La Diotima de Hölderlin
« A qui, sinon à toi ? »
F.H.
F.H.
Un livre sans auteur paraît ces jours-ci chez Verdier, Suzette Gontard, la Diotima de Hölderlin.Il
s’agit du regroupement de fragments de lettres échangées par Friedrich
Hölderlin (1770-1843) et Suzette Gontard (1769-1802), de tous les poèmes
adressés à celle qu’il nommait Diotima, de Diotime, la prêtresse de
l’amour dans le Banquet de Platon (la Grèce était le modèle,
l’idéal, même si Hölderlin l’a conçu de façon particulière, en étroit
rapport avec l’Allemagne, par les textes de l’Antiquité, mais également
par la référence des Jacobins français à cette civilisation). Il
contient également des documents manuscrits et iconographiques de
l’époque, de témoignages, de lettres du poète à ses proches et
d’extraits d’Hypérion. Ce livre était le grand roman
épistolaire de Hölderlin, commencé avant la rencontre et poursuivi tout
du long de celle-ci, où Diotima était la femme aimée, qui meurt
d’ailleurs, avant la fin, comme ce sera le cas dans leur histoire… Des
lettres de Hölderlin lui-même, il reste très peu, sans doute détruites à
la mort de Suzette Gontard par sa famille, ou avant sa mort par
elle-même. Lui conserve jusqu’à sa mort les lettres de Diotima - un
certain nombre mais pas toutes ou incomplètes, perdues, tronquées, nous
sont parvenues - suffisamment pour comprendre quelle femme
exceptionnelle elle était. Le volume s’ouvre d’ailleurs par un lettre de
Suzette Gontard à Friedrich Hölderlin. Comme le fait remarquer Thomas
Buffet, le traducteur, on ne trouve jamais leurs prénoms dans ces
échanges (prudence, ou tout de suite accès à quelque chose de
supérieur ?). Le tout est traduit d’après l’édition d’Adolf Beck en 1980
chez Insel Verlag et paru dans la belle collection germaniste de
Jean-Yves Masson « Der Doppelgänger » chez Verdier.
Nombre de ces échanges étaient déjà présents dans la Pléiade Hölderlin dirigée par Philippe Jaccottet, traduits par Denise Naville, dans un dossier à la fin du volume. Mais cette édition, outre une nouvelle traduction, remet au premier plan et pas seulement en notes la personnalité de Diotima et le contenu élevé de ces correspondances.
Haute figure de l’idéalisme allemand – mouvement philosophique succédant aux Lumières allemandes dit Aufklärung, reprenant et tentant de dépasser l’idéalisme kantien, marqué également par les idées de Nature et de Bien chez Rousseau – Hölderlin, orphelin de père à 2 ans, élevé par une mère rigide qui ne vise que le métier de pasteur pour son fils, fait ses études avec Schelling et Hegel, suit les cours de Fichte. Il ne fait pas partie du premier romantisme d’Iena (les frères Schlegel, les Brentano, l’étoile filante Novalis, qui verront en lui, les premiers, un immense poète), et d’ailleurs en quelque sorte, ne fera partie de rien. Il fréquente de près cette incroyable constellation de poètes et de philosophes de l’époque. Seul Goethe ne le « reconnait » pas, comme il ne le fera pas non plus pour Lenz, effrayés par eux, placé sur un piédestal dont il ne veut pas tomber, et il est vrai, ayant certainement suffisamment à lutter lui-même pour son propre équilibre… Hölderlin a certainement beaucoup marqué la philosophie de Hegel à travers la fameuse dialectique (dans la discussion philosophique, ce mouvement, véritable moteur de l’esprit, mu par la négation autant que par la réconciliation des arguments) qui lui doit énormément. Son collègue Schelling, après avoir été très proche, le tiendra à distance, et ne lui répondra plus, se moquera même publiquement des traductions que fait le poète des tragédies de Sophocle.
Hölderlin est fasciné, comme tous ses amis du Stift de Tübingen par la Révolution française (fascination à partir de laquelle Benoît Chantre écrit son très approfondi Le clocher de Tübingen, paru l‘année dernière chez Grasset). Avec Hegel et Schelling, on dit qu’ils plantèrent un arbre de la Liberté au bord du Neckar ! Comprendre cette époque, l’espoir qu’elle a porté pour le poète d’une possible république allemande ou au moins souabe (sa région) et l’immense déception qui a suivi, comprendre également l’influence essentielle de Rousseau, son maître, est essentiel pour comprendre Hölderlin.
