Ramuzez-vous
La vie dans les poches (1)
Pour sa première chronique dédiée aux livres petit format, rééditions tardives ou précoces d’écrivains du passé ou du présent, En attendant Nadeau lit quatre livres d’un grand écrivain suisse et vaudois qui reste injustement méconnu en France : Charles Ferdinand Ramuz.
Charles Ferdinand Ramuz, Une main, Les signes parmi nous, Aline, Paris (notes d’un Vaudois). Zoé, coll. « Zoé Poche », de 90 à 216 p., de 8 à 10 €
Inaugurer une chronique consacrée aux livres de poche ? L’idée n’est pas particulièrement audacieuse. Est-elle suffisante, compte tenu du nombre incalculable de titres publiés dans ce format réduit ? Sûrement pas, c’est ce qui la rend nécessaire. Car, à côté de la publication des éditions originales, un champ immense, sans fin et sans cesse renouvelé s’offre à toutes les bourses ou presque : des livres peu chers, souples, au papier de moindre qualité, au format commode et facile à glisser dans sa poche, comme un gant, un mouchoir ou un ticket de métro. Aux antipodes de l’objet fétiche des bibliophiles, le livre de poche a des allures de livre jetable. Quelques minutes de réflexion permettent de comprendre qu’il est le contraire : le livre repris, ré-imprimé, exhumé de l’oubli et en vie. On dit qu’il est né en 1953, mais il avait des précédents. Quelle que soit la date, ce fut une invention de génie et un comble de démocratie.
Choisir parmi les livres de poche est plus difficile que choisir parmi les premières éditions. L’océan y est sans limites. Les grands groupes ont chacun leur collection et se disputent les rayons des librairies et des supermarchés, mais il faut aussi compter avec les maisons d’édition indépendantes, plus modestes, qui ont les leurs, aussi intéressants. À eux tous, ils forment un ensemble foisonnant et presque vertigineux.
Alors que faire ? Comment choisir, sélectionner celui-ci plutôt que celui-là ? Auteurs contemporains ? Écrivains disparus ? Cette frontière-là sera abolie. La chronique accueillera les vivants et les morts, comme au paradis, car les poches en sont les enfants. Nos choix seront aussi plus arbitraires, plus subjectifs, moins liés à l’actualité, mais pas toujours, car les poches la reflètent, eux aussi. Ils pencheront davantage vers la littérature au sens très large et très ouvert.
Avouons-le, nous avons hésité pour cette première chronique. Commencer par un sujet polémique et la réédition des Dix petits nègres d’Agatha Christie sous un nouveau titre ? C’était tentant, et ce sera sans doute le sujet de la prochaine livraison. En attendant, il y avait parmi les colis que nous avons reçus un cadeau plus tentant encore : une série de poches au format plus réduit que le format usuel français. Six livres à la couverture sobre, déclinant six couleurs acidulées, une couleur par titre. Six œuvres d’un grand écrivain vaudois, Charles Ferdinand Ramuz. Nous avons lu les quatre premiers, dans l’ordre suivant, qui fait fi des dates de publication originale :
Marron-beige, Une main
Vert absinthe, Les signes parmi nous
Rose magenta, Aline
Gris spleen, Paris (notes d’un Vaudois)
L’éditeur de ces six titres, Zoé, est indépendant et suisse, donc francophone mais pas français. Alors voilà, nous avons décidé de privilégier pour cette première chronique l’indépendance, c’est-à-dire le risque, et la francophonie, c’est-à-dire l’étranger, même relatif. En un mot, le décentrement.
Le hasard nous a amenée à commencer par Une main car le titre était intrigant, presque irrésistible. Il sous-entendait de l’étrangeté puisque les mains vont par deux, par définition. Nous avons donc ouvert le livre, et voici ce qui s’y passe. Un jour, en 1931, au creux de l’hiver, Ramuz sort de chez lui pour acheter des cigarettes. Il fait froid, gris, il glisse sur une plaque de verglas. La chute n’est pas fatale, il se brise l’humérus, mais il ne sent plus sa main gauche. Sonné, incrédule, il la tient de la droite, comme le plus précieux des organes. Quelques instants plus tard, ramassé comme un enfant trouvé, le voilà hospitalisé. Puis renvoyé chez lui. Puis de nouveau hospitalisé. Puis rééduqué. Impuissant, devenu une marionnette.
De tous les récits de Ramuz proposés par cette livraison colorée, Une main est le plus fou et le plus stupéfiant. Il ne possède pourtant aucun trait de la littérature fantastique. Nous sommes loin du Nez de Gogol, chez qui la perte du nez n’a aucune vraisemblance. Ramuz rapporte une expérience qu’il vit : sa main devient une main fantôme. Une partie de son corps se dérobe à lui-même. Le monde bascule et se désaxe. Tout ce qui était automatique, irréfléchi et donné devient empêché, conscient et à ré-acquérir.
