11/11/2020

Sándor, Gizella, Elma

 

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« – Elma Laurvik ? Non, je ne me souviens pas, dit le gérant dans la rue du 30 East 81, un grand immeuble d’habitation pas loin du Metropolitan Museum à New York. Je travaille ici depuis vingt-six ans, alors si vous dites qu’elle est morte en 1971, j’aurais dû la connaître. Quel appartement avez-vous dit ? 10 D ? Quand j’ai commencé à travailler ici, il y avait deux dames hongroises, les sœurs Ferenczi.
– Oui, oui, l’interrompis-je, Magda et Elma ?
– Je crois. Elles étaient assez âgées et solitaires. Elles étaient très attachées l’une à l’autre, elles n’avaient pas d’amis par ici. Non, je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un dans l’immeuble qui se souvienne d’elles. Je les ai vues plus que quiconque, je montais à l’occasion pour réparer des petites choses pour elles. Vous savez, je suis hongrois moi aussi. Elles sortaient rarement. Je ne pense pas qu’elles connaissaient quelqu’un par ici, même pas d’autres Hongrois. Et elles sont mortes dans la même année : d’abord l’une a fait une crise cardiaque, puis l’autre aussi est morte. Je voudrais pouvoir vous en dire plus. Mais, vous savez, c’était il y a si longtemps ».

2 Telles étaient les notes que j’ai prises en octobre 1995, lors de l’une de mes premières étapes au cours d’un long voyage, un voyage qui est loin de sa conclusion. Ce voyage m’a aussi conduit jusqu’aux magnifiques archives de Judith Dupont à Paris ; à des échanges avec André Haynal à Genève, qui a exploré les archives Balint pour moi ; aux albums de famille de Blaise Pasztory à New York, dont proviennent la plupart des photographies dont je dispose ; à une correspondance avec Mary Mowbray, une autre descendante de la famille Ferenczi en Nouvelle Zélande. J’aimerais dédier cet article à toutes ces personnes, que je remercie de leur aide généreuse.

3 En fait, le voyage commença à Tel Aviv, en 1994, durant ma lecture du premier volume de la Correspondance Freud-Ferenczi, dont j’avais entrepris de rédiger une note de lecture. Mon intérêt pour le travail de Ferenczi remonte à des années, mais c’est la correspondance qui m’a captivé et a éveillé en moi un intérêt immense pour Sándor Ferenczi en tant que personne, ainsi que pour ceux de son entourage. Plus particulièrement, j’ai été fasciné par les deux femmes qui ont joué un rôle central dans la vie de Sándor : Gizella Pálos, sa maîtresse et finalement sa femme, et la fille de celle-ci, Elma. Le drame de ce triangle fatidique (ou carré, si nous tenons compte du rôle actif de Freud), considéré pendant des années comme un secret absolu, est devenu pour moi – au moyen d’une sorte de transfert – un drame de ma propre famille.

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4 Mais cette histoire est-elle vraiment importante, ou juste du commérage ? Il m’a fallu un certain temps pour me rendre compte que mon intérêt pour ce drame va bien au-delà du simple voyeurisme. Je crois qu’une grande partie des progrès de la psychanalyse se fait par la dynamique intersubjective de ce que j’appelle des « dyades génératrices ». Breuer et Bertha Pappenheim, Freud et Anna von Lieben, Ferenczi et Élisabeth Severn, et ainsi de suite (Berman, 1997). Freud et Ferenczi (tout comme Klein et Winnicott) sont parmi les dyades les plus créatives de notre histoire, et la dialectique de leur rencontre nous suit, où que nous nous tournions (Berman, 1999). La publication de la Correspondance Freud-Ferenczi (Brabant et al., 1993-2000) nous donne, comme je l’ai constaté, une occasion sans précédent d’étudier le débat entre Freud et Ferenczi, à partir des sources de première main, en espérant dépasser les déformations des interprétations du passé. À la lecture de la correspondance, il devient clair que les divergences théoriques entre les deux hommes ne sont pas apparues durant les dernières années de Ferenczi (Blum 1994), mais que leurs racines étaient déjà là dès les tout débuts de leur relation (Berman, 1995). De plus, il devient évident que, pendant toute la durée de leur dialogue, niveau personnel et niveau professionnel furent entremêlés. Deux aspects majeurs de ce mélange sont d’une part le carré formé par Freud, Ferenczi, Gizella et Elma, d’autre part l’analyse de Ferenczi avec Freud qui, à bien des égards, était une excroissance de ce carré (Dupont, 1994).

5 La position problématique de Ferenczi en ce qui concerne la mutualité sous-jacente de la relation analytique s’est développée en même temps que l’aspiration à plus de mutualité dans sa relation personnelle avec Freud, avec Gizella, puis avec Elma, tandis que Freud ne cessait d’exprimer son scepticisme par rapport à toutes ces situations. Plus tard, le douloureux dilemme de Ferenczi quant au choix à faire entre la mère et la fille, le rendit dépendant de l’avis et de l’aide de Freud, et plus disposé à accepter sa vision hiérarchisée du monde. Freud l’aida à se stabiliser avec Gizella, encourageant Ferenczi à accepter Gizella et lui-même comme des parents transférentiels. Les sentiments orageux et ambivalents de Ferenczi par rapport à ce choix l’amenèrent d’abord, par défi, à s’accrocher à Elma ; plus tard, ils le rapprochèrent de Freud, jusqu’à désirer être analysé par lui, à accepter son avis et à épouser Gizella ; mais finalement, cela suscita son conflit non résolu avec Freud, réveilla son antagonisme envers lui, ce qui enflamma de nouveau leur divergence théorique latente (Berman, 1996, 1997).

6 Pour approfondir l’étude de ce carré fatidique, j’ai pensé que nous devions nous appuyer sur la correspondance, mais la compléter aussi avec d’autres sources de documentation qui nous permettraient de caractériser plus fidèlement les deux partenaires « silencieux » du drame, Gizella et Elma, qui restent en marge dans la plupart des récits dont nous disposons. Ce n’est qu’en permettant aux deux femmes de l’histoire de recouvrer leurs voix manquantes que nous pouvons espérer compléter le puzzle.

7 Une telle étude pourrait nous permettre d’esquisser l’image la plus complète et la plus exacte de la manière dont la relation entre Freud et Ferenczi – si profondément entretissée avec leurs débats théoriques et cliniques une vie durant – a été influencée par l’implication de ces deux hommes avec Gizella et avec Elma. Cela pourrait aussi nous permettre de mieux étudier comment la compréhension que ce tableau fait surgir peut éclairer des points essentiels de la psychanalyse contemporaine tels que la nature de la rencontre psychanalytique, les sources du transfert et du contre-transfert, la place de la réalité et du fantasme, le rôle des limites et les problèmes éthiques connexes. Aussi un tableau historico-biographique plus complet, dont je projette de décrire ici certains aspects, peut-il enrichir une compréhension actualisée de l’importance du dialogue entre Freud et Ferenczi pour des points essentiels de la théorie et de la pratique psychanalytiques d’aujourd’hui, et nous aider à raviver leur dialogue interrompu (Berman, 1999).

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10 Ma fascination pour ce drame a commencé en lisant la riche introduction d’André Haynal au premier volume de la correspondance. J’y ai trouvé l’histoire de la correspondance Freud-Ferenczi. Le Journal de Ferenczi et les lettres de Freud à celui-ci ont été confiées à Michael Balint par Gizella, la veuve de Ferenczi, lorsque Balint a quitté Budapest pour l’Angleterre en janvier 1939. Plus tard Gizella, arrivée à Berne (où sa fille Elma, citoyenne américaine du fait de son mariage avec un Américain, travaillait à l’ambassade des États-Unis), a demandé à Anna Freud de lui envoyer les lettres de Ferenczi à Freud ; elle accepta, souhaitant qu’elles soient d’abord copiées « en vue d’une éventuelle utilisation partielle » Brabant et al. 1993-2000, v. 1, p. xxvii). Gizella était inquiète : « Ces lettres contiennent trop de détails personnels me concernant, aussi n’aimerais-je pas qu’elles tombent dans les mains de qui que ce soit. » Après sa mort en 1949, Elma – la belle-fille autant que l’ex-analysante et ex-amante de Ferenczi – a poursuivi le dialogue avec Balint en vue d’une possible publication.