Juste avant ces années de « très haut amour » pour parler comme Catherine Pozzi, Hölderlin eut probablement une fille qui ne vécut qu’un an, Louise Agnese, avec une jeune femme de la région, Wilhelmine Marianne Kirms.
Il est difficile de ne pas rêver à cette petite-fille…
Hölderlin rencontre Suzette Gontard à Francfort en 1795, elle est la mère de quatre enfants (bien qu’elle n’ait que 29 ans) et l‘épouse du banquier Jacob Gontard. C’est un couple très en vue, elle est louée pour sa beauté mais aussi pour son intelligence et de beaux traits de caractère (une « belle âme » comme le dit Thomas Buffet, suivant le modèle de Schiller et de Goethe). Le hasard fait qu’elle lut un extrait d’Hypérion donné par un soupirant, avant de rencontrer le poète (comme le raconte Pierre Bertaux dans son indispensable Hölderlin ou le temps d’un poète que Gallimard devrait rééditer). Hölderlin est le précepteur des enfants, l’amour naît entre eux de façon foudroyante : « Nous ne nous connaissions pas encore, déjà nous étions l’un à l’autre. »Il durera sept ans en apparence, et toujours en réalité. En 1798, cette relation est découverte, Hölderlin quitte la maison. « Un été, un seul, accordez-le moi, Puissances !/Une fois/J’aurais vécu comme vivent les dieux. Que vouloir de plus ? » C’était l’été du séjour idyllique à Bad Driburg. Ils se reverront en cachette jusqu’en 1800, puis Hölderlin quitte la ville. Suzette Gontard meurt en juin 1802, à 33 ans, certainement de tuberculose. « Pourtant, pourtant, je ne peux pas croire/que tu meurs tant tu aimes » (FH ). Hölderlin l’apprend fin juin 1802 par son vieil ami Isaac von Sinclair, qui le protégera longtemps, avant de le trahir en le remettant à la mère du poète, qui le fera interner dès son retour. Le poète ne se remettra jamais de cet amour intense ni de la mort de sa Diotima et sombre en 1806 dans la « folie ». (Certains, comme Philippe Lacoue-Labarthe ou Pierre Bertaux n’ont jamais vraiment adhéré à cette thèse, pensant qu’Hölderlin certes était loin de la norme mais aussi se protégeait surtout derrière la politesse très exagérée et très ironique avec laquelle il s’adressait à ses visiteurs, et l’énigmatique signature de « Scardanelli » dont il signait tous ses derniers poèmes). Il pourra quitter la clinique Autenrieth et les mauvais traitements psychiatriques l’année suivante pour vivre chez le bon menuiser Zimmer, jusqu’à sa mort en 1843. Durant ces années juste avant son effondrement en 1806, il écrit les fameux « grands poèmes », Pain et vin, Le Rhin, Germanie, En bleu adorable, Patmos, Mnémosyne et l’inoubliable Andenken (traduit le plus souvent par Souvenir, mais il faudrait presque dire Penser à (An/denken) si l’on voulait appliquer à la lettre la fusion constante chez Hölderlin de la pensée et la poésie, la pensée vers Diotima. Sans oublier danken, remercier. C’est la position de Philippe Lacoue-Labarthe.
Pourquoi Diotima ? On l’a dit, Hölderlin admirait les Grecs, ce prénom de Diotime incarne pour lui l’idéal même de beauté et de bien, par l’esprit.
Diotime : « (…) soit celle qui honore les dieux, soit celle qui est honorée des dieux » nous dit Thomas Buffet dans les notes. Dans le Banquet de Platon, elle est celle qui enseigne la nature de l’amour, elle est l’interprète de la pensée socratique de l’Eros, par le biais non seulement du discours mais surtout de la pratique de la philosophie et par l’expérience de ce qui inspire et est révélé.