Un renversement inédit s’opère dans l’esprit de l’écrivain. Il se voit comme une chose, une masse physique, une « étendue », écrit-il. Le mot n’est pas neutre dans l’esprit d’un lecteur qui a lu Descartes. Ramuz n’est pas un philosophe, rappelons-le. Si l’expérience qu’il décrit est si inattendue, c’est qu’elle est à la fois physique et métaphysique, éprouvée physiologiquement et interprétée au plus près des sensations, pensée mais à peine. L’homme se réifie. Les choses s’animent. Les contraires s’annulent. Sous l’effet d’un opiacé antalgique, « je ferme les yeux, écrit-il, et je sens peu à peu le rétrécissement se faire. C’est-à-dire que ce rien gagne sur ce que je suis. Ma personne, qui est un espace, est envahie sur tout son pourtour. Je ne suis plus que de l’étendue, et cette étendue diminue […] C’est extrêmement agréable et extrêmement désagréable. Et au centre il y a l’esprit, qui garde toute sa lucidité ».
Même sans antidouleur, sans drogue, l’usuel est chahuté et l’ordinaire se fait extra-ordinaire. L’écrivain est ahuri, ainsi que sa plume, sa main, et son récit prend des accents pré-beckettiens qui surprendront jusqu’aux lecteurs d’un XXIe siècle qui en a vu d’autres. C’est que, chez Ramuz, l’économie de mots est remarquable. L’écriture est d’une telle concision qu’elle donne le vertige. Les phrases sont courtes, enlevées, juxtaposées, retournées, progressant suivant un staccato aux accents très particuliers. Quelques exemples : « Capable de rien, désireux de tout. » Ou encore : « Car je me dis : “Misère de la machine humaine”, et en même temps je me dis “Beauté de la machine humaine”. » Plus loin, l’écrivain s’abîme dans une méditation sur la symétrie, celle du corps, évidemment, mais que dire de celle de l’esprit : « Pensons-nous symétriquement ? », demande-t-il. On imagine un Raymond Devos ou un Jean-Louis Barrault seul, absolument seul sur une scène, posant la question à un public tombant de sa chaise…
Il y a dans Une main une étrangeté qui n’est pas inquiétante, mais cocasse, drolatique, surréelle plutôt que surréaliste. Une simplicité qui est celle du génie, l’art de déterrer les interrogations les plus enfouies, celles que l’on a quand on est enfant. Désapprendre, le verbe figure dans ce récit vécu et écrit en 1931. Il y a presque cent ans. Quelle modernité !
De fait, la grande cassure a eu lieu en 14-18. Ce fut la Première Guerre mondiale, que l’on retrouve dans Les signes parmi nous (tableau), récit composé à partir de juillet 1918 et publié en juin 1919. Le (faux) personnage principal est un colporteur nommé Caille, qui vend des brochures annonçant l’arrivée de l’Apocalypse et interprétant les signes. Il traverse un village sans nom où l’on croise des paysans, des buveurs, des morts, des mères qui viennent de perdre leur fils, des petites filles, des ouvriers en grève… Çà et là, le personnage de Caille disparaît et l’écrivain Ramuz s’autorise toutes les libertés, mêlant présent et imparfait dans une même phrase, accumulant les phrases nominales, brouillant les pronoms, s’adressant au lecteur directement. « Regarde », dit-il brusquement pour attirer notre attention sur un paysage qu’il transforme en éternité, « Regarde pourtant comme tout est tranquille dans le pays ; regarde comme tout y est en ordre, regarde comme tout s’explique. […] C’est ici le pays de la solidité parce que c’est le pays des ressemblances. […] Il y a des races, il y a des habitudes. L’habitude est ici de voisiner extrêmement et on peut se tendre la main à certains endroits par-dessus la rue ».
On demande à chacun de ne pas s’offusquer de l’emploi du mot « race » et de réfléchir à celui du mot « habitude », car là, en quelques mots, s’annoncent la plaie du XXe siècle, la déchirure née de la croyance en la race, mais aussi la naissance de la sociologie liée à la réflexion sur la notion d’habitus. Ainsi vivait-on en Suisse en 1918, ainsi y pensait-on également. Mesurons l’abîme qui nous sépare de ce temps.
Les signes parmi nous n’est pas un récit continu. Il est découpé en 35 sections, 35 instantanés de la vie d’un village sur fond de guerre apocalyptique, 35 tableaux qui annoncent le début de la fin d’un monde. D’un côté, la permanence. De l’autre, l’impermanence et la destruction, la guerre. Les deux dimensions sont présentes dans le style de Ramuz : son écriture est profondément imprégnée d’antiques images bibliques et elle a le dépouillement des Écritures, en même temps qu’elle pulvérise le phrasé ample de la langue française et possède une empreinte moderniste qui ne cesse d’étonner.
