A propos de Bifurquer :
2. Anthropocène, exosomatisation et néguentropie
Après avoir examiné la notion même de bifurcation à partir de Friedrich Hölderlin, je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer du collectif Internation dirigé par Bernard Stiegler. Le premier chapitre est consacré à l’Anthropocène, l’exosomatisation et la néguentropie. Il forme un socle à l’ensemble du travail. Cette première partie est, pour moi, la plus ardue mais essentielle à la compréhension du reste. En cela, elle aurait mérité de plus amples développements pour les rendre mieux accessibles. D’où ces quelques jalons avant d’entrer dans le vif du chapitre.
‘Welcome to the Anthropocene’ Earth Animation from Globaïa on Vimeo.
Biosphère et technosphère
La biosphère est l’ensemble des organismes vivants dans leurs milieux de vie et regroupe la totalité des écosystèmes. Si le géochimiste russe Vladimir Vernadski (1863-1945) n’a pas été le premier à utiliser le mot qui l’a été par le géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914), il a été le premier à le théoriser. Il distinguait cinq différentes couches en interaction : la lithosphère, noyau formé de roche et d’eau ; la biosphère domaine du vivant ; l’atmosphère, enveloppe gazeuse que l’on appelle communément air, la technosphère que nous définirons plus loin comme le système des exorganismes et la noosphère ou sphère de la pensée. Ce dernier terme a été repris par le paléontologue et théologien Pierre Theillard de Chardin.
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« Mécanisme à la fois terrestre et cosmique », la biosphère est un système dynamique de transformation de l’énergie solaire. Rapportée au rayon du globe, « la caractéristique la plus significative de la biosphère est la petitesse relative de ses dimensions et l’exiguïté des ressources qu’elle offre », commente l’historien britannique Arnold Toynbee dans son livre, « La grande aventure de l’Humanité ». Elle doit faire en tant que telle l’objet de soins. « La biodiversité assure la capacité de l’humanité à choisir des trajectoires nouvelles face à un avenir incertain », écrit l’IPBES, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques dans un rapport de 2019.
Imbriquée et en interaction avec elle, la technosphère. L’être humain naît incomplet. On appelle cela néoténie. Pour vivre et se développer, il se crée des instruments dont il ne dispose pas à la naissance et qui sont « à l’extérieur du corps » et qui ne lui appartiennent pas génétiquement. L’homme produit des exorganismes qui eux-mêmes vont des plus simples au plus complexes, des piscines pour nager comme le poisson, les avions pour voler comme l’oiseau. Cela au terme d’une longue évolution au cours de laquelle il a d’abord appris à tailler le silex. Le milieu humain est technique. L’appareil psychique est lui aussi exosomatisé.
Arrêtons-nous sur la définition de la technosphère proposée par le paléobiologiste britannique d’origine polonaise Jan Zalasiewicz qui dirige le Groupe de travail sur l’Anthropocène à la Commission internationale de stratigraphie. Il juge crucial de considérer la technosphère comme un système en référence à celui de biosphère développé par Vernadski :
« La technosphère englobe tous les objets technologiques produits par les hommes, mais pas uniquement. Loin d’être une simple collection de plus en plus fournie d’appareils technologiques, elle est un système. Distinction cruciale, qu’on peut expliquer en la comparant au concept plus établi de biosphère. Forgé au XIXe siècle par le géologue autrichien Eduard Suess, le terme de biosphère a été érigé en concept au XXe par le scientifique russe Vladimir Vernadsky. Celui-ci a proposé d’y voir non seulement la masse des organismes vivants terrestres, mais aussi ses interactions avec l’air, l’eau et le sol qui alimentent la vie organique, et le Soleil où elle puise une bonne part de son énergie. Plus que la somme de ses parties, la biosphère est intimement liée à d’autres sphères terrestres, tout en ayant ses propres dynamiques et propriétés émergentes.
La technosphère, elle aussi, est non seulement faite de nos machines, mais aussi de nous autres, humains, et de tous les systèmes sociaux et professionnels grâce auxquels nous interagissons avec la technologie : usines, écoles, universités, syndicats, banques, partis politiques, Internet. Elle contient les animaux domestiques que nous élevons en nombre pour nous nourrir, les plantes que nous cultivons pour notre alimentation et celle de nos animaux, et les terres agricoles dont l’état naturel a été profondément modifié à cette fin.
La technosphère englobe aussi les routes, voies de chemin de fer, aéroports, mines et carrières, champs pétroliers et gaziers, villes, ouvrages fluviaux et bassins de retenue. Elle a généré des quantités phénoménales de déchets ‒ des centres d’enfouissement à la pollution de l’air, des sols et de l’eau. Il a certes existé une forme de proto-technosphère au cours de l’histoire humaine, mais pendant longtemps, il ne s’est agi que de bribes isolées, éparses, sans grande importance planétaire. Aujourd’hui, elle s’est muée en un système mondialement interconnecté, évolution nouvelle et décisive pour notre planète. »
Son poids se mesure en dizaines de milliers de milliards de tonnes, déchets et production de dioxyde de carbone inclus.
« Les éléments physiques de la technosphère sont aussi très variés. Des outils simples comme les haches en pierre ont été confectionnés par nos ancêtres il y a des millions d’années. Mais depuis la révolution industrielle, et en particulier la grande accélération de la croissance démographique, de l’industrialisation et de la mondialisation au milieu du XXe siècle, on assiste à une incroyable prolifération de machines et d’objets manufacturés de toute sorte. La technologie évolue elle aussi toujours plus vite. Nos ancêtres pré-industriels ont vu peu de changement technologique d’une génération sur l’autre. Aujourd’hui, en l’espace d’à peine plus d’une génération humaine, l’usage du téléphone portable – pour ne prendre qu’un exemple – s’est généralisé au point de coloniser tous les âges. »
Jan Zalasiewicz : L’insoutenable poids de la technosphère in Courrier de l’Unesco
L’être humain se situe à la confluence des sphères précitées, sphères biologique, technique et noétique, tributaire également de la répartition inégales des ressources géologiques. Mais, comment ces sphères qui ont chacune leur dynamique propre s’articulent-elles ? L’exosomatisation différencie l’homme de l’animal. Elle est une production à l’extérieur – exo- du corps – sauma- qui se dote ainsi d’organes techniques (outils, prothèses). La mise en commun forme des exorganismes qui vont du simple que sont les mortels aux complexes, inférieurs – mettons une entreprise – et supérieurs, une institution, par exemple, l’État, l’ONU. Si les transformations techniques ont pu paraître aux humains relativement stables, ne modifiant pas leur rapport au monde, avec l’industrialisation s’installe une instabilité permanent de « destruction créatrice » comme l’exprimait Joseph Schumpeter
Au demeurant, l’exosomatisation est néanmoins dès avant source de mélancolie
Reprenons à la question des savoirs et de leur devenirs dans le capitalisme industriel, en passant par Karl Marx :
Au 19ème siècle avec l’industrialisation, les sciences devenues
technosciences entrent directement dans les processus de valorisation du
capital. Par ailleurs, l’outil de l’oeuvrier disparaît dans la machine.
« Étant ainsi accueilli dans le procès de production du capital, l’instrument de travail subit encore de nombreuses métamorphoses, dont l’ultime est la machine, ou mieux, le système automatique de machines, mû par un automate qui est la force motrice se mettant elle-même en mouvement (Le système de la machinerie : ce n’est qu’en devenant automatique que la machinerie trouve sa forme la plus achevée et la plus adéquate, et qu’elle se transforme en un système). Cet automate se compose de nombreux organes mécaniques et intellectuels, ce qui détermine les ouvriers à n’en être plus que des accessoires conscients. […] La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».