D’une part ce livre donne un éclairage sur la position de Hölderlin dans la maison Gontard. Certes reçu à la table familiale pour les repas, en tant que précepteur de Henry, le fils de 8 ans (les filles à cette époque n’ont pas droit à son enseignement !), il souffre pourtant beaucoup d’être traité comme un domestique par le maître de maison, tenu à l’écart des activités culturelles de la famille. Ce statut pèse de plus en plus lourd et n’est pas pour rien dans le départ précipité de Hölderlin de la maison. Car si le scandale de la liaison n’est socialement pas acceptable, la banquier Gontard n’est pas fondamentalement jaloux, ne sera pas présent aux obsèques de sa femme et se remariera rapidement, mais il aura été cinglant sur le statut du poète comme ne faisant que partie du « personnel de maison ».
D’autre part et surtout ce livre remet Diotima à la place qui est la sienne, c’est-à-dire à la hauteur de l’amour du poète, à la hauteur de la poésie, à la hauteur de l’idée même de l’amour à cette époque prise entre la fin du classicisme et le romantisme. Ce qui frappe le plus, c’est cette unité d’âme, cette élévation nécessaire qu’ils professent tous les deux, c’est la pratique même de leurs idées communes.
Il semble impensable qu’ils ne se soient pas aimés physiquement, toutefois il n’y en a pas trace dans les lettres, peu sensuelles, à moins que ces passages ne manquent ou que la moralité ait exclu d’en parler. Il y a ce surprenant et à vrai dire, énigmatique passage :
« (…) tout sentiment réveille en moi, dans toute sa force, mon désir impérieux, mêlé à mille douleurs. Même au plus profond de mes pensées, je n’éprouve pas d’autre désir que de connaître la relation amoureuse la plus intense. En effet, qu’est ce qui peut nous mener à ce couple ambigu de la vie et de la mort, si ce n’est la voix de notre être supérieur que nous confions à une âme aimante proche de la nôtre, cette voix que de nous-mêmes nous ne parvenons pas toujours à entendre. Unis, nous sommes forts et indéfectibles, dans le beau et le bien, au-delà de toutes les pensées, dans la foi et dans l’espérance. Mais dans le monde réel qui nous contient, cette relation amoureuse n’existe pas seulement à travers l’esprit ; même les sens (hormis la sensualité) en font partie. » (lettre de Suzette Gontard, après le départ d’Hölderlin).
Et lui : « (…) il est souvent impossible de nourrir face à elle des pensées portant sur des choses mortelles » (lettre de FH à son ami Neuffer, juin 1796).
Nous n’en savons pas davantage. Peu importe.
L’être supérieur auquel Diotima fait allusion, c’est l’esprit, par le devoir que chacun doit se fixer pour lui-même (un sujet forcément limité), qu’il doit dépasser et ceci également dans ses actes. Cette notion d’action est très importante pour Hölderlin, qui n’était en rien un rêveur, dont le lyrisme même autant que l’engagement révolutionnaire était un des modes d’action, c’est aussi la part du divin en nous : « chacun aurait son propre dieu dans la mesure où chacun a une sphère qui lui est propre : la sphère de son action et de son expérience. Ce n’est que dans la mesure où plusieurs êtres humains ont une sphère commune dans laquelle ils agissent et pâtissent en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire au-delà de toute nécessité, c’est uniquement dans cette mesure qu’ils ont une commune divinité » (essai fragmentaire sur la religion, cité par Pierre Bertaux), donnant lieu à une sorte de « religion nouvelle » « sans dogme ni Eglise », conclut Bertaux :
« Là sont venus de l’idéal,/comme des cieux, le courage et la puissance » ou
« Nul signe divin ne nous sépare,/nous devenons l’Un et le Tout/c’est seulement là que je suis dans mon élément » « Le nom de ce qui est Un et Tout/Son nom est Beauté. ».
