11/02/2020

penser notre pensée


Bertrand Russell (1872-1970) - Ludwig Wittgenstein (1889-1951) - Gottlob Frege (1848-1925) - Rudolf Carnap (1891-1970) - Edward Sapir (1884-1939) - Benjamin Lee Whorf (1897-1941) - Jean Piaget (1896-1980) - Karl Popper (1902-1994) -  Willard van Orman Quine (1908-2000) ...

Last update: 11/11/2016

Comment penser notre pensée, quel cadre conceptuel nous permettrait d'étudier la pensée, la problématique du langage semble naturellement s'imposer  comme un fil conducteur permettant de formuler les hypothèses les plus décisives. Nous ne pouvons penser le monde hors du langage, dira Ludwig Wittgenstein. Pour Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, tout langage - et il existe une pluralité de langages -, est une vision du monde, relativiste donc, qui ordonne notre pensée, Jean Piaget, psychologue, aborde la pensée par le biais de la construction de l'intelligence, voire du psychisme, Russell et Wittgenstein,philosophes, préfèrent tenter de formaliser un langage capable de dire le réel et produire de la vérité, la pensée se pense ici, non plus comme un phénomène en soi qu'on ne peut aborder sans l'altérer, mais dans l'affrontement qui l'oppose quotidiennement à la réalité…

How to think our thoughts, what conceptual framework would allow us to study thought, the language problem naturally seems to be a common thread that allows us to formulate the most decisive hypotheses. We cannot think of the world outside of language," says Ludwig Wittgenstein. For Edward Sapir and Benjamin Lee Whorf, any language - and there is a plurality of languages - is a vision of the world, relativistic therefore, which orders our thinking, Jean Piaget, psychologist, approaches thought through the construction of intelligence, even the psyche, Russell and Wittgenstein, philosophers, prefer to try to formalize a language capable of telling the real and producing truth, thought is thought here, no longer as a phenomenon in itself that cannot be addressed without altering it, but in the confrontation that opposes it daily to reality...

Cómo pensar nuestros pensamientos, qué marco conceptual nos permitiría estudiar el pensamiento, el problema del lenguaje parece ser naturalmente un hilo conductor que nos permite formular las hipótesis más decisivas. No podemos pensar en el mundo fuera del lenguaje", dice Ludwig Wittgenstein. Para Edward Sapir y Benjamin Lee Whorf, cualquier lengua -y existe una pluralidad de lenguas- es una visión del mundo, relativista por tanto, que ordena nuestro pensamiento, Jean Piaget, psicólogo, aborda el pensamiento a través de la construcción de la inteligencia, incluso de la psique, Russell y Wittgenstein, filósofos, prefieren tratar de formalizar un lenguaje capaz de decir la verdad real y producir verdad, el pensamiento se piensa aquí, no ya como un fenómeno en sí mismo que no puede ser abordado sin alterarla, sino en la confrontación que la opone diariamente a la realidad...

 


Que pouvons-nous exprimer?  Et qu'est-ce qui nous garantit qu'au fond le langage ne travaille pas pour son propre compte ?

Jacques Bouveresse, dans "La Parole malheureuse" (1971), décrivait cette "parole philosophique" comme malheureuse à un double titre : "d"une part parce qu'elle est hantée en permanence par la mauvaise conscience et le sentiment de l'échec, jamais assurée de son statut et de ses possibilités et contrainte de parler essentiellement pour établir son droit à la parole; d'autre part parce qu'elle est peut-être, comme le pense Wittgenstein, constitutivement malencontreuse, maladroite et hors de propos." Le langage, dans cette nouvelle orientation qu'inaugure, dans les années 1920, le néopositivisme (ou empirisme logique), professé par ce qu'on appellera le "cercle de Vienne", est présenté comme ne pouvant exprimer ce qui qui appartient à l'essence du monde : le monde va de soi (die Selbstverständlichkeit der Welt), et le langage ne peut signifier que lui. Wittgenstein veut guérir le philosophe de cette "maladie de l'Absolu", de ces constructions intellectuelles toujours plus étendues, toujours plus compliquées ou plus obscures, alors que nous devrions rechercher la clarté et la transparence de ces dernières.

 

What can we express? What guarantees us that language does not basically work for its own account? Jacques Bouveresse, in "La Parole malheureuse" (1971), described this "philosophical word" as unfortunate in two ways:"on the one hand because it is constantly haunted by bad conscience and the feeling of failure, never assured of its status and possibilities and compelled to speak essentially in order to establish its right to speak; on the other hand because it is perhaps, as Wittgenstein thinks,". Language, in the new orientation that neopositivism (or logical empiricism) began in the 1920s, professed by what was to be called the "Vienna Circle", is presented as not being able to express what belongs to the essence of the world: the world goes without saying (die Selbstverstverständlichkeit der Welt), and language can only mean it. Wittgenstein wants to heal the philosopher of this "disease of the Absolute", of these intellectual constructions that are ever more extensive, ever more complicated or obscure, when we should seek the clarity and transparency of the latter.

¿Qué podemos expresar? ¿Qué nos garantiza que el lenguaje no funciona básicamente por cuenta propia? Jacques Bouveresse, en "La Parole malheureuse" (1971), describió esta "palabra filosófica" como desafortunada en dos formas:"por un lado, porque está constantemente atormentada por la mala conciencia y el sentimiento de fracaso, nunca asegurada de su estatus y posibilidades y obligada a hablar esencialmente para establecer su derecho a la palabra; por otro lado, porque tal vez, como piensa Wittgenstein,". El lenguaje, en la nueva orientación que el neopositivismo (o empirismo lógico) comenzó en los años veinte, profesado por lo que se llamaría el "Círculo de Viena", se presenta como la imposibilidad de expresar lo que pertenece a la esencia del mundo: el mundo no hace falta decirlo (die Selbstverstverstverstverständlichkeit der Welt), y el lenguaje sólo puede significarlo. Wittgenstein quiere sanar al filósofo de esta "enfermedad del Absoluto", de estas construcciones intelectuales cada vez más extensas, cada vez más complicadas u oscuras, cuando debemos buscar la claridad y transparencia de estas últimas.



Le "Cercle de Vienne" était un groupe de scientifiques, mathématiciens et physiciens pour une grande part, constitué à l'initiative d'un ancien élève de Max Planck, Moritz Schlick, et dont les réunions organisées à Vienne, de 1925 à 1936, regroupèrent R.Carnap, G.Bergmann, H.Feigl, K.Gödel, H.Hahn, O.Neurath, F.Waismann, mais aussi des sympathisants comme Albert Einstein, Bertrand Russell, Karl Popper. En 1929, Otto Neurath rédige avec Carnap et Hahn "La conception scientifique du monde" (Wissenschaftliche Weltauffassung), créant officiellement le "Wiener Kreis".

Une de leurs préoccupations majeures est de construire une conception de la philosophie comme analyse du langage, de rejeter toute métaphysique, de fonder au bout du compte la logique et le langage des sciences : les seuls domaines en effet sur lesquels il est possible de tenir des propos sensés, sont ceux de la logique, des mathématiques et des sciences physiques. Il n'y a de connaissance qu'extraite de l'expérience, c'est-à-dire de ce qui est immédiatement donné; par l'application de la méthode de l'analyse logique du langage, il est alors possible de tracer une ligne de démarcation entre les énoncés doués de sens et ceux qui en sont dépourvus. La philosophie est désormais une recherche conceptuelle ou grammaticale. Le "logicisme" introduit par Frege (1893) et Russell (1910) conduit à l'idée d'un langage transparent, idéal, universel, qui est non seulement en parfaite adéquation avec l'image de notre monde, mais porte aussi les conditions de la vérifiabilité et de la signification de ce que nous pouvons penser de notre existence. 

Ludwig Wittgenstein est très tôt un "chercheur de sens" et en énonçant la thèse selon laquelle le monde ne peut jamais être éprouvé que par le filtre du langage, et que les problèmes philosophiques résultent des confusions de ce langage, il déclenche une des grandes révolutions de la philosophie du XXe siècle. Il est d'usage de partager l'oeuvre de Wittgenstein en deux périodes, l'une marquée par le "Tractatus", l'autre par les "Investigations philosophiques". 

