Mona Ozouf: George Eliot, féministe avant l'heure
L'historienne et philosophe Mona Ozouf met au jour, dans un essai lumineux, la modernité de la grande romancière britannique.
Epoustouflante Mona Ozouf. A 87 ans, la spécialiste de la Révolution française et apôtre de l'enseignement public fait, avec cette plongée dans l'oeuvre de George Eliot (1819-1880), l'un de ces élégants pas de côté qui laisse pantois. Aussi instructive que divertissante, son auscultation de la "petite soeur" anglaise de George Sand en dit long sur les pesanteurs et les idéaux du XIXe siècle. De quoi inciter à (re)lire les écrits de cette écrivaine aujourd'hui trop méconnue en France.
L'EXPRESS. Mona Ozouf, pourquoi délaissez-vous la Révolution française et l'école publique pour vous consacrer à la grande romancière anglaise George Eliot (1819-1880) ?
Mona Ozouf : Pour la faire connaître, bien sûr, mais aussi et surtout parce que j'ai publié en 1998 un livre sur Henry James qui n'a eu aucun succès. J'avais trouvé un très mauvais titre, il est vrai, bien trop énigmatique, La Muse démocratique. Or, c'est le livre que je préfère, j'ai pour lui la tendresse des mères pour leur enfant un peu bancal. J'avais beaucoup aimé écrire cet essai sur James : ma véritable passion n'est sans doute ni l'histoire ni la philosophie, mais la littérature. J'ai donc eu envie de me replonger à nouveau dans une grande oeuvre.
De quand date votre appétence pour cette romancière ?
Lorsque j'ai écrit le livre sur James, je me suis aperçue qu'il s'était beaucoup intéressé à elle, à la fois avec admiration et esprit critique. Cela m'a intriguée et je me suis souvenue avoir découvert autrefois Le Moulin sur la Floss, sur les conseils de ma professeure de français de 3e, Renée Guilloux. Or, James disait que lorsqu'on doute de l'immortalité de l'âme, bref, dans les jours noirs de l'existence, on aurait intérêt à faire la connaissance réconfortante et solaire de Dorothea Brooke, dans Middlemarch. Ce roman est alors venu compléter ma dizaine de livres de chevet, aux côtés de la correspondance de Flaubert et de Portrait de femme, de Henry James, justement, dont j'ai bien relu vingt fois la scène finale, celle de l'agonie de Ralph, l'une des plus belles scènes d'amour de la littérature, selon moi. Oui, il y a des choses que je relis constamment. Probablement parce que, même tragiques, elles me consolent.
A son époque, George Eliot était-elle une sommité des lettres anglaises ?
Elle le devient dès son deuxième livre, Adam Bede, en 1854. Comme George Sand, elle avait pris un pseudonyme masculin pour échapper à la condescendance avec laquelle on traitait les ouvrages de dames. Elle se souvenait que lorsqu'on avait appris que Jane Eyre était l'oeuvre d'une Charlotte, le ton de la critique avait subitement changé. Avec le succès, l'anonymat saute. Elle ne peut plus se camoufler derrière lui comme elle l'a fait pour son premier ouvrage, Les Scènes de la vie cléricale, mais elle conserve son pseudonyme. En France aussi, elle est reconnue comme un grand écrivain, notamment par le critique Ferdinand Brunetière. Son confrère Charles Du Bos, lui, comparera Middlemarch à Anna Karénine. Quant à Proust, il dira qu'il ne pouvait pas lire deux pages d'elle sans pleurer.
George Sand était, rappelez-vous, une icône dans votre famille...