(Karl Marx Fondements de la critique de l’économie politique Traduction Roger Dangeville. Anthropos)
Marx ne décrit pas l‘automatisation en tant que telle mais ses conséquences sur le rapport du travailleur à son outil. L‘ouvrier devient un simple appendice de la machinerie. Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.
La machine n‘a plus rien à voir avec l‘outil dit Marx. L‘outil permettait à l‘ouvrier d’œuvrer, de fabriquer un objet à commencer par l‘outil lui-même. L‘ouvrier n’œuvre plus, il est devenu un simple auxiliaire de la machine. Au terme de ce processus il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C‘est une totale Entfremdung, le produit fabriqué cesse d‘être le sien, lui devient de plus en plus étranger, fremd. On traduit en général Entfremdung par aliénation. C’est cela la prolétarisation. Le savoir-faire de l‘ouvrier passe dans la machine. Le prolétaire est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire englouti dans la machine. Qui devient son concurrent.
Tous prolétaires
A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Leurs savoir faire ont été extériorisés dans la machine. Mais la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs. C’est ce qu’écrivent Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Ce ne sont pas seulement les savoir-faire mais tout autant les savoir-vivre qui sont prolétarisés avec le développement des industries de services digitalisés. Nous ne produisons plus nos propres savoir-vivre qui sont délégués au marketing des industries de service qui impose à tous des modèles de comportement médians à partir de profils calculables. Qui décident en fonction d‘une moyenne comment nous devons vivre. Nous sommes aussi des servants, des contributeurs non rémunérés de l‘optimisation commerciale. Cela tue toute forme de désir et nous dés-individue.
Aujourd’hui, l’on n’attend même plus qu’une technologie soit déployée (4G = quatrième génération)
pour mettre en place la suivante. Cette pratique du marché interdit à
la société de s’approprier ces technologies, de les critiquer pour les
faire bifurquer vers d’autres finalités que le profit. Dans le même
temps, les promoteurs de ces innovations sont les mêmes rapaces que ceux
détruisent tout ce que le web avait de positif.
Le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen, en publiant en 1971 The Entropy Law and the Economic Process, en appelait à une réforme profonde de la science économique qu’il jugeait trop mécaniste parce que n’intégrant pas les enseignements de la thermodynamique et de la biologie évolutionniste.
« La thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique »
Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy law and the Economic Process
L’économiste, qui fut assistant de Joseph Schumpeter, reprend la question de l’exosomatisation :
« seule l’espèce humaine a commencé à utiliser et, plus tard, à produire des organes exosomatiques, c’est-à-dire des membres détachables tels les massues, les marteaux, les couteaux, les bateaux et, plus récemment, les canons, les automobiles, les avions à réaction, les cerveaux électroniques, etc. […] Bien sûr, ce phénomène unique n’aurait guère porté à grande conséquence s’il n’avait pas été soutenu par une évolution biologique : le progrès du cerveau humain et le développement parallèle des instincts vebleniens de l’habileté manuelle et de la curiosité désintéressée. Mais, une fois que l’espèce humaine a eu atteint le point crucial à partir duquel elle devint capable de produire des organes exosomatiques, les progrès ultérieurs dans cette direction furent spectaculaires – exponentiels comme on préfère dire de nos jours. Pensons au fait qu’avec des organes détachables nous pouvons aujourd’hui voler jusqu’à la lune et courir plus vite qu’un guépard. »
(Nicholas Georgescu-Roegen : De la science économique à la bioéconomie)
Il annonce ce qui, plus tard, sera nommé Anthropocène :
« Mais pour produire des organes exosomatiques, l’homme doit employer les ressources en énergie et en minerais qui se trouvent dans les entrailles de la terre. C’est pour cela que l’homme est devenu un véritable agent géologique qui fouille et disloque maintenant le sous-sol du matin au soir. N’en doutons pas, nous ne vivons pas seulement de pain ; il nous faut aussi des ressources minérales qui, malheureusement, sont à la fois limitées et, comme nous l’apprend la thermodynamique, irrévocablement épuisables. » (Ibid)
Pour N.Geogescu-Roegen, cette exorganogenèse n’est au départ ni uniforme ni universelle. On ne répare pas la patte cassée d’un âne avec une roue de secours. Mais elle tend à s’uniformiser. Avec la disparition de l’âne comme moyen de locomotion. Le développement de la production d’instruments exosomatiques va se socialiser et conduire à une division sociale du travail. Les sciences économiques ignorent ces phénomènes. L’auteur met en cause en premier lieu « l’épistémologie mécaniste » qui les aveuglent : « Aucun analogue mécanique ne peut donc rendre compte de l’épuisement irrévocable des ressources ».
« Les
remarques précédentes suffisent déjà à nous faire entrevoir,
premièrement, qu’une science économique construite sur un échafaudage
mécaniste est incapable de traiter des problèmes écologiques
indissolublement associés au processus économique, et deuxièmement, que
l’on ne peut même pas percevoir ces problèmes si l’on n’écarte pas le
voile monétaire et si l’on ne va pas bien au-delà des affaires du
marché. »
[…]
« L’un après l’autre, des économistes réputés ont soutenu que le
mécanisme du marché, huilé ici et là afin que les prix soient « corrects
», peut éliminer toute pénurie et par conséquent empêcher toute
catastrophe écologique. Dans l’histoire de la pensée économique, il n’y a
pas de plus grande accumulation d’erreurs dans une bévue commise
volontairement ». (Ibid)
« Le processus économique est entropique et non mécanique »
« Le processus économique est donc entropique et non mécanique. Et parce que la loi de l’entropie domine toutes les transformations matérielles et vitales qui lui sont associées, ce processus se développe d’une manière irrévocable. L’épuisement des ressources ne peut pas être inversé et une bonne partie des déchets reste toujours déchet. Cette simple proposition contient la racine de la rareté vue dans une perspective écologique globale ».
Malgré les découvertes scientifiques de la thermodynamique et de la radioactivité, les conceptions de l’économie restent encore fondamentalement mécanistes comme si elle ne dépendait que des transports et reposent sur l’idée que le système s’équilibrerait de lui-même pour peu que les prix soient ajustés. Cela empêche de penser les questions de l’Anthropocène. Nous sommes ainsi au cœur du travail que propose le livre « Bifurquer » : repenser l’économie politique en changeant ses bases et en rendant les processus économiques néguentropiques.
« C’est justement le mécanisme du marché qui est responsable du déboisement souvent irréparable et de la pollution qui a envahi presque tout le globe. C’est le prix du pétrole pendant des années jusqu’en 1974 qui a écarté tout souci d’économie dans le dessin des automobiles et d’amélioration de la technologie du charbon »
(Nicholas Georgescu-Roegen :De la science économique à la bioéconomie)
La vie et l’entropie
Les auteurs du chapitre Anthropocène, exosomatisation et néguentropie posent la nécessité de « spécifier l’articulation de l’entropie et du vivant, d’une part pour ce qui concerne les diverses formes du vivant, et d’autre part en ce qui concerne le cas spécifique des sociétés humaines » ( Bifurquer p 68). Il faut donc distinguer à l’intérieur du « concept crucial d’entropie », ce qui a l’intérieur du monde vivant concerne l’activité humaine. Car cette dernière n’est pas seulement biologique, elle est aussi exosomatique.