11 Balint voulait publier la correspondance et le Journal en même temps, car il se faisait du souci pour la manière dont le Journal pourrait être reçu ; même le 16 juillet 1968, près de la fin de sa vie, il n’était « toujours pas certain que le moment soit venu de le publier » (p. xxxi). Balint a tenté d’élaborer plusieurs projets de publication sélective de la correspondance, prenant en compte les objections d’Anna Freud (elle avait toujours une position conservatrice lorsqu’il s’agissait de publications ; elle hésitait aussi à publier les Controverses), ainsi que son propre désir d’éviter l’exposition complète du drame impliquant Elma. Après des années d’hésitation, Elma lui a donné, en 1966, son accord pour publier les lettres et en clarifier l’arrière-plan, se rendant compte que son rôle dans la vie de Sándor ne pouvait être passé sous silence. Elle disait faire confiance au tact de Balint et celui-ci essaya de trouver une solution en lui suggérant, le 10 décembre 1968 : « Nous vous donnerions un pseudonyme […] Nous devrions dire que vous étiez une proche parente de Gizella, mais ne pas révéler que vous étiez sa fille » (p. xxxii). (Plus tard ils se mirent d’accord que ce pseudonyme serait « Sylvia » ; lettre du 14.01.69.)

12 Balint est mort en 1970, Elma en 1971, Anna Freud en 1982. Le passage du temps, ainsi que la modification des normes quant à ce qui peut être révélé ouvertement a finalement permis que la correspondance soit publiée sans omissions ni travestissements.

13 Porté par ma fascination, j’ai lu le premier volume en prêtant une attention particulière à Gizella et Elma, et je vais partager avec vous l’histoire telle que je l’ai lue.

14 La première allusion de Sándor à Gizella date de 1909, un an après le début de l’amitié enflammée et de la correspondance entre Freud et Ferenczi (une lettre ultérieure nous apprend que la première rencontre entre Sándor et Gizella a eu lieu en 1900 ; 17.10.16, t. II, p. 161). En 1909, Sándor est célibataire, il a 36 ans ; Gizella, âgée de 44 ans, est mariée et mère de deux filles, Elma (près de 22 ans) et Magda (20 ans). Cette dernière devient en 1909 la femme du jeune frère de Sándor, Lajos. Sándor écrit à Freud : « L’opération difficile et douloureuse du rétablissement d’une sincérité complète en moi-même et dans le rapport avec elle progresse rapidement » (26.10.09, p. 95) ; « la confession que je lui ai faite, la sagesse avec laquelle, après quelque résistance, elle a correctement saisi la situation, la vérité qui est possible entre nous deux, font qu’il me paraît peut-être encore moins possible de me lier à une autre durablement, même si j’ai reconnu, devant elle et devant moi-même, l’existence de désirs sexuels pour d’autres femmes, et même si je lui ai reproché son âge. Manifestement, je trouve trop en elle : maîtresse, amie, mère et, en matière scientifique, l’élève, c’est-à-dire l’enfant » (p. 95-96). Il est « en train de travailler au corps, analytiquement » (30.10.09, p. 97), sa maîtresse, ce que je pense correspondre à des discussions allant jusqu’au fond de l’âme plutôt qu’à un dispositif analytique structuré.

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15 Freud a des doutes : « Que la vie sexuelle de l’homme puisse être autre chose que celle de la femme, c’est l’abc de notre image du monde et ce n’est qu’un signe de respect de ne pas en faire mystère à la femme. L’exigence de véracité absolue ne pèche-t-elle pas, par ailleurs, contre le postulat d’efficacité et contre les visées de l’amour ? Je ne répondrais pas à cette question par une simple dénégation et je conseillerais la prudence. La vérité, c’est seulement le but absolu de la science, mais l’amour est le but de la vie » (10.01.10, p. 133). [Plus loin, dans la même lettre, en analysant un rêve rapporté par Ferenczi et faisant une comparaison entre Ferenczi et Fliess, Freud énonce une autre différence durable et fatidique entre eux : « Il me manque, certes, ce besoin d’aider et j’en vois maintenant la raison : n’avoir perdu aucune personne aimée dans mes jeunes années » (p. 133).]

16 Quelques mois plus tard, Ferenczi mentionne le problème que pose à Gizella « sa fille non mariée et [leurs] liens de parenté partiellement communs » (05.04.10, p. 168) ; à l’époque, il ne s’agissait que de Magda et Lajos. Projetant un voyage à Vienne avec Gizella et Elma, il demande à Freud la permission de « solliciter [son] conseil dans une affaire bien difficile [mariage et affaires de cœur de cette même fille] » (03.01.11, p. 261). Après cette visite, Freud surprend Ferenczi en portant sur Elma le diagnostic d’un cas léger de « démence précoce » ce qui « a eu un effet assez déprimant » sur Ferenczi (07.02.11, p. 267). Freud entre dans les détails : « La visite de Madame G. a été bien agréable, sa conversation est particulièrement délicieuse. La fille est faite d’un matériau plus rude ; elle participait peu et avait, la plupart du temps, une expression vide sur le visage. À part cela, bien entendu, on ne remarquait pas la moindre anomalie chez elle » (08.02.11, p. 267-68).

17 Six mois plus tard, Ferenczi annonce qu’il a pris Elma en traitement psychanalytique : « Les effets sont favorables. Bien sûr, elle doit parler de moi beaucoup plus que d’autres patients, mais il s’avère que cela, n’est pas un obstacle absolu » (14.07.11, p. 312). Freud lui souhaite bien du succès, mais le met en garde : « Je crains, il est vrai, que cela aille bien jusqu’à un certain point et puis plus du tout. Ne sacrifiez pas trop de vos secrets, par trop grande bonté » (20.07.11, p. 312).

18 L’analyse d’Elma subit une rechute quand un homme, un jeune Français avec lequel elle entretient une relation romantique se tue pour elle d’un coup de feu (dans une lettre à Balint, le 7 mai 1966, sur laquelle je reviendrai, Elma fait l’erreur d’attribuer le début de son analyse à cet événement). Puis, Ferenczi réalise : « Il semble que j’aie voulu commettre un acte de violence épouvantable. Mécontent des deux parents, j’ai voulu me rendre indépendant ! » (14.11.11, p. 328). Il parle de fantasmes d’épouser Elma, signalant que ceux-ci étaient apparus déjà antérieurement, avant l’analyse ; un entretien avec Gizella l’amène cependant à la conclusion que l’attrait pour « de jeunes et jolies créatures » n’est qu’une tentative de masquer sa fixation à Gizella (p. 328). Dans la même lettre, il parle de sa relation à Freud, celui-ci s’efforçant de ne pas donner trop d’occasions à un transfert de sa part, et de sa propre tentative, en réaction, de se rendre indépendant, « une phase du combat de libération » (p. 329). Freud répond en l’appelant « Cher fils » (p. 330), et en négligeant les développements relatifs à Elma (non sans rapport avec leur propre relation, semble-t-il).

19 « Je n’ai pu conserver la froide supériorité de l’analyste envers Elma, et je me suis mis en position de faiblesse, ce qui, alors, a inévitablement conduit à une sorte de rapprochement, que je ne peux plus faire passer pour la bienveillance du médecin ou de l’ami paternel », rapporte maintenant Ferenczi (03.12.11). Il en a parlé à Gizella, qui reste « constamment amicale et affectueuse » (vu de l’extérieur, on se demande s’il n’y a pas un élément masochique dans sa capitulation) et il pense à son désir d’une famille, mis en question par l’âge de Gizella (p. 334). Freud répond aussitôt : « Commencez par interrompre le traitement, venez pour quelques jours à Vienne, ne décidez rien encore » (05.12.11, p. 335).

