San Francisco Hammett blues
A l'occasion du centenaire de sa naissance, promenade à San Francisco dans les pas cahoteux de l'auteur du «Faucon maltais», briseur de grève, marxiste, privé et, selon André Gide, le plus grand écrivain américain, avec Faulkner, de la première moitié du XXe siècle.
San Francisco, envoyé spécial. Samuel Dashiell Hammett l'a écrit lui-même: «Je suis né dans le comté de Saint Marys, Maryland, entre les rivières Potomac et Patuxent, le 27 mai 1894. J'étais un gros bébé mais j'ai grandi mince et élancé.» Pas de doute donc, l'auteur de la Moisson rouge, né un peu écossais par son père, un peu français par sa mère, pauvre par les deux, tué par un cancer des poumons en 1961, aurait eu 100 ans cette année.
Ce centenaire n'a pas perturbé les Américains. Tout juste si pour la circonstance on a édité un fac-similé de la première édition (Alfred Knopf 1930) de ce Maltese Falcon qui assura définitivement la renommée de l'élégant moustachu. Autre hommage infinitésimal, la Film Review new-yorkaise a publié dans son numéro de juillet un article de Frederick C. Szebin, qui analyse comment, en 1934, Hollywood réécrivit l'Introuvable. Et fit d'un «livre graveleux plein d'allusions explicitement sexuelles, un film policier léger et sophistiqué mené par le couple le plus séduisant du monde du cinéma» de l'époque, Mirna Loy et William Powell. On peut aussi ajouter à ces festivités modestes la projection, dans quelques salles de cinéma d'art, des différentes versions de la Clé de verre (celle de Frank Tuttle en 1935 avec George Raft et Edward Arnold, celle de Stuart Heisler en 1942 avec Alan Ladd et Brian Donleavy) ou du Faucon maltais (mis en scène par Roy Del Ruth en 1931 avec Ricardo Cortez, par William Dieterle en 1939 avec Bette Davis, et la plus connue, le premier film de John Huston en 1941, qui fit d'Humphrey Bogart une star).
On peut enfin évoquer la vente aux enchères, à Christie's East de New York, de la statue du film, en plomb véritable, qui pèse une bonne vingtaine de kilos et faillit rendre infirme Bogart, un jour de tournage où il la laissa tomber sur son pied. Ce serait pourtant abusif: la relique est livrée aux amateurs fortunés non pour rendre hommage à Hammett, mais tout simplement parce que son dernier propriétaire a passé l'arme à gauche cette année et que les héritiers ont du mal à régler les droits de succession. A part cela, presque inexistantes sont les traces de celui qui, selon Raymond Chandler, «a sorti le crime de son vase vénitien et l'a flanqué dans le ruisseau». Les raisons de cette discrétion? On se perd en hypothèses.
La taule qui rend marteau
Il se peut que, dans un pays où le vent souffle fort à droite, on n'ait pas eu envie de célébrer un marxiste soupçonné d'avoir été membre du Parti communiste américain. Un type qui, en 1951, en pleine chasse aux sorcières, a fait six mois de prison à New York, puis au pénitencier fédéral d'Ashland, Kentucky, pour avoir refusé de livrer les noms de ses copains. Qui a ainsi résisté à la furie antirouge à la manière de ses héros, les «hard boiled dicks», durs à cuire cyniques en surface, courageux et romantiques à coeur. A l'époque, la presse avait hurlé avec les loups du maccarthysme. «Il a beaucoup tiré à la ligne et maintenant il va tirer six mois», ricanait le Philadelphia Inquirer. Et l'échotier Walter Winchel de profiter de son émission dominicale à la radio pour lâcher lâchement: «Il paraît que la taule rend Hammett marteau. Le rendra-t-elle aussi faucille?»
A moins que l'oeuvre de Hammett, quelque cent courtes nouvelles et seulement cinq romans, écrite en douze ans (de 1923 à 1935), ait semblé insuffisamment consistante. Hypothèse peu plausible. Les Yankees ne snobent pas l'auteur de Sang maudit. Ils ne sont pas loin de penser, comme André Gide, que les deux plus grands écrivains américains de la première moitié du XXe siècle s'appelaient William Faulkner et Dashiell Hammett. Que sont remarquables non seulement l'écriture de Hammett (concision, humour, utilisation intelligente de la langue parlée), mais aussi la description digne de Balzac (selon Gide) qu'il donne de la société américaine des années 10 et 20.
