelte Schriften [GS] en VII tomes, comprenant plusieurs double et triple-tomes, qui font un total de 14 livres ; entre 1996 et 2016 sont éditées chez le même éditeur ses correspondances, Gesammelte Briefe [GB], en 6 tomes ; en 2008 a commencé une « Edition complète critique » de ses œuvre, Kritische Gesamtausgabe [KG], qui doit comprendre 21 tomes, dont 9 sont sortis jusqu’à maintenant.
[115] Wolfgang Kraushaar, Über Möglichkeiten und Grenzen, mit Benjamins Thesen „Über den Begriff der Geschichte“historisch zu arbeiten [Sur les possibilités et limites d’un travail historique sur la base des Thèses de Benjamin „Sur le concept de l‘histoire »] Conférence au Congrès Internationale Walter Benjamin « Sur le Concept de l’Histoire/ Écrire l’histoire », 12.-15.12.2013, à l’université de Francfort (tapuscrit inédit)
[116] Voir le discours de 1972 repris dans : Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, Büchergilde Gutenberg 1991, p.376
[117] Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit. p. 203
[118] En même temps on continue à débattre autour de la question : « Était-il, avant tout, un critique littéraire, un ‘homme de lettre ‘ et non un philosophe, comme le prétendait Hannah Arendt ? » Löwy, qui évoque cette question, pense plutôt qu’il était philosophe en accord avec Scholem et Adorno contre une certaine réception, « intéressée prioritairement au versant esthétique de son œuvre, avec une certaine propension à le considérer surtout comme un historien de la culture ». (M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, op.cit. 9s.) Benjamin philosophe, c’est aussi l’opinion d’Agamben. Pourtant lui est conscient que Benjamin lui-même avait exprimé une claire aversion contre une telle identification. Ce débat autour du rangement disciplinaire de la pensée benjaminienne conduit dans une fausse direction, à rater l’essentiel, à ne pas reconnaître la singularité de Benjamin comme théoricien révolutionnaire par excellence, sans phrase. Ce qu’arrive même à Löwy, qui, finalement, ne voit pas grande différence entre Benjamin et le reste des penseurs associés à l’École de Francfort, quand il dit : « Par sa position critique envers l’idéologie du progrès Benjamin occupe en fait une position singulière et unique dans la pensée marxiste et dans la gauche européenne entre les deux guerre. (Note :) Après la mort de Benjamin, cette posture sera reprise à son compte –avec des nuances et des réserves [sic !]- par la Théorie Critique de l’École de Francfort. » (id.p.23) En réalité, Benjamin était le seul –même dans la mouvance de l’École de Francfort, Herbert Marcuse, « l’américain », mis à part- qui a tiré les conséquences éthiques, pratiques, du refus de l’idéologie du progrès dans sa théorie et dans sa vie. Une différence du tout au tout !
[119] Adorno disait à propos de cette joie anticipée que procurent les écrits de Benjamin : « quand on était sensible à sa pensée, on sentait comme un enfant qui aperçoit l’arbre de Noël à travers une fente de la porte fermée » ; cité dans : https://www.imagespensees.org/21/article/a-propos-de-walter-benjamin
[120] Walter Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.429
[121] LP, p.480
[122] Plein le dos. 365 Gilets Jaunes Novembre 2018-Octobre 2019, Les éditions du bout de la ville, novembre 2019
[123] Walter Benjamin, Essais sur Bertold Brecht, op.cit., p.102s.
[124] Serge Quadruppani, Il va falloir imaginer la suite… (Tombeau pour l’ultra-gauche historique) <http://www.article11.info/?Il-va-falloir-imaginer-la-suite >26 Avril 2011
[125] Dos de la couverture du livre : Howard Eiland, Michael W.Jennings, Walter Benjamin. Eine Biographie, Suhrkamp Verlag 2020. Je n’ai pas pu lire non plus et intégrer dans le texte le livre aussi volumineux Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu-Esthétique et politique chez Walter Benjamin, de Jean-Michel Palmier, Klincksieck 2006, qui lie dans une analyse détaillée la vie et l’œuvre de Benjamin. Ce qu’on peut dire pour le moment est que Palmier exprime au moins, dès le début de son travail, un certain malaise : « Écrire sur son œuvre [celui de Benjamin] exige du respect. En même temps chaque exégète ne peut échapper à la mauvaise conscience qu’il a de participer à sa réintégration au sein d’une conception de la culture qu’il voulait dynamiter. » ( p.14)
[126] Je remercie vivement mon collègue et ami, Gilles Herreros, pour la relecture attentive et consciencieuse de ce texte, concernant aussi bien le contenu que la forme. Toute faiblesse ou imperfection, qui pourrait subsister, incombe bien sûr à ma seule responsabilité.