Ma famille était régionaliste, frottée d'autonomisme, on parlait breton à la maison... Or George Sand se passionnait pour les littératures du peuple, c'est-à-dire les littératures orales sans auteurs identifiables (tout le XIXe siècle a rêvé sur le génie collectif et anonyme qui fait l'identité des nations), et elle portait aux nues "notre Bretagne", car elle y voyait à l'oeuvre un génie poétique particulier. Du coup, ma mère admirait George Sand, à une époque où, avant sa réhabilitation grâce à la vague féministe, elle était tenue pour ringarde. George Eliot, elle aussi, connaîtra une sorte de purgatoire, qui s'achèvera en Angleterre après la Seconde Guerre mondiale, mais qui persiste en France. Zadie Smith a rappelé l'autre jour qu'Eliot et Dickens, dont elle adore les gros romans touffus, sont toujours tenus pour démodés par les Français.
George Sand faisait-elle partie du panthéon de George Eliot ?
Oui, au côté de Rousseau. A ses yeux, ce sont là les seuls auteurs qui font comprendre ce qu'est la passion. Elle parle de Sand dans des termes religieux, elle dit se "prosterner" devant son oeuvre, si sulfureuse pourtant pour les Anglais : la femme de Thomas Carlyle n'osait emprunter un livre de Sand à la bibliothèque que sous un faux nom. Autre exemple inouï du puritanisme de la société victorienne : dans Le Moulin sur la Floss, George Eliot s'autorise une scène "sensuelle", une seule, lorsque Stephen, pris d'une tentation irrésistible devant le beau bras nu de Maggie, le couvre de baisers. Bras que Maggie retire immédiatement, mais la critique anglaise n'en parle pas moins d'une scène révoltante - pour une femme entendons-nous : sous la plume d'un homme, cela n'aurait pas choqué. Et de comparer Le Moulin sur la Floss aux romans immoraux chers aux Français.
Eliot était "magnifiquement laide", comme l'écrivait James, mais aussi, dites-vous, sédentaire voyageuse, athée religieuse, conservatrice de progrès, rationaliste éprise de mystère... C'est cette reine des oxymores qui vous séduit ?
C'est un personnage très complexe. D'une part, elle est de plain-pied dans le monde nouveau. La grande étape de son parcours intellectuel est la critique des textes sacrés. Ce qui est amusant, c'est que, dotée d'une formation religieuse très imprégnée d'évangélisme, elle avait été dépêchée auprès d'un couple d'intellectuels libres penseurs de Coventry pour les ramener à des sentiments religieux plus conformes. Or, c'est elle qui est "convertie". Et elle entreprend, à 23 ans, de traduire La Vie de Jésus du théologien allemand David Strauss, livre qui fait scandale à l'époque. Dès lors, elle perd la foi, elle ne croit plus à la vie éternelle ni à l'intervention divine dans le monde.
En fait, elle partage toutes les grandes thèses du XIXe siècle : elle est une darwiniste convaincue, elle flirte avec le positivisme, elle croit au développement et au progrès, et met son espoir dans la science, comme l'attachant personnage du médecin dans Middlemarch. Cela dit, au nom des prérogatives sacrées du roman, elle se garde de tout didactisme. Chez elle, les grandes questions philosophiques se traitent à la taverne. Auprès des gens du caniveau, comme persiflait l'un de ses plus féroces critiques, John Ruskin.
Pourtant, elle n'est en rien une révolutionnaire.
Non, elle est une conservatrice de progrès. Selon elle, on avance d'autant plus sûrement qu'on n'est pas révolutionnaire. C'est le fond de la sagesse anglaise : mille petits ajustements évitent de faire des révolutions. Ce qui est peu compréhensible aux yeux des Français, peuple du tout ou rien, pour qui, comme dit le philosophe de la République Charles Renouvier, "tout ce qui n'est pas idéal est misère". George Eliot est une romancière de la durée. Elle excelle, chose rare, à dire, sans ennuyer, ce que peut être un amour durable. Elle montre la conversion des êtres, l'évolution douce des choses et fait l'éloge de la lenteur.
Le grand drame des femmes, pense-t-elle, est le mariage malheureux et, a contrario, leur grande, mais rare réussite, est le mariage dans lequel la répétition elle-même est un bonheur. Pour celui-ci, elle donne ses recettes : le partage des projets et des intérêts intellectuels, la lente transformation de l'amour en amitié et en tendresse. Au fond, elle a de l'existence une vue assez cruelle et, donc, de la sympathie pour tout ce qui l'adoucit. Elle pense, et je lui donne raison, que le plus malaisé est d'accorder ce qu'on a reçu avec ce qu'on a décidé de choisir. Une difficulté qu'elle traite dans tous ses livres, avec une audace étonnante.
