Bach, l'Allemand
Parvenu à l’âge de cinquante ans,
et quoique fort peu soucieux d’écrire autre chose que des notes de
musique, Bach eut à cœur de consigner sur le papier tout ce qu’il savait
de la tribu dont il se réclamait avec fierté, des vies et des travaux
de ses aïeux. En commençant par l’aïeul fondateur de la famille (ou
supposé tel), l’ancêtre Vitus, le grand-père de son grand-père. La religion qu’il confessait, le luthéranisme, le contraignit à fuir la Hongrie au xvie
siècle. Après avoir converti ses biens en argent, dans la mesure où
cela pouvait se faire, il partit pour l’Allemagne. Ayant trouvé en
Thuringe assez de sûreté pour sa foi luthérienne, il s’est installé à
Wechmar, près de Gotha, et reprit son métier de boulanger.
Venu de Presbourg, l’actuelle Bratislava, capitale de la Slovaquie mais alors capitale de la Hongrie, notre boulanger était-il de souche magyare? Il est bien possible en effet que la passion de la musique des Bach, alliée à leur tempérament vif et chaleureux, trouvent en Hongrie leur source; possible aussi qu’arrivant en Allemagne, Vitus y ait été appelé du sobriquet de Bach, alors encore synonyme de "musicien itinérant". Toujours est-il qu’il s’ancre en Thuringe, en un enracinement si profond qu’il paraît définitif : toute sa postérité manifestera un attachement viscéral à cette terre d’adoption à laquelle elle va donner certains de ses plus nobles titres de gloire.
Les uns après les autres, de génération en génération, les descendants de Vitus progressent dans leur connaissance de la musique. Boulanger comme son père, Johannes, ou Hans, se reconvertit et devient musicien municipal. Désormais, tous les Bach sont musiciens professionnels, famille bientôt si nombreuse que vers 1700, ils sont parfois plus d’une centaine à se retrouver dans leurs rituelles réunions annuelles, bien conscients de constituer à eux seuls une fameuse corporation. Organistes, violonistes, musiciens de cour ou municipaux, compositeurs pour certains. Jean-Sébastien en dresse la généalogie, il en collectionne les œuvres, qu’il apprécie au point d’écrire de l’un de ses parents qu’"il fut un profond compositeur". Les Bach se connaissent, communiquent entre eux, s’entraident, se transmettent des charges : un siècle après Vitus, ils forment un véritable réseau irriguant toute la Thuringe en musiciens de grand talent.
Mais à l’exception de trois lointains cousins, trois frères qui auraient été envoyés en stage en Italie par leur Prince, aucun des Bach de la branche de Jean-Sébastien n’entreprend le pèlerinage artistique outre-monts, et jusqu’à ses fils, bien peu franchiront les étroites limites de leur patrie. Dans la notice nécrologique qu’il rédige après la disparition de son père, Carl Philipp Emanuel, le cadet, peut affirmer que "ces honnêtes gens de Thuringe étaient si satisfaits de leur pays et de leur état qu’ils n’osèrent pas même chercher fortune plus loin". Quant à Jean-Sébastien lui-même, avide de rencontres et de découvertes, il paraît aimer les voyages -Hambourg et Lübeck, dans sa jeunesse, Dresde et Berlin plus tard, sans parler de maints déplacements plus modestes ; mais toujours le ramène au foyer ce tropisme thuringien ou saxon, ce désir ardent et nostalgique, irrépressible, de retour vers son port d’attache, sa demeure intérieure, signe tangible, aussi, d’un constant mouvement d’intériorisation méditative.
Dans son Autobiographie, Carl Philipp Emanuel reconnaît: "Je suis toujours resté en Allemagne, et, même dans ma patrie, je n’ai fait que peu de voyages. Cette absence de voyages eût été dans mon travail assez nuisible, si dès ma jeunesse, je n’avais eu le bonheur particulier d’entendre près de moi ce qu’il y avait de meilleur en toutes sortes de musiques, de faire la connaissance de nombreux maîtres de la première importance et de conquérir en partie leur amitié". C’est Johann Christian, le dernier fils, l’indépendant, qui rompra le fil de la tradition, se rendant en Italie, y embrassant le catholicisme, puis se fixant à Londres. Et un petit-fils, troisième enfant de Carl Philipp Emanuel, Johann Sebastian II, le peintre, qui s’en ira mourir à Rome.