Dans la première partie de sa réflexion, Wittgenstein constate que le langage et le monde sont étroitement imbriqués et tente de constituer un champ de "certitudes" dans ce qui fonde notre expérience de la vie. C'est le langage qui nous rend visible monde, "le monde est la totalité des faits, non des choses". Et c'est la logique qui met à jour les frontières du langage. 

Dans sa seconde période, Wittgenstein reconnaît que sa théorie ne peut rendre compte de tous les usages du langage, l'austérité de ses premiers travaux cède aux nuances du discours réel mais sans renoncer à la notion de manque de clarté du langage. Au fond, que retenir, que notre compréhension du monde peut être analysée, mais jusqu'à un point ultime, les "faits", notre réflexion ne peut se porter au-delà. Le travail du philosophe achevé, c'est-à-dire une fois analysées nos énonciations de manière à découvrir et à éliminer celles qui sont vides de sens, que nous reste-t-il ? Nos "problèmes existentiels" restent entiers : le philosophe nous mène au seuil des questions de sens, sens de la vie ou sens sens du monde. Ni la philosophie ni la science ne sont en capacité de franchir cette frontière de la pensée. La mort, par exemple, ne peut être appréhendée par les moyens que nous utilisons pour comprendre la vie.

 

Ludwig Wittgenstein (1889-1951)
Ludwig Wittgenstein tente de définir une nouvelle pratique de la philosophie, puisque le monde ne peut être pensé hors le langage, essayons de construire quelques convictions et de bâtir un peu de certitude dans des jeux de langage surabondants en pièges et illusions - Ludwig Wittgenstein est né à Vienne, huitième et dernier enfant d'une famille d'ascendance juive convertie au catholicisme très cultivée et milliardaire. Son père, Karl, avait fait fortune dans la sidérurgie. Ludwig est élevé dans une maison connue à Vienne sous le nom de "Palais Wittgenstein", où l'art tient une place de choix, notamment la musique. Éduqué à la maison par des précepteurs jusqu'à l'âge de 14 ans, il fréquente ensuite pendant trois ans une école de Linz. Il reste marqué par la lecture du livre d'Otto Weininger, "Geschlecht und Character" (1903), écrivain et philosophe autrichien, qui soutient une dualité masculin/féminin en chaque individu et quelques autres thèmes parfois discutables, mais retient l'attention de Wittgenstein pour deux éléments : le seul choix offert à l'homme est d'être soit un raté soit un génie, et d'autre part son suicide à l'âge de 23 ans. La personnalité de Wittgenstein est décrite comme ne connaissant ni compromis ni demi-mesure, et avoir eu toujours à l'esprit cette alternative, génie ou échec : sa vie fut constellée de fuite hors de la société. Il commence des études d'ingénieur en aéronautique à Berlin et, en 1909, part pour Manchester (Angleterre) effectuer des recherches en aéronautique. Fasciné par la puissance des mathématiques mais en constatant certaines de leurs faiblesses,  il s'oriente vers l'étude du fondement des mathématiques, et par ce biais découvre la logique. A cette époque, deux hommes ont refondé la logique, Gottlob Frege, professeur de mathématiques à Iéna, et le philosophe Betrand Russell, qui enseigne à Cambridge. Ludwig Wittgenstein se tourne définitivement vers la philosophie, et suit au Trinity College de Cambridge les cours de Russell en 1912-1913.

Durant la première guerre mondiale, Wittgenstein s'enrôle dans l'armée autrichienne et c'est sur le front qu'il rédige l'unique ouvrage qui paraîtra de son vivant, le "Tractatus logico-philosophicus", paru en 1921. Son frère Paul, pianiste de talent, perd son bras droit durant la première guerre mondiale. C'est pour lui que Ravel composera le "Concerto pour la main gauche". Prisonnier de guerre en Italie à partir de novembre 1918, Wittgenstein, libéré, ne rentre à Vienne qu'en août 1919. Il a, depuis 1913, hérité de la fortune de son père mais il décide d'y renoncer au profit de ses frères et sœurs. 

Le Tractatus logico-philosophicus prétend que la philosophie, dans ses efforts pour montrer les pièges du langage, se condamne au silence. Jusqu'en 1929, Wittgenstein conforme sa vie à cette conclusion et renonce à la philosophie. Il devient alors instituteur de campagne (1919-1926). Il fait alors la connaissance de Moritz Schlick, futur fondateur du Cercle de Vienne, et c'est avec lui et Carnap, Waismann et Feigl qu'il reprend goût aux discussions philosophiques.

 

En 1929, il regagne le Trinity College de Cambridge et y enseigne jusqu'en 1939. Durant ces cours, il réfléchit tout haut en suscitant la discussion avec ses étudiants. A partir des leçons de Cambridge, le bruit se développe qu'il élabore une philosophie très différentes de celle du Tractatus. "Our civilization is characterized by the world progress. Progress is its form, it is not one of its properties that it makes progress. (…) Its activity is to construct a more and more complicated structure. And even clarity is only a means to this end & not an end in itself. For me on the contrary clarity, transparency,is an end in itself. I am not interested in erecting a building but in having the foundations of possible buildings transparently before me. So I am aiming at something different than are the scientists.." (1930). 

Les étudiants de 1933-1934 ayant des notes de ses cours, des copies circulèrent sous le nom de "Cahier bleu". Un autre manuscrit est élaboré l'année suivante, le "Cahier brun". En 1939, il doit succéder à Moore comme titulaire d'une chaire de philosophie à Cambridge mais la guerre éclate.

Naturalisé britannique depuis 1938, il est mobilisé dans les services de santé à Londres. "….I have no sympathy for the current of European civilization and do not understand its goals, if it has any. So I am really writing for friends who are scattered throughout the corners of the globe." (1945). 

Après la guerre, Wittgenstein retourne enseigner à Cambridge jusqu'en 1947, année où il démissionne pour se consacrer à ses recherches. Ses orientations philosophiques ont changé au point qu'on parle de "seconde philosophie de Wittgenstein" et l'expérience de la guerre n'est pas étrangère à cette évolution. De 1936 à 1949, il rédige ses "Investigations philosophiques". Il meurt le lendemain de son 62ème anniversaire.

 

Le célèbre "Tractatus logico-philosophicus" voit le jour dans la solitude de Skjolden, un village isolé de Norvège, au nord-est de Bergen, où Wittgenstein a construit à flanc de montagne une petite cabane en rondins en 1913. «I can’t imagine that I could have worked anywhere as I do here. It’s the quiet and, perhaps, the wonderful scenery; I mean its quiet seriousness.» (LW, 1936) Il y reviendra en 1936-1937 pour rédiger des chapitres "des Investigations". - "Die Denkbewegung in meinem Philosophieren müßte sich in der Geschichte meines Geistes, seiner Moralbegriffe & dem Verständnis meiner Lage wiederfinden lassen." (Wittgenstein, november 1931) - "The way to solve the problem you see in life is to live in a way that will make what is problematic disappear."

 

Tractatus logico-philosophicus (1921)

Tracer la frontière de ce que l'on peut dire permet de définir les limites de ce que l'on peut penser -  Le Tractatus logico-philosophicus est un ouvrage très court mais déconcertant, que Wittgenstein rédigea dans la solitude dans une maison isolée de Norvège, pensant alors avoir résolu toutes les questions de philosophie qu'il se posait. Il se présente sous la forme de 527 aphorismes, rigoureusement ordonnés en une structure qui se déploie sur sept niveaux. Il s'agit de répondre à la question "Que peut-on exprimer ?", que peut-on dire du monde?  Wittgenstein y montre que le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, que les règles a priori de ce langage constituent la logique (celle issue de Frege et de Russell), que le sens éthique et esthétique du monde relève de l'indicible et que la philosophie, parce qu'elle essaie de montrer les pièges du langage, est condamnée au silence : "sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence." Son orientation philosophique est celle de "l'atomisme logique" de son maître Russell (le langage est constitué d'un corpus de propositions complexes que l'on peut réduire à des propositions élémentaires).