Faisons un détour vers cette question. Qu’appelle-t-on entropie ?
Entropie : « Grandeur thermodynamique exprimant le degré de désordre de la matière » dit le dictionnaire qui précise que c’est probablement un emprunt à l’allemand par analogie avec énergie à partir du grec ἐντροπία, entropia « action de se retourner » pris au sens de « action de se transformer »), terme proposé en 1850 par le physicien allemand Rudolf J. Clausius [1822-1888] pour désigner à l’origine, la quantité d’énergie qui ne peut pas se transformer en travail.
Issue de la thermodynamique, l’entropie désigne en physique un processus (principe de Carnot 1824) de dissipation de l’énergie, facteur de désordre et d’épuisement de ses capacités de renouvellement. L’entropie, fille de la machine à vapeur, mesure la perte de cette disponibilité. Le physicien et philosophe autrichien Ludwig Boltzmann (1844-1906) en a formulé la loi statistique (1873). La mort thermique de l’univers est une des possibilités de son devenir …
Le physicien et théoricien autrichien Erwin Schrödinger, dans Qu’est-ce que la vie ?, écrit que la loi fondamentale de l’entropie « exprime simplement la tendance naturelle des choses à se rapprocher du chaos à moins que nous n’y mettions obstacle ».
Plus loin, il ajoute :
« Comment pourrions-nous exprimer en fonction de la théorie statistique la merveilleuse faculté que possède un organisme vivant de sa chute vers l’équilibre thermodynamique, la mort ? Nous l’avons déjà dit : comme s’il attirait vers lui un courant d’entropie négative et se maintenir ainsi à un niveau d’entropie stationnaire et suffisamment bas ».
(Erwin Schrödinger : Qu’est-ce que la vie ? Points Poche p.131)
Pour échapper à l’entropie maximale qui signifie la mort, l’organisme se « nourrit » d’entropie négative qui lui permet de différer l’inéluctable. Schrödinger discute lui-même et trouve « peu commode » cette notion d’entropie négative. On y substituera le terme de néguentropie. Quoi qu’il en soit, il affirme avec force que la vie est ce qui lutte contre l’entropie tout en en produisant. La notion d’entropie a ensuite été introduite dans la théorie de l’information notamment par Claude Shannon. Pour Shannon, l’entropie désigne le degré d’incertitude sur la source émettant un message.
De même que l’entropie est destructrice de complexité en biologie, elle l’est dans le domaine de la pensée (noétique). L’entropie noétique sera, pour le dire le plus simplement, ce qui nous empêche de penser par nous-même, de développer une pensée singulière.
Au 19ème siècle, avec Charles Darwin, les formes de vie acquièrent une histoire, avec Karl Marx, les sciences s’industrialisent, le cadre scientifique se modifie avec la thermodynamique et l’entropie. Plus tard, à la suite de Claude Shannon dominera l’idée que l’intelligence n’est rien d’autre qu’un « traitement de l’information ». Ce qui évacue la question de la Raison. Dans le processus de ce que Karl Polanyi a qualifié de « grande transformation, l’otium (le temps de loisirs productifs) se soumet au negotium (les affaires du monde) ». Les mathématiques elles-mêmes se transforment en applications à travers les computers. L’ensemble reste dominé par la « perspective newtonienne » dans laquelle « l’équilibre et l’optimisation découlent spontanément des relations entre les parties d’un système ». Ce principe alors même qu’il est incapable de prendre en compte l’état de la planète, comme le montre Georgescu-Roegen, est appliqué aux « sciences » économiques. « Le libéralisme, c’est l’équilibre des échanges » déclarait encore très récemment le patron du Medef. Ces règles favorisent les innovations au détriment des inventions qui incluent, elles, leur socialisation.
« De telles analyses négligent par construction le contexte d’une situation même lorsque ce contexte est la condition de possibilité de cette situation : cette formalisation ignore les localités. De plus, suivant la même logique, tant dans les sciences que dans l’industrie, et sur la base des axiomes de la philosophie moderne, des situations compliquées (co-impliquant une diversité primordiale de facteurs singuliers) sont réduites à une combinaison d’éléments simples qui peuvent être connus et contrôlés » (Bifurquer p.59)
Exit le hasard sans lequel il n’y a pas de liberté et vive la division du travail ! Combien d’ opérations distinctes pour fabriquer une épingle ? Non seulement la fabrication d’épingles est devenu un métier particulier mais il est encore « divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes », écrit Adam Smith dans son étude sur La richesse des nations. La parcellisation des tâches n’épargne plus aujourd’hui aucun secteur, activités dites intellectuelles et sciences comprises.
L’innovation technologique ne s’est pas arrêtée, pas même à l’économie
de l’attention alors encore largement analogique. Le capitalisme est
devenu consumériste, la consommation et les médias deviennent des
productions de masse. La télévision vend du temps de cerveau disponible à Coca Cola, comme le déclarait Patrick Lelay alors PdG de TF1.
La révolution numérique franchit un pas supplémentaire dans un laps de temps très court.
« Avec les technologies digitales réticulaires, les services fournis aux utilisateurs dépendent des données qu’ils produisent, cependant que les fournisseurs de service utilisent ces données pour capter l’attention d’autres utilisateurs – le tout exploitant les effets de réseau. Ces transformations conduisent à une nouvelle vague d’automatisation : des algorithmes comme ceux utilisés dans les réseaux sociaux formalisent et automatisent des activités qui étaient jusqu’alors structurellement étrangères à l’économie formelle » (Bifurquer p 64)
Cela va jusqu’à atteindre la capacité même de penser, dénoétisation encouragée par la confusion qui voudrait que le traitement de l’information serait une intelligence artificielle. Certains vont jusqu’à y voir la fin de la théorie pourtant condition d’une activité scientifique. Les connaissances se balkanisent, les sciences se réduisent aux technologies, « les définitions opérationnelles remplacent les définitions théoriques » (Bifurquer p. 65)
C’est d’autant plus grave que l’Anthropocène requière au contraire une recrudescence de l’activité noétique et l’élaboration de nouveaux savoirs :
« L’Anthropocène se caractérise par des activités humaines tendant à détruire leurs conditions de possibilité – tant au niveau des organisations biologiques (organismes, écosystèmes) qu’à celui de la capacité de penser (noèse). Dans ce contexte, la capacité a générer des connaissances et des savoirs pour atténuer la toxicité des innovations technologiques, et transformer ces dernières, est profondément affaiblie, a tel point que le problème de cette toxicité est la plupart du temps refoulé comme tel par les gouvernements et les sociétés – au risque de n’être reconnu que trop tard » (Bifurquer p. 67)
A force de croire les villes intelligentes, il n’y a évidemment plus besoin d’en prendre soin, les algorithmes se charge de gérer la bêtise. La dés-automatisation et la dé-prolétarisation sont deux enjeux de la bifurcation.
« L’entropie est une propriété des configurations [i.e. la manière dont les éléments sont répartis, agencés], et plus précisément de l’évolution de ces configurations, ce qui la distingue de la question des quantités de matière et d’énergie. Elle est directement liée à notre (in)capacité principielle à utiliser ces ressources. […] Ce que l’on appelle généralement “consommer de l’énergie“ » (Bifurquer p.67)
Le principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie ne diminue pas dans un système isolé semble contredite par la biologie mais les situations biologiques ne sont pas des systèmes isolés, « elles sont ouvertes et fonctionnalisent des flux d’énergie, de matière et d’entropie afférente ».