Et cependant… Tandis que le fils aîné, Wilhelm Friedemann, s’établit à Dresde, puis à Halle, au cœur de la Saxe, Carl Philipp Emanuel, lui, est engagé comme claveciniste par le Prince héritier, le futur Frédéric II de Prusse. Selon le témoignage tardif de Cramer, Bach aurait dit de son cadet : "C’est du bleu de Prusse, ça se décolore". Comment comprendre ce trait d’esprit? Le colorant nommé "bleu de Prusse" a en effet la particularité de perdre sa teinte d’origine en donnant un blanc plus éclatant aux tissus qui y ont été baignés. En quoi Carl Philipp aurait-il perdu sa couleur, sinon en émigrant vers un autre pays pour y faire fleurir son talent ? Un renégat, en somme, aux yeux des Bach. Surtout si l’on prend en compte les hostilités qui opposent alors la Prusse à la Saxe : c’est chez l’ennemi qu’est parti travailler Carl Philipp, c’est en pays ennemi -Frédéric n’a-t-il pas paradé en vainqueur dans la capitale saxonne deux ans plus tôt ?- qu’en 1747, le vieux Bach s’en vient à Potsdam, à l’invitation du Roi.
La dédicace de cette Offrande musicale que, peu après, le musicien adresse au souverain, ne laisse planer là-dessus aucun doute. Alors qu’il avait pris jadis soin de faire rédiger une épître en français pour le petit margrave de Brandebourg, le grand-oncle de Frédéric, de la recopier et de la signer de sa propre main, il dédie cette Offrande au Roi dans cette langue allemande que le Roi tient en horreur -"une langue de chevaux!", dit-il- , et la fait graver, en caractères gothiques, comme il se doit. Orgueilleuse et éclatante manifestation de son appartenance à sa patrie allemande, envers le monarque international, tout acquis aux lettres françaises et à la musique italienne.
Ce germanisme musical s’exprime chez le jeune Bach par les multiples références qu’il fait à la grande tradition dont il hérite. Formée d’abord au modèle de Pachelbel, sa musique d’orgue doit beaucoup à la grande École des maîtres hanséatiques, de même que les toutes premières de ses cantates -Actus tragicus BWV 106, Christ lag in Todesbanden BWV 4- procèdent directement des Concerts spirituels de Schütz ou de Buxtehude, en ce que ce style "vieille-Allemagne" possède de plus simplement émouvant. Si son écriture évolue ensuite sous la féconde pression des modèles italiens, c’est pour tendre vers la fusion du langage syncrétique caractéristique de ses dernières années, où le vieux maître se retrouve dans le sillon de la pensée contrapuntique des maîtres du passé, de son passé de musicien allemand.
Autre héritage, peut-être plus puissant encore, inscrit au plus profond des gènes de la tribu des Bach, celui de cette foi luthérienne qui a poussé l’aïeul Vitus à fuir son pays plutôt que de renier sa religion. Adhésion pleine et entière : il lui eût été certes bien plus facile d’abjurer pour le catholicisme imposé par le Habsbourg, ou de se contenter d’une religiosité tiède et distante. Tout au contraire : entretenue par la pratique fervente du culte domestique et ecclésial, la relation intime et constante de l’homme avec son Créateur, telle que la prône Luther, est essentielle chez les Bach. En une culture où rien ne sépare l’homme d’église du laïc, où tout citoyen est "sociologiquement chrétien", selon l’expression de J. Delumeau, un Jean-Sébastien Bach manifeste une adhésion sans faille à sa foi. N’a-t-il pas été porté sur les fonts baptismaux de l’église St-Georges d’Eisenach, là-même où Luther a prononcé le premier prêche de l’Eglise nouvelle ? La cité natale d’Eisenach n’est-elle pas dominée par l’ombre impressionnante du château de la Wartburg où, pourchassé par les troupes impériales, s’était réfugié le Réformateur, sous un nom d’emprunt, pour y traduire la Bible en allemand et la donner au peuple ?
Bach n’éprouvera aucune difficulté à signer les contrats d’engagement qui lui font chaque fois obligation de renouveler l’affirmation de l’orthodoxie de sa foi, son adhésion aux articles dogmatiques essentiels de la Confession d’Augsbourg et de la Formule de Concorde, et surtout à renouveler sa profession d’anticalvinisme. Les connaissances théologiques de cet autodidacte sont impressionnantes. Il peut dialoguer d’égal à égal avec les pasteurs, rhétoriciens, philologues et théologiens -et il n’en manque point à Leipzig, siège de la principale et plus ancienne Université de théologie de l’Allemagne. "Tout le monde trouvait sa conversation très agréable et souvent très édifiante", se souvient dans une lettre Carl Philipp Emanuel.