20 Deux semaines plus tard, (17.12.11) Freud envoie à Ferenczi une lettre destinée à Gizella, où il interprète Ferenczi : « […] son homosexualité exige impérieusement un enfant et […] il porte en lui la vengeance contre la mère » (p. 336). Il exprime beaucoup de doutes quant au caractère d’Elma (« je n’ai pas trouvé qu’elle pouvait soutenir la comparaison avec sa mère », p. 337), quant à l’allure du processus, et le risque de construire un pacte pour la vie « en passant sous silence le fait que l’homme ait été, au sens le plus plein, l’amant de la mère » (p. 337). Le jour suivant, Ferenczi écrit : « Le mariage avec Elma semble […] une chose décidée. Ce qui manque encore, c’est la bénédiction paternelle » (p. 338). Freud capitule : « J’en ai dit peut-être plus qu’il n’était justifié […] J’exprimerai mes félicitations de tout mon cœur, quand vous me ferez savoir que le moment est venu » (p. 338-339).

21 Deux semaines plus tard, revirement : des objections de son père « suscitent des doutes chez Elma », et son incapacité répétitive de désirer sans retenue resurgit. « Mes yeux […] s’étaient dessillés et […] je dus reconnaître qu’il n’était plus question ici de mariage, mais du traitement d’une malade ! Elle accepta de se rendre à Vienne et d’entreprendre le traitement avec vous » (01.01.12, p. 343). Ferenczi accepte le point de vue de Freud sur Elma et la remet entre ses mains. Freud consent, en mentionnant tous les facteurs de complication ; il dit qu’il pensait d’abord que la lettre annoncerait des fiançailles et il ne voulait pas « montrer maintenant de susceptibilité si vous négligiez le vieil ami grisonnant à cause de la ravissante jeune femme » (02.01.12, p. 344). L’amertume est évidente, malgré la dénégation. Il est surprenant de voir Freud affirmer aussi, à propos du changement d’idée de Ferenczi : « Je sais que je n’y suis pour rien » (p. 344).

22 La partie suivante de la correspondance comprend les rapports détaillés (et, selon les normes actuelles, absolument contraires à l’éthique) de Freud concernant l’analyse d’Elma. Freud développe un schéma d’interprétation qui souligne « tout l’aspect obsessionnel de son être, ramené à la déception causée par son père, son identification avec celui-ci depuis lors, sa soif de vengeance, ses efforts pour infliger à d’autres ce qu’elle a souffert à cause de lui » (03.03.12, p. 370). Bonomi (1997) montre qu’Elma devient aux yeux de Freud « la troisième sœur-coffret » (Freud, 1913), signifiant la mort.

23 Les émotions de Freud sont fluctuantes, tantôt il tente de « préparer » Elma pour Sándor : « Attendons donc, mais non sans bon espoir » (13.01.12, p. 347), ou : « Si nous continuons à progresser, et si elle se débarrasse de son infantilisme [c’est finalement le seul diagnostic justifié /il n’est plus question de démence précoce ?/] une situation nouvelle sera créée » (01.02.12, p. 359) ; tantôt il se montre plus pessimiste, avertissant Ferenczi que « les mouvements masochistes débouchent très fréquemment sur un choix conjugal défavorable », tandis qu’à nouveau il recourt à la négation : « Je ne prends en aucune façon parti contre Elma » (13.02.12, p. 364). Plus tard, il met en garde : « Elle ne veut pas aborder l’expérience vécue avec vous […] Je redeviens donc sensiblement plus froid (24.03.12, p. 382-383).

24 Il n’est pas surprenant que Ferenczi devienne de plus en plus sceptique. Revenant sur son attitude de rébellion méfiante à l’égard du « père » et de la « mère », il dit à présent : « Je commençais à me consoler de la perte de mon bonheur familial, en pensant que je trouverai suffisamment de compensation dans la relation compréhensive et tendre avec Mme G. et dans la relation scientifique avec vous » (18.01.12, p. 348). Il rapporte à Freud des citations des lettres d’Elma, telles que : « Mon caractère est si peu équilibré, un chaos si épouvantable règne en moi, que ce serait un risque pour n’importe qui que de me prendre pour épouse » (p. 349) ou : « Je vis encore beaucoup trop dans les fantasmes et les exagérations » (18.02.12, p. 367). Ferenczi rend visite à Freud à Vienne, d’accord avec lui pour qu’Elma n’en sache rien, puis il écrit : « Sur le plan intellectuel comme sur le plan affectif, rarement une visite m’a apporté un plaisir aussi parfait. Dans certaines occasions [Palerme !] la faute n’en revenait pas à vous, naturellement, mais à moi » (29.02.12, p. 369). « C’est un fait, les informations que l’analyse d’Elma a apportées ont considérablement rabaissé sa valeur à mes yeux […] Vous aviez raison de me faire remarquer, au cours de mon premier voyage à Vienne où je vous ai révélé mes intentions matrimoniales, que vous aviez noté sur mon visage la même expression de défi que j’avais eue à Palerme, en refusant de travailler avec vous », c’est-à-dire en refusant de prendre le cas Schreber sous dictée (08.03.12, p. 372-373).

25 Avec le retour d’Elma à Budapest, une nouvelle phase commence. Ferenczi est moins attiré par Elma, tandis que celle-ci « n’a plus l’ambition d’être plus que ce qu’elle peut être par nature » (un triste aboutissement pour une analyse à mon avis, et un autre indice du coût des tendances sexistes de Freud). Gizella encourage Sándor à épouser quand même sa fille, et promet de rester son amie. « Je lui ai clairement fait comprendre que la possibilité de réalisation de ce plan dépendait de deux conditions : des aptitudes d’Elma – et ce qu’elle me devienne sympathique [et bien sûr aussi de l’inclination d’Elma] » (17.04.12, p. 384-385 ; la dernière phrase, ajoutée entre crochets, semble être une pensée après-coup).

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26 « Le balancement de mon inclination entre Madame G. et Elma, entre mère et sœur, esprit et matière, continue » (23.04.12, p. 387). Une nouvelle analyse avec Ferenczi doit déterminer si Elma peut ou non convenir ; celui-ci lui demande « une interruption absolue de toute relation […] pendant le temps de la cure […] Elle doit se décider à me parler librement et sans inhibition, et à reconnaître ses résistances. Si elle ne le fait pas, je suis fermement décidé à renoncer à elle, définitivement » (p. 389). Freud l’encourage et suit le processus avec intérêt ; les deux amis semblent entretenir maintenant un fantasme de Pygmalion commun, et aussi laisser agir leur misogynie commune (Bonomi, 1997, p. 156). « Je suis très heureux d’apprendre que vous êtes resté absolument ferme devant Elma et que vous avez déjoué ses intrigues », écrit Freud (20.07.12, p. 415).

27 Je dois admettre qu’en lisant cette partie de la correspondance, mon identification s’est totalement déplacée de Ferenczi (ou Freud) à Elma. L’attitude de Freud m’a fait penser à son travail sans empathie avec « Dora », largement discuté dans la littérature récente. Ferenczi semble avoir renoncé pour un moment à tous ses idéaux égalitaires (il est plus attentif à la souffrance de Gizella mais pas du tout à celle d’Elma). J’étais abasourdi en constatant à quel point les deux hommes se rendaient peu compte de la cruauté de l’expérience et au double lien sans issue créé en posant la franchise analytique comme condition préalable au mariage avec l’analyste : « Il ne saurait être question de fiançailles tant qu’elle ne se déciderait pas à parler ouvertement [dans l’analyse] » (27.05.12, p. 394). (Un parallèle moderne me vient à l’esprit : la condition dans laquelle se trouve un candidat dans un institut psychanalytique où un rapport est demandé à l’analyste du candidat, dont l’avenir professionnel dépend donc du jugement de son analyste.)

