Souvent, j’ai la flemme de lire les essais français qui me tentent. Trop longs, parfois complaisants avec leurs propres obscurités ou leur syntaxe alambiquée, complaisants, aussi, avec certains jeux de connivence et d’autorité. J’ai toujours apprécié, par ailleurs, qu’on m’explique les choses en les simplifiant un peu, comme on les expliquerait à son chat ou à son chien. Et puis, ma connaissance de l’histoire toute récente de la poésie française ne dépasse pas celle de mon chien. Alors quand j’ai vu que le poète / romancier / philosophe / critique Pierre Vinclair, dont j’avais beaucoup apprécié les sonnets et dont j’avais envie de lire les écrits de poétique depuis un moment, signait un petite histoire de la poésie française en anglais adressée au public de Singapour, j’ai bondi sur l’occasion en ronronnant par anticipation.
Je n’ai pas été déçu. Il s’agit d’un livre limpide, audacieux, généreux, personnel et profond qui introduit le lecteur, par le chemin de l’histoire, à la poésie contemporaine française. D’un livre dont on a envie de remercier son auteur. Hold the Line atteint parfaitement son but — il m’a même donné envie de relire des poètes qui m’ont beaucoup agacé il y a longtemps, et de lire sérieusement les expérimentations réflexives d’autres poètes dont la simple approche suffisait à m’assommer. Il regorge de très bonnes choses pour nourrir la pensée. Il permet notamment de mettre des mots et des idées sur des choses que l’on ne faisait que pressentir (je pense, par exemple, à la présentation du symbolisme et de sa descendance immédiate). Même les allusions spécifiquement destinées aux Singapouriens sont utiles, dans la mesure où elles donnent du recul et permettent de situer la poésie dans un contexte plus large.
La thèse fondamentale de Pierre Vinclair est :
- Que la poésie, même lorsqu’elle est en prose, est définie par le vers (“what link is there, if any, between all the things we call poetry? (…) The answer is deceptively simple: all poetry is line”).
- Que le vers pose un véritable problème métaphysique qui est celui du fossé entre le véhicule du langage (le son ou l’encre, même si Pierre Vinclair se focalise sur le son) et son contenu (sa signification au sens large, qui peut inclure ce qui est dénoté). Le vers pose ce problème, car il introduit, ou peut introduire des coupes dans le véhicule là où il n’y a pas de coupe dans le contenu.
- Que ce problème, caché aux classiques, a été révélé par Mallarmé et Rimbaud , donnant lieu à une crise de la poésie, la crise du vers.
- Que l’histoire de la poésie depuis Mallarmé, d’Apollinaire à Ivar Ch’Vavar, Stéphane Bouquet et Sophie Loizeau en passant par le surréalisme, l’Oulipo, Ponge ou l’objectivisme expérimental d’Anne-Marie Albiach, peut-être comprise comme une suite de réactions à ou de tentatives de résolution de cette crise.
Cette thèse est très féconde, notamment parce qu’elle permet de relier l’histoire récente de la poésie à une histoire intellectuelle globale et au développement de ce qu’on a appelé le postmodernisme. Elle est aussi rassurante pour les poètes qui peuvent se dire qu’ils prennent part, avec leurs bouts de ficelles et leurs petits poèmes, à d’imposants problèmes métaphysiques.
Aux cinq premiers chapitres, où se déploie l’analyse historique, s’en ajoute un sixième, où Pierre Vinclair présente les cinq dimensions de sa propre poétique. Ce chapitre est très personnel, mais il est aussi très généreux. Pierre Vinclair se mouille pour faire avancer la poésie. Les cinq dimensions de sa poétique sont en effet autant de questions (concernant le rejet du vers libre, le rôle de l’expérience subjective et du «discours», la naïveté ou la réflexivité du poète et son « adresse ») avec lesquelles bien des poètes contemporains bataillent plus ou moins explicitement, et les réponses honnêtes, parfois hésitantes, que leur donne Pierre Vinclair sont toutes éclairantes et utiles.
Pierre Vinclair reconnaît aussi modestement, dans ce dernier chapitre, que son histoire de la poésie est peut-être plus personnelle qu’objective. Il n’a par ailleurs pas le temps dans un ouvrage si concis de la défendre contre de nombreuses objections. Je voudrais cependant rapporter deux questions que je me suis posées en le lisant et qui ont persisté.
La première concerne la définition de la poésie par le vers. Cette définition a le mérite de tout de suite signaler ce qui différencie la poésie des autres arts. Je me suis demandé si cela permettait de rendre compte de l’unité entre les arts et de la manière dont on peut on peut retrouver la distinction entre prose et poésie dans différents arts (les films de Tarkovsky ou Godard sont plus poétiques que ceux de Nolan). Après en avoir discuté avec Pierre Vinclair, je pense que cela peut marcher : il faudra définir les autres arts par la manière dont ils questionnent le lien entre leur véhicule (le corps pour la danse, les distributions de couleurs pour la peinture, les instruments pour la musique) et leur contenu, et ajouter que plus ce questionnement est prégnant ou manifeste, plus il y a de poésie. Je me demande cependant si cela ne risque pas de classifier comme poétique des oeuvres, cinématiques par exemple, qui sont simplement plus réflexives, plus philosophiques ou plus opaques (je ne trouve pas Derrida ou le dernier Heidegger bien poétiques, même lorsque leurs styles exprime de tels questionnements). A contrario, il me semble qu’il existe une poésie dont l’enjeu se situe très loin de la crise du vers, par exemple une poésie religieuse et mystique, ou une poésie de la pensée, présente dans les koans ou certains poèmes néoclassiques de Szymborska (elle se revendique elle-même du classicisme dans plusieurs poèmes) qui joue parfois avec les idées et ce qu’elles peuvent viser plus ou moins confusément, plutôt qu’avec le support de mots et de sons qui permet de les exprimer, qui reste ici parfaitement transparent.