Peu après son décès, l’inventaire que l’on dresse de ses biens fait mention d’une bibliothèque d’ouvrages de piété et de religion d’une qualité et d’une importance exceptionnelles : quelque quatre-vingt volumes, dont 31 in-folio, ensemble dont l’estimation atteint presque le prix d’un bon clavecin et cinq fois celui de son beau violon de Stainer. On y rencontre quelques-uns des textes fondamentaux du luthéranisme, en particulier de Pfeiffer et d’Olearius, de Spener, l’initiateur du mouvement piétiste, ainsi que de Johannes Gerhardt et d’August Francke, de tendance piétiste avérée ; et aussi l’Histoire des juifs de Flavius Josèphe, et les Sermons du grand Tauler. Mais le cœur de cette bibliothèque est constitué par les divers écrits de Luther, vingt volumes dont les Propos de table, les Commentaires sur les Psaumes et le Sermonnaire domestique -et surtout, deux éditions in-folio de la Bible, dans la traduction désormais monumentaire du Réformateur et assorties de commentaires exégétiques différents.
Un hasard particulièrement heureux veut que l’on ait retrouvé l’une des Bibles possédées par Bach, la Grande Bible allemande glosée par Abraham Calov (aujourd’hui à la bibliothèque du séminaire de Saint-Louis, Missouri, États-Unis). Le musicien en fit l’acquisition en 1733, et au bas de la page de titre de chacun des trois volumes, y a apposé sa marque de propriété. Mais il y a plus important : en plusieurs endroits, il a renchéri sur les commentaires de Calov, ajoutant en marge les siens propres, à l’encre noire et même à l’encre rouge. Dans une marge du Livre des Chroniques, il note : "ce chapitre est le vrai fondement de toute musique qui plaise à Dieu" ; et un peu plus loin : "lors de toute musique pieuse, Dieu est à chaque instant présent avec sa grâce". Luther ne se serait pas autrement exprimé, lui qui pouvait affirmer tranquillement que "la musique est l’un des meilleurs et des plus magnifiques dons de Dieu", ou ailleurs, qu’ "à la parole divine et à la vérité, elle prépare le cœur qu’elle met en paix".
Et encore : en 1742, dans une vente aux enchères à Leipzig, Bach -pour lui? pour un ami?-achète une édition de Luther qu’il paye un prix considérable (10 reichthalers, plus cher que son violon de Stainer, expertisé 8 reichthalers seulement) ; dans la quittance qu’il signe alors, le musicien en parle comme de "ces magnifiques écrits allemands de feu le Dr. M. Luther". Et puis, il y a, en plus petit format, cet exemplaire de la Bible, lui aussi miraculeusement retrouvé (aujourd’hui à la Staatsbibliothek de Berlin), que ses parents ont offert à leur avant-dernier fils, Johann Christoph Ludwig, comme viatique au moment où le jeune garçon, partant pour Bückeburg, quittait à tout jamais le foyer familial. En tête de ce volume, sa mère a écrit "En souvenir éternel et pour son édification chrétienne, Anna Magdalena Bach, née Wilcke, offre à son cher fils ce livre merveilleux. Ta maman fidèle et bienveillante".
Autant dire que l’œuvre entier de Bach, et jusque dans ses manifestations apparemment les plus "profanes", si tant est que ce mot ait alors un sens, se trouve profondément marquée par cet engagement spirituel fondamental. L’ordre même qui préside à ses architectures sonores s’y fait le reflet d’un ordre divin de l’univers. Tous les éléments de la stratégie musicale du compositeur -métrique, rythmique, tonalités, instrumentation, distribution vocale, éléments formels, proportions, etc… relèvent d’un code rhétorique précis et prennent, dans le discours des cantates, la valeur d’une argumentation exégétique. Mais aussi au sein de la musique instrumentale, au clavecin, au violon seul -et à l’orgue, évidemment-, les citations de mélodies de chorals, "en clair" ou voilées, voire parfois seulement allusives dans le tissu polyphonique, introduisent avec elles les mots implicites qui en révèlent le sens caché et illuminent le commentaire. A l’aube du siècle des Lumières, Bach apparaît ainsi, en musique et par sa musique, comme le dernier grand descendant de Luther. Qu’on le veuille ou non, toute sa musique est l’expression de sa foi .
Une insoluble interrogation demeurera cependant toujours en suspens, qui taraude tous ceux qui ont tant soit peu pénétré l’intense spiritualité de cette musique : que fut exactement la foi de Bach? Luthérien orthodoxe, certes, mais aux incontestables tendances piétistes, on le sait. Et pour aller plus loin, peut-on un instant imaginer qu’un homme d’une telle envergure de pensée, celle dont témoigne la confondante combinatoire des contrepoints de L’Art de la fugue, par exemple, ou des canons des Variations Goldberg et de l’Offrande musicale, ait pu se satisfaire d’une benoîte foi du charbonnier, fût-elle de celles propres à déplacer les montagnes?