28 Tandis que Freud complimente Ferenczi : « Je crois que maintenant vous avez trouvé la seule technique juste et j’en suis très content » (30.05.12, p. 396), la souffrance tant de Gizella que d’Elma ne fait que croître. « Au cours de la séance d’aujourd’hui, Elma était tout à fait malade, elle n’a pas dit un mot /assurément, la sœur muette selon Bonomi/ ; je pense qu’elle se débat intérieurement, mais qu’elle n’a pas le courage de décider » (10.06.12, p. 401). « Madame G. […] supporte difficilement la souffrance de sa fille dans l’analyse » (14.06.12, p. 402). Ferenczi cite une lettre d’Elma, lui donnant à présent la parole, et celle-ci s’avère une parole très poignante :

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« Je sais avec une totale certitude que tu ne viendras pas me chercher. Et malgré cela, j’en ai une peur terrible. Cette solitude, qui sera mon lot maintenant, sera plus forte que moi ; je le ressens presque comme si tout en moi allait se geler. Je resterai raisonnable, mais je vais avoir si froid, je vais tellement geler, que ce dernier recours, la raison, je devrai le haïr.
[…] Tu me connais, et tu sais qu’on ne peut pas me faire confiance.
[…] Je t’ai bien dit comme j’étais terriblement impatiente et comme je brûlais de désir. Il m’est très très bon d’être avec toi ; je ne crois pas qu’il puisse exister quelque chose de meilleur.
[…] Je me sens aussi un peu comme ton enfant, tellement je souhaite que tu me guides. Ce n’est que lorsque nous aurions notre enfant que je pourrais me sentir ta femme.
[…] Pourquoi m’exposer au danger d’une épreuve au-dessus de mes forces ? Est-ce cela que tu souhaites ? Ou bien en as-tu peur toi aussi ?
Pour une fois, parle aussi de toi, jusqu’à présent tu n’as toujours parlé que de moi !
[…] Écris-moi une fois, une seule fois, franchement, comme on parle à une personne adulte, et dis-moi ce que tu ressens vraiment ».
(sans date, p. 404-405)

30 Elma, finalement, perd patience, mais Ferenczi la gronde, disant « qu’elle n’avait jamais travaillé convenablement » ; il note qu’elle « ne se manifeste […] que de temps en temps, surtout quand je dois lui faire mal, et quand je la fais pleurer » (18.07.12, p. 412). Naturellement, toute l’expérience échoue. C’est la fin de l’analyse comme de la relation : « J’ai renoncé à l’analyse d’Elma et j’ai ainsi coupé aussi le dernier fil de la relation entre nous » (08.08.12, p. 422). Vers la fin, Ferenczi écrit : « Le renoncement à mon rêve avec Elma [déjà presque réalisé] et le travail analytique de bourreau par lequel je dois tuer cette fantaisie moi-même me causent toujours une douleur sensible » (26.07.12, p. 416). Par la suite, Elma se marie et part pour les États-Unis, comme je vais le décrire plus loin ; Sándor revient à Gizella, malgré des difficultés sur le plan sexuel, et finalement l’épouse, sous la pression implacable de Freud.

31 Ferenczi craint la vengeance d’Elma et rêve qu’elle « déchirait mes papiers comme un chien furieux » (26.12.12, p. 473). Vers la fin de sa vie, Ferenczi éprouve de la rancune à l’égard de Freud à cause du rôle qu’il a joué en l’empêchant d’épouser Elma et d’avoir des enfants (Dupont, 1994) ; mais nous ne l’entendons jamais exprimer des regrets ou de la culpabilité à propos de son attitude, si fortement influencée par sa soumission à l’avis de Freud, attitude qui soumet Elma à un véritable supplice de Tantale. Freud, oubliant son rôle, dit à Ferenczi, en écho à Gizella : « Par votre infidélité envers Elma, vous lui avez infligé une profonde blessure et, avec une habileté démoniaque, vous avez embrouillé les possibilités d’avenir » (06.07.17, p. 252).

32 En ce qui concerne Ferenczi, nous pouvons déduire, indirectement, l’existence d’un certain sentiment de culpabilité à l’égard d’Elma, à partir de la discussion d’un de ses cas : une jeune patiente qu’il a embrassée la première fois où elle était venue chez lui (« la répétition du cas Elma », ajoute-t-il entre parenthèses), puis renvoyée, et quand celle-ci s’est tuée en se tirant une balle, parce qu’elle « avait voulu aimer en moi l’homme et pas seulement le médecin », il en a été « extraordinairement » déprimé (19/20.12.17, p. 280). Cependant, d’en parler à Gizella a fait qu’il ne s’est plus senti coupable, seulement triste pour la jeune fille (p. 281) ; néanmoins, compte tenu de son récit (remettre à plus tard le traitement, malgré les menaces directes de suicide et l’achat d’un revolver), la culpabilité semble plus réaliste que névrotique.

33 Quelques mois après s’être séparé d’Elma, Ferenczi écrit : « L’analyse mutuelle est un son-sens, et aussi une impossibilité » (26.12.12, p. 470). C’est à cette occasion qu’il demande à Freud de le prendre en analyse. Comme nous le savons, sa déception en ce qui concerne finalement cette analyse a coïncidé avec le resurgissement de sa croyance en la mutualité, et la valeur du fait de parler « franchement comme on parle à un adulte » ; dans le Journal clinique, Ferenczi répond enfin à l’invitation frustrée d’Elma, après un long détour.

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36 Une des questions que j’avais à l’esprit après avoir lu le premier tome de la correspondance était la suivante : quelle vision d’Elma devons-nous croire ? La vision de Freud, qui la considérait comme une personne limitée (exprimant « quelques idées très sensées dont je ne l’aurais absolument pas crue capable » (13.03.12, p. 376), perturbée, éventuellement même un « cas léger de démence précoce », ce qu’en termes contemporains on appellerait probablement une personnalité limite ; ou la vision de respect et d’amour profonds qu’avait Ferenczi à l’origine pour elle, vision bouleversée ensuite par les comptes rendus de Freud au point de parler, par exemple, de « la mesure de son narcissisme, son manque d’intérêt objectif pour les gens et les choses » (23.04.12, p. 388) ? C’était un de mes mobiles pour chercher plus d’informations à son sujet, d’entendre plus largement sa voix.

37 Et quel fut le récit plus complet qu’Elma elle-même donna de ce drame ? Tandis que nous l’entendrons dans une lettre adressée à Balint, que je citerai, elle l’a délibérément tu pendant des années. Je me suis rendu compte qu’Elma était une personne très discrète, profondément loyale tant à Freud qu’à Ferenczi, qui a lutté toute sa vie pour protéger la réputation de Ferenczi. C’est ainsi que j’ai compris sa réticence lors de son entretien avec Roazen en 1967 (Roazen, 1998) ainsi que bon nombre d’expressions dans ses lettres à Balint. On peut se demander pourquoi elle a traité Freud et Ferenczi avec plus de loyauté que ce qu’ils méritaient, avec plus de bienveillance qu’ils n’en ont montré pour elle : peut-être une forme d’identification à l’agresseur (Frankel, 2002) ?

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38 En lisant ces lettres, en prenant note de la description que Roazen donne d’elle comme « une personne d’une rare sensibilité, humaine et distinguée » (Roazen, 1998, p. 275), et parlant d’elle avec Blaise Pasztory (dont la mère était la cousine d’Elma), j’en suis venu à la nette conclusion qu’Elma était une personne remarquable, loyale, sérieuse et, contrairement à l’image qu’elle donne d’elle-même en écrivant à Sándor durant leur malheureuse histoire, une femme tout à fait digne de confiance. L’amour initial « contre-transférentiel » semble l’avoir mise en rapport avec ses possibilités plus profondes, en partie cachées ; tandis que Freud a sans doute faussement interprété ses défenses comme signes « d’un matériel plus rude », et pris ses tourments juvéniles pour une psychopathologie plus grave, qui ne lui a guère correspondu dans la vie adulte. Savoir si le fait qu’elle a vécu seule (ou avec sa sœur) pendant la plus grande partie de sa vie doit être attribuée à un problème inhérent à l’intimité hétérosexuelle, ou à l’effet post-traumatique (« la blessure profonde », selon Freud) de sa « confusion de langues » avec Ferenczi, est une question à laquelle il est difficile de répondre.

