7/11/2020

Georges Lemaître L'hypothèse de l'atome primitif


L'hypothèse de l'atome primitif

En 1927, Lemaître construit un modèle d'Univers en expansion. Quatre ans plus tard, il propose un commencement à l'Univers, sous la forme d'un atome qui se désintègre en un feu d'artifice.
Dominique Lambert LES GENIES DE LA SCIENCE N° 30

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En octobre 1925, Lemaître entame sa première année d'enseignement à l'Université catholique de Louvain, dans le beau cadre du collège des Prémontrés, siège du département de physique. Il enseigne la mécanique analytique, l'histoire des sciences, la méthodologie mathématique et la relativité. Le jeune abbé se réinstalle à Louvain, où les séquelles de la Grande Guerre s'effacent peu à peu. Il loge à deux pas du collège des Prémontrés, au collège du Saint-Esprit, résidence pour les prêtres diocésains travaillant à Louvain. Dès son retour en Belgique, Lemaître reprend contact avec les « Amis de Jésus ». Les réunions de son groupe de réflexion subsisteront jusqu'en 1966, s'adaptant tant bien que mal aux voyages du savant, à ses distractions et au caractère animé des discussions qu'il provoque. Durant les années universitaires 1925-1927, Lemaître lit beaucoup en relativité et dans la toute récente mécanique ondulatoire fondée en 1926 par le physicien autrichien Erwin Schrödinger (1887-1961), à laquelle il a été initié au m.i.t. Depuis son retour en Belgique, il continue à s'interroger sur les conséquences de son travail concernant l'Univers de de Sitter et sur les données observationnelles relatives à la fuite des galaxies déterminée par le décalage vers le rouge de leur spectre lumineux. Son séjour dans les observatoires américains l'a persuadé de la valeur de ces observations. D'autre part, les discussions avec Silberstein lui ont montré que l'Univers de de Sitter est un cadre mathématique dans lequel on peut établir une loi de décalage vers le rouge. Cependant, nous avons vu que l'espace-temps de l'astronome hollandais ne convient pas, parce qu'il est vide de matière et que sa géométrie est euclidienne (voir page 48). L'espace-temps d'Einstein ne convient pas non plus, puisque, tout en étant rempli de matière, il est incapable de rendre compte d'un mouvement global de fuite des galaxies.
Comment sauvegarder à la fois l'idée d'un Univers massif et celle d'un Univers non statique emportant avec lui les galaxies dans un mouvement d'expansion ? En trouvant un Univers réalisant une interpolation entre « Einstein » et « de Sitter ». L'idée a déjà été suggérée par Eddington dans sa Mathematical Theory of Relativity (voir la citation page 50). La thèse de Lemaître au m.i.t. le persuade que ces solutions intermédiaires entre « Einstein » et « de Sitter » peuvent être construites. Cependant, dans la thèse, ces solutions correspondent à des univers statiques (non homogènes à symétrie sphérique) qui n'apportent rien de nouveau au problème de la fuite des galaxies.
Le coup de génie de Lemaître a été de vaincre l'inhibition qui pesait sur toute la communauté astronomique et qui l'enchaînait à l'idée d'un univers statique. Ceci ne se fit pas sans hésitation et demanda un réel courage, car la réputation d'Einstein faisait beaucoup dans l'attachement à une solution statique des équations de la relativité générale.
Dans son article fondamental de 1927 intitulé Un univers homogène de masse constante et de rayon croissant, rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques, il reprend une géométrie sphérique comme dans l'Univers d'Einstein, mais il suppose que le rayon de l'Univers est variable dans le temps, comme dans sa représentation de l'Univers plat et en expansion exponentielle de de Sitter (voir page 48).
Lemaître écrit alors les équations du champ gravitationnel d'Einstein correspondant à cet Univers sphérique de rayon variable qu'il suppose de masse constante et rempli d'un fluide parfait de densité homogène. Dans les équations d'Einstein, il conserve la célèbre constante cosmologique, introduite par Einstein, puis par de Sitter.
Les solutions des équations de Lemaître sont tous les univers homogènes et isotropes, à courbure constante positive, remplis de fluide parfait. Sans le savoir, Lemaître a trouvé un résultat connu depuis 1922-1924, période au cours de laquelle le mathématicien russe Alexandre Friedmann (1888-1925) a écrit et résolu les équations de champ d'Einstein correspondant à des univers homogènes et isotropes à courbure constante positive et ­négative (voir l'encadré page 55). Néanmoins, le mathématicien ne s'est aucunement intéressé à des applications astronomiques.
Lemaître montre qu'une solution de ses équations correspond à un espace sphérique qui gonfle de manière exponentielle avec le temps (comme dans sa représentation euclidienne de l'espace de de Sitter) et qui s'identifie à l'Univers d'Einstein à l'infini dans le passé. L'Univers de Lemaître n'a donc aucun commencement, ou son commencement se passe à un temps infiniment reculé dans le passé. Pendant un temps infini, l'Univers de Lemaître ressemble à un Univers statique d'Einstein « instable » qui hésite à entrer en expansion !
L'Univers de Lemaître n'a pas non plus de fin temporelle. À l'infini dans le futur, il a un volume infini et une masse finie, et possède donc une densité nulle. Il correspond alors à un Univers de de Sitter. Lemaître a trouvé un univers dynamique qui réalise « l'interpolation » entre « Einstein » et « de Sitter ».
Dans l'Univers de Lemaître, la lumière émise par une source lointaine, une « nébuleuse », subit un décalage vers le rouge lié à l'expansion même de l'espace : les nébuleuses ne changent pas leur position par rapport à l'Univers, c'est l'Univers qui les emporte dans son expansion.
Lemaître dérive une loi qui lie la distance r des sources à leur vitesse de fuite v par rapport à nous. Il trouve une loi linéaire du type v = a × r, où le coefficient a dépend de la variation relative du rayon de l'Univers. Ce coefficient préfigure ce qui sera, en 1929, la « constante de Hubble » qui, dans la loi de Hubble, relie linéairement la vitesse de fuite des galaxies à leur éloignement (voir page 51). À l'aide des mesures de distances des galaxies publiées par Hubble en 1926 et des mesures de vitesse moyenne effectuées par Gustaf Strömberg (1882-1962) en 1925 sur 43 « nébuleuses extragalactiques », Lemaître détermine la valeur du coefficient à environ 625 kilomètres par seconde pour des objets situés à un mégaparsec, c'est-à-dire à 3,26 × 106 années-lumière.