L’amour : « son pouvoir est d’être l’interprète et le messager des hommes auprès des dieux, des dieux auprès des hommes. » (Platon, Phèdre) L’amour a une puissance « démonique », il « réunit l’univers à soi-même » poursuit Platon. A partir de cette conception, c’est un sentiment ET une idée très élevés, Suzette Gontard et Friedrich Hölderlin en sont parfaitement conscients et en accord. Aussi même si plusieurs fois Hölderlin et Diotima essaient de se séparer, conscients de l’impossibilité d’un avenir commun :
« Nous voulions nous séparer, nous jugions cette idée bonne et judicieuse ;/Mais au moment d’agir, pourquoi cet acte nous effraya-t-il, tel un meurtre ? » (FH Les amants), ils avaient le projet commun d’accéder à cet être supérieur qui les inspirait. Ce « meurtre » le serait sur cet être supérieur, il n’est donc pas envisageable :
« Hélas nous ne nous connaissons guère/Car il y a en nous un dieu qui agit. » (Les amants)Au fond, dans ces pages de poèmes, de lettres, il y a « tout », la pensée/la poésie, ce « même » (Dichtung, en un seul mot et bien sûr il est allemand). Qu’Hölderlin ait pu le partager avec Diotima est en soi une exception.
La langue de Hölderlin, parcourue par l’archaïque, sera de plus en plus « grecque », s’éloignant d’un allemand habituel à l’époque. Beaucoup ne le comprennent pas, voire se moquent (Schelling rotant à gorge déployée en entendant une traduction par Hölderlin de l’Antigone de Sophocle). C’est oublier qu’il cherche la simplicité absolue à travers un travail énorme sur le poème (quelques repères ici et là sur sa page, et ensuite le travail de prosodie extrêmement précis, « une prosodie de la pensée poétique, imagée » (résume avec justesse Pierre Bertaux) et on l’a souvent souligné, musical. Ses poèmes, il les nommait souvent Gesänge, chants.
Il essaie de scander et de respecter une prosodie qui est celle des Grecs et qu’il tente d’adapter à la prosodie allemande – ce qui n’est pas facile, et qui force à créer un langage pour le moins incompréhensible pour cette époque. Il dit justement que cela est aussi incompréhensible pour notre époque que cela pouvait l’être pour les Grecs eux-mêmes. Et je crois que c’était son dernier projet, et que cela devrait représenter pour lui une étape décisive dans ce qu’il cherchait à faire, c’est-à-dire produire une littérature vraiment moderne, vraiment dégagée du modèle ancien. Le paradoxe de sa démarche, c’est qu’une extrême fidélité aux œuvres anciennes revient à prendre un maximum de distance par rapport à elles. Plus je suis fidèle aux Anciens, plus je suis moderne : c’est la structure même du paradoxe. Et je crois que c’est exactement ce qu’il cherchait .(Ph. Lacoue-Labarthe, entretien pour la revue Labyrinthe, 2005)
Hölderlin recherchait un « lyrisme objectif » (Pierre Bertaux), après la découverte et l’étude des odes de Pindare. Chez le menuisier Zimmer il jouait du piano, répétant toujours les mêmes thèmes, à l’instar peut-être de certaines musiques répétitives que nous connaissons, ou marchait des heures d’un pas très cadencé afin de saisir le rythme même, la pros/odie étant une manière de marcher cadencée, alternant les tonalités (Wechsel der Töne) et cherchant par là-même, un souffle, de même qu’en fin de poème, un « retour » (thème très cher à Hölderlin) à la tonalité de départ, tel les oiseaux (nombreux chez le poète) migrateurs.
C’est le moment du retour/retournement, dit aussi cata/strophe, Katastrophè, renversement, retournement brutal quand la tragédie grecque arrive à sa fin.
« Avant même notre première rencontre,/nos âmes se connaissaient. » (Diotima, poème de la période de Francfort, et Hypérion en est l’écho).
Diotima méritait bien qu’un livre porte son nom. Ils l’ont écrit à deux, ensemble et séparément.
Cet ensemble aussi intense et tendu que sobre (rien à voir avec l’exacerbation du romantisme), douloureux autant qu’heureux, d’une très haute qualité intellectuelle et spirituelle rappelle la grandeur d’Héloïse et Abélard, et témoigne de l’attente, de l’espérance et d’une immense douleur.
Très loin de l’égérie, comme l’a peut-être été davantage la Sophie von Kühn de Novalis, proche plutôt par sa force d’âme d’une Bettina Brentano ou de Caroline von Günderode, Diotima s’affirme comme l’image de l’amour mais aussi comme une grande intelligence.