39 Que savons-nous de la vie de ces femmes ?

40 Gizella Altschul est née à Miskolcz, le 29 août 1866. Les Ferenczi (autrefois Fraenkel) et les Altschul étaient voisins, deux familles juives qui se connaissaient bien. Le père de Gizella, Simon, était marchand de grains (c’est probablement la raison pour laquelle le patronyme « Kaufmann » fut ajouté à son nom, ainsi qu’il apparaît dans le certificat de mariage de Gizella). Il était originaire de Prague. Par suite de l’importance de ses liens commerciaux avec la Suède, il devint plus tard consul honoraire de Suède à Budapest, un titre qui revint ensuite à son fils aîné. Lui et sa femme eurent trois fils, Artur, Lajos et Guszti (le grand-père de M. Pasztory), et quatre filles intercalées entre les fils : Ilona, Gizella, Sarolta et Elise. Leur mère (Zsófia, née Kohn) est morte jeune, quand Gizella avait à peu près 6 ans. Les enfants furent élevés par tante Titi (Ernestine) une gouvernante française bien élevée mais autoritaire, qu’on tenait aussi pour la maîtresse du père.

41 Les quatre filles se marièrent à la suite de pressions, non par amour, et furent toutes malheureuses dans leur vie conjugale. Le mari d’Ilona, un architecte (Dénes), fut atteint de syphilis et se suicida par la suite. Gizella, Sarolta et Elise finirent par divorcer. Sarolta (Charlotte) par exemple, eut un mariage très malheureux avec un physicien (Friedmann) dont elle divorça après la mort de leur fille unique dans l’adolescence. Gizella et Sarolta étaient toutes deux des intellectuelles ; elles traversèrent ensemble les années de l’occupation nazie, période à laquelle je reviendrai plus loin. Sándor avoua à Gizella avoir eu des rapports sexuels avec Sarolta (18.11.16, t. II, p. 175, 178).

42 Gizella, une femme toujours volontaire et raffinée, épousa Géza Pálos, un homme faible et passif, atteint d’une surdité progressive. Apparemment, elle ne l’a jamais aimé et eut d’autres relations dès le début. Ils eurent deux filles : Elma, née le 28 décembre 1887, et Magda, née le 28 avril 1889. Dès l’enfance, les deux sœurs étaient d’un tempérament très différent : même sur ses photos d’enfance, Elma paraît sérieuse, introvertie, compliquée, et Magda, souriante et insouciante. Magda, que Sándor décrivait comme ayant une nature « mondaine » (08.04.18, II, p. 306) a épousé Lajos, le frère cadet de Sándor (un directeur de banque) en 1909, à l’âge de 20 ans, et ils ont vécu ensemble jusqu’à ce qu’il meure (d’une crise cardiaque semble-t-il), vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La relation d’Elma avec les hommes était beaucoup plus tourmentée, comme nous le savons. D’un autre côté, Blaise Pasztory, le fils de leur cousine Élisabeth (son grand-père était le frère cadet de Gizella), qui les a connues toutes deux très bien, décrit Elma comme gentille, dévouée aux autres, perturbée, une martyre en quelque sorte, et Magda comme toujours prête à s’amuser, égocentrique, ne se souciant pas trop des autres.

43 Gizella a finalement quitté Géza Pálos vers la fin de 1917 (voir la lettre de Ferenczi à Freud du 08.04.18, II, p. 305). Géza était très blessé par la liaison de Gizella avec Sándor, et lui adressait des lettres où il exprimait sa peine. Sándor, après avoir été beaucoup poussé par Freud au cours de sa brève analyse intermittente (Dupont, 1994 ; Hoffer, 1996), a surmonté ses hésitations et a épousé Gizella le 1er mars 1919. Le jour du mariage, Géza mourut. Nous ne pouvons savoir avec certitude s’il s’agissait d’une crise cardiaque incidente comme l’a dit Ferenczi (01.03.19, II, p. 368 ; 18.03.19 ; II, p. 372), ou d’un suicide (Roazen, 1998), mais cet événement a dû venir peser en plus sur la relation des nouveaux mariés qui, nous le savons, était loin d’être simple. « Le mariage, conclu dans des circonstances si extraordinairement tragiques […] » (Ferenczi à Freud, 23.05.19, II, p. 394).

44 Bien que leur mariage semble avoir été heureux à bien des égards, le conflit plus profond de Sándor n’a jamais été vraiment résolu. Le 23 mai 1919, il écrivit à Freud : « Depuis le moment où vous m’avez déconseillé d’épouser Elma, j’avais fait preuve d’une résistance contre votre personne » (II, p. 393). Plus tard, le 27 février 1922, il écrivait à Groddeck : « Le professeur Freud […] s’en tient à son opinion […] que l’élément principal chez moi serait ma haine à son égard, lui qui […] a empêché mon mariage avec la fiancée plus jeune [actuellement belle-fille]. Et de ce fait, mes intentions meurtrières à son égard […] » (Haynal, 1988, p. 44). Ces citations mettent en évidence la nature défensive du récit de Freud dans « Analyse avec fin, analyse sans fin », où l’analyse de Ferenczi « a eu un succès complet. Il épouse la femme aimée […] » (Freud, 1937, p. 10) – une simplification majeure visant à présenter l’antagonisme ultérieur de Ferenczi comme « tombant du ciel ». L’expérience propre de Gizella d’être l’épouse aimée avec ambivalence par Sándor, et le fait qu’elle connaissait sans doute l’attrait qu’Elma continuait à exercer sur lui, n’ont jamais été directement exprimés d’aucune façon, autant que j’ai pu le découvrir jusqu’à présent.

45 Revenons maintenant à la vie d’Elma. Son mariage a accompli les espoirs de Ferenczi : « Le mieux, naturellement, serait de la marier ; mais elle fait des difficultés » (15.11.12, p. 452). Quand elle se décida (environ un an après leur rupture), il se réjouit « de voir l’histoire avec Elma réglée sans moi », mais aussi : « Cela m’a infiniment attristé quand j’ai entendu dire […] que le mariage avec cet Américain allait vraiment se réaliser » (07.07.13, p. 527). Juste avant qu’elle ne se décide, ses anciens scrupules réapparurent et, une fois de plus, Gizella suggéra qu’il devrait épouser Elma, une idée à laquelle elle revint quand le mariage d’Elma se brisa (11.04.17, II, p. 220).

46 À propos du mariage d’Elma, je citerai sa propre description, qui figure dans la déclaration sous serment qu’elle signa en 1957. Bien que cette déclaration ait probablement été influencée par le fait d’être signée à des fins légales, ce qui sera clarifié un peu plus loin, elle me semble être un compte rendu rétrospectif honnête.

47 « En l’été 1913, un congrès international pour le vote des femmes fut tenu à Budapest, et j’y ai servi de guide-interprète. Mr. John N. Laurvik assistait également à ce congrès. Autant que je me souvienne, il a été envoyé par le Christian Science Monitor, le Boston Transcript et le New York Magazine, pour couvrir le congrès. Peu après notre première rencontre, il m’a proposé le mariage. Nous nous sommes fiancés et, au bout de quelques semaines, il est retourné aux États-Unis, me promettant de revenir un an plus tard à Budapest, pour notre mariage. Entre-temps mes parents ont fait des recherches au sujet de Mr. Laurvik et le rapport leur a appris qu’il vivait avec sa mère et sa sœur […] à Élisabeth, New Jersey […] Son père était mort plusieurs années auparavant […] On le disait critique d’art de son métier et je pense qu’il a publié des articles sur des expositions d’art à New York dans le Christian Science Monitor et le Manchester Guardian.