En fait, il semble surtout que l'anniversaire n'ait pas été fêté avec plus de fastes parce que les Américains ne raffolent pas de ce sport si prisé chez nous: la commémoration. Sauf à San Francisco. Où l'on n'a pas attendu qu'il ait 100 ans pour vénérer la mémoire du père de Sam Spade. C'est même tous les jours la Saint-Dashiell sur la Barbary Coast. Car on y est fier de constater que c'est ici que la courte et brillantissime carrière du romancier commença vraiment. «Je ne sais pas quand Hammett décida d'écrire pour la première fois», raconta un jour l'écrivain Lilian Hellman, qui fut à partir des années 30 sa compagne des bons et des mauvais jours, «mais je sais qu'il s'y mit après être sorti des hôpitaux militaires, dans les années 20, et s'être installé à San Francisco».
Hammett débarque à Frisco au début de 1921. Il a 27 ans et il est tuberculeux depuis la Première Guerre mondiale, qu'il a passée bidasse mais sans quitter les Etats-Unis. Il est encore détective à l'agence Pinkerton. Où il est entré six ans plus tôt, à 21 ans, après avoir été cheminot pour la Baltimore et Ohio Railroad, manutentionnaire, employé au frêt. Boulots trop prosaïques. L'agence dont la devise est «Nous ne dormons jamais» est la plus grande des Etats-Unis, et pour Hammett son nom sonne comme une promesse d'aventures. Fondée en 1850, à Chicago, par Alan Pinkerton, elle a joué pendant la guerre de Sécession le rôle d'une centrale de renseignements au service des nordistes et du président Lincoln. Dans les années 1870 et 80, elle a pourchassé les braqueurs de trains (notamment Jesse et Frank James et les frères Younger). Ce fut un peu une sorte de FBI avant que celui-ci ne soit fondé par Edgar J.Hoover, en 1924.
Enquête et filature
De 1915 à 1921, à l'exception des années qu'il passa sous les drapeaux, ou plutôt dans les hôpitaux militaires, Hammett fut un homme de la Pinkerton. Pour le médiocre et pour le pire. Il y apprit à s'ennuyer, à vivoter dans des pensions minables, à se tremper jusqu'aux os, à prendre froid en collant le train de ses cibles. Il récolta quelques blessures aux jambes et une balafre sur le visage; il en tira aussi une bonne connaissance des milieux qu'il décrivit par la suite. Et une vision d'un monde en noir et gris.
Les Pinkerton boys ne faisaient pas que dans l'enquête et la filature, même en tous genres. Souvent, ils étaient employés comme briseurs de grève. Hammett comme les autres. En 1917, à Butte dans le Montana, l'Anaconda Copper Company lui a offert 5 000 dollars sacrée somme, surtout à l'époque pour assassiner Frank Little, un Indien borgne, animateur du syndicat des mineurs de cuivre. Hammett a toujours affirmé avoir refusé le contrat. D'autres ont été moins scrupuleux. Le 1er août 1917, à 3 heures du matin, Little, une jambe dans le plâtre, est tiré de sa chambre par des inconnus masqués et armés qui l'attachent avec une corde au pare-choc arrière de leur voiture et le traînent vers la ligne de chemin de fer. Où ils le châtrent et le pendent à un poteau. Avec un écriteau d'avertissement accroché à son caleçon. L'événement, qu'il vécut de près, marqua Hammett à vie. On dit que Personville, alias Poisonville, la «charmante» cité homicide de la Moisson rouge, est inspirée par Butte. Et que son parti pris pour les ouvriers, comme son antifascisme radical sont nés cet été-là dans le Montana.
Début 1921, Pinkerton l'envoie à San Francisco, sur les docks, jouer encore une fois les briseurs de grève. Il prend un appartement au 120 Ellis Street, y reste jusqu'au 27 juillet, date à laquelle il se marie avec Joséphine Dolan. Ils déménagent alors au Golden West Hotel, puis au 620 Eddy Street, sa première adresse permanente jusqu'en 1923, quand il se sépare pour la première fois de sa femme. Hammett «travaille» aussi sur l'affaire Roscoe «Fatty» Arbuckle, cet acteur porté sur la partouze, chez qui on a trouvé le cadavre d'une jeune femme au sexe mutilé.
A la fin 1921, ou au début 1922, il démissionne. Nouvel accès de tuberculose et peut-être de mauvaise conscience. Hammett apprend la sténographie, gagne sa vie en rédigeant des messages publicitaires pour la joaillerie Samuels de Market Street, se met à écrire des histoires, notamment pour «Black Mask». Et ouvre ainsi l'épisode le plus calme et le plus brillant de son existence.