Si l’on est en droit de se poser la question, c’est l’œuvre-même qu’il faut interroger, les chorals pour orgue en particulier. Écouter, par exemple, les registres très précis sur lesquels Bach s’adresse à son Créateur, les multiples nuances qu’il utilise pour parler au Fils tout amour, comment il évoque la ductile et irradiante ubiquité de l’Esprit saint. "Lire", aussi, les commentaires spirituels qu’il prodigue dans la musique de ses cantates, leur exégèse sonore, souvent à plusieurs niveaux d’interprétation simultanés, par strates. L’observer traitant les grands articles du dogme, insistant sur les mots-clés, éclairant et développant la pensée et les affects des textes dans les plus poétiques des paraphrases sonores. C’est un prodigieux théologien qui s’exprime ici, mais aussi un homme très consciemment, très intimement engagé dans l’exercice de sa piété.
Et comme tous les grands croyants, les mystiques et les saints, Bach aurait-il aussi connu le doute ? Cette angoisse existentielle depuis toujours chevillée au creux de lui-même, cette douleur de vivre, ressort de toute création, que l’œuvre entier du petit orphelin d’Eisenach cherche à exorciser, et notamment dans le recours aux structures rassurantes de sa religion, ne l’aurait-elle jamais mené aux grands questionnements fondamentaux ? Si, certes, de toute évidence, et certains commentateurs sont allés jusqu’à imaginer une crise de la foi qui aurait atteint le musicien vers 1728-1729, expliquant l’arrêt de la composition des cantates et les signes de dépression qui semblent le gagner plus tard, vers 1737-1738. Rien ne vient prouver cette hypothèse, et l’on peut se perdre en conjectures historiques, mais c’est à la musique qu’il faut encore et toujours revenir, à qui il faut demander de répondre.
Ce qu’elle ne cesse de faire, à qui veut bien entendre, et de façon parfois éclatante. Écoutez la Messe en si. Au soir de sa vie, on le sait, Bach rassemble des éléments épars dont il va constituer sa Grand’ Messe, improprement baptisée Messe en si. Il les retravaille, en vue de donner à l’ensemble sa cohérence architectonique et sonore. Mais au Credo, il manque encore trois chœurs, qu’il se met en devoir de composer -les toutes dernières pages de musique figurée issues de sa plume. Et d’abord le chœur du verset Credo in unum Deum, "Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre… ", autoritaire et véhémente affirmation liminaire d’une foi inébranlable, à la puissance minérale, coulée dans le style ancien le plus vénérable de la musique de l’Eglise chrétienne. Mais à l’autre extrémité du Credo, au moment d’affirmer sa confiance dans l’éternité de la vie surnaturelle, il lui faut proclamer quelques mots essentiels eux aussi : Confiteor unum baptisma, "Je confesse qu’il y a un baptême pour la rémission des péchés, J’attends la résurrection des morts et la vie des siècles à venir, Amen." Une fois encore, et peut-être la dernière, le vieil homme presque aveugle va parler en musique de la mort, comme il n’a cessé de le faire depuis ses plus jeunes années. Or, avant que ne vienne conclure l’éclatante et triomphale péroraison sur les paroles Et expecto, c’est d’abord, sur ces mêmes paroles, "Et j’attends la résurrection des morts", un mystérieux et angoissant adagio de 26 mesures, comme entre parenthèses dans le discours de cette fin de Credo. Confidence murmurée, larguant les amarres tonales, voici l’épisode le plus audacieusement chromatique de toute l’œuvre de Bach : apparemment en opposition totale avec le texte qu’il fait chanter, le musicien avoue ici sans ambiguïté que ce qui l’attend, c’est la mort, et non la résurrection. Dans la dérive sonore de cet instant de profond malaise, il paraît céder au vertige ; in articulo mortis, c’est un doute effroyable qui semble l’envahir : cette mort si proche à présent, a-t-elle quelque probabilité de déboucher jamais sur une nouvelle vie? Que valent les actes de la foi face à l’anéantissement imminent de la chair, au néant?
Dans la muraille de la puissante forteresse que le musicien s’est bâtie vient d’apparaître, fugitive, une lézarde d’une profondeur sans fin. S’agit-il vraiment ici de l’expectative sur le sort réservé au pécheur au moment du jugement ? Sa vie durant, Bach n’a cessé de clamer sa foi, faisant siens les mots mêmes de Luther, ceux du cantique emblématique et véritable hymne de la Réforme, Ein’ feste Burg ist unser Gott, "C’est un fort rempart que notre Dieu". Par l’inébranlable solidité du plus serré, du plus dense des contrepoints, il n’a cessé de participer à la construction du rempart : pour les fidèles, pour nous, et d’abord pour lui-même. Et voici qu’un instant, il laisse entrevoir les abîmes du doute contre lesquels il lui aura fallu toute sa vie lutter. Raison plus grande encore, dans les tourments de son anxiété, de le sentir proche de nous, de nous sentir proches de lui, nouveau signe de sa grandeur.