Un Univers en expansion sans début ni fin

La solution de Lemaître occupe une place singulière dans la classe des solutions de ses équations. Elle constitue un intermédiaire entre des « univers à rebond », d'une part, et des « univers hésitants », d'autre part. Un « univers à rebond » est un univers sphérique sans commencement ni fin temporels (voir la figure page 56). Son rayon décroît avec le temps, atteint un minimum, puis reprend sa croissance monotone. Un « univers hésitant » démarre son histoire avec un rayon nul, puis croît jusqu'au moment où il atteint un certain palier où il semble hésiter, pour un temps, entre la croissance et la décroissance. Ensuite il reprend sa croissance de manière accélérée (voir la figure page 58).
Lemaître a calculé ces deux autres types de solutions. Cependant, il les rejette pour des raisons observationnelles : le commencement de l'expansion de l'Univers remonterait seulement à un milliard d'années, ce qui est beaucoup trop court par rapport à l'échelle de l'évolution stellaire. En effet, l'inverse de la « constante de Hubble » de Lemaître a les dimensions d'un temps (1/a = r/v) et donne une sorte d'estimation de la durée de la phase d'expansion de l'Univers dans laquelle nous nous trouvons. Or si nous effectuons le calcul à partir de la valeur donnée ci-dessus, nous trouvons une durée d'expansion d'environ deux milliards d'années, ce qui est de l'ordre de grandeur de l'âge de la Terre, calculé à partir de la radioactivité résiduelle des roches. L'histoire de l'Univers risque de devenir plus courte que celle de la Terre ! C'est pourquoi Lemaître rejette le début de l'expansion à l'infini dans le passé.
Cette idée d'un Univers sans commencement tangible ne semble pas compatible avec la philosophie implicite de Lemaître, telle qu'elle apparaît dans sa Physique d'Einstein. Pour Lemaître, l'Univers, parce qu'intelligible, est fini dans l'espace et dans le temps (voir page 48). Mais cette incompatibilité n'est que superficielle, car Lemaître, suivant un principe qu'il a hérité d'Eddington, a appris à ne pas attacher trop de réalité physique à des descriptions mathématiques de phénomènes d'instabilité impliquant des processus temporels de durée infinie, tels que les oscillations d'un pendule. Pour Lemaître, donc, cet Univers sans commencement ni fin n'est qu'une approximation.
Plus tard, il montrera que sa solution à croissance exponentielle est physiquement intenable. La raison en est la suivante : l'Univers statique d'Einstein est instable. Si l'on y introduit de petites hétérogénéités de densité, son équilibre est rompu : l'Univers commence à évoluer au cours du temps, et cette évolution se produit d'autant plus tôt que les variations de densité sont importantes. Pour repousser la brisure de l'équilibre à l'infini dans le passé, il faudrait que l'homogénéité de la densité de l'Univers soit atteinte avec une précision infinie partout dans l'Univers d'Einstein. Or Lemaître a suivi les derniers développements de la mécanique ondulatoire. En 1926, le physicien allemand Max Born (1882-1970) a proposé une interprétation probabiliste des ondes que Schrödinger a associées à chaque particule pour expliquer certaines expériences où les particules présentent des propriétés… des ondes : les ondes de Schrödinger seraient des ondes de probabilité de présence des particules. Ainsi, Lemaître sait que la matière est soumise à des fluctuations statistiques, qui ne peuvent assurer une homogénéité de la densité avec une précision infinie.
Résumons. Les univers à rebond donnent une durée d'expansion trop courte par rapport à l'âge du Système solaire et des étoiles et le modèle exponentiel n'est pas physiquement tenable. Lemaître reviendra donc au troisième type de modèle auquel il fait une petite allusion dans son article de 1927 : l'univers hésitant.
Les équations de Lemaître admettent encore d'autres types de solutions : des univers...