48 […] J’ai épousé Mr. Laurvik [son nom légal qui figure dans le certificat de mariage est János Agost Nilsen Laurvik], né en 1877, le 18 septembre [en fait, le 16], 1914, à Budapest, et nous sommes partis, en passant par la Norvège [son pays natal] pour Élisabeth, New Jersey. Quelques semaines après notre arrivée […] un ami de Mr. Laurvik qui était le directeur du Palais des Beaux-Arts à l’exposition internationale Panama Pacific, lui a demandé s’il voulait bien se rendre immédiatement en Europe et recueillir des peintures [pour l’exposition]. Mr. Laurvik a accepté cette offre sous la condition que je puisse l’accompagner, puisque je connaissais quatre langues. »

49 Elma poursuit en décrivant le succès de la collecte de peintures de Marinetti et d’autres futuristes italiens à Milan, d’un célèbre peintre finnois, de peintres norvégiens et autrichiens, et beaucoup de Hongrois, y compris Berény. Après la fin de la Première Guerre mondiale, la plupart des tableaux ont été dûment rendus, mais « il apparut que deux peintures de Robert Berény, le portrait de Béla Bartók et une Crucifixion ont été gardés par Mr. Laurvik. [Ces tableaux volés sont manifestement l’objet du certificat, qui faisait partie d’une procédure légale quelconque].

50 […] À cette époque, j’avais rejoint l’American Relief Administration, organisé par Mr. Herbert Hoover, et j’ai travaillé pour cette organisation comme travailleur volontaire pendant un an et demi à Budapest, Hongrie. [Comme nous voyons, Elma passe sous silence sa séparation de Laurvik.] […] J’ai vu Mr. Berény, qui s’inquiétait de savoir pourquoi ces deux tableaux n’étaient pas revenus avec les autres, et j’ai fait de mon mieux pour apprendre de Mr. Laurvik ce qu’il en était advenu. Je crois qu’il ne voulait pas s’en séparer parce qu’il les aimait beaucoup, mais je n’ai jamais pu obtenir une réponse directe de sa part. Mr. Laurvik, fidèle à son pays d’origine la Norvège, était un véritable Peer Gynt, plein de projets et de fantasmes, mais incapable de réaliser ses bonnes intentions. Je crois qu’il pensait vraiment réunir assez d’argent pour faire une offre à Berény et acheter les tableaux. Cependant, il n’a jamais fait d’offre à Berény. Il tergiversa, tourna autour du pot, mais garda les peintures.

51 Je suis retournée à San Francisco au cours de l’année 1920. [Freud écrit, le 21.01.20 : “Votre Elma était chez nous […] belle et florissante […] J’étais extrêmement heureux d’apprendre qu’elle s’est réconciliée avec son mari” (III, p. 6). Cependant, à cause du caractère instable de Mr. Laurvik, et à cause de divergences de nos points de vue, j’ai décidé de retourner à Budapest, en Hongrie, durant l’année 1924. Nous n’avons jamais divorcé légalement, car il m’a toujours assurée de son désir de me voir revenir auprès de lui. Il promettait de changer et de faire en sorte que nous recommencions une nouvelle vie ensemble. Il n’a jamais tenu ses promesses, aussi je ne suis jamais retournée auprès de lui.

52 Comme il ne m’a jamais envoyé aucune aide, j’ai dû commencer à travailler pour gagner ma vie et j’ai été engagée par le service des Affaires étrangères américain en 1925, et ce jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. La Légation américaine a dû alors fermer ses bureaux et on m’a envoyée à Berne, en Suisse [en fait, il y a eu un poste intermédiaire à Lisbonne]. Je n’ai jamais divorcé de Mr. Laurvik. Il est décédé en 1953 [02.05.53 ; vers la fin de sa vie, il vivait avec une femme américaine, Harriet Langwig]. »

53 M. Pasztory se souvient de nombreuses discussions familiales à propos de Laurvik, un grand et bel homme, qui était marin avant d’entrer dans le monde des arts ; un homme charmant, mais violent, et il se peut qu’il ait abusé physiquement d’Elma. Il se souvient d’un épisode datant du début des années 1950 : Elma était venue rendre visite à sa cousine Catherine (la mère de M. Pasztory). Laurvik voulait déjeuner avec elle. Elma était inquiète et demanda à Catherine de se joindre à eux. Il faisait très chaud, John a acheté une glace, mais quand la glace a commencé à fondre, il l’a jetée, furieux, en plein milieu de la rue. Elma dit à Catherine : « Tu vois le genre de personne qu’il est. »

54 Gizella a toujours beaucoup veillé sur Elma. Elle se faisait du souci quant aux projets de mariage de Sándor, espérant « assurer un foyer à Elma qui pourrait [éventuellement] se séparer de son mari et revenir en Europe » (Ferenczi à Freud, le 17.10.16, p. 161). Sándor accusait Gizella de « choyer Elma névrotiquement, l’idolâtrer presque » (23.10.16, p. 168), mais dans des moments de plus grande empathie, il pouvait dire : « Elle aussi, c’est l’enfant qui lui donne le plus de souci qu’elle aime le plus » (19.01.19, p. 362). Il voyait Laurvik comme « un homme fixé à sa mère et à sa sœur » (22.10.18, II, p. 334). Freud écrit, le 14 août 1925 : « J’ai eu de la peine en constatant à quel point votre chère femme était atteinte par le destin d’Elma » (III, p. 248).

55 Comme je l’ai mentionné, Elma a vécu durant la Deuxième Guerre mondiale à Lisbonne, puis à Berne. Gizella, Sarolta, Magda et Lajos sont restés à Budapest durant les années de guerre et l’occupation nazie de 1944-1945. Gizella s’est convertie au christianisme en 1944, mais ce n’était pas une protection suffisante. Ils ont tous été protégés par Raoul Wallenberg, dans une maison suédoise. En 1946, Elma a invité Gizella et Magda (entre-temps devenue veuve elle aussi) à la rejoindre à Berne. Gizella est morte à Berne le 21 mars 1949, à l’âge de 82 ans. Elma et Magda sont restées là-bas, puis ont déménagé à New York en 1955. Elma est morte le 4 décembre 1971, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Magda est morte le 11 mai 1972 d’une crise cardiaque.

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58 Une source qui permet de jeter un regard sur les dernières années d’Elma, sa personnalité et sa façon de voir sa relation avec Sándor, nous est fournie par sa correspondance durant les années 1950 et 1960 avec Michael (Mihály) Balint, le principal disciple de Ferenczi et son exécuteur littéraire. Ces lettres fournissent une partie importante du puzzle, toujours incomplet, mais dont les contours, je crois, deviennent plus clairs.

59 Durant ces années, Balint réside à Londres, il est un membre important de la Société britannique de psychanalyse, porte-parole du groupe indépendant et de l’accent mis sur la relation d’objet. Elma commence la correspondance – une suite de la correspondance antérieure de Balint avec sa mère Gizella jusqu’à la mort de celle-ci en 1949 – depuis Berne, où elle est toujours membre du personnel du consulat des États-Unis ; elle poursuit cette correspondance lors de sa retraite, en 1955, son déménagement à New York avec Magda, et leur vieillesse passée ensemble. La plupart des lettres sont dactylographiées, en anglais, quelques-unes en hongrois. Magda est souvent mentionnée, mais apparemment n’écrit pas de lettres elle-même.