1) "Le monde est tout ce qui arrive."
Wittgenstein définit le monde comme la totalité des faits inscrits dans un espace logique –soit un système qui détermine a priori toutes leurs relations logiques possibles.
2) "Ce qui arrive, le fait, est l'existence d'états de choses."
Les faits sont tous les états de choses qui ont lieu. Les états de choses sont des connexions d'objets. Ces objets constituent la substance du monde, dont ils sont les éléments ultimes. La forme des objets résulte de leur possibilité de se combiner en différents états de choses mutuellement indépendants. La logique définit la forme des objets comme possibilité de leurs interrelations et dessine l'espace logique des faits comme système de leurs relations.
3) "Le tableau logique des faits constitue la pensée."
Pensée, représentation et logique sont intimement liées. C'est par la pensée, qui s'exprime par le langage, que l'on peut appréhender la forme logique du monde, c'est-à-dire considérer les rapports nécessaires entre les faits.
4) "La pensée est la proposition ayant un sens."
Le langage est l'ensemble des propositions qui articulent des signes élémentaires selon les règles de la syntaxe logique. Les signes élémentaires nomment les objets, et leur combinaison décrit leur articulation dans l'état des choses. Aussi la proposition peut-elle constituer l'image du fait.
5) "La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires."
Wittgenstein développe la fonction de la logique, qui a à fournir a priori toutes les possibilités de combinaisons des propositions élémentaires en propositions complexes, afin que celles-ci soient valeurs de vérité des propositions élémentaires.
6) Wittgenstein définit les mathématiques comme une « méthode logique » consistant à construire des équations par substitution. Quant au principe d'induction qui gouverne la physique, il lui dénie tout fondement logique et ne lui accorde qu'une validité psychologique.
7) "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire."

 

Pour Wittgenstein, "le but de la philosophie est une clarification logique de la pensée" irrémédiablement tributaire du langage. Il convient donc d'élucider la structure de nos propositions, pour mettre au jour les énoncés qui font le sens et ceux - nombreux dans le discours philosophique - qui, ne décrivant aucun fait, relèvent de l'indicible..

 

3.221 Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis que parler des objets, je ne saurais les prononcer. Une proposition ne peut que dire d'une chose comment elle est, non ce qu'elle est.

3.5 Le signe propositionnel appliqué, pensé, est la pensée.

4. La pensée est la proposition ayant un sens.

4.001 La totalité des propositions est le langage.

4.002 L'homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion, ni de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie - De même que l'on parle sans savoir comment sont émis les sons particuliers de la parole (...) Le langage travestit la pensée.

4.003 La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison, nous ne pouvons absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu'elles sont dépourvues de sens. La plupart des propositions et des questions des philosophes viennent de ce que nous ne comprenons pas la logique de notre langue.

4.1 La proposition représente l'existence et la non-existence des états de choses.

4.11 La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature.

4.111 La philosophie n'est aucune des sciences de la nature. (Le mot "philosophie" doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous, mais non pas à côté des sciences de la nature.)

4.112 Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n'est pas une doctrine mais une activité. Une œuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations.Le résultat de la philosophie n'est pas un nombre de "propositions philosophiques" mais le fait que des propositions s'éclaircissent. La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui, autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues.

4.113 La philosophie limite le domaine, discutable, des sciences de la nature.

4.114 Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l'inconcevable. Elle doit limiter de l'intéríeur l'inconcevable par le concevable.

4.115 Elle signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible.

4.116 Tout ce qui peut être, en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer, peut être clairement exprimé.

4.12 La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu'il fait qu'elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter - la forme logique. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c'est-à-dire hors du monde.

4.121 La proposition ne peut représenter la forme logique, celle-ci se reflète dans la proposition. Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter.

4.1212 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.

5.61 La logique emplit le monde : les limites du monde sont aussi ses propres limites.

6.41 Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont, et se produisent comme elles se produisent : il n'y a pas en lui de valeur - et s'il y en avait une, elle n'aurait pas de valeur.

6.44 Ce qui est mystique, ce n'est pas comment est le monde, mais le fait qu'il est.

6.522 Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre,il est l'élément mystique.

6.53 La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie - et puis à chaque fois qu'un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à. certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre - il n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie - mais elle serait rigoureusement juste.

6.54 Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles - sur elles -, par-dessus elles, il est monté pour en sortir. Il faut qu'il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.

7. Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

(Tractatus Iogico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Gallimard).

 

Recherches philosophiques (Philosophische Untersuchungen)

"Œuvre maîtresse de la seconde manière wittgensteinienne, les Recherches philosophiques ont été à maintes reprises remises sur le métier par leur auteur. Elles ne sont cependant pas un texte achevé, mais un work in progress. Publiées en 1953 après la mort de Wittgenstein par deux de ses exécuteurs littéraires et saluées dès leur parution par des comptes rendus substantiels et élogieux, dont l'un présente Wittgenstein comme «le premier philosophe de l'époque», les Recherches se sont très vite imposées non seulement comme un texte de référence en philosophie du langage, mais aussi comme un classique de la philosophie contemporaine. Elles ont eu une influence considérable sur divers courants dominants de la philosophie de la fin du XXe siècle, et elles sont à la source de bien des débats actuels qui débordent très largement le cadre de la philosophie académique.
À vrai dire, elles occupent une position singulière dans le champ contemporain qui tient notamment à leur remise en question des sublimités métaphysiques et des réductionnismes en tout genre et à leur refus catégorique de toute théorie de la signification et de toute quête d'une terre ferme de l'origine - refus qui les tient à l'écart, d'une part des ambitions de la tradition analytique, et d'autre part des présupposés de la tradition continentale, et qui les conduit sur la voie d'une analytique de la quotidienneté dont on n'a certainement pas fini de mesure la fécondité. " (Gallimard)

 

Le cahier bleu et Le cahier brun (The blue and the brown books)

(1933-1935, publiés en 1958)

"Ce volume rassemble deux textes qu'on associe traditionnellement depuis leur publication posthume conjointe. Ils n'ont cependant pas le même statut. Le Cahier bleu (dicté en 1934) est la première formulation complète de la seconde philosophie de Wittgenstein. Âgé de quarante-cinq ans, le philosophe y reprend à la lumière du «jeu de langage» l'ensemble des problèmes qui l'ont toujours préoccupé. Il montre en quoi cette notion permet d'échapper aux apories du sens, du solipsisme, et, plus généralement, de la métaphysique. Cet ouvrage se présente comme définitif. Wittgenstein le dicta d'ailleurs à ses élèves alors qu'il envisageait de quitter Cambridge pour s'installer en Union soviétique où il aurait voulu exercer un métier manuel.
Quant au Cahier brun (dicté en 1935), il constitue sans équivoque le premier jet des Investigations philosophiques. Il se présente à la fois comme un manuel d'exercices philosophiques et comme une réflexion sur leur usage. Y sont examinés des problèmes aussi divers que la ressemblance, le suivi des règles, l'infini, etc., qui relèvent tous d'une attitude métaphysique dont Wittgenstein veut montrer la vanité. " (Gallimard) 

 

Le Cahier bleu

"... Pour expliquer les activités de l’esprit, il nous faudrait sans doute un schéma d’une très grande complexité, et nous pourrions dire de ce fait que l’esprit constitue un « milieu actif » d’une nature singulière . Mais ce n’est pas ce genre d’appréciation qui nous inté­resse. Les problèmes que l’on peut se poser au sujet de l’esprit sont des problèmes de psychologie, et la méthode scientifique est la seule qui convienne pour les aborder.

Si nous ne nous attachons pas simplement à établir des rapports de causalité, nous apercevons devant nous les activités réelles de l’esprit ; et lorsque nous nous demandons quelle est la nature de la pensée, notre étonnement se dirige à tort vers l’étrangeté du milieu actif, alors que nous sommes mystifiés en fait par la confusion du langage. Il y a là, pour la réflexion philo­sophique, une source constante de méprises ; par exemple quand nous nous posons des questions sur la nature du temps, quand le temps nous paraît être vraiment une « drôle de chose ». Nous avons tendance à croire que des choses nous échappent, des choses que nous voyons de l’extérieur, que nous ne pouvons péné­trer. Mais il n’en est rien. Nous n’avons nul besoin de connaître de nouveaux faits temporels. Tout ce qui nous concerne est étalé devant nous. Mais c’est l’usage du mot « temps » qui nous induit en erreur. A s’en tenir à la logique grammaticale du terme, il paraît aussi étonnant que les hommes aient voulu diviniser le temps que s’ils allaient se prosterner devant un dieu de la division ou de la négation.

