Expiration
Ted
Chiang - Expiration - Denoël Lunes d’encre
L’univers a commencé comme un énorme souffle d’air
retenu.
Ted
Chiang - Expiration
Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de
l'ombre.
Victor
Hugo - Abîme - La Voie Lactée
C’est
l’évènement littéraire de la rentrée tous genres confondus d’ailleurs. Les
astronomes ont un mot pour cela : une conjonction. Neuf textes brillants
réunis en volume, une parution décalée pour cause de pandémie et un auteur qui
comme la Magicicada septendecim émet son chant tous les dix-sept ans. Succédant à La Tour
de Babylone, Expiration redonne ses lettres de noblesse à la science-fiction spéculative. A l’instar
d’un Greg Egan, Ted Chiang dresse l’inventaire des conséquences sociales et
morales des avancées scientifiques et technologiques. Découvreur de mondes comme
Swift, il en explore les territoires jusqu’au degré métaphysique. Ses
investigations s’accordent merveilleusement bien avec le registre court de la
nouvelle. L’auteur raconte mais surtout s’interroge. Cela donne une
science-fiction que d’aucuns qualifieront de cérébrale mais qui hérite à sa
façon des fables.
« Le marchand et la porte de l’alchimiste » ouvre en fanfare le
recueil. Dans le Bagdad rêvé des Mille et une nuits un marchand tombe sur
l’étal d’un forgeron couvert d’objets insolites. A l’intérieur de son échoppe
celui-ci lui montre deux grands mystérieux anneaux de sa fabrication. L’un d’eux,
La Porte des Années projette son utilisateur vingt ans dans le temps. Il lui narre
alors trois histoires survenues à des voyageurs dont lui-même. Conte
superbement écrit, d’une sagesse toute orientale, « Le marchand et la
porte de l’alchimiste » enchevêtre subtilement plusieurs récits,
profitant du fait que certains explorateurs ont en mémoire le récit de leurs prédécesseurs.
Ce procédé d’intrication diégétique est amplifié dans « L’angoisse est le
vertige de la liberté »
Inspiré
d’une nouvelle de P.K Dick « La fourmi électrique », « Expiration »
dévoile un monde dont les habitants de constitution apparemment métallique doivent
régulièrement se réapprovisionner en air …. dans des stations-service … pour
survivre. L’un de ceux-ci, à partir d’une démarche scientifique tente de
comprendre le fonctionnement de son organisme, et en extrapolant, celui de l‘univers.
Décrire une civilisation totalement étrangère tout en jetant une passerelle sur
la notre est un exercice difficile. Même les êtres végétaux du Long
creuset du temps du grand Brunner ne m’ont pas autant convaincu. La passerelle ici ce sont les lois de la thermodynamique et le
concept d’entropie. Ce Chiang swiftien on le retrouve dans « Le grand
silence ».
A ces deux forts textes
succède le très court « Ce qu’on attend de nous ».
Une entreprise met en vente une espèce de télécommande ludique dont la conception
très simple, un bouton et une LED, sème la confusion et le désespoir dans l’esprit
de ses utilisateurs. Le jeu consiste à appuyer sur le bouton dès que la lumière
clignote. Le problème est qu’il n’y aucun moyen de contourner le système.
Quoique fasse le manipulateur, le clignotement de la LED précède toujours l’acte
d’appuyer sur le bouton. Rapide introduction sur le thème - récurrent chez Ted
Chiang - du libre-arbitre « Ce qu’on attend de nous »
ressemble à un exercice logique à la Fredric Brown.
Je serai moins prolixe
sur « Le cycle de vie des objets logiciels » pourtant
plusieurs fois primé (Hugo + Locus). Derek et Ana participent au sein de la
société informatique Blue Gamma à la création de formes de vie numérique les « Digimos ».