Gilles Cantagrel
Article rédigé par Gilles Cantagrel dans le cadre d'un dossier sur Bach, dossier publié dans les éditions papier de Crescendo Magazine.
Venu de Presbourg, l’actuelle Bratislava, capitale de la Slovaquie mais alors capitale de la Hongrie, notre boulanger était-il de souche magyare? Il est bien possible en effet que la passion de la musique des Bach, alliée à leur tempérament vif et chaleureux, trouvent en Hongrie leur source; possible aussi qu’arrivant en Allemagne, Vitus y ait été appelé du sobriquet de Bach, alors encore synonyme de "musicien itinérant". Toujours est-il qu’il s’ancre en Thuringe, en un enracinement si profond qu’il paraît définitif : toute sa postérité manifestera un attachement viscéral à cette terre d’adoption à laquelle elle va donner certains de ses plus nobles titres de gloire.
Les uns après les autres, de génération en génération, les descendants de Vitus progressent dans leur connaissance de la musique. Boulanger comme son père, Johannes, ou Hans, se reconvertit et devient musicien municipal. Désormais, tous les Bach sont musiciens professionnels, famille bientôt si nombreuse que vers 1700, ils sont parfois plus d’une centaine à se retrouver dans leurs rituelles réunions annuelles, bien conscients de constituer à eux seuls une fameuse corporation. Organistes, violonistes, musiciens de cour ou municipaux, compositeurs pour certains. Jean-Sébastien en dresse la généalogie, il en collectionne les œuvres, qu’il apprécie au point d’écrire de l’un de ses parents qu’"il fut un profond compositeur". Les Bach se connaissent, communiquent entre eux, s’entraident, se transmettent des charges : un siècle après Vitus, ils forment un véritable réseau irriguant toute la Thuringe en musiciens de grand talent.
Mais à l’exception de trois lointains cousins, trois frères qui auraient été envoyés en stage en Italie par leur Prince, aucun des Bach de la branche de Jean-Sébastien n’entreprend le pèlerinage artistique outre-monts, et jusqu’à ses fils, bien peu franchiront les étroites limites de leur patrie. Dans la notice nécrologique qu’il rédige après la disparition de son père, Carl Philipp Emanuel, le cadet, peut affirmer que "ces honnêtes gens de Thuringe étaient si satisfaits de leur pays et de leur état qu’ils n’osèrent pas même chercher fortune plus loin". Quant à Jean-Sébastien lui-même, avide de rencontres et de découvertes, il paraît aimer les voyages -Hambourg et Lübeck, dans sa jeunesse, Dresde et Berlin plus tard, sans parler de maints déplacements plus modestes ; mais toujours le ramène au foyer ce tropisme thuringien ou saxon, ce désir ardent et nostalgique, irrépressible, de retour vers son port d’attache, sa demeure intérieure, signe tangible, aussi, d’un constant mouvement d’intériorisation méditative.
Dans son Autobiographie, Carl Philipp Emanuel reconnaît: "Je suis toujours resté en Allemagne, et, même dans ma patrie, je n’ai fait que peu de voyages. Cette absence de voyages eût été dans mon travail assez nuisible, si dès ma jeunesse, je n’avais eu le bonheur particulier d’entendre près de moi ce qu’il y avait de meilleur en toutes sortes de musiques, de faire la connaissance de nombreux maîtres de la première importance et de conquérir en partie leur amitié". C’est Johann Christian, le dernier fils, l’indépendant, qui rompra le fil de la tradition, se rendant en Italie, y embrassant le catholicisme, puis se fixant à Londres. Et un petit-fils, troisième enfant de Carl Philipp Emanuel, Johann Sebastian II, le peintre, qui s’en ira mourir à Rome.
Et cependant… Tandis que le fils aîné, Wilhelm Friedemann, s’établit à Dresde, puis à Halle, au cœur de la Saxe, Carl Philipp Emanuel, lui, est engagé comme claveciniste par le Prince héritier, le futur Frédéric II de Prusse. Selon le témoignage tardif de Cramer, Bach aurait dit de son cadet : "C’est du bleu de Prusse, ça se décolore". Comment comprendre ce trait d’esprit? Le colorant nommé "bleu de Prusse" a en effet la particularité de perdre sa teinte d’origine en donnant un blanc plus éclatant aux tissus qui y ont été baignés. En quoi Carl Philipp aurait-il perdu sa couleur, sinon en émigrant vers un autre pays pour y faire fleurir son talent ? Un renégat, en somme, aux yeux des Bach. Surtout si l’on prend en compte les hostilités qui opposent alors la Prusse à la Saxe : c’est chez l’ennemi qu’est parti travailler Carl Philipp, c’est en pays ennemi -Frédéric n’a-t-il pas paradé en vainqueur dans la capitale saxonne deux ans plus tôt ?- qu’en 1747, le vieux Bach s’en vient à Potsdam, à l’invitation du Roi.