C’est donc une source d’erreurs que de parler d'activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes. Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand nous parlons, la pensée s’exprime par la gorge ou le larynx, et quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des images, il n’y a pas de mécanisme intermédiaire de la pensée. Et si vous me dites alors que c’est l’esprit qui pense, je répondrai qu’il s’agit là d’une métaphore, et que l’esprit ne peut agir de façon identique à celle de la main rédigeant la pensée écrite.

Si l’on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s’il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme le « siège de la pensée », cette localisation prend pour nous un sens tout différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée. Il n’est pas dans notre intention de critiquer cette expression ou de montrer qu'elle est impropre. Mais nous devons bien comprendre sa structure, sa grammaire, voir par exemple quel rapport peut avoir cette logique grammaticale avec celle d’expressions comme « la bouche exprime la pensée », ou « la pensée a besoin d’un crayon et d’une feuille de papier ». La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes « pensée » ou « penser », les termes « parler », « écrire » qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité analogue. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d'interprétation : autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l’analogie. « La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout différents. » Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (C’est un peu comme si, sur un échiquier, nous voulions déplacer le Roi en appliquant les règles du jeu de Dames.) « Mais la pensée, direz-vous, existe ; ce n'est pas un « rien ». » A cela on peut simplement répondre que nous n’uti­lisons pas du tout le mot « pensée » de la même façon que nous utilisons le mot « phrase ».

Serait-il donc absurde de parler d’un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l'expression n’a d’autre sens que celui que nous entendons lui attri­buer. Quand nous disons : « Le cerveau est le lieu où se situe la pensée », qu’est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de décou­vrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l’observation du cerveau permettra d’atteindre des pensées ?

Sans doute pouvons-nous avoir l’idée que la corres­pondance a été constatée expérimentalement. Imaginons donc ce genre d’expérience. Il s’agit d’observer le cerveau d'un sujet qui est en train de penser. Mais l’explication risque d'être insuffisante du fait que l’observateur ne connaîtra qu’indirectement les pensées, par l’intermédiaire du sujet qui doit d’une façon ou d’une autre les exprimer. Afin d’écarter l’objection, supposons que le sujet et l’observateur ne font qu’un, un homme qui pourrait regarder dans un miroir, par exemple, ce qui se passe dans son cerveau. (L’image simpliste ne saurait nuire à la force logique de l’argu­ment.)

Mais qu’observe alors le sujet ? Un phénomène unique ou deux phénomènes séparés ? (Et ne me dites pas qu’il observe le même phénomène sous sa double apparence, interne et externe, car la difficulté ne disparaît pas pour autant. Mais nous reprendrons plus loin cette question de l’intérieur et de l’extérieur.) L’observation porte sur un rapport entre deux types de phénomènes. L’un, que l’on nommera « pensée » : une série d’images, d’impressions, ou une série de sensations visuelles, tactiles, cinesthésiques, éprouvées en écrivant une phrase ou en prononçant des paroles ; et, d’autre part, un phénomène d’une autre sorte : la vue des contractions ou des mouvements cellulaires du cerveau. Certes nous pouvons dire qu’il s’agit dans les deux cas d’un processus « d’expression de la pensée » ; mais on conviendra qu’il faut éviter de demander : « Mais où se trouve donc la pensée ? » si l’on ne veut pas tomber dans la confusion. Cependant, si nous utilisons l’expression « le cerveau est le siège de la pensée », sachons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse que seule l’observation de la pensée dans le cerveau serait à même de vérifier..."

 

De la certitude (Über Gewissheit)

(1950-1951, publié en 1969)
"Wittgenstein, incontestablement un des plus grands philosophes du XXe siècle, est aujourd'hui reconnu comme l'auteur, non de deux, mais de trois œuvres maîtresses : alors que le Tractatus et les Recherches philosophiques appartiennent au premier et au deuxième Wittgenstein, De la certitude est le chef-d'œuvre du troisième Wittgenstein. Sans doute la plus importante contribution à l'épistémologie depuis la Critique de la raison pure de Kant, De la certitude est la réponse de Wittgenstein au scepticisme cartésien. La méthode de Descartes est de tout soumettre au doute jusqu'à avoir atteint la roche dure de la certitude : l'indubitable. À cela, la réponse de Wittgenstein est que la formulation même du doute présuppose la certitude. Ainsi, nos certitudes fondamentales constituent, non un point d'arrivée, mais le point de départ nécessaire et indubitable de notre pensée et de notre action dans le monde. Elles ne sont pas l'objet de la connaissance, mais son fondement. Cette nouvelle traduction répond à l'intérêt croissant que suscite De la certitude dans le cadre d'une œuvre dont on mesure de mieux en mieux l'importance. " (Gallimard)

 

"Fiches" (Zettel, édition 1967)

A part le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein ne publie aucun ouvrage d’importance en quarante ans, alors que l’on trouve dans ses tiroirs, à sa mort en 1951, de nombreux textes apparemment prêts pour l’impression ainsi qu’une masse volumineuse de papiers et de fiches. Celles-ci nous rendent compte des difficultés du philosophe : « Il est très difficile de décrire des cheminements de pensée déjà sillonnés de nombreuses ornières — que ce soient les nôtres ou d’autres — et de ne pas tomber dans l’une des ornières déjà tracées. C’est difficile de s’écarter seulement un peu d’un sillon de pensée ancien » (F 349).

Elles nous disent également ses scrupules : « On court toujours le danger, en philosophie, de créer le mythe d’un symbolisme ou d’un processus de l’esprit. Au lieu de dire tout simplement ce que tout le monde sait et doit reconnaître » (F 211).

Tantôt dactylographiées, tantôt manuscrites, constituées assez souvent de fragments remaniés extraits de papiers plus étendus, les Fiches (Zettel) avaient apparemment été classées à part des autres papiers et conservées avec une attention spéciale, comme si Wittgenstein les destinait à une utilisation ultérieure. Elles furent écrites pour la plupart entre 1945 et 1948 — bien que certaines remontent à 1929 — et constituent en de nombreux points un commentaire aux "Remarques philo­sophiques" réunies en 1930 et aux "Investigations philosophiques" qui semblent avoir été prêtes pour la publication dès 1945.

Dans les Fiches, la multiplication des jeux de langage, le recours fréquent à ce que l’auteur appelait la méthode anthro­pologique en philosophie, l’interrogation toujours plus pressante du langage et de son insertion dans la vie de l’esprit contribuent à parfaire cette philosophie de la description à laquelle tend la nouvelle manière de Wittgenstein.(Editions Gallimard) 

"..102. Si nous voyions au travail des êtres dont le rythme de travail, les mimiques, etc, ressemblaient aux nôtres, à ceci près qu’ils ne parleraient pas, nous dirions peut-être qu’ils pensent, qu’ils réfléchissent, qu’ils prennent des décisions. En effet, leur comportement correspondrait en bon nombre de points à la façon de faire de l’homme normal. Et il n’y a pas lieu de décider à partir de quel degré cette correspondance sera suffisamment étroite pour qu’à ces êtres également nous ayons le droit d’appli­quer le concept « penser ».

103. Et d’ailleurs, à quoi bon arrêter une telle décision? Voilà que nous allons faire une différence importante entre des êtres : les uns qui peuvent apprendre à exécuter « mécaniquement » un travail, même compliqué, les autres qui, en travaillant, font des essais et des comparaisons. — Mais « faire des essais et des comparaisons »? A nouveau, je ne puis expliquer ce qu’il y a lieu d’appeler ainsi qu’à la lumière d’exemples, et ces exemples, j’aurai à les emprunter à notre vie ou à une vie semblable à la nôtre.

104. Si N. a trouvé une combinaison, par exemple en se jouant ou par l’effet du hasard, et qu’il l’appli­que dorénavant comme une méthode pour faire ceci ou cela, nous dirons qu’il pense. — Le temps de la réflexion, ce serait celui pendant lequel il ferait défiler devant l’œil de son esprit les voies et les moyens. Mais, pour cela, il doit déjà en avoir quelques-uns en réserve. Penser lui donne la possi­bilité de parfaire ses méthodes. Ou, bien mieux, il « pense » s’il a une manière déterminée de parfaire ses méthodes. [Note marginale : Et qu’en est-il donc de la recherche?]