« … demeure plutôt tel que tu es et résiste de ton mieux plutôt que de risquer d’être un jour à nouveau vaincu et rejeté par le destin. Autrement tes forces ne le supporteraient pas et ce serait une pure perte pour le monde et la postérité à laquelle tu te voues également en secret. (…) Il ne faut pas que tu te mettes toi-même en jeu. Ta noble nature, le miroir de toute beauté, ne doit pas se briser en toi, tu dois également au monde de lui donner ce qui te semble transfiguré en une nature supérieure et de penser en particulier à ta survie. Rares sont les gens comme toi !- (lettre de Suzette Gontard à Hölderlin, entre 1798 et 1800). Quelle clairvoyance quand on connaît la suite…
Abschied, écrivait Hölderlin, Adieu, qui signifie : au défunt (Ab/schied). Ce livre témoigne qu’ils se parlent toujours :
« Les relations invisibles se poursuivront malgré tout » (S.G. à F.H.).
« A qui, sinon à toi ? » (F.H. à S.G.)
Isabelle Baladine Howald
Suzette Gontard, la Diotima de Hölderlin, Lettres, documents et poèmes édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet, Verdier, 2020, 192 p., 18€.
Nombre de ces échanges étaient déjà présents dans la Pléiade Hölderlin dirigée par Philippe Jaccottet, traduits par Denise Naville, dans un dossier à la fin du volume. Mais cette édition, outre une nouvelle traduction, remet au premier plan et pas seulement en notes la personnalité de Diotima et le contenu élevé de ces correspondances.
Haute figure de l’idéalisme allemand – mouvement philosophique succédant aux Lumières allemandes dit Aufklärung, reprenant et tentant de dépasser l’idéalisme kantien, marqué également par les idées de Nature et de Bien chez Rousseau – Hölderlin, orphelin de père à 2 ans, élevé par une mère rigide qui ne vise que le métier de pasteur pour son fils, fait ses études avec Schelling et Hegel, suit les cours de Fichte. Il ne fait pas partie du premier romantisme d’Iena (les frères Schlegel, les Brentano, l’étoile filante Novalis, qui verront en lui, les premiers, un immense poète), et d’ailleurs en quelque sorte, ne fera partie de rien. Il fréquente de près cette incroyable constellation de poètes et de philosophes de l’époque. Seul Goethe ne le « reconnait » pas, comme il ne le fera pas non plus pour Lenz, effrayés par eux, placé sur un piédestal dont il ne veut pas tomber, et il est vrai, ayant certainement suffisamment à lutter lui-même pour son propre équilibre… Hölderlin a certainement beaucoup marqué la philosophie de Hegel à travers la fameuse dialectique (dans la discussion philosophique, ce mouvement, véritable moteur de l’esprit, mu par la négation autant que par la réconciliation des arguments) qui lui doit énormément. Son collègue Schelling, après avoir été très proche, le tiendra à distance, et ne lui répondra plus, se moquera même publiquement des traductions que fait le poète des tragédies de Sophocle.
Hölderlin est fasciné, comme tous ses amis du Stift de Tübingen par la Révolution française (fascination à partir de laquelle Benoît Chantre écrit son très approfondi Le clocher de Tübingen, paru l‘année dernière chez Grasset). Avec Hegel et Schelling, on dit qu’ils plantèrent un arbre de la Liberté au bord du Neckar ! Comprendre cette époque, l’espoir qu’elle a porté pour le poète d’une possible république allemande ou au moins souabe (sa région) et l’immense déception qui a suivi, comprendre également l’influence essentielle de Rousseau, son maître, est essentiel pour comprendre Hölderlin.
Juste avant ces années de « très haut amour » pour parler comme Catherine Pozzi, Hölderlin eut probablement une fille qui ne vécut qu’un an, Louise Agnese, avec une jeune femme de la région, Wilhelmine Marianne Kirms.
