Les talibans reprennent la pose

L’Histoire bégaie… et les talibans reprennent la pose. Pourquoi ne pas lire (ou, qui sait ? relire) un entretien que j’avais eu avec Mariam Abou Zahab (décédée depuis) en décembre 2001. Elle était enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales et à l’Institut d’études politiques de Paris, également chercheuse sur les mouvements djihadistes en Afghanistan et au Pakistan. Bref, elle connaissait fort bien la question…

… grand ou envolé, telle la vierge Marie, comme le suggérerait le doigt levé ? image extraite de la vidéo « La chute de Kaboul : comment les talibans ont capturé la capitale de l’Afghanistan » publiée par Le Monde.fr le 16 août 2021

Dans le dossier qu’il a consacré à l’Afghanistan dans Le Monde 2 du mois de novembre, l’ethnologue Bernard Dupaigne évoquait la « forte tradition guerrière pachtoune », ethnie d’origine des talibans. Qu’en est-il exactement ?

Le premier royaume pachtoune est apparu à Kandahar, dans le Sud, sous l’autorité de Mir Waïs, un chef de la tribu des Ghilzais – dont fait partie celle des Hotakis, la propre tribu du mollah Omar –, quelques décennies avant la constitution d’un État afghan, au milieu du XVIIIe siècle, par le Pachtoune Dourrani Ahmed Chah. Quand l’émir Abdour Rahman, à la fin du XIXsiècle, parvient à centraliser l’Afghanistan, il déplace des tribus pachtounes, qui avaient seules sa confiance, pour protéger les frontières. Ce qui explique qu’il existe dans le Nord, où les Pachtounes restent minoritaires, quelques zones, comme Kunduz, où ils sont implantés. Gulbuddin Hekmatyar (chef moudjahidin qui s’opposa à Massoud pour le contrôle de Kaboul), notamment, est issu de ces familles transférées. Les Anglais, qui aiment établir des catégories, ont donné aux Pachtounes une image de caste martiale car ils ont essuyé trois graves défaites – des massacres, même – face à eux.

Les Pachtounes sont l’ethnie majoritaire…

Tous les chiffres sont faux en Afghanistan, car il n’existe pas de recensement fiable. Le dernier qui a eu lieu, dans les années 1970, a surestimé le poids des nomades. Toutefois, on peut avancer que les Pachtounes représentent environ 40 % de la population. Avec, historiquement, une légitimité pour exercer le pouvoir depuis plus de deux siècles, y compris durant la période communiste. À une exception près : la parenthèse de guerre civile entre 1992 et 1996.

Kandahar est le fief des talibans. D’où vient leur ancrage dans cette ville ?

C’est à Kandahar, ainsi que je l’ai dit, que l’État afghan a été créé. La ville était un centre commercial et une voie de passage entre l’Inde et l’Asie centrale. Ville riche, donc, et réputée imprenable militairement. Si elle tombait, c’était par la ruse ou l’argent. C’est la ville mythique. Et ce qui serait impensable, actuellement, c’est que des non-Pachtounes arrivent à prendre Kandahar.

Quant à Kaboul ?…

Kaboul n’a jamais été une ville pachtoune. C’était surtout une ville hazara. Les Hazaras, qui parlent le persan, sont très différents des autres ethnies. Leurs traits mongoloïdes les rendent remarquables.

Quelles sont les relations, précisément, entre Pachtounes et Hazaras ?

Les Hazaras, chiites comme les Iraniens – alors que le reste du pays est majoritairement sunnite –, sont au bas de l’échelle sociale. Sous Abdour Rahman, qui avait lancé un djihad contre eux afin de les convertir au sunnisme, beaucoup ont été réduits en esclavage et amenés à Kaboul. Ainsi, traditionnellement, ils exécutent les durs travaux, vivant aussi sur un sol extrêmement pauvre. Mais en 1979, au moment de la révolution iranienne, l’Iran a investi beaucoup d’argent au Hazaradjat. Les Hazaras se sont alors enrichis ; leurs bazars, sur la route des caravanes, ont prospéré. Traditionnellement, les nomades pachtounes venaient faire paître leurs troupeaux sur les plateaux du Hazaradjat, et servaient de « banquiers » aux Hazaras. En Afghanistan, on désigne d’ailleurs les nomades par le terme de maldar, « ceux qui ont des biens ». Les Hazaras se trouvaient tous endettés auprès de ces Pachtounes. Or, durant la guerre contre les Soviétiques, des Hazaras se sont installés sur les terres laissées libres par les Pachtounes exilés déjà avant l’invasion, et n’ont plus payé leurs dettes. A l’arrivée des talibans, les Pachtounes revenus au pays sont alors allés réclamer ces dettes. D’où des conflits interethniques aigus.

Les ethnies semblent avoir vécu sans heurts sous le long règne du roi Zaher Chah, entre 1933 et 1973…

En réalité, il n’a rien fait pour son pays. Il est bon de rappeler qu’une famine sévissait en 1972, juste avant qu’il ne soit renversé par son cousin Daoud. Zaher était donc très impopulaire. Il est devenu roi très jeune, vers seize ans, et ce sont ses oncles qui ont assuré le pouvoir durant longtemps. Lorsqu’il a pu exercer le pouvoir, le pays vivait essentiellement de l’aide occidentale. Cela a fonctionné durant quarante ans parce que tout était décentralisé : il y avait d’un côté Kaboul, de l’autre tout le reste. Quand Zaher a été renversé en 1973 par Daoud, pour les gens des campagnes, Daoud, c’était « Daoud Chah », le roi Daoud. Beaucoup d’Afghans, dans les campagnes, ignoraient que la monarchie avait été abolie et que le pays était devenu une république. De son côté, Zaher Chah s’est détribalisé, comme l’ensemble de l’élite. Parlant persan, il est incapable de faire un discours en pachtou.