La dédicace de cette Offrande musicale que, peu après, le musicien adresse au souverain, ne laisse planer là-dessus aucun doute. Alors qu’il avait pris jadis soin de faire rédiger une épître en français pour le petit margrave de Brandebourg, le grand-oncle de Frédéric, de la recopier et de la signer de sa propre main, il dédie cette Offrande au Roi dans cette langue allemande que le Roi tient en horreur -"une langue de chevaux!", dit-il- , et la fait graver, en caractères gothiques, comme il se doit. Orgueilleuse et éclatante manifestation de son appartenance à sa patrie allemande, envers le monarque international, tout acquis aux lettres françaises et à la musique italienne.
Ce germanisme musical s’exprime chez le jeune Bach par les multiples références qu’il fait à la grande tradition dont il hérite. Formée d’abord au modèle de Pachelbel, sa musique d’orgue doit beaucoup à la grande École des maîtres hanséatiques, de même que les toutes premières de ses cantates -Actus tragicus BWV 106, Christ lag in Todesbanden BWV 4- procèdent directement des Concerts spirituels de Schütz ou de Buxtehude, en ce que ce style "vieille-Allemagne" possède de plus simplement émouvant. Si son écriture évolue ensuite sous la féconde pression des modèles italiens, c’est pour tendre vers la fusion du langage syncrétique caractéristique de ses dernières années, où le vieux maître se retrouve dans le sillon de la pensée contrapuntique des maîtres du passé, de son passé de musicien allemand.
Autre héritage, peut-être plus puissant encore, inscrit au plus profond des gènes de la tribu des Bach, celui de cette foi luthérienne qui a poussé l’aïeul Vitus à fuir son pays plutôt que de renier sa religion. Adhésion pleine et entière : il lui eût été certes bien plus facile d’abjurer pour le catholicisme imposé par le Habsbourg, ou de se contenter d’une religiosité tiède et distante. Tout au contraire : entretenue par la pratique fervente du culte domestique et ecclésial, la relation intime et constante de l’homme avec son Créateur, telle que la prône Luther, est essentielle chez les Bach. En une culture où rien ne sépare l’homme d’église du laïc, où tout citoyen est "sociologiquement chrétien", selon l’expression de J. Delumeau, un Jean-Sébastien Bach manifeste une adhésion sans faille à sa foi. N’a-t-il pas été porté sur les fonts baptismaux de l’église St-Georges d’Eisenach, là-même où Luther a prononcé le premier prêche de l’Eglise nouvelle ? La cité natale d’Eisenach n’est-elle pas dominée par l’ombre impressionnante du château de la Wartburg où, pourchassé par les troupes impériales, s’était réfugié le Réformateur, sous un nom d’emprunt, pour y traduire la Bible en allemand et la donner au peuple ?
Bach n’éprouvera aucune difficulté à signer les contrats d’engagement qui lui font chaque fois obligation de renouveler l’affirmation de l’orthodoxie de sa foi, son adhésion aux articles dogmatiques essentiels de la Confession d’Augsbourg et de la Formule de Concorde, et surtout à renouveler sa profession d’anticalvinisme. Les connaissances théologiques de cet autodidacte sont impressionnantes. Il peut dialoguer d’égal à égal avec les pasteurs, rhétoriciens, philologues et théologiens -et il n’en manque point à Leipzig, siège de la principale et plus ancienne Université de théologie de l’Allemagne. "Tout le monde trouvait sa conversation très agréable et souvent très édifiante", se souvient dans une lettre Carl Philipp Emanuel.
Peu après son décès, l’inventaire que l’on dresse de ses biens fait mention d’une bibliothèque d’ouvrages de piété et de religion d’une qualité et d’une importance exceptionnelles : quelque quatre-vingt volumes, dont 31 in-folio, ensemble dont l’estimation atteint presque le prix d’un bon clavecin et cinq fois celui de son beau violon de Stainer. On y rencontre quelques-uns des textes fondamentaux du luthéranisme, en particulier de Pfeiffer et d’Olearius, de Spener, l’initiateur du mouvement piétiste, ainsi que de Johannes Gerhardt et d’August Francke, de tendance piétiste avérée ; et aussi l’Histoire des juifs de Flavius Josèphe, et les Sermons du grand Tauler. Mais le cœur de cette bibliothèque est constitué par les divers écrits de Luther, vingt volumes dont les Propos de table, les Commentaires sur les Psaumes et le Sermonnaire domestique -et surtout, deux éditions in-folio de la Bible, dans la traduction désormais monumentaire du Réformateur et assorties de commentaires exégétiques différents.