Epuisé et sans le sou
De cela, San Francisco se souvient. Dans les années 1980, plus de vingt ans après la mort de Hammett, le poète beat et libraire Lawrence Ferlinghetti, qui a vécu à Paris et y a été impressionné par l'avenue Victor-Hugo, imagine de donner aux rues de sa ville des noms d'artistes et d'écrivains disparus. Le 25 janvier 1988, le bureau municipal approuve sa proposition. Le 2 octobre de la même année, les noms des célébrités honorées sont révélés lors d'une cérémonie à la librairie City Lights que Ferlinghetti a fondée en 1953 sur Columbus Avenue. Mark Twain, Jack London, Isadora Duncan, Ambrose Bierce et Jack Kerouac sont parmi les élus.
Et Dashiell Hammett, dont le patronyme désigne désormais Monroe Street, petite rue pentue entre Bush et Pine, dans le centre ville. L'écrivain nomade y vécut en 1926. Exactement au 20, dans un bel immeuble en brique rouge qui a dû avoir du caractère mais est aujourd'hui un tantinet trop réhabilité, «gentrifié». Frappé par un nouvel accès de tuberculose, il y a toussé, craché, épongé ses hémorragies pulmonaires et rédigé ses messages publicitaires pour Samuels, son joaillier de patron. Il n'y écrivit aucune nouvelle ni aucun roman.
Le fantôme de l'ancien détective hante aussi le Civic Center, les environs de la mairie, pas loin de Market Street, un quartier autrefois très vivant. Quand il habitait 620 Eddy Street, en 1921, 22, 23, Hammett, épuisé par la maladie, sans le sou, n'avait que quelques centaines de mètres à faire pour s'engouffrer sous le frontispice de The Public Library of the City and County of San Francisco et sa belle devise, «Pour le progrès et le plaisir de l'humanité», y assouvir gratuitement sa passion des livres.
Aujourd'hui, l'ancienne bibliothèque s'apprête à fermer pour déménager ses trésors de l'autre côté de la rue. Dans un immeuble réhabilité, désossé et remonté avec force matériaux synthétiques, écheveaux de câbles sous un placage de pierre de taille. En ces derniers mois de 1994, la culture de San Francisco joue aux quatre coins: le Musée d'art moderne a déjà quitté le Civic Center pour s'installer dans le bâtiment construit par Mario Bota dans South Market (ouverture en janvier). L'ancienne bibliothèque, celle où Hammett oubliait ses poumons troués, va devenir le nouveau Musée des arts asiatiques.
Le 620 Eddy Street, Crawford Appartments, où Hammett a vécu un semblant de vie de famille entre sa femme Jo et ses deux filles, est toujours debout et même repeint de frais. Blanc en étages, bleu pisseux au rez-de -chaussée. En 1921, le loyer y était de 45 dollars, le quart de ce que le détective-briseur de grève recevait de la Pinkerton. A deux pas, l'Elk Hotel est tout à fait le genre d'établissement crasseux où pouvait traîner, à la pêche aux informations, Sam Spade ou son collègue le Continental op', le privé rondouillard, héros de Moison rouge, de Sang maudit et de vingt-huit nouvelles. Des nouvelles que Hammett affectait de mépriser sous prétexte qu'elles avaient été publiées dans ces pulp fictions, revues bon marché (10 cents) imprimées sur un papier de mauvaise qualité fait avec de la pulpe de bois. Heureusement Lilian Hellman, sa compagne, écrivain elle-même et de grand talent, plus avisée, republia ces histoires (dont certaines sont des chefs-d'oeuvre) en 1962, un an après la mort de leur auteur.
En 1927, Hammett habite au 891 Post Street, Charing Cross Appartments, au coin de Hyde, un des immeubles les plus sinistres de la ville. Ses poumons vont mieux. Il finit le Grand Braquage, nouvelle dont l'écriture lui procure certainement du plaisir. Un plaisir palpable dans la description de la pègre réunie à San Francisco ou dans l'évocation de Dick Foley, le collègue du Continental op': «C'était un petit Canadien basané qui mesurait bien un mètre soixante dans ses chaussures à talons compensés, pesait quarante cinq kilos à tout casser, concis comme un télégramme d'Ecossais et capable de filer une goutte d'eau salée du Golden Gate Bridge jusqu'à Hong-kong sans jamais la perdre de vue.» Il y écrivit aussi la suite du Grand Braquage, le Prix du sang. Les deux, assemblés, faisant comme un seul roman, un thriller qui joue tellement serré avec la ville (de Montgomery Street, downtown, à Army Street dans Noah Valley) qu'il donne raison à Warren Hinckle, journaliste west coast et fondateur de la revue Ramparts, quand il écrit: «Hammett n'utilisait pas San Francisco comme un décor, c'était un de ses personnages, parfois un voyou, parfois une grande dame, toujours un terrain rude qui inspire les paumés et définit le cours des événements».