« Au niveau de la biosphère, le soleil est le principal fournisseur d’énergie libre (à basse entropie) utilisé par les organismes photo-synthétiques. Par conséquent, les situations biologiques ne contredisent pas le deuxième principe [de la thermodynamique] Mais ce n’est possible que dans la mesure où les organisations biologiques – et, par extension, les organisations sociales – sont nécessairement locales, différant localement l’augmentation de l’entropie par une différenciation locale et organique (organisée) de l’espace, et dépendent de leur couplage avec leur environnement. Dans les organismes, la relation entre l’intérieur et l’extérieur est matérialisée et organisée par des membranes semi-perméables. » (ibid. p 69)
Dans ce domaine, les fonctions mathématiques sont insuffisantes à elles seules.
« La méthode d’analyse d’analyse économique que nous défendons articule organiquement mathématiques (indicateurs notamment) et délibération dans une localité au lieu d’utiliser un cadre mathématiques posé comme universel et permanent »
Pour les auteurs du chapitre ici examiné, il faut aller au-delà « d’une simple opposition entre entropie (considérée comme désordre) et néguentropie (considérée comme ordre) ». Les organisations biologiques se maintiennent en vie en inter-réagissant entre elles et leurs milieux. Ces interactions forment une histoire qui est celle d’une incessante réorganisation. Ce processus de réorganisation est vulnérable aux activités humaines qui détruisent la biodiversité, provoquent le changement climatique ou produisent, par exemple, des perturbateurs endocriniens. Tout cela empêche le vivant de se réorganiser. L’un des résultats de cette perturbation se trouve dans les zoonoses à l’origine de pandémies, alors que les espèces dites sauvages amorcent leur exode rural et en attendant de voir ce que libère la fonte du permafrost.
« Un organisme vivant produit de l’entropie en transformant de l’énergie, il maintient son anti-entropie et créant et en renouvelant en permanence son organisation, et il produit de l’anti-entropie en générant des nouveautés organisationnelles ».
Ces nouveautés sont imprévisibles et échappent aux calculs de probabilité. Elles sont toujours et nécessairement locales.
Le cybernéticien Norbert Wiener parle tantôt d’entropie décroissante, tantôt de ce qui s’oppose ou résiste à l’entropie. Quoi qu’il en soit, le phénomène néguentropique est pour lui toujours local, soit qualifié d’ilôts ou d’enclaves. Il est à la fois limité ET temporaire et suppose une capacité à prendre des décisions,
Les êtres humains ainsi que les sociétés sont des exorganismes. Les organes artificiels -exosomatiques – qu’ils créent ne sont d’eux-même ni un poison ni un remède, ce sont des pharmaka c’est à dire à la fois l’un et l’autre mais ils ne deviennent bénéfiques qu’au terme d’un processus noétique.
« Dans le contexte contemporain, où l’exosomatisation, devenue de part en part technologique (et non seulement technique), est pilotée par le marketing, il ne suffit pas qu’une technologie ait trouvé son marché pour qu’elle puisse être considérée comme bénéfique. Il est également nécessaire de trouver les modalités positives dont cette technologie est réellement porteuse, et les pratiques et prescriptions sociales qui sauront limiter sa toxicité, ce que l’on appellera son anthropie, et intensifier sa curativité, que l’on appellera sa néguanthropie » (Bifurquer p 76)
L’Anthropocène devenu mortifère
En résumé, l’Antropocène est un
entropocène en ce que l’on y distingue l’entropie thermodynamique,
l’entropie biologique, l’entropie informationnelle. Dans la
technosphère, il convient de prendre en compte le caractère
pharmacologique des technologies. De même que le GIEC parle de forçage anthropique
(gaz à effet de serre, aérosols, déforestation, etc.) pour le
distinguer des forçages naturels ayant des effets sur le climat, les
auteurs proposent de substituer au couple Entropie / néguentropie celui
d’ Anthropie / Néguanthropie
L’économie, dès lors, se situe dans un rapport entre anthropie /
néguanthropie et doit donc être conçue pour permettre de bifurquer de
l’Anthropocène vers un Néganthropocène. Il y a urgence car les processus
d’exosomatiosations entièrement sous la coupe du marché et en cela niés
par les puissances publiques ne sont plus seulement toxiques mais sont
devenues mortifères.
Le travail noétique
Pandémie et territoires (suite) : Amazon et Huawei s’installent en Alsace-Moselle où se renforce le « cœur numérique » de l’Europe de Schengen
Dans la suite de ma lecture de l’ouvrage Bifurquer, et sans l’interrompre car il y sera fait référence, j’ouvre une parenthèse, le temps d’aller voir ce qu’il se passe sur le terrain.
Lors de la manifestation du Chaudron des alternatives devant la Préfecture du Haut-Rhin, le 5 novembre 2020
En juin dernier, dans Pandémie et territoire (premières approches), j‘avais écris en parlant de ce qu’il se passait dans la région Grand-est :
« Les préparatifs de faits accomplis pour l’après-Covid tendent à montrer que nous sommes mal partis. Cela a commencé par l’annonce du projet, en fait antérieur, d’implantation d’Amazon à Dambach-la-Ville à une trentaine de kilomètres de Colmar. Sans concertation de la population. 18 hectares d’artificialisation de terre agricole avec la destruction des paysages et la pollution accrue qui vont avec. […] Entre temps des soupçons se sont fait jour sur une possible seconde implantation plus au sud, à Ensisheim, à moins bien sûr qu’Amazon n’ait plusieurs fers au feu et ne se livre à un chantage d’implantation ».
Ces projets font l’objet de manipulations des élus officiellement au courant de rien ou de pas grand chose. Et qui ne demandent même pas à l’être. Ou refusent les questions. Et acceptent de signer des clauses de confidentialité dans une langue qui n’est pas la leur. Au nom de l’emploi. Ils sont l’œuvre de sociétés écrans chargées d’obtenir les autorisations sans que les buts réels ne soient affichés. Cela devrait suffire à les rejeter. Amazon est déjà présent à Strasbourg depuis 2017. Fin août, l’agglomération de Metz a
reconnuété autorisée à reconnaître qu’Amazon était bien l’utilisateur pour lequel la foncière parisienne Argan projette de construire un entrepôt de 180 000 m² et d’une hauteur de 24 mètres à Augny, sur le terrain en reconversion de l’ancienne base aérienne de Frescaty.Entre-temps, nous avons assisté à un épisode aux allures de mascarade au cours duquel nous avions appris que l’implantation d’Amazon se ferait plutôt à Ensisheim près de Mulhouse. 15 hectares de terres agricoles artificialisés. « L’autorisation du projet d’entrepôt Amazon à Ensisheim, déjà rédigée, est sur le bureau du nouveau Préfet du Haut Rhin », affirme le regroupement d’associations qui le contestent, réunies dans le Chaudron des alternatives. Cela est possible parce que le gouvernement a exclu les entrepôts du commerce en ligne du moratoire sur les équipements commerciaux de périphérie. Cela, contrairement à ce que demandait la Convention citoyenne pour le climat. Un dernier arbitrage devait avoir lieu le jeudi 5 novembre. Le projet d’arrêté devait passer devant le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques. La réunion a été reportée. Officiellement, en raison de la situation sanitaire. Il est cependant évident qu’en pleine fronde du commerce de proximité obligé de fermer pour cause de pandémie, l’autorisation d’ouvrir un entrepôt de commerce en ligne aurait été particulièrement mal perçue. Autant jeter de l’huile sur le feu.