105. On pourrait également dire : penser, c’est avoir une manière déterminée d’apprendre.

106. Ou encore : penser en exécutant un travail, c’est souvent intégrer à celui-ci des activités qui y aident. Mais le mot « penser » ne dénote pas ces acti­vités auxiliaires, pas plus que Penser n’est Discours. Bien que le concept « penser » soit formé sur le modèle d’une activité auxiliaire imaginaire. (De même que le concept de quotient différentiel est formé, pourrait-on dire, sur le modèle d’un quotient idéal.)

107. Ces activités auxiliaires ne sont pas la pensée; mais on se représente la pensée comme le courant qui doit forcément couler sous la surface de ces auxiliaires si l’on n’entend pas réduire ceux-ci à des actions purement mécaniques.

108. Supposons que les êtres dont il s’agit, ces animaux semblables à l’homme, nous les utilisions, vendions ou achetions comme des esclaves. Ils ne peuvent pas apprendre à parler, mais on peut fort bien entraîner les plus doués d’entre eux à exécuter des tâches qui soient souvent d’une réelle complexité; et certains parmi eux travaillent « en pensant », les autres de façon purement mécanique. Pour les premiers, nous payons davantage que pour ceux qui ne sont que mécaniquement habiles.

109. Si rares étaient les hommes capables de résoudre un problème arithmétique sans parler ni écrire, on ne pourrait pas se référer au fait qu’ils existent pour établir qu’il est possible de calculer sans recourir aux signes. Et cela parce qu’on serait fort incertain de savoir si ces hommes procèdent même à un « calcul ». Il en va pareillement du cas de Ballard qu’évoque James : il ne peut pas non plus nous convaincre que l’on puisse penser sans langage.

Et de fait, pourquoi parler de « pensée » là où il n’y a pas emploi de langage? En parler, c’est déjà révéler quelque chose du concept de la pensée.

110. « Penser », c’est un concept qui a de loin­taines ramifications. Un concept qui rassemble en lui bien des manifestations de la vie. Les phénomènes de pensée couvrent un bien large champ.

111. Nous ne sommes pas du tout préparés à la tâche de décrire (par exemple) l’emploi du mot « penser » (et pourquoi le serions-nous? quelle utilité aurait une telle description?). Quand à la représentation naïve que nous nous en faisons, elle ne correspond en rien à la réalité. Nous nous attendons à lui trouver un contour uni et régulier, et tout ce que nous arrivons à voir, c’est un contour fait de mille éclats. Ce serait bien là le cas de dire que nous nous sommes fait une image fausse.

112. Du mot : « penser », il n’y a pas à attendre qu’il s’emploie de façon homogène, mais bien plutôt le contraire.

113. D’où tirons-nous ce concept « penser » que nous voulons examiner actuellement? Du langage de tous les jours. Ce qui donne sa première orientation à notre attention, c’est le mot « penser ». Mais l’emploi de ce mot est confus. D’ailleurs nous ne saurions nous attendre à rien d’autre. On peut naturellement en dire autant de tous les verbes psychologiques. On ne peut pas embrasser du regard leur champ d’utilisation aussi nettement et aussi aisément que celui de mots comme par exemple ceux de la mécanique.

114. Le mot « penser », on l’apprend, ou plutôt son emploi, dans certaines circonstances que l’on n’apprend pas, elles, à décrire.

115. Mais je puis bien enseigner à autrui l’emploi de ce mot! En effet il n’est nul besoin pour ce faire de décrire ces circonstances-là.

116. Mais c’est précisément dans des circonstances déterminées que je lui enseigne ce mot.

117. Il n’y a guère que de l’homme qu’on apprend à le dire; à l’affirmer ou à le nier. « Les poissons pensent-ils? » Cette question n’existe pas comme l’une des applications de langage du mot « penser », «elle ne se pose pas (que peut-il y avoir de plus naturel qu’un tel état de choses, qu’une telle utilisation dans le langage?).

118. « Personne n’avait pensé à cela » — on peut le dire. A coup sûr, je ne puis pas décompter les conditions qui régissent l’emploi du mot « penser », — mais je puis dire si dans une circonstance donnée l’emploi que l’on en fait est douteux et dire également de quelle manière la situation s’écarte de la normale.

119. Si, dans une pièce déterminée, j’ai appris à exécuter une tâche déterminée (comme, par exemple, de la ranger) et que je domine cette technique, il ne s’ensuit pas que je sois nécessairement susceptible d’en décrire l’ameublement; et cela même si j’y remarquais aussitôt la moindre modifi­cation et si je pouvais aussitôt la décrire.

120. « Cette loi n’a pas été édictée en prévision de tels cas. »  En est-elle pour cela dépourvue de sens?

121. Il serait parfaitement pensable que l’on se retrouve exactement dans une ville, c’est-à-dire que l’on adopte en toute certitude le plus court chemin pour y aller d’un point à un autre — et que cependant on fût complètement hors d’état d’en dessiner le plan, que, dès qu’on le tente, on ne pro­duise rien que de complètement faux (notre concept de l’ « instinct »).

122. Songeons que notre langue pourrait comporter des mots différents : un mot pour « penser à voix haute »; d’autres mots pour le monologue intérieur que nous pensons lors de nos représenta­tions; pour une pensée que nous suspendons pendant que tout autre chose nous passe dans l’esprit, mais après quoi nous sommes quand même capables de donner une réponse en toute certitude...."

 

Ludwig Wittgenstein privilégie une analyse philosophique orientée "analyse du langage", analyse de la façon dont les interactions verbales entre personnes en viennent à produire du sens. Dans une célèbre expérience de pensée, "Beetle in a Box" (1953), Ludwig Wittgenstein nous demande d'imaginer un groupe de personnes possédant chacune une boîte contenant quelque chose appelé "scarabée" (beetle).  Personne ne peut voir dans la boîte de de l'autre. On demande alors à chacun de décrire son coléoptère, et chaque personne ne peut donc parler que de son propre coléoptère. Mais comme personne ne peut vraiment savoir ce qu'il y a dans n'importe quelle de ces boîtes, le mot "scarabée" va  cesser d'avoir un sens en dehors de "cette chose qui est dans votre boîte". La boîte dans l'analogie de Wittgenstein est l'esprit. Nous supposons constamment que le fonctionnement intérieur de l'esprit d'une autre personne - le sentiment d'amour, la sensation de douleur, l'expérience même d'être conscient - est assez semblable au nôtre. Mais ce n'est qu'une supposition. Nous ne pouvons que voir dans notre propre esprit et ne communiquer cette expérience qu'avec nos propres mots à d'autres personnes, celles-ci procédant de même avec nous. C'est pourquoi cette analogie est parfois appelée "l'argument du langage privé" : le langage que nous utilisons pour nous référer à nos expériences privées est défini par la façon dont nous l'utilisons vis-à-vis d'autrui. Posséder un langage qui décrirait exclusivement nos propres expériences privées est impossible. Si quelqu'un nous dit éprouver de la douleur ou de l'amour, nous ne pourrons jamais vraiment savoir ce qu'est cette expérience pour lui et si c'est la même chose pour nous....

Il est d'usage, dans la tradition occidentale, de mettre en évidence un moment fondamental de l'histoire de la pensée, lorsque le monde grec est passé du mythe au "logos", c'est-à-dire quand la pensée n'a plus été considérée comme révélatrice de l' "être", mais est devenue discursive : le langage a alors pris la forme articulée d'un enchaînement de jugements, jugements qui ne sont pas nécessairement tous également vrais. La raison est devenue l'activité de la pensée correcte qui s'exprime dans le langage. L'idée qui s'impose alors est qu'il existe des constantes qui nous permettent d'assurer une rectitude de la pensée. La logique que construisit Aristote avait pour objectif de codifier et de systématiser des procédures permettant d'établir la validité de nos connaissances (les fameux principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu). Mais cette première logique n'est pas parvenue à détacher complètement la forme du raisonnement de son expression dans le langage naturel. 