Il est difficile de ne pas rêver à cette petite-fille…
Hölderlin rencontre Suzette Gontard à Francfort en 1795, elle est la mère de quatre enfants (bien qu’elle n’ait que 29 ans) et l‘épouse du banquier Jacob Gontard. C’est un couple très en vue, elle est louée pour sa beauté mais aussi pour son intelligence et de beaux traits de caractère (une « belle âme » comme le dit Thomas Buffet, suivant le modèle de Schiller et de Goethe). Le hasard fait qu’elle lut un extrait d’Hypérion donné par un soupirant, avant de rencontrer le poète (comme le raconte Pierre Bertaux dans son indispensable Hölderlin ou le temps d’un poète que Gallimard devrait rééditer). Hölderlin est le précepteur des enfants, l’amour naît entre eux de façon foudroyante : « Nous ne nous connaissions pas encore, déjà nous étions l’un à l’autre. »Il durera sept ans en apparence, et toujours en réalité. En 1798, cette relation est découverte, Hölderlin quitte la maison. « Un été, un seul, accordez-le moi, Puissances !/Une fois/J’aurais vécu comme vivent les dieux. Que vouloir de plus ? » C’était l’été du séjour idyllique à Bad Driburg. Ils se reverront en cachette jusqu’en 1800, puis Hölderlin quitte la ville. Suzette Gontard meurt en juin 1802, à 33 ans, certainement de tuberculose. « Pourtant, pourtant, je ne peux pas croire/que tu meurs tant tu aimes » (FH ). Hölderlin l’apprend fin juin 1802 par son vieil ami Isaac von Sinclair, qui le protégera longtemps, avant de le trahir en le remettant à la mère du poète, qui le fera interner dès son retour. Le poète ne se remettra jamais de cet amour intense ni de la mort de sa Diotima et sombre en 1806 dans la « folie ». (Certains, comme Philippe Lacoue-Labarthe ou Pierre Bertaux n’ont jamais vraiment adhéré à cette thèse, pensant qu’Hölderlin certes était loin de la norme mais aussi se protégeait surtout derrière la politesse très exagérée et très ironique avec laquelle il s’adressait à ses visiteurs, et l’énigmatique signature de « Scardanelli » dont il signait tous ses derniers poèmes). Il pourra quitter la clinique Autenrieth et les mauvais traitements psychiatriques l’année suivante pour vivre chez le bon menuiser Zimmer, jusqu’à sa mort en 1843. Durant ces années juste avant son effondrement en 1806, il écrit les fameux « grands poèmes », Pain et vin, Le Rhin, Germanie, En bleu adorable, Patmos, Mnémosyne et l’inoubliable Andenken (traduit le plus souvent par Souvenir, mais il faudrait presque dire Penser à (An/denken) si l’on voulait appliquer à la lettre la fusion constante chez Hölderlin de la pensée et la poésie, la pensée vers Diotima. Sans oublier danken, remercier. C’est la position de Philippe Lacoue-Labarthe.
Pourquoi Diotima ? On l’a dit, Hölderlin admirait les Grecs, ce prénom de Diotime incarne pour lui l’idéal même de beauté et de bien, par l’esprit.
Diotime : « (…) soit celle qui honore les dieux, soit celle qui est honorée des dieux » nous dit Thomas Buffet dans les notes. Dans le Banquet de Platon, elle est celle qui enseigne la nature de l’amour, elle est l’interprète de la pensée socratique de l’Eros, par le biais non seulement du discours mais surtout de la pratique de la philosophie et par l’expérience de ce qui inspire et est révélé.
D’une part ce livre donne un éclairage sur la position de Hölderlin dans la maison Gontard. Certes reçu à la table familiale pour les repas, en tant que précepteur de Henry, le fils de 8 ans (les filles à cette époque n’ont pas droit à son enseignement !), il souffre pourtant beaucoup d’être traité comme un domestique par le maître de maison, tenu à l’écart des activités culturelles de la famille. Ce statut pèse de plus en plus lourd et n’est pas pour rien dans le départ précipité de Hölderlin de la maison. Car si le scandale de la liaison n’est socialement pas acceptable, la banquier Gontard n’est pas fondamentalement jaloux, ne sera pas présent aux obsèques de sa femme et se remariera rapidement, mais il aura été cinglant sur le statut du poète comme ne faisant que partie du « personnel de maison ».
D’autre part et surtout ce livre remet Diotima à la place qui est la sienne, c’est-à-dire à la hauteur de l’amour du poète, à la hauteur de la poésie, à la hauteur de l’idée même de l’amour à cette époque prise entre la fin du classicisme et le romantisme. Ce qui frappe le plus, c’est cette unité d’âme, cette élévation nécessaire qu’ils professent tous les deux, c’est la pratique même de leurs idées communes.