Par ailleurs, même si je dois avouer que ma connaissance est ici très limitée, je me demande si la lecture que fait Pierre Vincair de l’histoire de la poésie française ne tend pas à la surintellectualiser, et à en négliger, par ce biais, tout un pan, qu’on peut dire populaire, mineure ou même brute (comme on parle d’art brut). Je pense à une tradition qui a nourri la chanson française (par exemple Jammes, Richepin) et qui, des chants traditionnels au RAP en passant par Brassens et Barbara, a été nourrie par elle. Je pense aussi à des poètes dont l’influence américaine servit, non pas tant à développer des expérimentations formelles pour résoudre la crise du vers qu’à se libérer du poids de l’histoire de la poésie et de ses problèmes métaphysiques. Brautigan, par exemple, aimait certes énormément Williams, mais il semble n’être parvenu à écrire qu’en se moquant gentiment de la tradition qui l’intimidait pour s’en détacher (cf. ses premiers poèmes sur Baudelaire) et en s’autorisant ainsi à n’être qu’un poète (selon ses propres termes) mineur.
Pierre Vinclair est certainement conscient de cet écueil. Il insiste à plusieurs reprises sur les risques d’une poésie élitiste, illisible et sans public (son texte est par ailleurs particulièrement accessible, tout comme certains les poèmes que j’ai lu de lui) et sur le caractère subjectif de ses choix. Il est toujours un peu trop facile, du reste, de reprocher à une anthologie ou une histoire littéraire d’avoir oublié tel ou tel auteur. Je voudrais toutefois pousser cette critique un peu plus loin dans la mesure où je pense qu’elle correspond au vécu d’un certain nombre de lecteurs qui se sont détournés de la poésie française des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix la plus diffusée pour aller lire une poésie étrangère plus accessible et moins réflexive, ou des poètes français ultra-confidentiels. Je voudrais pousser cette critique un peu plus loin, surtout, parce qu’elle pointe, je pense, vers une question intéressante relative à la « crise du vers ». En s’en tenant à lecture de Pierre Vinclair, et en se rapportant donc à la crise du vers, on pourrait dire que la poésie à laquelle je fais référence n’a pas cherché à résoudre cette crise, mais plutôt à nier sa pertinence, à la dissoudre ou simplement à l’ignorer. Et on pourrait ici faire une analogie avec la manière dont certains philosophes ont tout bonnement rejeté les problèmes métaphysiques ou épistémologiques sur lesquels le postmodernisme s’est construit (je pense à G.E. Moore, à certains écrits de Wittgenstein et de Russell, à d’autres, plus récents, de Kripke, Armstrong, Lewis ou Mike Martin, et plus généralement à toute une traduction réaliste, raisonnablement rationaliste et anti-sceptique). Pierre Vinclair mentionne, c’est vrai, le rôle des chansons dans la poésie d’Appolinaire. Il se réfère aussi, dans la cinquième partie, à l’influence de l’Amérique sur une conception «démocratique» de la poésie. Mais il prétend (et c’est plausible en ce qui concerne les poètes qu’il considère) que ceux qui cèdent à cette influence démocratique américaine se soucient toujours de la crise du vers — ils s’en accommoderaient juste (“It doens’t mean that poets are no longer concerned with Rimbaud’s and Mallarmé’s problems [s.c. la crise du vers]; beyond trying to overcome them with radical solutions, they are willing to live in the trouble of these unsolvable problems”.) Je me demande (et ce n’est pas une figure de style, je m’y connais infiniment bien moins que Pierre Vinclair sur le sujet, je me demande vraiment) s’il ne manque pas, par cette affirmation, non seulement bien des poètes, mais peut-être aussi une manière intéressante (et pourquoi pas profonde) de réagir à la crise du vers en la rejetant. Est-ce que les poèmes de (un peu au hasard de mes récentes lectures) Thomas Vinau, Emanuel Campo, Jules Mougin, Mélanie Leblanc, Roger Lahu, de François de Cornière, d’Albane Gellé, de Florentine Rey sont marqués d’un souci de l’impossibilité supposée pour les mots d’atteindre ce qu’ils cherchent à désigner ? Et s’ils le sont effectivement, n’est-il pas temps de concevoir une poésie libérée de ce souci, parfaitement réaliste, naïve et apaisée ? Ces questions n’enlèvent absolument rien, encore une fois, aux grandes qualités de ce petit livre et, je pense, à son utilité. Je suis au contraire reconnaissant d’avoir eu, par cette lecture, l’occasion de me les poser.
Hold the Line: (An Essay on Poetry) between France and Singapore, Farisbooks.
(Je remercie Pierre Vinclair pour ses retours sur une première version de cette recension).