Compte tenu de cette limitation, une première voie a été explorée pour se dégager des langues naturelles et constituer des langues artificielles, symboliques et axiomatisées, proches des mathématiques. Une seconde voie s'est évertuée à dégager sous la diversité des langues naturelles une "grammaire universelle", propre à l'espèce humaine, et susceptible de rendre compte de l'infinie production des énoncés. Mais ces deux approches ont rencontré un nouvel obstacle, de taille, le problème de la "signification". Penser ou parler se fait toujours à propos de quelque chose. Le langage renvoie toujours à quelque chose d'autre que lui-même. Se pose ainsi la question de la "réalité". Le langage et la pensée ne font-ils que s'emparer d'un sens qui serait déjà et toujours là? ou bien pensée et langage donnent-ils sa forme à la réalité? 

 

Jean Piaget (1896-1980)

Piaget, psychologue, propose un nouveau cadre conceptuel pour étudier la pensée, le constructivisme, l'intelligence se construit par stade - Piaget fonde "l'épistémologie génétique" qui s'appuie sur l'analyse du développement de la connaissance chez l'être humain, et plus précisément va tenter de rendre compte de l'évolution de la connaissance à travers l'étude du développement de l'intelligence chez l'enfant : l'enfant est privilégié parce que lui permettant d'appréhender plus rapidement le développement et le fonctionnement de l'intelligence, et lui offrant la possibilité de mettre en évidence des mécanismes communs à tous les sujets du même niveau.  

Si donc la pensée se manifeste bien dans le langage, il n'y a pas de correspondance régulière entre les deux. Piaget conçoit le développement de l'intelligence comme un processus adaptatif, un dispositif réglant les interactions du sujet et de son milieu. Mais cette intelligence, définie comme la pensée représentative, ne prend pas sa source dans le langage, mais dans une fonction symbolique qui lui est antérieure. C'est ainsi que l'enfant de 0 à 2 ans développe une première forme d'intelligence, l'intelligence sensori-motrice, qui lui permettent d'effectuer des opérations de généralisation conduisant à des sortes de "concepts pratiques". C'est à un stade plus tardif que la pensée symbolique met en oeuvre l'imitation différée et l'image mentale. 

Cette épistémologie constructiviste imaginée par Jean Piaget combine des aspects de la psychologie du développement et de l'épistémologie dite "constructiviste", terme qu'il utilisa dans "Logique et connaissance scientifique" : la vérité n'est plus fondée sur l'objectivité mais sur l'intersubjectivié, au fond les individus établissent leur savoir pratiquement exclusivement de leurs expériences sensorielles. La connaissance ne reflète pas une réalité ontologique dite objective, mais n'est que le résultat de la mise en ordre et de l'organisation d'un monde constitué par notre expérience. La connaissance ne correspond pas une réalité finalisée, la connaissance organise cette réalité. Piaget reprend ainsi ses schèmes d'acquisition de la connaissance liés aux divers stades du développement de l'enfant, celui-ci apprend de façon active en explorant son environnement. Le transfert de connaissance, du professeur à l'élève, par exemple, s'effectue en fait par un échange de significations, qui peut ne pas être sans perte, l'enfant tentant de faire correspondre cette signification à son expérience personnelle. Il n'y a de communication possible que parce que la signification que nous assignons aux mots est compatible avec celle que nos partenaires humains leur donnent...


Le langage est une vision du monde - Les anthropologues américains Edward Sapir (1884-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941) ont défendu l'idée que le langage n'est pas l'expression d'une pensée déjà structurée : le langage est l'élément premier qui va organiser notre vision du monde. L'infrastructure d'une langue va orienter l'activité mentale du sujet  et constituer le cadre dans lequel son expérience du monde va prendre sa signification. Et ainsi, à la diversité des langues va correspondre la diversité des visions du monde. C'est dans cette explication que s'enracinent pour une grande part les différences entre les cultures. Cette hypothèse ouvre bien des perspectives et des projets d'interprétation de notre relation au monde, mais jusqu'à présent n'est restée qu'hypothèse...

Celle-ci est formulée en 1940 par Benjamin Lee Whorf, un ingénieur en assurances qui se passionne pour les langues amérindiennes et les recherches comparatives de l'anthropologue de Yale, Edward Sapir, qui portent sur les langues hopi, maya et inuit. Parler, nous dit-on, c'est exprimer dans une langue particulière une pensée latente non encore traduite linguistiquement. C'est donc le  système de langue, constitué globalement d'un lexique et d'une grammaire, qui va prendre en charge l'activité mentale de tout individu, tant pour formuler ses impressions que pour se livrer à quelques analyses, et plus encore, c'est bien la langue qui régit tant les rapports entre individus et que leur perception de l'espace et du temps. Whorf va étayer son hypothèse en montrant comment les Inuits, qui vivent dans les régions arctiques de l'Amérique du Nord, ne pensent pas l'élément naturel dans lequel baigne leur existence, la neige, comme un simple phénomène naturel, mais comme une pluralité d'éléments et de représentations forgées au gré de leurs perceptions. Ce relativisme linguistique et culturel s'oppose ainsi à l'universalité présupposée de la perception et de la pensée humaine telle que le XVIIIe siècle l'affirmait. Comme toujours dans l'histoire des idées, les années 1950 qui voient l'hypothèse Sapir-Whorf largement popularisée, sont contestées dans les années 1960, notamment par Noam Chomsky qui défend l'idée que les hommes disposent des mêmes compétences mentales et qu'elles sont innées... 


En 1879, le mathématicien et philosophe allemand Gottlob Frege (1848-1925), enseignant à Iéna, publie "Begriffsschrift", qui inaugure la logique moderne en apportant à cette discipline sa première grande transformation depuis Aristote. Frege entend assurer la rigueur des propositions en les vidant de tout résidu intuitif et empirique afin de donner un fondement solide à l'arithmétique. Le langage destiné à la recherche de la vérité, et notamment le langage de la science, doit être clair et précis. Frege développe donc une théorie de la signification, toujours d'actualité, qui, à une expression, formule ou proposition, attribue un sens (Sinn) et une référence (Bedeutung). La référence d'un terme est ce qu'il désigne, le sens d'un terme est la manière dont il désigne son référent, et ce sens est conçu par la communauté linguistique de la personne qui pense.  Pour reprendre l'exemple de Frege, Hesperus et Phosphorus se référent tous deux à la planète Vénus, le référent, mais ont des significations différentes, le premier désignant Vénus comme une étoile du soir, le second comme une étoile du matin. "Un nom propre (mot, signe, combinaison de signes, expression) exprime son sens, réfère ou désigne sa référence. Avec le signe, nous exprimons le sens du nom propre et nous désignons sa référence". Frege poursuit donc cette volonté de construire une volonté formelle des énoncés, de dépasser les insuffisances du langage en constituant une langue artificielle qui va privilégier l'aspect syntaxique, "un système de signes avec les règles de leur emploi". Reste le souci du réel qui n'est pas ici traiter.

Il est par ailleurs indubitable que Gottlob Frege  est le premier à avoir élaboré de façon complète un calcul des propositions formalisé, utilisant opérateurs et quantificateurs, et à distinguer le sens d'une fonction propositionnelle de ce qu'elle désigne. La logique mathématisée se transforme en une véritable logique, capable de formaliser des lois et d'énoncer des règles de formation de ces lois dans le domaine même des mathématiques. Ses idées sont exposées dans les Fondements de l'arithmétique (1884), Fonction et concept (Funktion und Begriff, 1891), Sens et dénotation (Sinn und Bedeutung, 1892). 


Le mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), dont les travaux abordent toutes les branches de la philosophie, est connu pour les "Principia mathematica" rédigés avec Alfred North Whitehead en 1910-1913, qui ont tenté de fonder les mathématiques sur les concepts et propositions logiques. Russell a développé l'étude du monde à partir d'un point de vue purement logique. Il conçoit ainsi une sorte de cosmologie abstraite qui aurait pour objet les structures dernières du langage et du monde. "Nous avons tous tendance, écrivait-il avec l'ironie qui le caractérisait, à penser que le monde doit être en conformité avec nos préjugés. Adopter un point de vue opposé implique un effort de réflexion, et bien des gens mourraient plutôt que de faire cet effort - d'ailleurs, c'est ce qui leur arrive."  Sa notoriété repose sur son "Histoire de la philosophie occidentale" (1946), l'atomisme logique et la théorie des descriptions. 