60 Tous deux, Elma et Michael, s’investissent beaucoup dans la republication des écrits de Ferenczi, leur traduction, et parlent souvent de la nécessité de préserver l’héritage de Ferenczi, ainsi que des aspects financiers du projet. Balint a prêté quelque argent à Elma et Magda, qui sera à rembourser sur les droits des écrits de Ferenczi, dont une partie va à Elma et Magda. Le remboursement de cette somme prend un certain temps et Elma se fait souvent du souci à ce sujet. Balint fait dactylographier la correspondance de Ferenczi avec Freud, mais suggère de remettre sa publication à plus tard car « malheureusement, il y a là tant de références et d’allusions personnelles » (le mot « malheureusement » est significatif d’une époque où la relation entre personnel et professionnel était autrement considérée que la façon dont je la décris ici). Balint a le même sentiment en ce qui concerne le « Journal scientifique de Sándor, que Gizella m’a confié à Budapest » (23.01.55). Elma répond : « Je suis sûre que vous avez raison d’attendre […] Sándor ne voudrait certainement pas blesser ou bouleverser des gens [elle parle de lui comme s’il était toujours vivant. Toutes ses pensées précieuses sont entre vos mains fidèles et loyales, elles ne seront pas perdues pour le monde » (13.02.55).

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61 Elma se fait du souci pour le sort de parents à Budapest, en particulier le fils de leur cousin qui « voulait fuir en Autriche, a été pris et condamné à quatre ans ». Elle projette de démissionner de son poste « après trente ans de travail » ; de visiter l’Italie, « le pays de mes rêves », après quoi elle et Magda vont « prendre leur courage à deux mains et retourner aux États-Unis […] même si [leur] cœur demeure en Europe ». Elle espère que Balint va leur rendre visite là-bas, « ce n’est pas un si mauvais pays, après tout » (13.02.55). Ironie du sort, son ton d’excuse à propos du déménagement aux États-Unis nous rappelle l’inquiétude de Freud trente-cinq ans auparavant de voir Ferenczi immigrer là-bas sous l’influence d’Elma ! (III, 15.03.20, p. 14 ; 17.04.21, p. 60).

62 Elma s’excuse : « Il serait trop long d’expliquer pourquoi nous pensons que c’est la meilleure solution pour nous », mais la réponse est sans doute en rapport avec leur adresse finale à New York (après une période à l’hôtel Chelsea) : 825 West, 187th Street, à savoir l’adresse de l’appartement de feu John Laurvik (depuis 1930, comme le déclare son certificat de décès), dont Elma a apparemment hérité. Une lettre envoyée de l’Hôtel Chelsea le 13 mai 1956, où elle écrit : « Nos affaires n’avancent pas beaucoup et nous luttons toujours pour surmonter les difficultés », nous permet de deviner qu’il y eut des complications légales pour régler la succession (une traduction anglaise légalement certifiée de son certificat de mariage a probablement été établie à cet effet).

63 Elma écrit à Balint : « Je suis heureuse que vous ayez plaisir à porter la bague et je suis heureuse que ce soit vous qui l’ayez » (26.03.56). C’était l’anneau de Ferenczi en tant que membre du Comité secret des disciples de Freud (Roazen, 1998, p. 272). Elma lutte aussi pour obtenir la garde de leur tante Élisabeth malade, qu’elle finit par faire venir de Los Angeles et placer dans un établissement de soins ; mais la tante devient « tout à fait confuse et […] aussi très méchante et désagréable » ; elle doit être transportée d’urgence dans un hôpital d’État où « elle mentionne souvent Sándor dans ses rêveries » (11.08.56). Élisabeth meurt un mois plus tard.

64 L’allégation de Jones dans le tome III de sa biographie de Freud, à savoir que Ferenczi était mentalement malade à la fin de sa vie, a profondément blessé Elma (et Magda). « Nous avons été choquées de lire ce que Jones affirme au sujet de Sándor, à savoir qu’il est mort fou ! Comme vous le savez, il n’était pas fou ! Même si Jones et probablement quelques autres ne peuvent pas suivre ses derniers écrits et ne sont pas d’accord avec lui, cela ne prouve certainement pas que Sándor était fou ! C’est horrible de prétendre de telles choses d’un homme qui est mort et ne peut pas se défendre. Y aura-t-il quelqu’un pour rectifier cela ? Écrira-t-on, fera-t-on quelque chose ? Je veux dire publiquement. Nous sommes très très tristes que cela ait pu arriver vingt-cinq ans après la mort de Sándor » (08.11.57). Balint met Elma au courant de ses négociations avec Jones (« un homme froid et calculateur, assez égocentrique ») et avec Hoffer concernant la publication de sa réfutation qui – dit-il en s’excusant – « résulte d’un compromis et doit donc être diplomatique ». Il continue : « C’est dommage, mais quelle aurait été l’alternative ? Commencer une controverse publique avec des accusations et des contre-accusations, remuant des détails intimes de la vie de Sándor et du Professeur, et ainsi de suite » (28.01.58). Il faut comprendre cette dernière préoccupation sur la base de ce que Roazen a décrit comme « une menace implicite de la part de Jones » dans la lettre de Jones à Balint du 16.12.57 : « Peut-être pouvez-vous dire à Elma et à Magda que j’ai été extrêmement attentif à éviter de traiter de la vie personnelle de Ferenczi, à savoir la façon dont il a traité Gisela (sic), son intimité avec la fille de celle-ci, etc., mais que je m’en suis strictement tenu à ses relations avec Freud » (Roazen, p. 273).

65 À la lecture de la lettre de Balint, Elma s’implique beaucoup, elle se donne du mal pour obtenir le numéro en question de l’International Journal of Psycho-analysis, pour elle-même et pour la sœur de Sándor, Zsófia (25.06.58). Elle envoie aussi à Balint la réaction de Fromm dans The Saturday Review. Le 19 octobre 1960, Balint est heureux de l’informer que ses réserves seront incluses dans l’introduction à l’édition allemande de la biographie (de Freud) par Jones, en accord avec la veuve de Jones. Le 14 février 1961, Balint interroge Elma sur des détails de la vie antérieure de Sándor, pour un chapitre biographique qu’il est en train de préparer : « Je ne l’ai rencontré qu’en 1918 », explique-t-il. Elma semble avoir répondu avec une certaine appréhension, car Balint s’empresse d’écrire : « Je suis vraiment désolé si j’ai fait surgir des souvenirs déplaisants chez vous, Elma. Personne, et certainement pas moi, ne veut empiéter dans des domaines privés qui ne regardent pas le public. » Son intérêt, explique-t-il, concerne les années qui suivent les études médicales de Sándor à Vienne, « quand il était un visiteur assez fréquent dans la maison de votre mère, de sorte que vous et Magda avez dû le rencontrer en bien des occasions » (07.03.61). Comme nous le verrons, ce n’est qu’un prélude à des échanges futurs plus tendus.

66 À cette époque, Elma travaille le plus souvent aux Archives Bartók. Le 22 avril 1964, elle écrit : « Mon patron a réduit mes jours de travail à deux […] et mon salaire a été divisé par deux. Comme rien ne m’intéresse plus que de gagner de l’argent, cela me déprime beaucoup […] Cet argent, je pourrais l’utiliser pour satisfaire mon “hobby” favori, à savoir aider mes amis pauvres à Bp [Budapest]. » Un an plus tard, à 78 ans, elle perd tout à fait son emploi, à sa grande déception : « J’espérais pouvoir travailler jusqu’à la fin de mes jours » (04.04.65). Vers la même époque, Magda et Elma déménagent à la 81e rue, « plus près de notre famille, nos amis, notre médecin ». « Loyer exorbitant », mentionne-t-elle entre parenthèses, ajoutant : « Je dois admettre que je ne suis pas 100 % emballée, car je crains que plus jamais dans ma vie nous n’aurons un environnement aussi paisible et tranquille qu’ici [Magda prétend qu’elle aime le bruit et l’agitation de la ville, mais nous n’avons pas les mêmes goûts] » (28.03.65). Balint la réconforte : « C’est merveilleux de vivre dans un pâté de maison voisin de la Cinquième avenue » (02.04.65). Il rend également compte des bonnes ventes de la nouvelle édition des Bausteine, et Elma salue la nouvelle. « C’est très important pour moi […] que les pensées et les idées de Sándor soient toujours vivantes et que la génération actuelle veuille aussi en apprendre et en profiter » (09.06.65).