Il semble impensable qu’ils ne se soient pas aimés physiquement, toutefois il n’y en a pas trace dans les lettres, peu sensuelles, à moins que ces passages ne manquent ou que la moralité ait exclu d’en parler. Il y a ce surprenant et à vrai dire, énigmatique passage :
« (…) tout sentiment réveille en moi, dans toute sa force, mon désir impérieux, mêlé à mille douleurs. Même au plus profond de mes pensées, je n’éprouve pas d’autre désir que de connaître la relation amoureuse la plus intense. En effet, qu’est ce qui peut nous mener à ce couple ambigu de la vie et de la mort, si ce n’est la voix de notre être supérieur que nous confions à une âme aimante proche de la nôtre, cette voix que de nous-mêmes nous ne parvenons pas toujours à entendre. Unis, nous sommes forts et indéfectibles, dans le beau et le bien, au-delà de toutes les pensées, dans la foi et dans l’espérance. Mais dans le monde réel qui nous contient, cette relation amoureuse n’existe pas seulement à travers l’esprit ; même les sens (hormis la sensualité) en font partie. » (lettre de Suzette Gontard, après le départ d’Hölderlin).
Et lui : « (…) il est souvent impossible de nourrir face à elle des pensées portant sur des choses mortelles » (lettre de FH à son ami Neuffer, juin 1796).
Nous n’en savons pas davantage. Peu importe.
L’être supérieur auquel Diotima fait allusion, c’est l’esprit, par le devoir que chacun doit se fixer pour lui-même (un sujet forcément limité), qu’il doit dépasser et ceci également dans ses actes. Cette notion d’action est très importante pour Hölderlin, qui n’était en rien un rêveur, dont le lyrisme même autant que l’engagement révolutionnaire était un des modes d’action, c’est aussi la part du divin en nous : « chacun aurait son propre dieu dans la mesure où chacun a une sphère qui lui est propre : la sphère de son action et de son expérience. Ce n’est que dans la mesure où plusieurs êtres humains ont une sphère commune dans laquelle ils agissent et pâtissent en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire au-delà de toute nécessité, c’est uniquement dans cette mesure qu’ils ont une commune divinité » (essai fragmentaire sur la religion, cité par Pierre Bertaux), donnant lieu à une sorte de « religion nouvelle » « sans dogme ni Eglise », conclut Bertaux :
« Là sont venus de l’idéal,/comme des cieux, le courage et la puissance » ou
« Nul signe divin ne nous sépare,/nous devenons l’Un et le Tout/c’est seulement là que je suis dans mon élément » « Le nom de ce qui est Un et Tout/Son nom est Beauté. ».
L’amour : « son pouvoir est d’être l’interprète et le messager des hommes auprès des dieux, des dieux auprès des hommes. » (Platon, Phèdre) L’amour a une puissance « démonique », il « réunit l’univers à soi-même » poursuit Platon. A partir de cette conception, c’est un sentiment ET une idée très élevés, Suzette Gontard et Friedrich Hölderlin en sont parfaitement conscients et en accord. Aussi même si plusieurs fois Hölderlin et Diotima essaient de se séparer, conscients de l’impossibilité d’un avenir commun :
« Nous voulions nous séparer, nous jugions cette idée bonne et judicieuse ;/Mais au moment d’agir, pourquoi cet acte nous effraya-t-il, tel un meurtre ? » (FH Les amants), ils avaient le projet commun d’accéder à cet être supérieur qui les inspirait. Ce « meurtre » le serait sur cet être supérieur, il n’est donc pas envisageable :
« Hélas nous ne nous connaissons guère/Car il y a en nous un dieu qui agit. » (Les amants)Au fond, dans ces pages de poèmes, de lettres, il y a « tout », la pensée/la poésie, ce « même » (Dichtung, en un seul mot et bien sûr il est allemand). Qu’Hölderlin ait pu le partager avec Diotima est en soi une exception.