 

Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques (1961)

« Mon évolution philosophique peut être divisée en différentes pério­des selon les problèmes auxquels ¡e me suis intéressé et les hommes dont l'œuvre m'a influencé. Ma seule préoccupation constante a été de découvrir dans quelle mesure on peut dire que nous connaissons, et de préciser le degré de certitude ou d'incertitude de nos connais­sances. Mon œuvre philosophique comporte une division importante : dans les années 1899-1900, j'ai adopté la philosophie de l'atomisme logique et la technique de Peano en logique mathématique - révolution assez grande pour rendre mes travaux antérieurs, sauf en ce qu'ils avaient de purement mathématique, étrangers à tout ce que j'ai fait plus tard. Le changement de ces années fut une révolution; les changements ultérieurs ont été de la nature d'une évolution. A l'origine, mon intérêt pour la philosophie avait deux sources. D'un côté, je désirais savoir si la philosophie offrait des arguments en faveur de ce qu'on pourrait appeler la croyance religieuse, si vague soit-elle; de l'autre, je voulais me convaincre que l'on peut connaître quelque chose, dans les mathématiques pures sinon ailleurs. Je réfléchis à ces deux problèmes durant mon adolescence, dans la solitude et sans recevoir beaucoup de secours des livres.

Quant à la religion, j’en vins à ne plus croire d’abord à la libre volonté, ensuite à l’immortalité de l’âme, enfin en Dieu. Quant aux fondements des ma­thématiques, je ne parvins à aucune conclusion. En dépit d’un fort penchant pour l’empirisme, je ne pouvais pas croire que « deux plus deux font quatre » résulte d’une induction généralisatrice tirée de l’expérience, mais je restais dans le doute quant à tout ce qui allait au-delà de cette conclusion pure­ment négative.

A Cambridge, on m’enseigna les philosophies de Kant et de Hegel, mais avec G.I.Moore, je finis par les rejeter toutes les deux. Bien que nous ayons été d’accord dans notre révolte, je pense que nos points de vue différaient sensiblement. Ce qui, me sem­ble-t-il, intéressait Moore au premier chef, c’était d’affirmer l’autonomie des faits par rapport à la connaissance et de rejeter tout l’appareil kantien des catégories et des intuitions a priori, moule de l’expé­rience mais non du monde extérieur. C’est avec enthousiasme que je partageais ses idées sur ce point, mais plus que lui je m’intéressais à certaines ques­tions de pure logique. La plus importante, et celle qui a dominé ultérieurement toute ma philosophie, était ce que j’appelais « la doctrine des relations externes ». Les monistes ont soutenu qu’en réalité, une relation entre deux termes se compose toujours des propriétés des deux termes distincts et du tout qu’ils forment, ou, en toute rigueur, de ce dernier seulement. Cette doctrine me semblait rendre les mathématiques inexplicables. Je pensais que la relation (relatedness) n’implique nulle complexité correspondante dans les termes en relation et qu’elle n’équivaut, en principe, à aucune des propriétés du tout qu’ils composent. Comme je venais de dé­velopper ce point de vue dans mon livre sur La Philosophie de Leibniz, je pris connaissance des tra­vaux de Peano sur la logique mathématique, qui me conduisirent à adopter une nouvelle technique et une nouvelle philosophie des mathématiques. Hegel et ses disciples avaient pour habitude de « prouver » l’impossibilité de l’espace, du temps et de la matière, et en général de tout ce que croit un homme ordi­naire. M’étant convaincu que les arguments hégé­liens contre ceci ou cela n’étaient pas valables, j’al­lais en réaction à l’extrême opposé et commençais de croire à la réalité de tout ce qui ne pouvait pas être réfuté — c’est-à-dire les points, les instants, les par­ticules et les universaux de Platon.

Toutefois, après 1910, quand j’eus réalisé mes pro­jets en ce qui concerne les mathématiques pures, je me mis à réfléchir sur le monde physique. En grande partie sous l’influence de Whitehead, je fus amené à pratiquer de nouvelles applications du rasoir d’Occam, dont j’étais devenu partisan depuis que j’en avais constaté l’utilité pour la philosophie de l’arithmétique. Whitehead m’avait persuadé que l’on peut faire de la physique sans supposer que les instants et les points font partie de la substance du monde. Il considérait — et en cela je fus bientôt d’accord avec lui — que la substance du monde physique peut consister en événements, chacun d’eux occupant une quantité finie d’espace-temps. Comme c’est toujours le cas quand on emploie le rasoir d’Occam, on n’était pas obligé de nier l’exis­tence des entités dont on se passait, mais on pouvait s’abstenir de l’affirmer. Ce qui avait pour avantage de diminuer le nombre des postulats requis pour l’interprétation de la connaissance dans quelque domaine que ce fût. Quant au monde physique il est impossible de prouver qu’il n’y a pas d’instants- points, mais il est possible de prouver que la phy­sique ne donne aucune raison de supposer qu’ils existent.

(...)

« Depuis que ¡'ai abandonné la philosophie de Kant et de Hegel, ¡'ai cherché la solution des problèmes philosophiques par le moyen de l'analyse; et je reste fermement convaincu, en dépit de certaines tendances modernes au contraire, que c'est seulement par l'analyse que le progrès est possible. J'ai trouvé, pour prendre un exemple important, que par l'analyse de la physique et de la perception, on peut résoudre entièrement le problème du rapport de l'esprit et de la matière..."

 

L'atomisme logique, que Wittgenstein développa dans son Tractatus, mais que tous deux abandonnèrent par la suite, explique que le langage peut être analysé selon des atomes signifiants fondamentaux, et ces atomes logiques correspondent à des atomes métaphysiques, état des choses ou des faits; la vérité d'une proposition"moléculaire" résulte de la vérité des propositions qui la composent. Russell entend ainsi mettre au jour une identité de structure entre les propositions atomiques et les faits atomiques, entre la logique et la réalité sensible. On peut alors espérer résoudre certains problèmes traditionnels de l'empirisme et montrer que certains autres problèmes (par exemple celui de l'existence de Dieu) sont insolubles. La logique n'est plus alors seulement le fondement des mathématiques mais aussi celui de la philosophie: "tout problème philosophique soumis à une analyse et à une clarification indispensables se trouve ou bien n'être pas philosophique du tout, ou bien être logique". 

 

 

La théorie des descriptions (On denoting) tente de donner un fondement logique et linguistique à l'emploi d'expressions descriptives qui sont d'autant plus importantes que nous connaissons beaucoup d'objets, non par une connaissance directe, mais seulement à partir de descriptions (comme par exemple: "le centre de gravité du soleil"). Ces expressions sont alors extraites de leur contexte pour obtenir une expression équivalente qui peut en fin de compte ne rien décrire, ou décrire un objet déterminé, ou décrire de façon indéterminée. 

 

Russell, Whitehead et les types logiques

La structure du langage est hiérarchique et possède ainsi plus d'un niveau de signification. Il ressemble à un escalier qui monte du niveau de l'objet qui décrit le monde, à un méta-niveau qui décrit les mots qui décrivent le monde, à un méta-méta-niveau qui décrit les mots à propos des mondes, et ainsi de suite. Russell et Whitehead furent ainsi les premiers à noter que les objets à l'intérieur d'une classe donnée (par exemple, plusieurs maisons) et la classe elle-même (toutes les maisons) sont à des niveaux différents de type logique : une classe ne peut être membre d'elle-même, si bien que "toutes les maisons" est à un niveau supérieur aux différentes "maisons". Le linguiste et anthropologue Benjamin Whorf étendit cette idée aux différents niveaux de communication : il existe une communication et une méta-communication constituée de mots, de postures ou de gestes à propos des autres mots.

Quand Oedipe approcha de la cité de Thèbes, il la trouva assiégée par un Sphinx qui posait à tous les voyageurs une énigme, à laquelle personne n'avait su répondre : "Quelle est la créature qui "marche" sur "quatre pattes" le matin, deux pattes "à midi" et "trois pattes" le "soir"?  " Oedipe fut capable de remarquer que les mots entre guillemets étaient en fait des métaphores, c'est-à-dire des mots à propos des mots, et non des mots à propos de la créature. Par conséquent, il répondit "l'Homme". Le Sphinx fit alors un saut mortel dans le précipice et Thèbes fut libéré. Oedipe avait perçu la confusion entre des types logiques et des niveaux de langage. Un grand nombre de violence dans nos sociétés semblent ainsi liées à notre incapacité à distinguer les symboles et la réalité, ou de maintenir nos valeurs à l'intérieur d'un contexte de valeurs élevées. Des individus peuvent de même se réduire par eux-mêmes à des "contradictions néfastes" , ce qui entraîne les personnes qui les côtoient à la folie ou au rejet. Ici, la pensée peut l'emporter sur une certaine forme d'irrationalité. 