Le costume cintré du desperado
Le 111 Sutter Street est un autre grand lieu «hammettien». Joe Gores, l'auteur d'un polar-hommage (simplement intitulé Hammett et adapté au cinéma par Wim Wenders sous la houlette de Francis Ford Coppola), a identifié ce building néo-médiéval de vingt-deux étages, qui jouxte aujourd'hui un marchand de chaussures françaises, comme celui qui abritait le bureau des privés Miles Archer et Sam Spade dans le Faucon maltais. Trois blocs plus haut, près du Stockton Tunnel, une des frontières de Chinatown, se trouve Burritt Street. Sur un mur de cette ruelle, on cloua le 12 février 1974 une plaque de bronze sur laquelle il est écrit: «C'est à peu près ici que Miles Archer, l'associé de Sam Spade, fut tué par Birgid O'Shaughnessy.»
Plus bas, il y a John's Grill, un restaurant d'Ellis, qui se revendique, enseigne à l'appui, comme la maison du Faucon maltais. Le défunt Miles (ne pas confondre avec Lew, le héros de Ross McDonald) Archer y dînait. Depuis 1976, Gus Konstin, le propriétaire, un immigré grec, ancien employé de Black Jack Jerome, gangster-homme d'affaires qui engagea Hammett en 1921 pour casser une grève des dockers, a transformé la salle à manger du premier étage en un musée consacré au film de Huston. Sur les murs, des photos d'Humphrey Bogart, Mary Astor, Sidney Greenstreet, Peter Lorre et Elisha Cook Jr.; sur des présentoirs, quelques livres de Hammett et le fac-similé de la statue du faucon maudit. Pendant qu'au rez-de-chaussée, quelques cadres pressés, ivrognes chics, touristes perdus avalent des bourbon secs ou dévorent des côtelettes Sam Spade.
En 1929, la Moisson rouge, déjà parue en feuilleton dans «Black Mask», sort en librairie, suivie par Sang maudit. En 1930, le succès du Faucon maltais éloigne Hammett de San Francisco. Lilian Hellman: «Quand je fis connaissance avec Dash, il avait écrit quatre de ses cinq romans et c'était la coqueluche de Hollywood et de New York. (...) Mais tandis que passaient les années de 1930 à 1948, il écrivit seulement un roman et quelques nouvelles. En 1945, boire ne lui apportait plus aucune gaieté. Ses périodes d'ivresse duraient plus longtemps et son humeur s'assombrissait. (...) En 1948, je ne pouvais plus supporter de le voir boire. (...) Sa mort (le 10 janvier 1961) fut causée par un cancer du poumon qu'on ne décela que deux mois avant le décès.» Lilian Hellman aurait pu aussi ajouter que Hammett connut encore un triomphe avec l'Introuvable, dont Hollywood fit ses choux gras à coups d'adaptations et de sequels; qu'il fut le premier scénariste de «L'agent X9», une BD policière brillante, dessinée par le jeune Alex Raymond, auteur de Flash Gordon, pour la presse Hearst. Qu'il eut plus de mal à Hollywood, où il n'est crédité que de deux scripts: City Streets, tourné en 1931 par Rouben Mamoulian, et Watch on the Rhine, un film antinazi, adapté d'une pièce de Lilian Hellman et réalisé en 1943 par Herman Shumlin; qu'il eut l'idée de romans (notamment de Tulip, une manière d'autobiographie) qu'il ne réussit pas à finir. Qu'il endossa avec fatalité le costume cintré du desperado.
Hammett ne retrouva plus l'inspiration de sa période San Francisco. Ce qui fait dire à Warren Hinckle, dans le numéro de City of San Francisco du 4 novembre 1975: «L'establishment littéraire de l'Est persiste à faire comme si Hammett lui appartenait. Mais c'est ici qu'il a écrit le meilleur de son oeuvre. Il est des nôtres, pas des leurs.»
Ces renseignements, tout un chacun peut les trouver dans The Dashiell Hammett Tour, succès d'édition de «City Lights» (261, Columbus Avenue) et guide léger et bon marché (200 grammes et 10 dollars) de San Francisco, écrit par Don Herron, fan de littérature et de marche à pied. A lire aussi, Une vie de Diane Johnson, chez Folio, et le Dashiel Hammett Underworld USA de Jean-Pierre Deloux, de la revue Polar, aux Editions du Rocher (170 pp., 110 F). Et tous les romans de Hammett en Carré noir, Série noire ou Presses Pocket, ainsi que le Hammett de Joe Gores, réédité en série noire (55 F).