Elle est discontinue, ponctuée d’annotations brèves, d’éléments vus et aperçus (ciel, soleil, nuages, couleurs), d’impressions fugaces, ici répétées, là inédites. Il est presque impossible de parler de prose. Le rythme, les cassures, les retournements, les répétitions, les inversions, les images la font glisser vers la poésie. Mais comment définir celle-ci ? Il le faudrait, car c’est bien ce qui unit tous les ouvrages de Ramuz ici chroniqués, dont Aline (1905), un roman d’amour, sans doute son œuvre la plus connue.
De tous ses livres, le Beau se dégage. Écoutons. « Et quelqu’un entre encore, alors, et du même coup le soleil. Le soleil, ça tourne dedans. Tournent des effilochures de fumée, la poussière ; tournent des odeurs et des bruits, tournent des cris, tournent des voix ; la poule qui a fait l’œuf, un coq, des moineaux ajoutés, une femme qui appelle ajoutée : toute la vie qui entre, à cause que le soleil entre, et elle tourne dans le soleil. »
« On a vu les peupliers qui sont en bordure à la route ployer par le milieu comme un arc sous le genou. »
Qui est « on » ? Le récit ne le dit pas, mais la ligne des peupliers ployés évoque soudain Nicolas de Staël. La littérature est un art. Chez Ramuz comme chez Staël, les paysages sont des bandes, des rubans, des à-plats de couleur – plus abstraits chez le peintre, plus impressionnistes chez l’écrivain. Mais les couleurs et les cadres intérieurs s’y découpent pareillement. La parenté était inattendue mais elle nous a frappée, et dans tous les textes que nous avons lus.
Sauf un, et encore, Paris (notes d’un Vaudois). Le récit est la chronique des douze années de formation que Ramuz a passées à Paris, entre 1902 et 1914. Le texte, lui, n’a été publié qu’en 1939. Pour un œil français, a fortiori parisien, ces pages ont une saveur particulière. Se voir reflété sous la plume d’un étranger est salutaire quand on se sait imparfait, perturbant quand on est fat. « Le mot bourgeois a d’ailleurs ici un sens assez particulier : il faut entendre un homme qui défend coûte que coûte ses droits, même ceux qu’il a usurpés. » Divine définition qui s’applique encore et à tant d’égards.
Vaudois débarquant dans un Paris hivernal et brutal, Ramuz a le regard de l’ingénu « plein d’inexpérience » qui perce le vernis des usages et de l’urbanité. Il y est venu parce que Paris est la capitale intellectuelle de la langue française, mais celle-ci, la langue, est rude et peu accueillante. Paris parle vite, Paris cru, ou mondain, ou politique, ou factice : « Paris a été montée sur tréteaux », écrit-il. Ramuz, lui, parle un autre français, plus lent en apparence, si riche en vérité quand on le lit. Sa langue est pleine de mots inédits, dialectaux, incongrus, jamais ouïs. Chez lui, Aline est « matineuse », la cloche a un « bombement », les voitures sont assourdies par le « détrempement » du pavé, une longue route « s’appointit »… Peu importe, ont répondu les Parisiens de son époque : si vous n’en êtes pas, « l’aventure ne se terminera pour vous que par votre expulsion plus ou moins sournoise, mais définitive ». C’est ce qui est arrivé à Charles Ferdinand Ramuz.
Cent ans plus tard, nous autres, Parisiens et/ou Français, n’avons pas changé. En effet : comment se fait-il que ce grand écrivain suisse soit si méconnu dans notre orgueilleux Hexagone ? Comment se fait-il qu’il soit ignoré par l’Université, oublié par les académies, si rarement cité par les écrivains qui ont écrit après lui ? Son absence du canon littéraire enseigné chez nous est lamentable.
Ah, les Français ! dira-t-on. Si centralisés, si centralisateurs, si exceptionnalistes ! Il est temps qu’ils aillent se ramuzer comme ils vont se créoliser. Ils n’ont même pas d’océan à franchir pour le faire : il suffit de passer quelques cols de montagne.
Saluons donc une dernière fois l’initiative des éditions Zoé qui consiste à diffuser l’œuvre de cet écrivain dans une « Petite bibliothèque ramuzienne » à prix réduit. Et ajoutons deux détails importants : chaque volume est accompagné d’une préface fort utile ; la version choisie de chaque œuvre est la version originale, qui a gardé quelques aspérités bienvenues et gage de différance…