Le "logicisme" tenté par Frege et Russell a disparu en tant que philosophie des mathématiques ou possible extrapolation à une connaissance de notre monde. Mais cette nouvelle orientation a eu le mérite de mettre en place le formalisme logico-mathématique devenue partie prenant de notre science moderne et de rebondir en développant de nouvelles interrogations dans le courant dit de la "philosophie analytique" tout en reconduisant une analyse logique du langage, la mise en évidence des erreurs de raisonnement qu'il peut induire, et poursuivant une clarification des idées et concepts qui n'est pas sans vertu. 

 

                                                                             Michael Kunze, Was ist Metaphysik?/Spiegel Interview 

 

La philosophie, dans le sens d'une logique de la science, étudie donc uniquement les discours scientifiques, qui sont les seuls véritables discours de connaissance. Et la science est menacée par la métaphysique, qui n'est pas une connaissance mais un mythe, réductible à de la poésie. Carnap dira du métaphysicien qu'il est « un musicien sans talent musical ». Cependant, la critique que fait le positivisme logique de la métaphysique est assez originale. Le positivisme logique ne reproche pas tant à la métaphysique de n'apporter aucune connaissance, ce qui est une critique traditionnelle depuis Kant, que d'être un pur non-sens. La métaphysique n'a aucune signification. Avec le passage du positivisme au positivisme logique, la critique de la métaphysique est passée d'une critique sur ses méthodes et ses thèses à une critique sur sa signification elle-même. 

 


Rudolf Carnap (1891-1970) 

Né à Ronsdorf, étudiant en physique et mathématiques, notamment sous l'égide de Gottlob Frege à Iéna, Rudolf Carnap entreprit des recherches sur la philosophie de la logique et sur l'application de la symbolique mathématique à l'épistémologie. Maître-assistant à Vienne en 1926, il participe à la rédaction du manifeste du Cercle de Vienne en 1929 et dans "La Construction logique du monde" présente une variante positiviste de l'atomisme dans il affirme que tout concept sans relation avec l'expérience est dépourvue de sens. Il dut s'exiler aux États-Unis après 1933. Ses principales publications sont : "Der logische Aufbau der Welt" (1928), "Logische Syntax der Sprache" (1934), "Meaning and Necessity" (1947), Les fondements logiques de la probabilité (1950). Carnap est de ceux qui va durcir le ton à propos du non-sens de la métaphysique et privilégier l'analyse logique du langage. Mais si le langage est l'image du monde, comment s'effectue le lien entre, d'une part ce formalisme logico-mathématique qui se met en place dans les années 20 et, d'autre part le monde comme collection de faits et son expérience de la sensation comme source de toutes nos connaissances?

 

La logique va donc servir ici à distinguer le sens (la science) du non-sens (la métaphysique). Mais quel critère permet de les distinguer? Ce critère va s'incarner dans la "théorie vérificationniste de la signification". Cette théorie affirme que la signification d'un énoncé est sa méthode de vérification: pour qu'un énoncé ait un sens, il faut donc qu'il porte sur un fait empirique observable, et s'il n'y a aucun moyen de dire s'il est vrai ou faux, alors il n'a aucun sens. Ainsi une proposition affirmant "il y a un Dieu" n'est ni vraie, ni fausse, mais tout simplement dénuée de signification, car sans conséquences qui permettraient de vérifier l'affirmation. La théorie vérificationniste peut donc rejeter tous les énoncés de la métaphysique comme dénués de sens puisque invérifiables. Mais elle a aussi et surtout un intérêt en science, où peuvent se cacher des énoncés moins voyants mais tout aussi dénués de sens. 

Le philosophe des sciences britannique Karl Popper (1902-1994), dans "Logique de la découverte scientifique" (Logik der Forschung, 1934) conteste le critère "vérificationniste" du positivisme logique : Popper considère qu'un énoncé scientifique n'a pas à être vérifiable mais à être réfutable. En effet, certains énoncés sont réfutables sans être vérifiables. Tous les énoncés qui reposent sur une induction ne peuvent être vérifiés, car le nombre de situations possibles est souvent infini, mais ils peuvent être réfutés par un seul cas contraire à la prédiction. Cette critique est majeure dans le paysage de la science moderne qui se construit, mais Popper semble ne pas s'intéresser outre-mesure au problème du langage et à la distinction entre sens et non-sens. 

 

Le philosophe américain Willard van Orman Quine (1908-2000) put rencontrer les membres du Cercle de Vienne en 1932, dont Rudolf Carnap puis, après la Guerre, se fit connaître par son travail sur la logique philosophique. Dans un article de 1951, "Les deux dogmes de l'empirisme", il établit une critique assez radicale des thèses de l'empirisme logique et conteste l'idée que l'on puisse faire une distinction tranchée entre énoncés synthétiques, portant sur des faits, et énoncés analytiques, vrais en vertu des seules règles logiques. Pour lui, la notion d'analytique est très mal définie. Il laisse même entendre que la logique peut, elle aussi dans une certaine mesure, et en dernière instance, être révisée, comme n'importe quel énoncé de fait. Car le deuxième dogme, celui du réductionnisme de tout énoncé à des énoncés portant sur des sensations (les énoncés protocolaires) n'est pas tenable. Quine défend une approche holiste : nos énoncés affrontent l'expérience en bloc, et non pas un par un. Lorsqu'un énoncé est contredit par les faits, ce n'est donc pas nécessairement cet énoncé qui est fautif, il faudra peut être remettre en cause un énoncé qui lui était lié logiquement, ou bien plusieurs énoncés en même temps. "En tant qu'empiriste, je persiste à croire au concept qui fait de la science un outil, dont le but ultime est de prédire l'expérience future à la lumière de l'expérience passée. Les objets physiques sont conceptuellement importés dans une situation en tant qu'intermédiaires appropriés - non par définition en termes d'expérience, mais simplement comme des postulats irréductibles comparables, épistémologiquement, aux dieux d'Homère.". Par la suite, Quine passa d'un "holisme radical" à un "holisme modéré" dans lequel il acceptait que des sous-ensembles significatifs de propositions scientifiques puissent être vérifiés sans sans remettre en question l'ensemble de la théorie à laquelle ils appartenaient. En bref, nous ne devrions accepter comme existantes que les choses qui sont nécessaires à la validité de nos explications. Pour Quine, notre connaissance n'est que le résultat du traitement de l'expérience et de la nature de nos croyances. Au fond, toute signification réside essentiellement dans le comportement de celui qui l'exprime.

Il a publié "D'un point de vue logique" (1953), "Le mot et la chose" (1960), "La Théorie et sa logique" (Set Theory and its Logic, 1963), "Les chemins du paradoxe" (The Ways of Paradox, 1962).

 

Michael D’Antuono, The Talk

 

La philosophie qui s'est construit dans le monde grec poursuivait cette idée d'une pensée claire, de formaliser un langage en capacité de dire le réel et de produire de la vérité. Mais ce langage génère, comme par nécessité interne, et sans doute parce qu'il n'existe que proférer par un être humain, équivoque, non-sens, ambiguïté: Jean Hyppolite évoquait la grande part dans notre vie d'être humain de parole des "sous-entendus", des "malentendus", voire de "l'intentendu". D'où le projet quelque peu radical, mais nécessaire à la construction de la science et de la pratique informatique et cognitive, de constituer des langues artificielles à partir du paradigme mathématique. La linguistique, le positivisme logique, mais aussi les théories modernes de la communication (le sujet est émetteur ou récepteur, codant et décodant des messages dans un processus de transformation d'information) privilégient d'emblée, pour développer leurs hypothèses, le rejet du sujet, de l'être humain que nous sommes, parlant. Et supprimer le sujet parlant humain, social, incarné, existant, supprime d'emblée effectivement toute opacité. Nous ne sommes donc jamais dans la transparence de ce que nous disons ou de ce que nous entendons. D'autres axes de réflexions doivent être poursuivis... 

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