Puis il y eut un petit coup de théâtre, comme chez Guignol. Le directeur général d’Amazon France, Frédéric Duval a affirmé, le 5 novembre :
« Nous n’avons pas aujourd’hui de projet à Ensisheim ou en Alsace. On a forcément des campagnes exploratoires dans un certain nombre de régions, car on ouvre tous les ans un gros site et cinq à dix petits sites. Donc pour ouvrir ces nouveaux sites, nous menons des campagnes d’exploration dans différentes parties du pays et c’est normal. Mais aujourd’hui, je peux confirmer que nous n’avons pas de projet d’implantation en Alsace. Nous avons pour l’an prochain un projet de démarrage de site à coté de Metz et une station de livraison de proximité de Quimper. Ces projets vont ouvrir, mais à Ensisheim, nous n’avons pas de projet. »
Pas de projet donc. Pour l’instant. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas eu. Ni même qu’il n’y en aura pas. Il confirme même que des tentatives « exploratoires » ont bien eu lieu. Ou alors que contenait le projet qui devait être soumis au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques, jeudi dernier ? L’autre implantation est confirmée, en Lorraine, en Moselle, à Metz-Frescaty. Et en tout état de cause dans la région Grand Est. Et là le bâtiment est déjà presque achevé.
Le maire de Dambach-la-ville a, de son côté, confirmé que le projet était bien celui d’Amazon. Il aurait été abandonné en raison de la complexité du dossier administratif et des oppositions locales.
S’il est utile et important de dénoncer l’impact environnemental et social d’une telle implantation, cela ne me semble pas suffisant. La question ne se limite pas à sa dimension commerciale. Pas même à une affaire de taxation. Derrière elle se trouve en effet tout un projet de transformation sociale et sociétale. Ce sont nos modes de vie qui sont livrés en pâture.
Et elle ne vient pas seule.
Récemment, d’autres annonces nous sont parvenues. La première concerne le géant chinois Huawei qui hésite encore entre deux sites bas-rhinois : le parc d’innovation d’Illkirch-Graffenstaden et la plateforme départementale d’activités de Brumath. Il s’agit d’y fabriquer les composants des réseaux 4G et 5G. 60 000 m² occupés et 300 emplois annoncés. « On ne peut pas se permettre de laisser passer l’implantation d’une entreprise comme celle-là », s’emballe le maire d’Illkirch qui veut créer un pôle technologique autour des télécommunications et du numérique. Alcatel y construit déjà un site d’innovation, non loin de l’école d’ingénieurs Télécom Physique Strasbourg (Source).
Strasbourg, « cœur numérique » de l’espace Schengen
Mais y a-t-il un lien entre ces implantations ? Personne ne s’est posé la question. Peut-être une troisième information éclaire-t-elle les deux premières : Strasbourg doit devenir le « cœur numérique » de l’Espace Schengen. Assistons-nous à la mise en place d’un ensemble relevant de la paranoïa sécuritaire ? Pour un euro symbolique, l’Eurométropole de Strasbourg a cédé à l’État une surface équivalente à trois terrains de football. Celle-ci a été transférée à l’agence européenne EU-Lisa (Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice). Son siège officiel est à Tallinn en Estonie et le centre opérationnel à Strasbourg.
L’agence gère un empilement de bases de données en partage pour les pays de l’espace Schengen,
• le système d’information sur les visas (VIS) , collecte les données biométriques et dispose déjà de 70 millions d’empreintes digitales
• le système d’information Schengen (SIS II), système automatisé de traitement des données
• Eurodac (données sur les demandeurs d’asile et personnes en séjour irrégulier). Il dispose d’un système automatisé de reconnaissance des empreintes digitales (dactylogramme)
• ETIAS Système électronique d’autorisation de voyage (équivalent de l’ESTA américain, sera opérationnel en 2022)
• le fichier des non ressortissants d’un pays membre de l’espace Schengen
• le système informatisé d’échanges d’informations sur les casiers judiciaires (ECRIS)
Ceci posé, revenons à la 5 G et à Amazon.
Amish de tous les pays
5 G ? Pfff ! Thierry Breton-de-la-Commission-européenne-qui ne prend-pas-de-retard a déjà les neurones branchés sur la 6 G. Des candidats pour la 7 ?
Le président de la République a délibérément construit un faux débat autour de la 5G, le réduisant, avec des poses à la Sarkozy auquel il ressemble de plus en plus, au choix simpliste entre progrès et retour à la lampe à huile à la mode amish. Il a procédé ainsi avec la volonté d’empêcher que soit posée la question des finalités de ces technologies dont les développement ne sont jamais linéaires et univoques (Bruno Latour). En Alsace, on nous a fait pendant des années le coup du retour de l’éclairage à la bougie pour maintenir en acharnement thérapeutique une centrale nucléaire obsolète.
Daniel Muringer a rappelé quelques éléments de l’histoire et de la culture amish. Il note à la fin de son article que « si nous avons une leçon à tirer des Amish, c’est qu’il ne faut se hâter en rien dans l’adoption des innovations technologiques, et qu’il faut en mesurer au préalable longuement les conséquences ».
C’est en effet une culture, par ailleurs discutable et peu engageante (les Amish votent Trump), dont on peut au moins retenir le principe de la décision collective avant l’adoption d’une innovation.
« Le modèle Amish, s’il existe, nous apprend surtout qu’il est possible de soumettre les choix techniques à des fins supérieures et autres que le seul marché. Contre les incitations incessantes à adopter sans attendre les dernières nouveautés, infrastructures ou gadgets, ils rappellent que le choix est toujours possible. Or c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui, penser une organisation sociale capable d’orienter les choix techniques en les adaptant aux besoins des sociétés et du monde vivant. Pour les Amish c’est leur conception de Dieu et du sacré qui doivent primer, mais pour un athée ça peut tout autant être les enseignements de la science écologique, ou la quête d’une société égalitaire et vivable ».
(François Jarrige : Amish et lampes à huiles / le président Macron piégé par le technosolutionnisme)
Pas besoin, en effet, d’être un adepte d’une religion quelconque pour se demander si l’examen du contenu de votre réfrigérateur, l’appel aux éboueurs quand votre poubelle est pleine, le thermomètre rectal, la brosse à dents, le sex-toy connectés ont besoin de l’être à moins d’une milliseconde. Ou si vous avez vraiment l’intention de vous faire opérer dans une camionnette de l’agence régionale de santé par un chirurgien installé à l’autre bout du monde. Ou encore de vous faire conduire par un véhicule autonome. Cela est tellement peu engageant que « pour masquer les services peu crédibles proposés à un public qui n’adhère pas suffisamment, on transforme la question en un enjeu industriel de pointe ». Il faudrait le faire pour ne pas être dépassé par les autres. Ce qui évacue la possibilité d’envisager de le faire autrement. On reconnaît à ce suivisme la grandeur d’une nation. Nous avions déjà la guerre des cent secondes, avons nous besoin de celle des nanosecondes ?
Les innovations technologiques ont besoin de la délibération, prélude à une capacité de décision politique. Or, moins il y a de délibération réelle, plus on parle de participation alors même que ses dispositifs formels s’accompagnent de reculs. Quant elle ne sert pas purement de paravent à des décisions déjà prises. L’on voit ce qu’il en est des propositions de la Convention citoyenne pour le climat qui avait demandé un moratoire sur la 5G. Le président est passé outre alors même que les conclusions des études demandées à l’ANSES ne seront rendues qu’en 2021. On peut aussi rappeler le détricotage des dispositifs d’enquêtes publiques, les faits accomplis qui précèdent les débats, la pseudo prise en compte des attentes comme par exemple la question du poids des véhicules. La proposition de la Convention citoyenne pour le climat d’instaurer un malus sur le poids des véhicules SUV a été reprise par le gouvernement mais de manière tellement édulcorée que la plupart des véhicules y échappent …. Il n’y a pas, en France, de démocratie participative. On peut même dire que, si elle n’est pas participative, la démocratie n’est pas grand chose.