La langue de Hölderlin, parcourue par l’archaïque, sera de plus en plus « grecque », s’éloignant d’un allemand habituel à l’époque. Beaucoup ne le comprennent pas, voire se moquent (Schelling rotant à gorge déployée en entendant une traduction par Hölderlin de l’Antigone de Sophocle). C’est oublier qu’il cherche la simplicité absolue à travers un travail énorme sur le poème (quelques repères ici et là sur sa page, et ensuite le travail de prosodie extrêmement précis, « une prosodie de la pensée poétique, imagée » (résume avec justesse Pierre Bertaux) et on l’a souvent souligné, musical. Ses poèmes, il les nommait souvent Gesänge, chants.
Il essaie de scander et de respecter une prosodie qui est celle des Grecs et qu’il tente d’adapter à la prosodie allemande – ce qui n’est pas facile, et qui force à créer un langage pour le moins incompréhensible pour cette époque. Il dit justement que cela est aussi incompréhensible pour notre époque que cela pouvait l’être pour les Grecs eux-mêmes. Et je crois que c’était son dernier projet, et que cela devrait représenter pour lui une étape décisive dans ce qu’il cherchait à faire, c’est-à-dire produire une littérature vraiment moderne, vraiment dégagée du modèle ancien. Le paradoxe de sa démarche, c’est qu’une extrême fidélité aux œuvres anciennes revient à prendre un maximum de distance par rapport à elles. Plus je suis fidèle aux Anciens, plus je suis moderne : c’est la structure même du paradoxe. Et je crois que c’est exactement ce qu’il cherchait .(Ph. Lacoue-Labarthe, entretien pour la revue Labyrinthe, 2005)
Hölderlin recherchait un « lyrisme objectif » (Pierre Bertaux), après la découverte et l’étude des odes de Pindare. Chez le menuisier Zimmer il jouait du piano, répétant toujours les mêmes thèmes, à l’instar peut-être de certaines musiques répétitives que nous connaissons, ou marchait des heures d’un pas très cadencé afin de saisir le rythme même, la pros/odie étant une manière de marcher cadencée, alternant les tonalités (Wechsel der Töne) et cherchant par là-même, un souffle, de même qu’en fin de poème, un « retour » (thème très cher à Hölderlin) à la tonalité de départ, tel les oiseaux (nombreux chez le poète) migrateurs.
C’est le moment du retour/retournement, dit aussi cata/strophe, Katastrophè, renversement, retournement brutal quand la tragédie grecque arrive à sa fin.
« Avant même notre première rencontre,/nos âmes se connaissaient. » (Diotima, poème de la période de Francfort, et Hypérion en est l’écho).
Diotima méritait bien qu’un livre porte son nom. Ils l’ont écrit à deux, ensemble et séparément.
Cet ensemble aussi intense et tendu que sobre (rien à voir avec l’exacerbation du romantisme), douloureux autant qu’heureux, d’une très haute qualité intellectuelle et spirituelle rappelle la grandeur d’Héloïse et Abélard, et témoigne de l’attente, de l’espérance et d’une immense douleur.
Très loin de l’égérie, comme l’a peut-être été davantage la Sophie von Kühn de Novalis, proche plutôt par sa force d’âme d’une Bettina Brentano ou de Caroline von Günderode, Diotima s’affirme comme l’image de l’amour mais aussi comme une grande intelligence.
« … demeure plutôt tel que tu es et résiste de ton mieux plutôt que de risquer d’être un jour à nouveau vaincu et rejeté par le destin. Autrement tes forces ne le supporteraient pas et ce serait une pure perte pour le monde et la postérité à laquelle tu te voues également en secret. (…) Il ne faut pas que tu te mettes toi-même en jeu. Ta noble nature, le miroir de toute beauté, ne doit pas se briser en toi, tu dois également au monde de lui donner ce qui te semble transfiguré en une nature supérieure et de penser en particulier à ta survie. Rares sont les gens comme toi !- (lettre de Suzette Gontard à Hölderlin, entre 1798 et 1800). Quelle clairvoyance quand on connaît la suite…
Abschied, écrivait Hölderlin, Adieu, qui signifie : au défunt (Ab/schied). Ce livre témoigne qu’ils se parlent toujours :
« Les relations invisibles se poursuivront malgré tout » (S.G. à F.H.).
« A qui, sinon à toi ? » (F.H. à S.G.)
Isabelle Baladine Howald
Suzette Gontard, la Diotima de Hölderlin, Lettres, documents et poèmes édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet, Verdier, 2020, 192 p., 18€.