Ils tentent de leur faire passer le stade supérieur de civilisation, malgré un échec
commercial. S’appuyant sur les actuelles avancées technologiques de l’intelligence
artificielle en matière d’auto-apprentissage, Ted Chiang tente de repousser les
limites entre virtuel et réel. Ce n’est pas inintéressant, mais trop long à mon
gout (130 pages).
« La nurse
automatique brevetée de Dracey » raconte l’invention d’un
mathématicien de l’époque victorienne, qui insatisfait des prestations de la
nounou de son fils, se met en tête d’inventer et de commercialiser un substitut
mécanique. Démarrant sur les chapeaux de roue, l’entreprise capote en raison de
la mort d’un bébé causée par un mécanisme défectueux. Plus tard le fils tente
de relancer l’affaire. Un texte moyennement convainquant.
« A quoi ressemblerait
la vie avec une mémoire parfaite ?», telle est la question posée par « La
vérité du fait, la vérité de l’émotion ». Chaussant des lunettes d’ethnologue,
Ted Chiang met en regard deux récits illustrant son propos sous des angles
différents. Le premier met en scène un père divorcé, qui entretient avec sa
fille des relations difficiles. Il est vrai qu’un fossé technologique les
sépare. Nicole sait à peine écrire. Elle utilise à la place d’un clavier - on n’ose
pas dire un stylo - un dispositif de reconnaissance et de synthèse vocales. La
subvocalisation se substitue à l’agilité des doigts. Dans ce monde quasi
contemporain du notre, les gens filment leur vie à tout bout de champ. Grace à « Memori »
ils retrouvent instantanément n’importe quelle séquence de leur existence. Un
tel outil vise à terme à se substituer à la mémoire humaine. Quelles en seront les conséquences ? Dans l’autre récit, qui alterne avec le premier, une
tribu « indigène » accueille un missionnaire. Là encore une technologie
- l’écriture - s’oppose à une tradition, la transmission orale de l’Histoire. La
vérité du fait contre la vérité de l’émotion, le titre exprime bien la richesse
du propos de l’auteur qui rappelle certains forts romans de Ian Watson.
La fête continue avec « Le
grand silence ». Le radiotélescope d’Arecibo utilisé un temps dans le
cadre du projet SETI est immergé dans une forêt équatoriale qui abrite une des dernières
réserves sauvages de perroquets. De ce simple point de départ Chiang tire une
courte nouvelle de toute beauté.
L’omphalos est la
pierre avalée par Cronos en lieu et place de Zeus. Elle symbolise dans la
nouvelle éponyme le géocentrisme professé dans un monde dont les croyances
furent notre voici quelques siècles. La science s’y développe dans le strict respect
des enseignements religieux. Une archéologue qui tente de dater l’origine de la
Terre d’après les cernes des arbres voit ses convictions vaciller après la
découverte d’une étoile. Bien que l‘écrivain ne la cite pas dans ses
commentaires le souvenir d’une célèbre nouvelle iconoclaste de d’A.C Clarke
ressurgit. Sauf que Chiang c’est un Clarke qui écrirait comme Silverberg. Bref
« L’omphalos » est une réussite.
Le bouquet final de ce
feu d’artifice littéraire éclate avec « L’angoisse est le vertige de la
liberté ». Fruit d’une technologie quantique reposant sur l’intrication
des particules, le Prisme permet à son propriétaire ou utilisateur d’observer
le résultat d’une action donnée. Mieux il l’autorise à dialoguer avec le double
ainsi créé (le « parallêtre ») qui évolue sur une ligne temporelle
différente. Des esprits opportunistes tirent parti de cette invention à des
fins criminelles ; d’autres, perturbés, s’inscrivent dans des groupes de
thérapie. S’appuyant sur la théorie des mondes multiples d’Everett, Ted Chiang
livre une nouvelle réflexion brillante sur le libre-arbitre.
Que dire, sinon répéter
la première phrase de ce compte-rendu ? Excellente pioche de Lunes d’encre
qui arbore à cette occasion un nouveau logo.
Publié par
Soleilvert
à
11:09