Comment ont été vécues les années de communisme et d’occupation soviétique entre 1979 et 1989 ?

Essentiellement comme une invasion de la sphère privée : l’État avait envoyé dans les campagnes des équipes pour mettre en œuvre une réforme agraire, et il lançait l’alphabétisation en obligeant les femmes à se rendre dans des écoles mixtes. Un grand nombre de Pachtounes, notamment, se sont alors exilés au Pakistan pour se mettre à l’abri de tout cela. Par contre, sous les talibans – essentiellement des ruraux pauvres –, les Afghans qui vivaient hors de Kaboul n’ont pas eu ce sentiment d’effraction car il n’y avait pas perturbation de leur mode de vie. Dans la capitale, c’était tout à fait différent.

Qu’en était-il alors, durant la période communiste, de l’enseignement destiné aux filles ?

Beaucoup d’ONG avaient imposé des écoles de filles, notamment dans les campagnes. Et certains chefs de tribus comprenaient que leur intérêt était d’envoyer des filles à l’école pour continuer de recevoir de l’argent norvégien, suédois… Alors le chef local obligeait deux ou trois familles à mettre leurs enfants à l’école. J’appelais ces écoles des « écoles fantômes », faites pour les visites et les yeux des Occidentaux…

Durant ces années 1980, j’ai visité à l’improviste, dans la mesure du possible – car dans les villages, tout se sait rapidement –, certaines de ces écoles en zone pachtoune. Je demandais aux enfants de lire : si elles ânonnaient, il était alors évident qu’elles devaient rarement venir à l’école…

Sous les moudjahidins, que sont devenus les établissements d’enseignement de Kaboul, alors que la ville était en proie aux factions rivales ?

De quelques grands lycées de Kaboul, il ne restait souvent que la carcasse en béton. À l’intérieur, plus rien. Je me rappelle être allée au lycée allemand en hiver : les gens y avaient pris tout le bois aux portes, aux fenêtres, pour se chauffer tant il faisait froid. Mais les écoles n’ont jamais cessé de fonctionner. Peu de temps avant la période talibane, j’ai vu quelques femmes y enseigner, portant un voile pas très afghan, un peu à l’iranienne, qui avait été imposé par Rabbani (chef du gouvernement mis en place en 1992). Leurs robes étaient longues et noires, loin des vêtements afghans traditionnels, c’était étrange.

Et quand les talibans sont arrivés au pouvoir ?…

Eh bien toutes ces femmes ont été renvoyées chez elles. Or elles avaient grandi sous l’ère soviétique, plus libérale pour elles, et le choc en a été d’autant plus rude. À Kaboul, contrairement à ce qui était ressenti dans les campagnes, les talibans étaient perçus comme des rustres campagnards. Pour eux, Kaboul, c’était Sodome et Gomorrhe. Il fallait en extirper ce mal communiste qui avait corrompu les esprits.

Ce régime a toutefois réussi à se maintenir…

C’étaient essentiellement les Arabes, des étrangers donc, qui finançaient le régime. L’État avait aussi fonctionné grâce à l’argent de la diaspora, installée surtout à Karachi, Quetta, Peshawar, au Pakistan, ainsi qu’à Dubaï. Voulant absolument continuer à faire du commerce, elle a donc assuré le financement. Certains ministres talibans avaient d’ailleurs été commerçants à Dubaï. L’appui du lobby des transporteurs pachtounes a également été un maillon fort du régime. Si l’on veut assurer normalement l’acheminement des marchandises quelles qu’elles soient (les trafics étant florissants), il faut des routes sûres.… Tout cela explique que les talibans aient pu se maintenir au pouvoir relativement longtemps. Mais ils ont fini par se suicider à la fois à cause des Arabes et parce qu’ils avaient atteint le maximum de leur expansion territoriale.

En outre, l’interdiction de la culture du pavot, sur laquelle ils percevaient une taxe comme pour les autres cultures, les a privés d’une source de revenus importante. L’interdiction ayant été respectée, les talibans ont ainsi scié une branche sur laquelle ils étaient assis. Le climat d’anarchie actuel, en pleine saison des semences d’ailleurs, a fait repartir de plus belle les plantations de pavot.

Que pensez-vous de l’intervention américaine sur le sol afghan et de la mise en œuvre de la conférence de Bonn ?

Il faudra que les Américains partent tout de suite après leur intervention, sinon l’Alliance va se retourner contre eux. Rabbani l’a dit clairement. Quant à Bonn, on va réussir à refaire l’union des Afghans contre les étrangers. Certes, Lakhdar Brahimi (représentant de l’ONU en Afghanistan) a un grand prestige en Afghanistan. Il n’a pas ménagé le temps passé avec les Afghans et les a écoutés. Mais le contentieux avec les Anglais, notamment, est lourd. Or les Afghans ont un rapport au temps qui n’est pas celui de l’Occident : ce qui s’est passé au début du XIXe siècle, pour eux, c’était hier.

Prenez la ligne Durand (frontière afghano-pakistanaise, imposée par les Britanniques en 1893). Les Afghans ne l’ont jamais reconnue. Ils continuent à revendiquer ce qui était historiquement afghan, c’est-à-dire le territoire jusqu’à l’Indus, qui arrose le Pakistan. Ce qui explique en partie que les Pakistanais soient inquiets de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Cette ligne n’existe pas dans la tête des Afghans. Ce qui existe, par contre, sur ce sol sans voie ferrée – car les rois l’ont toujours refusée pour se protéger des visées russe et anglaise –, ce sont les passages d’un territoire de tribu à un autre.

M.