Effondrement de la démocratie
D’ailleurs, elle s’effondre, alors que l’on nous a fait croire à un retour des territoires :
« Le principe de la séparation des pouvoirs, qui faisait tenir la démocratie politique, s’effondre par la concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif ; le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui faisait tenir la démocratie locale, s’effondre par l’affirmation des pouvoirs de l’État central et de ses préfets ; le principe de la négociation collective des conditions de travail, qui faisait tenir la démocratie sociale, s’effondre par le pouvoir donné au gouvernement d’autoriser les employeurs à déroger au droit du travail ».
(Dominique Rousseau, professeur de Droit constitutionnel : L’état de droit mis à nu in Le Monde Mercredi 21 octobre 2020)
La 5 G pour quoi faire ?
On peut se demander : la 5G pour quoi faire ? Et noter qu’une génération nouvelle ne remplace pas les générations précédentes. Les pratiques de l’industrie numérique sont celles d’empilements plutôt que de remplacements. Certaines zones, en France, n’en sont même pas à la 0G. Il y a, par ailleurs, semble-t-il, plusieurs 5G :
« Il existe donc DES 5G, soit trois bandes de fréquence. La première, dans les 700 Mhz, est déjà utilisée et connue et permettrait d’augmenter les performances de la 4G, on parle d’ailleurs parfois de 4G+, elle offre une bonne portée (et donc moins d’antennes) mais un débit moindre, elle permet aussi de pénétrer plus facilement à l’intérieur des bâtiments. Alors que la seconde, la bande des 3,5 Ghz permet un débit plus élevé mais une portée moindre (d’où la multiplication des antennes). C’est cette dernière qui est prioritaire pour les opérateurs actuellement.[…] À l’autre extrême du spectre, le package 5G comporte aussi une allocation de fréquences dans la bande des 26 GHz, qui n’a rien à voir en termes de types d’ondes, de connaissances et de fonctionnalités offertes. Il est quand même très étrange d’avoir continué à agréger des offres techniques aussi disparates sous le même nom et de communiquer sur les performances d’une bande de fréquences qui [n’a pas fait] partie des enchères actuelles (il est prévu un autre marché plus tard). L’argument ici n’est plus celui de l’augmentation des débits mais celui de la latence. En effet, ces fréquences sont dites millimétriques, de portée plus limitée, et notamment peu performantes pour transpercer le bâti mais elles sont de très faible latence, c’est-à-dire qu’elles permettent une réactivité élevée entre les objets connectés, les antennes et les serveurs.».
La 5 G est vorace en énergie
Si la Chine éteint ses antennes 5G la nuit, c’est bien parce qu’elles consomment plus que les 4G alors qu’on nous sert l’argument inverse. A cela s’ajoute que la question ne se résume pas à celle de l’énergie nécessaire à la transmission. Cette dernière est toujours associée au traitement des données qui, lui, représente, selon Alain CAPPY, Professeur émérite en électronique, Université de Lille « bien plus de 50 % de la consommation d’énergie ».
On met toutes les fréquences dans un même paquet pour brouiller les esprits. A moins que ce ne soit – ce qui n’est pas contradictoire – pour masquer l’absence de stratégie. La doxa néolibérale est celle de l’invention pour l’invention.
« Une technologie de rupture en chasse une autre à un rythme toujours plus rapide. Toutefois, rien ne semble réellement fait – en France – pour analyser le rapport entre le besoin et les finalités réelles. »
Une stratégie se construit sur des choix, ajoute l’auteur de cette citation, le géoéconomiste Nicolas Mazzucchi dans Le Monde. S’il n’y a pas de débat c’est aussi parce qu’il n’y a pas de stratégie, donc rien à débattre.
La Silicon Valley et la 5G
On parle de numérique, mais il faut évoquer ceux qui mènent la danse dans ce domaine, à savoir les GAFAM et ce qu’ils récoltent comme profits qu’ils rapatrient en se servant des dispositifs mis en place et financés localement. Ils sont les grands profiteurs de la crise Covid 19. Microsoft a ainsi réalisé près de 19 milliards de dollars de profits supplémentaires, Google plus de 7 milliards et Amazon, Apple et Facebook plus de 6 milliards chacun. D’autres ne sont pas en reste. La société de services de téléconférences qui commercialise Zoom a enregistré un record de trafic en avril 2020. Sur les trois premières semaines du mois, la société californienne enregistre en moyenne 300 millions de participants par jour à des meetings organisés sur sa plateforme, après 200 millions en mars. Avant l’explosion de la crise sanitaire du coronavirus, en décembre 2019, ce chiffre s’élevait à 10 millions.
Quoi ? Qui a parlé de payer des impôts ? Sûrement encore une de ces adeptes de la lampe à huile !
Les Gafam ont leur petite idée de l’après-Covid et de la 5G. Lisons ce qu’en disait l’ancien PDG de Google :
« Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
(Eric Schmidt, ancien PDG de Google cité par Naomi Klein)
Le cloud, la 5G et le“tout à distance”: télé-enseignement, télé-travail, télé-médecine. Le sans contact dans toutes ses dimensions est notre horizon et du pain béni pour les Gafam.
La 5G moteur du changement industriel et sociétal
La 5G moteur du changement industriel et sociétal.( Source via l’Arcep)
Il y a bien des installations quelque part sur ce schéma mais il est difficile d’imaginer à partir de cela qu’il y ait encore un lien réel quelconque avec la réalité d’un territoire.
« En ce qui concerne l’industrie du futur, les améliorations amenées par la 5G visent principalement l’introduction de nouvelles générations de robots connectés, l’interconnexion des sites de production et la multiplication des capteurs connectés pour l’amélioration des processus industriels. Plus généralement, il s’agit donc de généraliser la communication entre machines, qui se développe déjà fortement actuellement »,
notait l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) dans un rapport de 2017. On trouve de telles projections plus antérieures encore. Les affaires sont dans les tuyaux depuis longtemps. Les technologies déployées sont structurantes et disruptives. On nous promet la 5G comme « le bouleversement le plus important depuis l’électricité ». Elles produisent des disruptions sociétales sans que les sociétés n’aient un mot à en dire.
Les technologies 5G ne sont pas une simple continuation de celles des 3 ou 4 G. Elles constituent un bond en avant vers ce que Bernard Stiegler appelait La société automatique. J’y reviens plus loin.
Il n’est peut-être pas inutile de noter qu’à la tête de la filiale française du géant chinois se trouvent quelques anciens caciques du Parti socialiste, selon les informations du Canard Enchaîné du 4 novembre. Ainsi Jean-Marie Le Guen, ancien ministre des gouvernements Valls et Cazeneuve. Il siège au Conseil d’administration. Jacques Biot, un ancien du cabinet de Laurent Fabius lorsque ce dernier était Premier ministre vient d’être nommé à la tête de Huawei France après être passé par le lobbying pharmaceutique. On lui doit également l’installation, très contestée par les élèves, de Total sur le campus de l’École polytechnique. Il est vrai qu’il l’a fait pour « donner du sens » aux choses.
