Si
 pose problème la coexistence dans un même cadre de deux propositions 
valides, ou si, dans ce même cadre encore, deux définitions se 
rapportant au départ à deux objets radicalement séparés en viennent à 
rendre indiscernable l’un de l’autre ces deux objets, sous doute peut-il
 être judicieux de changer ce cadre. C’est, pour faire simple, l’option 
radicale que défendit Einstein lorsqu’il créa sa théorie de la 
relativité. Le cadre en question suppose l’invariance du temps et de 
l’espace? Il repose sur l’identification de la masse inerte et de la 
masse pesante? Bâtissons-en un qui postule la relativité du temps et de 
l’espace et qui déconstruise le concept de matière au profit de celui de
 champ. Faisons du problème un postulat.
De
 nouveau nous nous retrouvons ici face à l’un de ces triomphes du 
concept critique de fonction sur l’idée naïve de chose et de substance, 
comme l’histoire de la science exacte ne manque pas de le relever 
progressivement.
Comme
 le disait Einstein lui-même au sujet de sa théorie, l’un de ses 
résultats essentiels était d’avoir ôté à l’espace comme au temps – ou à 
la matière – « le dernier résidu d’objectivité physique ». Entendue – 
fautivement – dans son sens vulgaire, cette assertion pourrait recouper 
l’impression, que nous ressentons tous, d’une coupure entre 
l’appréciation de l’espace et du temps physiques, théorisée par le natif
 d’Ulm, et celle dont nous pouvons faire l’expérience intuitivement. Ce 
serait oublier que cette disjonction, même si elle paraît effectivement 
s’achever avec l’invention de la théorie de la relativité générale, 
était déjà opérante avec la cinématique galiléenne. Ce que veut dire le 
scientifique Einstein, et qu’a parfaitement compris le philosophe 
Cassirer, c’est que la théorie de la relativité prouve l’opérabilité de 
celle de la connaissance.
Ce
 qui disparaît un peu plus avec la théorie de la relativité c’est l’idée
 naïve que puisse exister réellement tout objet, toute substance, dont 
nous ne pourrions atteindre, toujours approximativement, des impressions
 qu’en progressant d’un raffinement empirique à un autre. Ce qu’atteste 
avec éclat la découverte de l’espace-temps, c’est la fin de l’invariance
 objectivale. Mais aussi, et c’est là tout le travail d’analyse que 
poursuit Cassirer dans ce livre, la fin de l’objet naïf, de la chose 
dans son acception substanciale, ne signifie en aucun cas une victoire 
du scepticisme, du relativisme, ou le surgissement du règne de la 
post-vérité. Car la fin de l’objet qu’entérine la relativité générale ne
 signifie aucunement une faillite de la connaissance mais au contraire, 
et à rebours de la conception vulgaire d’insécurité que véhicule la fin 
d’une saisie sensualiste du monde, la validation de son propos critique.
 L’objet de la connaissance n’est pas l’objet et n’a nul besoin d’en 
postuler l’existence. Par là est désarmé le sceptique lui-même qui a 
besoin qu’un objet soit posé en absolu avant de pouvoir déplorer – ou se
 réjouir – qu’il ne puisse jamais l’atteindre.
Une propriété de
 l’objet n’indique aucun « en-soi » de l’objet mais un mode de relation 
qui l’enchaîne à d’autres et dont la connaissance a pour but de dégager 
les principes généraux – voire d’en proposer a priori. L’objet n’est que
 relation. Ainsi l’objectivité empirique, qui reposait entièrement sur 
l’invariance de l’objet, maintenant caduque, est remplacée – en quelque 
sorte réifiée – par celle de lois dont l’invariance confère à l’acte de 
connaître sa solidité et sa validité. Avec Einstein, et Cassirer, 
l’objet est remplacé par la forme.
À
 l’heure où plus que jamais les rapports entre pensée, technique et réel
 doivent être envisagés sous de nouvelles coutures moins naïves, la 
philosophie des formes de Cassirer, dont il est possible de découvrir 
les germes ici, est absolument incontournable. À rebours des 
relativismes ou des scepticismes aujourd’hui fort à la mode, il démontre
 qu’il est tout à fait possible que coexistent validement divers modes 
d’appréhension du réel s’ils sont envisagés, non plus comme des objets –
 et à la notion d’objet est toujours, quoi qu’on en pense, attachée 
celle d’absolu – , mais comme des relations.
Ernst Cassirer, La théorie de la relativité d’Einstein, Éléments pour une théorie de la connaissance, Le Cerf, trad. Jean Seidengart.