Un hasard particulièrement heureux veut que l’on ait retrouvé l’une des Bibles possédées par Bach, la Grande Bible allemande glosée par Abraham Calov (aujourd’hui à la bibliothèque du séminaire de Saint-Louis, Missouri, États-Unis). Le musicien en fit l’acquisition en 1733, et au bas de la page de titre de chacun des trois volumes, y a apposé sa marque de propriété. Mais il y a plus important : en plusieurs endroits, il a renchéri sur les commentaires de Calov, ajoutant en marge les siens propres, à l’encre noire et même à l’encre rouge. Dans une marge du Livre des Chroniques, il note : "ce chapitre est le vrai fondement de toute musique qui plaise à Dieu" ; et un peu plus loin : "lors de toute musique pieuse, Dieu est à chaque instant présent avec sa grâce". Luther ne se serait pas autrement exprimé, lui qui pouvait affirmer tranquillement que "la musique est l’un des meilleurs et des plus magnifiques dons de Dieu", ou ailleurs, qu’ "à la parole divine et à la vérité, elle prépare le cœur qu’elle met en paix".
Et encore : en 1742, dans une vente aux enchères à Leipzig, Bach -pour lui? pour un ami?-achète une édition de Luther qu’il paye un prix considérable (10 reichthalers, plus cher que son violon de Stainer, expertisé 8 reichthalers seulement) ; dans la quittance qu’il signe alors, le musicien en parle comme de "ces magnifiques écrits allemands de feu le Dr. M. Luther". Et puis, il y a, en plus petit format, cet exemplaire de la Bible, lui aussi miraculeusement retrouvé (aujourd’hui à la Staatsbibliothek de Berlin), que ses parents ont offert à leur avant-dernier fils, Johann Christoph Ludwig, comme viatique au moment où le jeune garçon, partant pour Bückeburg, quittait à tout jamais le foyer familial. En tête de ce volume, sa mère a écrit "En souvenir éternel et pour son édification chrétienne, Anna Magdalena Bach, née Wilcke, offre à son cher fils ce livre merveilleux. Ta maman fidèle et bienveillante".
Autant dire que l’œuvre entier de Bach, et jusque dans ses manifestations apparemment les plus "profanes", si tant est que ce mot ait alors un sens, se trouve profondément marquée par cet engagement spirituel fondamental. L’ordre même qui préside à ses architectures sonores s’y fait le reflet d’un ordre divin de l’univers. Tous les éléments de la stratégie musicale du compositeur -métrique, rythmique, tonalités, instrumentation, distribution vocale, éléments formels, proportions, etc… relèvent d’un code rhétorique précis et prennent, dans le discours des cantates, la valeur d’une argumentation exégétique. Mais aussi au sein de la musique instrumentale, au clavecin, au violon seul -et à l’orgue, évidemment-, les citations de mélodies de chorals, "en clair" ou voilées, voire parfois seulement allusives dans le tissu polyphonique, introduisent avec elles les mots implicites qui en révèlent le sens caché et illuminent le commentaire. A l’aube du siècle des Lumières, Bach apparaît ainsi, en musique et par sa musique, comme le dernier grand descendant de Luther. Qu’on le veuille ou non, toute sa musique est l’expression de sa foi .
Une insoluble interrogation demeurera cependant toujours en suspens, qui taraude tous ceux qui ont tant soit peu pénétré l’intense spiritualité de cette musique : que fut exactement la foi de Bach? Luthérien orthodoxe, certes, mais aux incontestables tendances piétistes, on le sait. Et pour aller plus loin, peut-on un instant imaginer qu’un homme d’une telle envergure de pensée, celle dont témoigne la confondante combinatoire des contrepoints de L’Art de la fugue, par exemple, ou des canons des Variations Goldberg et de l’Offrande musicale, ait pu se satisfaire d’une benoîte foi du charbonnier, fût-elle de celles propres à déplacer les montagnes?
Si l’on est en droit de se poser la question, c’est l’œuvre-même qu’il faut interroger, les chorals pour orgue en particulier. Écouter, par exemple, les registres très précis sur lesquels Bach s’adresse à son Créateur, les multiples nuances qu’il utilise pour parler au Fils tout amour, comment il évoque la ductile et irradiante ubiquité de l’Esprit saint. "Lire", aussi, les commentaires spirituels qu’il prodigue dans la musique de ses cantates, leur exégèse sonore, souvent à plusieurs niveaux d’interprétation simultanés, par strates. L’observer traitant les grands articles du dogme, insistant sur les mots-clés, éclairant et développant la pensée et les affects des textes dans les plus poétiques des paraphrases sonores. C’est un prodigieux théologien qui s’exprime ici, mais aussi un homme très consciemment, très intimement engagé dans l’exercice de sa piété.