La vision sécuritaire automatisée du territoire
Dans un premier temps, le marché de la 5G sera d’abord sécuritaire. Selon le cabinet de conseil américain Gartner Inc. les caméras de surveillance extérieures seront le plus grand marché des solutions Internet des objets liées à la 5G au cours des trois prochaines années. L’industrie automobile et les véhicules connectés prendront le relais en 2023. Les caméras de surveillance extérieures – il y a des caméras et même des drones d’intérieur – représenteront 70% de la base installée des terminaux IoT -5G en 2020, avant de passer à 32 % d’ici la fin de 2023.
Mais la 5G ne vient pas seule mais en couplage et en réseau avec d’autres technologies. Les effets toxiques en tout genre de ces technologies tiennent sans doute d’avantage de leur combinaison que de chacune prise isolément alors qu’elle n’existe que dans un environnement donné. Pour Sia Partners, un cabinet de conseil en management et en intelligence artificielle, « le très haut-débit de la 5G va permettre l’obtention d’images en haute définition. Couplés à des technologie de reconnaissance faciale et d’Intelligence Artificielle (IA), ces images permettraient aux policiers ou tout autre intervenant une identification plus facile, rapide et efficace des personnes ».(Source)
Amazon
On se méprend sur la multinationale Amazon en ne la considérant que comme une sorte de supermarché de la distribution en ligne. Et qui ne vend de loin pas seulement des livres. Certes, elle fait cela. Avec le rachat de Whole Foods Market, en 2018, la firme s’est lancée dans la distribution alimentaire « bio ». Livres et poissons frais. Mais, elle fait bien plus que cela. Amazon est à la fois un vendeur directe et une place de marché. L’entreprise sait aussi jouer la proximité. Elle a ainsi développé la supérette sans caisse. En ligne, la multinationale combine plateforme de distribution et ses millions de clients avec un réseau logistique et de livraison, un service de paiement, une maison de crédit et de ventes aux enchères, une offre de vidéo à la demande, un producteur de matériel informatique, un prestataire de capacités de stockage en nuage (cloud). Amazon est spécialiste de la vidéosurveillance par l’intermédiaire de sa filiale Ring (sonnette) qui vient de lancer Always Home Cam, un drone domestique équipé de dispositifs de vidéosurveillance et d’alarme. Ces caméras volantes patrouillent à l’intérieur du domicile. Ring a plusieurs fois déjà défrayé la chronique. Ainsi pour avoir partagé des données de ses utilisateurs. Selon une enquête de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’application Ring Doorbell sur Android avec la version 3.21.1 contenait des traqueurs qui auraient envoyé des informations privées (adresses IP, noms des clients, données des capteurs…) à quatre sociétés d’analyse et de marketing qui sont Facebook, Branch, AppsFlyer et MixPanel (Source). Précédemment, ce sont les collusions d’Amazon-Ring avec la police étasunienne qui se trouvaient sur le sellette (Cf). La firme permettait à la police d’avoir accès, sans mandat, aux vidéos de surveillance des particuliers. Je n’en rajoute pas ici. Est-ainsi que nous voulons vivre ?
Sur le cloud
Selon les informations de Microsoft, la demande en services d’informatique en nuage, cloud-computing, a augmenté de 775% dans les régions imposant des gestes barrières et/ou des mesures de confinement en raison du coronavirus. Amazon n’est pas en reste. Il domine même le marché. Amazon Web Services en détenait 39% au troisième trimestre 2019.
Trains satellitaires
Obscurcissant le ciel, Amazon prévoit d’envoyer 3 236 satellites en orbite basse. L’entreprise vient d’obtenir le feu vert de la Commission fédérale américaine des communications pour son projet Kuiper, concurrençant ainsi directement le train satellitaire SpaceX, en partie déjà en orbite.
Vers la société automatique
Mais Amazon est aussi un champion de l’automatisation. Et les salariés qu’il emploie sont des servants de ses automates.
« Amazon est certes plus connue pour son catalogue d’achats en ligne, mais son modèle d’affaires tourne depuis longtemps autour de la vente de solutions informatiques sous forme de logiciel-en-tant-que-service (software-as-a-service). Selon cette logique commerciale, les applications ne sont pas installées sur les ordinateurs de ceux qui les achètent, mais sur une plateforme propriétaire de ceux qui les produisent. L’un des piliers de la stratégie big data du géant américain, est la création d’un marché du travail en appui à l’automation. Il s’agit de la clé de voûte du programme scientifique et industriel du machine learning : pour que les machines apprennent à reproduire le comportement humain, il faut bien que des humains les instruisent à reconnaître des images, à lire des textes ou à interpréter des commandes vocales. Ces humains ne sont plus installés au sein des entreprises qui les emploient, mais sur une plateforme qui les met à disposition de ces mêmes entreprises. « Grosso modo », concluait Jeff Bezos [patron d’Amazon], c’est de l’humain-en-tant-que-service ». (Antonio Casilli :L’automate et le tâcheron)
En d’autres termes, comme l’analysait d’ailleurs déjà Karl Marx, les humains se transforment en servant des automates. Le sociologue Antonio A. Casilli nomme cela la servicialisation de l’humain vis-à-vis des machines.
Naomie Klein écrit dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :
« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser.
Il s’agit d’un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais de la technologie de streaming et de cloud, soit physiquement par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé » par écran interposé sur un réseau social. C’est un futur qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de conducteurs. Il n’accepte ni argent liquide ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle des virus), et dispose de transports en commun squelettiques et de beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à une « intelligence artificielle », mais qui est en fait entretenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et des prisons… en première ligne des maladies et de l’hyper-exploitation. C’est un futur dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable par une alliance sans précédent entre gouvernements et méga-entreprises High Tech ».
Il ne s’agit pas de s’opposer aux nouvelles technologies. A l’objectif de s’adapter sans critique ni discernement à ce qui vient, ce qui implique de s’adapter aussi à leurs effets toxiques tant mentaux, qu’environnementaux et sociaux, il faudrait opposer la construction d’une « alter doctrine du choc » (Bernard Stiegler), d’un processus d’adoption des nouvelles technologies, c’est à dire de la capacité de s’en emparer pour les faire bifurquer dans d’autres finalités comme la sobriété territoriale. Il est urgent de mettre en place des ralentisseurs, des limitations de vitesse, de la régulation néganthropique. Et d’ouvrir le chantier de la délibération. En n’oubliant pas que l’industrie numérique telle que nous l’avons succinctement et partiellement décrite fleurit sur les ruines d’un modèle économique et de consommation en bout de course. Et que l’on ne peut y répondre en espérant un retour à une situation antérieure mais en allant de l’avant, en inventant un nouveau modèle.
Même quand on n’achète rien sur Amazon, les traces laissées lors d’un parcours de recherche servent à enrichir la multinationale américaine qui les extrait et les exploite.
La data économie
« Les réseaux sociaux pourraient conduire les êtres humains à se conduire comme des fourmis en produisant des phéromones numériques immédiatement traitées par le système algorithmique comme les fourmis produisent des phéromones chimiques immédiatement traitées par leur génome »,
(Bernard Stiegler : De la misère symbolique, Paris, Éditions Galilée, 2004)
L‘histoire du capitalisme est celle de la transformation de toute chose en marchandise. Alors qu‘hier – et aujourd’hui encore – il fouillait la terre pour en extraire de la valeur, aujourd’hui, il extrait, en plus, des données partir de nos activités. Cette nouvelle mine fonde ce que l’on appelle data-économie. On parle de data-mining. Mais en fait en quoi consiste cette « nouvelle source de matière première », basée sur les silicon-technologies comme les nomme Daniel Ross formant une nouvelle économie politique ( Cf Daniel Ross : Carbone et silicium in Bifurquer) ?