Audacieuse fut aussi sa vie sentimentale...
Oui, voilà une personne attachée aux usages et à une vie conventionnelle, qui rompt avec sa foi, sa famille, ses amis, l'opinion publique. Ce n'était pas rien, en 1854, de s'enfuir en Allemagne avec l'écrivain hurluberlu qu'était George Henry Lewes. Puis de s'installer avec cet homme improbable, ce "Mirabeau miniature", comme elle l'appelle, qui ne peut pas divorcer parce qu'il a reconnu l'enfant adultérin de sa femme. C'est aussi pour cette raison qu'elle prend un pseudonyme. En effet, quand elle emménage avec George, elle estime qu'elle vient de contracter un vrai mariage et ne veut plus signer de son nom de jeune fille, Marian Evans. Mais elle ne peut pas davantage signer Marian Lewes, car il y a une Agnes Lewes légitime qui habite dans le même quartier de Londres.
Dans son oeuvre, les femmes sont souvent plus intelligentes que les hommes...
La petite Maggie du Moulin sur la Floss est plus futée que son frère Tom, plus rompue au commerce des livres. Dans les romans d'Eliot, les femmes, contrairement aux hommes, lisent beaucoup. Or, la littérature est le royaume du "comme si", et ceux qui sont capables par l'imagination de faire "comme si" sont supérieurs intellectuellement, ils savent se mettre à la place de l'autre. Cependant, elle n'est pas favorable à l'extension du suffrage aux femmes. En quoi elle fait preuve d'un féminisme timide, qui la rapproche, du reste, de George Sand : elle aussi pensait que l'acquisition par les femmes des droits civils passe avant les droits politiques.
Par d'autres aspects, toutefois, Eliot peut se montrer révolutionnaire. Elle ne se contente pas de défendre les articles de la foi féministe basique (indépendance économique, droit à disposer de son corps), mais elle dit aussi que personne ne doit être assigné à son sexe biologique. Il y a des dissidents du sexe : une femme, explique-t-elle, peut naître avec des goûts masculins, et réciproquement. De nos jours, ceci trouve un écho particulier. Certes, elle ne plaide pas pour les transgenres, ce serait anachronique, mais l'idée y est. Autre idée incroyable pour son époque : elle considère que la maternité ne définit pas les femmes ni ne doit les enfermer. Ici, la modernité d'Eliot est éclatante.
Elle se révèle aussi visionnaire lorsqu'elle évoque dans Daniel Deronda l'idée d'un Etat juif en Palestine...
Oui, d'autant plus que cela se situe en 1876, vingt ans avant Theodor Herzl. Elle défend l'idée qu'un être ne définit finalement bien son identité que par rapport à un groupe, qu'il lui faut cet environnement pour accéder à sa propre nature, ce qui est très novateur. La quête anxieuse de l'identité traverse toute son oeuvre.
Faut-il encore conseiller Eliot, au XXIe siècle?
J'ai envie de vous dire qu'à toute époque toute grande oeuvre peut se lire avec profit. Quand les ouvrières du Puy faisaient grève, Simone Weil, pour les encourager dans leur combat, allait leur lire Sophocle. Alors, oui, il y a mille et une raisons de recommander la lecture des romans de George Eliot. Aux adolescents d'aujourd'hui, comme à ceux qui ont gardé un esprit d'enfance, je conseillerais Le Moulin sur la Floss. Et Middlemarch, son chef-d'oeuvre, à tous ceux qui se sentent désormais, comme c'était alors aussi le cas, au bord d'un monde inconnu qui les fait trembler.
L'Autre George. A la rencontre de George Eliot, par Mona Ozouf. Gallimard, 252 p., 20 €.