67 Le 28 avril 1966 Balint rend compte de son accord avec Anna Freud pour publier une sélection des lettres de la Correspondance Freud-Ferenczi, accompagnée d’un récit historique de leur relation, écrit par lui-même, dans un second volume. « Cela, ajoute-t-il, soulève maintenant un problème épineux, celle de votre relation avec Sándor. Écrire une biographie […] sans mentionner que vous y avez joué un rôle équivaudrait à une falsification. Aussi, puis-je vous demander de réfléchir à ce problème très intime et très délicat, et faites-moi savoir, le moment venu, quels sont vos sentiments à cet égard. »

68 La réponse d’Elma, le 7 mai, est écrite en hongrois, pour la première fois depuis des années, indiquant l’intensité émotionnelle que la situation a pour elle. Si sa mémoire semble la trahir concernant quelques détails (situant son analyse avec Freud après sa relation avec Ferenczi, alors qu’elle a eu lieu en son milieu), il est évident que son souvenir du drame reste très vif plus de cinquante ans plus tard. Tandis qu’elle écrivait à Balint le 12 novembre 1951 : « Si seulement je pouvais vivre assez longtemps pour voir cette correspondance publiée », à présent ses sentiments sont différents : « J’ai toujours craint que je pouvais être mentionnée dans ces lettres et j’espérais que ce ne serait pas publié durant ma vie. Tout d’abord, je voudrais que vous omettiez mon malheureux rôle […] Cependant […] en vue de la fidélité historique, ceci est hors de question. Deuxièmement, j’aimerais que l’image de Sándor n’en soit pas encore plus détériorée. Troisièmement, faisant confiance à votre tact, je vais devoir mettre mes sentiments de côté et accepter que vous écriviez cette biographie. J’espère que quand elle sortira, je ne serai plus de ce monde. »

69 « Puisque vous avez lu les lettres de Sándor à ce sujet, constate-t-elle sagement, vous en savez certainement plus que moi sur toute cette histoire […] Il semble qu’inconsciemment j’aie voulu tout oublier car je ne me souviens que de certaines scènes. » Elle attribue, à tort, le début de son analyse avec Sándor au suicide du jeune Français qui était amoureux d’elle. Elle parle d’elle-même avec amertume : « J’étais psychiquement immature, égoïste, avide d’amour […] J’étais une jeune fille au tempérament ardent […] J’étais une méchante séductrice, je ne pensais qu’à moi-même et je ne me souciais pas de mes victimes. Mais peut-être n’étais-je pas du tout méchante, seulement l’esclave de la nature ! »

70 « Finalement, raconte-t-elle, après quelques séances, Sándor se leva de son siège derrière moi, s’assit sur le divan près de moi et, très ému, m’embrassa partout et me dit, avec passion, combien il m’aimait et me demanda si je pouvais l’aimer moi aussi. Si c’était vrai ou non, je ne peux le dire, mais j’ai répondu “oui” et, j’espère, je le croyais.

71 Nous l’avons dit à maman sans ménagements ; elle était surprise mais, avec sa présence d’esprit habituelle, elle dit que si les deux personnes qu’elle aimait le plus au monde allaient se marier, elle ne pouvait qu’en être contente. Elle était heureuse qu’après tout Sándor puisse avoir des enfants. Plus tard, elle a sans doute ouvert son cœur à Zsuka, car Zsuka m’a dit un jour que je n’aurais jamais dû me mêler à cette affaire entre maman et Sándor. Elle avait raison. Comment nous avons annoncé cela à mon pauvre père, je ne m’en souviens plus, mais lui qui connaissait la liaison entre maman et Sándor, et en souffrait, a dû être consterné. Probablement, il a joint ses mains avec stupéfaction et a eu un petit rire timide, comme il faisait toujours, a accepté son sort et s’est retiré. C’est ce qu’il a fait toute sa vie. C’était un homme démuni, sourd et faible. »

72 Elma continue en décrivant sa prise de conscience progressive qu’elle n’aimait pas Sándor tant que cela, et comment la rupture de leur relation a rendu la situation de toute la famille insupportable. « La nature transitoire des sentiments a été la plus grande déception de ma vie. Le seul que j’ai pu aimer, c’était mon mari, mais c’était une sorte de Peer Gynt et notre vie s’est défaite […] Quand je suis rentrée à Budapest, Sándor et maman étaient déjà mari et femme. Quand je l’ai revu pour la première fois, nous étions tous deux quelque peu embarrassés, mais plus tard la situation s’est normalisée. Parfois, quand nous étions juste tous les deux, il me chuchotait quelques mots gentils, une fois, de temps en temps, il s’est même approché de moi, mais heureusement, je suis restée impassible. Ma vilaine nature avait déjà disparu à l’époque. » Elma termine sa lettre en disant : « Cela n’a pas été facile de mettre tous ces souvenirs en mots. »

73 Balint a fait preuve de beaucoup d’empathie : « J’ai été très touché par votre prompte et aimable réponse. Je peux bien imaginer combien de souvenirs, tendres ou douloureux, ma demande a fait surgir en vous. » Il promet de traiter le sujet soigneusement, proposant de soumettre à son approbation ce qu’il écrirait (11.05.66). Il décrit aussi ses difficultés à dire à Sándor, son second analyste, ce qu’il avait déjà entendu dire à Berlin au sujet de cet épisode – ce que Haynal a appelé (1989) « conversation entre différents divans ». Plus tard, il l’assure à nouveau que son texte concernant Sándor mettra « sa véritable personnalité dans un éclairage adéquat de sorte que ses grandes qualités ne restent pas dans l’ombre » (20.05.66).

74 Elma, soucieuse des « nombreux symptômes de la vieillesse », se préoccupe des problèmes d’héritage (celle dont elle souhaite faire son héritière est sa cousine, Catherine Pasztory), et elle s’inquiète aussi de savoir si c’est Balint ou Ernst Freud qui fera la sélection des lettres de la correspondance, un autre indice de sa durable anxiété à ce sujet (25.05.67). Balint la rassure que ce sera lui (06.06.67). Plus tard, elle soulève la question de la responsabilité pour les écrits de Ferenczi « après notre mort à toutes deux, et après votre mort, cher Michael », et propose de transmettre ce rôle à la nièce de Balint, Jutka (à savoir Judith Dupont, 09.10.67), une sage proposition que Balint accepte d’emblée.

75 Par la suite, quelques lettres s’adressent conjointement à Elma et Magda, probablement parce que « Elma se sent fatiguée et ralentie » (17.01.68). Cependant, Balint s’adresse à Elma seule quand il propose de la décrire comme « une proche parente de Gizella mais sans révéler que vous étiez sa fille » (10.12.68). Le 14 janvier 1969, il se désole des nouvelles données par Olga, la mère de Judith Dupont : « Combien Elma est faible et malade », et remercie Elma de son accord de figurer sous le pseudonyme de « Sylvia ».

76 Ce sont les derniers moments de cette amitié fraternelle entre les deux presque enfants de Sándor qui n’a pas eu d’enfants : sa belle-fille bien-aimée et son disciple bien-aimé. Six mois plus tôt, dans une lettre quelque peu désorganisée, Elma exprime sa sympathie avec la difficulté qu’éprouve Michael à décider quels articles écarter d’une sélection de travaux de Sándor. « Je peux voir Sándor devant moi, hausser les épaules avec un sourire un peu amer, s’il avait été confronté à ce problème » (10.07.68). Elle exprime sa fierté concernant l’élection de Balint comme président de la Société britannique de psychanalyse, et termine sa courte lettre : « Puis-je vous étreindre chaleureusement à cette occasion [la distance vous met à l’abri] ? Je vous remercie, comme toujours. Votre vieille amie. »

77 (Traduit de l’anglais par Judith Dupont et Michel Granek)

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2006
https://doi.org/10.3917/cohe.174.0020
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