L’extraction ne consiste pas simplement en celle de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles. Pour l’universitaire américaine Shoshana Zuboff, c’est toute « l’expérience humaine personnelle [qui est] le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle »
« L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne ».
(Shoshana Zuboff : Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance. Entretien avec Yves Citton. AOC )
Et où vont-elles ?
«Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée intelligence artificielle, apprentissage machine ou apprentissage automatique . Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques ».
(Shoshana Zuboff : ibidem)
Usines hyper-industrielles de transformation des données extraites par des algorithmes. Ce que les plateformes monétisent sont ce que l’auteure nomme le surplus comportemental. Le modèle économique des Gafam repose sur le fait que, « bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs ».
Elle nomme cela le capitalisme de surveillance. Il faut comprendre ce capitalisme au sens extractiviste et d’hypercontrôle et non au sens panoptique même s’il en reste quelque chose. La vidéosurveillance n’est pas la surveillance avec les yeux d’un contremaître comme cela fut le cas dans les fabriques. Pas non plus ceux du gardien de prison de l’époque de Jeremy Bentham. Même si son expression est discutable, c’est bien une pratique d’hypercontrôle qu’elle décrit avec la notion de « surplus comportementaux » :
« ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les données personnelles), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans agrégateurs, dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela. »
(Shoshana Zuboff : ibidem)
Elle précise ce qu’elle appelle « surplus » en ajoutant, par exemple, que ce ne sont pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, « c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement ». Ce « surplus » est maximisé par un renforcement de la captation de l’attention. Que produisent ces « usines à calcul » ? Le produit final mis sur le marché est ce qu’elle appelle des produits de prédiction (predictive products).
« Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés marchés à terme humains (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé ».
Shoshana Zuboff réclame la définition de nouveaux droits, qu’elle appelle des droits épistémiques dont les questions principales sont :
« Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir. »
« Suzerain digital »
Par le biais de l’intelligence dite artificielle, la démocratie est remplacée par la gouvernance algorithmique. Et conduit à un transfert de la souveraineté démocratique vers une « souveraineté fonctionnelle ». On aura noté la propension de nos « politiques » à réclamer que les plateformes fassent elles-mêmes la police. Plus généralement, en surveillant les transactions et en s‘érigeant en juges des conflits à la place de l’État, les plateformes digitales se sont conquis une « souveraineté fonctionnelle » selon Frank Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland. En gérant à des milliers de kilomètres de leur siège principal un magasin, elles se désintéressent de l’environnement de ce dernier, de la rue, du quartier, de la ville dans laquelle il se trouve abandonnant ainsi les fonctions traditionnelles du commerce. Elles délocalisent, tout en s’installant dans une localité. Ce que Frank Pasquale nomme absentéisme (Absentee Ownership), un terme qui désignait autrefois l’habitude de certains nobles à vivre hors de leurs terres, un système d’exploitation découlant de la non-résidence des propriétaires.
« Les investisseurs veulent réaliser un rêve de monopole : leurs entreprises ne se contentent pas d’occuper un domaine mais veulent les entourer de douves les protégeant contre la concurrence extérieure afin de garantir leur profits actuels et leur croissance future ».
(Frank Pasquale : DIGITALER KAPITALISMUS – WIE ZÄHMEN WIR DIE TECH-GIGANTEN (Comment dompter les géants de la tech). Conférence prononcée en mai 2018 à la Friedrich Ebert Stiftung dans le cadre du cycle Capitalisme digital. Traduit de l’allemand)
En l’absence de l’État, les groupes privés occupent la vacance de ce dernier. En prétendant exercer l’autorité juridique, les plateformes digitales tentent de « remplacer la souveraineté territoriale par une souveraineté fonctionnelle ». Frank Pasquale donne quelques exemples :
« Qui aura encore besoin de gestion de l’habitat urbain quand Airbnb pourra avec des méthodes de gestion des données réguler efficacement la location d’appartements, puis de maisons et finalement l’ensemble de la planification urbaine ? Quel sens aura la reconnaissance des diplômes par l’État si une plateforme en ligne comme Linkedln évalue les savoirs et les compétences des salariés au moyen de leur propre système de notation ?»
(Frank Pasquale : ibid)
Le déplacement de la souveraineté territoriale vers la souveraineté fonctionnelle crée une « nouvelle économie politique digitale » que l’auteur illustre à l’exemple d’Amazon qui bénéficie d’un effet de réseau centripète d’accumulation. Celui-ci est renforcé par l’efficience des technologies d’ « intelligence artificielle ». Il donne au client, qui est aussi le vendeur qui passe par son intermédiaire, le sentiment de bénéficier « des faveurs d’un géant néo-féodal qui met de l’ordre dans une zone de non-droit ». Une sorte de « suzerain digital ». Technoféodalisme a-t-on pu écrire. Ce n’est pas la technique qui est condamnable mais le caractère féodal de celui qui la met en œuvre et qui lui peut et doit être bifurqué. La souveraineté fonctionnelle doit retourner à la seule souveraineté qui vaille y compris localement : la souveraineté des citoyens :
« La souveraineté technologique implique que les citoyens soient en mesure (et mis en capacité] de contribuer à l’analyse et à la prescription du fonctionnement des infrastructures technologiques qui les entourent, et qu’ils puissent interroger et orienter leurs finalités. »
(Bifurquer p.109)
Les plateformes ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Il en est de contributives. Ce qui est entropique ici c’est la tendance hégémonique et dominatrice, la verticalité féodale, l’extractivisme calculateur appauvrissant. Cela sans compter les externalités toxiques sur le plan environnemental.
Nous assistons donc en Alsace-Moselle, dans le Grand Est, à une accélération de la mise en place de dispositifs qui visent l’automatisation et l’hypercontrôle pas forcément du tout dans un rapport harmonieux entre les différents acteurs. Elles s’accompagnent d’un effacement de notre passé. L’actualité rapprochée de différentes annonces m’offrent en effet un autre révélateur situé sur un tout autre plan mais comme éclairant les autres. Car, pendant ce temps, que font les promoteurs du solutionnisme numérique ?
Ils sabotent le patrimoine local, pratiquent une « épuration mémorielle »(G. Bischoff) :
Démolition de la maison Greder (1662) à Geudertheim (67) (Source)
A propos de cette démolition, Georges Bischoff écrit :
« C’est une mutilation de la mémoire, et, j’irai plus loin, une forme d’épuration mémorielle qui consiste à faire disparaître les témoins d’un passé jugé encombrant dans un monde soumis à la tyrannie de l’instant. Construite en 1662, cette maison était un monument au sens premier de ce mot, le trait d’union permanent entre les temps anciens, notre présent et l’avenir. Elle incarnait la résilience des habitants de Geudertheim au lendemain de la Guerre de Trente Ans. Elle avait connu les générations successives et méritait d’être conservée pour sa valeur d’usage aussi bien que pour sa dimension pédagogique. Elle était parfaitement compatible avec la modernité : celle-ci ne se réduit pas à la consommation d’espace, aux volants et aux écrans, au drive scolaire, commercial, professionnel ou récréatif. À l’asphalte et au béton ».
(Georges Bischoff, professeur émérite d’histoire à l’Université de Strasbourg)