Et comme tous les grands croyants, les mystiques et les saints, Bach aurait-il aussi connu le doute ? Cette angoisse existentielle depuis toujours chevillée au creux de lui-même, cette douleur de vivre, ressort de toute création, que l’œuvre entier du petit orphelin d’Eisenach cherche à exorciser, et notamment dans le recours aux structures rassurantes de sa religion, ne l’aurait-elle jamais mené aux grands questionnements fondamentaux ? Si, certes, de toute évidence, et certains commentateurs sont allés jusqu’à imaginer une crise de la foi qui aurait atteint le musicien vers 1728-1729, expliquant l’arrêt de la composition des cantates et les signes de dépression qui semblent le gagner plus tard, vers 1737-1738. Rien ne vient prouver cette hypothèse, et l’on peut se perdre en conjectures historiques, mais c’est à la musique qu’il faut encore et toujours revenir, à qui il faut demander de répondre.
Ce qu’elle ne cesse de faire, à qui veut bien entendre, et de façon parfois éclatante. Écoutez la Messe en si. Au soir de sa vie, on le sait, Bach rassemble des éléments épars dont il va constituer sa Grand’ Messe, improprement baptisée Messe en si. Il les retravaille, en vue de donner à l’ensemble sa cohérence architectonique et sonore. Mais au Credo, il manque encore trois chœurs, qu’il se met en devoir de composer -les toutes dernières pages de musique figurée issues de sa plume. Et d’abord le chœur du verset Credo in unum Deum, "Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre… ", autoritaire et véhémente affirmation liminaire d’une foi inébranlable, à la puissance minérale, coulée dans le style ancien le plus vénérable de la musique de l’Eglise chrétienne. Mais à l’autre extrémité du Credo, au moment d’affirmer sa confiance dans l’éternité de la vie surnaturelle, il lui faut proclamer quelques mots essentiels eux aussi : Confiteor unum baptisma, "Je confesse qu’il y a un baptême pour la rémission des péchés, J’attends la résurrection des morts et la vie des siècles à venir, Amen." Une fois encore, et peut-être la dernière, le vieil homme presque aveugle va parler en musique de la mort, comme il n’a cessé de le faire depuis ses plus jeunes années. Or, avant que ne vienne conclure l’éclatante et triomphale péroraison sur les paroles Et expecto, c’est d’abord, sur ces mêmes paroles, "Et j’attends la résurrection des morts", un mystérieux et angoissant adagio de 26 mesures, comme entre parenthèses dans le discours de cette fin de Credo. Confidence murmurée, larguant les amarres tonales, voici l’épisode le plus audacieusement chromatique de toute l’œuvre de Bach : apparemment en opposition totale avec le texte qu’il fait chanter, le musicien avoue ici sans ambiguïté que ce qui l’attend, c’est la mort, et non la résurrection. Dans la dérive sonore de cet instant de profond malaise, il paraît céder au vertige ; in articulo mortis, c’est un doute effroyable qui semble l’envahir : cette mort si proche à présent, a-t-elle quelque probabilité de déboucher jamais sur une nouvelle vie? Que valent les actes de la foi face à l’anéantissement imminent de la chair, au néant?
Dans la muraille de la puissante forteresse que le musicien s’est bâtie vient d’apparaître, fugitive, une lézarde d’une profondeur sans fin. S’agit-il vraiment ici de l’expectative sur le sort réservé au pécheur au moment du jugement ? Sa vie durant, Bach n’a cessé de clamer sa foi, faisant siens les mots mêmes de Luther, ceux du cantique emblématique et véritable hymne de la Réforme, Ein’ feste Burg ist unser Gott, "C’est un fort rempart que notre Dieu". Par l’inébranlable solidité du plus serré, du plus dense des contrepoints, il n’a cessé de participer à la construction du rempart : pour les fidèles, pour nous, et d’abord pour lui-même. Et voici qu’un instant, il laisse entrevoir les abîmes du doute contre lesquels il lui aura fallu toute sa vie lutter. Raison plus grande encore, dans les tourments de son anxiété, de le sentir proche de nous, de nous sentir proches de lui, nouveau signe de sa grandeur.
Gilles Cantagrel
Article rédigé par Gilles Cantagrel dans le cadre d'un dossier sur Bach, dossier publié dans les éditions papier de Crescendo Magazine.