11/01/2020

Les objets de Ludwig Wittgenstein | Olivier Berggruen


LES OBJETS DE LUDWIG WITTGENSTEIN

Olivier Berggruen

« Les questions scientifiques peuvent m’intéresser, elles ne peuvent jamais me captiver réellement. Seules le peuvent les questions conceptuelles et esthétiques. La solution des problèmes scientifiques m’est au fond indifférente ; mais il n’en va pas de même pour les deux autres sortes de questions. » [RM, 1949, p.153]

« Je voudrais dire : il y des aspects qui sont principalement déterminées par pensées et associations, et d’autres qui sont « purement optiques ». » [RPPI, 970]

L’éducation esthétique de Wittgenstein

Gustav Klimt, Portrait de Margaret « Gretl » Stonborough-Wittgenstein, 1905, huile sur toile, 180 × 90 cm, Munich, Neue Pinakothek

Wittgenstein est né à Vienne dans un milieu hautement artistique, à l’époque où l’empire austro-hongrois était à son apogée. Son père, Karl Wittgenstein, était un grand industriel vivant quelque peu en retrait de la société viennoise, peut-être à cause des lointaines origines juives de la famille. Plus tard dans sa vie, Wittgenstein n’a pas souvent évoqué l’environnement privilégié et isolé dans lequel il a grandi.

La maison sur la Alleegasse était grandiose, les intérieurs étaient décorés par de lourdes tapisseries, avec des portraits du peintre à la mode Philip de Laszlo, ainsi que des œuvres de Segantini, Rudolf von Alt, des sculptures de Rodin, et le buste de Beethoven par Max Klinger. Ce lieu, surnommé avec une pointe d’ironie le Palais Wittgenstein, a été le siège de nombreux concerts privés, en présence de grands musiciens tels que Johannes Brahms et le violoniste Joseph Joachim. Il y avait au moins sept pianos à queue dans le Palais Wittgenstein, et la famille aimait à se retrouver dans l’imposant salon de musique. Quant à la sœur de Ludwig, Gretl, elle avait été peinte avant la grande guerre par Gustav Klimt.

On ne peut suffisamment insister sur l’atmosphère de dévotion artistique qui caractérise les Wittgenstein. Ce sont eux qui réunirent les fonds nécessaires à la construction de la Wiener Secession, le chef-d’œuvre de Josef Maria Olbrich. Mais très vite, Ludwig Wittgenstein s’est tourné vers la philosophie. Après avoir demandé conseil à Gottlob Frege, le grand logicien et mathématicien allemand, il s’est installé en Angleterre pour étudier la philosophie avec Bertrand Russell, dont le travail sur la logique l’avait impressionné. Cependant, son intérêt pour l’esthétique ne s’est jamais estompé.

Le salon de musique du Palais Wittgenstein au 16 de l’actuelle Argentinierstraße à Vienne en 1910

La Grande Guerre a été catastrophique pour la famille. Trois des frères de Ludwig sont morts, et lui a survécu dans des circonstances précaires dans un camp de prisonniers en Italie. Après sa libération, il s’est rebellé contre son milieu, a voulu se débarrasser de sa fortune, pour devenir un ascète à la manière du comte Tolstoï, dont l’adaptation des Évangiles l’avait profondément marqué pendant la guerre. À cette époque (1918), il cesse de pratiquer la philosophie et se tourne vers d’autres activités, devenant instituteur dans plusieurs villages de Basse-Autriche au début des années vingt, et travaillant également comme jardinier.

Tout cela, après la publication du Tractatus, qu’il avait commencé à rédiger dans les tranchées, et avec lequel il pensait avoir résolu la plupart des problèmes philosophiques.

La maison de Wittgenstein

« Souviens-toi de l’impression que t’a faite une bonne architecture, à savoir l’impression d’exprimer une pensée. Elle aussi, on aimerait la suivre du geste. » [RM, circa 1932-1934, p. 79]

Maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

En examinant la vie de Wittgenstein, il apparaît évident qu’il mène ses activités d’ingénieur, de jardinier, d’ambulancier (pendant la seconde guerre mondiale) ou de philosophe avec obstination et dévouement. Son travail d’architecte reflète la même éthique ; bien qu’il n’ait eu aucune formation véritable, lorsque sa sœur Margarethe (Gretl) lui demande de travailler à la construction de sa maison, il envisage cette tâche de la manière la plus exigeante, sans dévier du très haut niveau qu’il se fixe.

La genèse de la maison est connue : après des années d’exil imposé dans des villages reculés de Basse-Autriche, Wittgenstein commence à travailler à la maison de la Kundmanngasse en 1926. En fait, Gretl avait accordé la commande à Paul Engelmann, un étudiant d’Adolf Loos ami de Wittgenstein depuis leur parcours commun dans l’armée austro-hongroise. Tous deux vénèrent le modernisme classique et rigoureux de Loos.

Détails des fenêtres de la maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

Wittgenstein a gardé des plans de son ami les volumes et l’armature générale, tout en changeant et en affinant la conception architecturale, les proportions des pièces, la plupart des détails architecturaux, tels que les fenêtres, portes, poignées, radiateurs, une multitude de détails qui lui semblaient indispensables à la réussite de l’architecture de la maison. Dans l’ensemble, sa contribution fut beaucoup plus grande que ce qui est généralement reconnu. Wittgenstein a également contribué à des solutions techniques coûteuses mais originales et efficaces, telles que le système invisible de poulies pour les stores. Les murs étaient en stuc, parce que Wittgenstein voulait maintenir un aspect plus ou moins égal entre le plancher et les autres surfaces telles que les murs. Les doubles fenêtres étaient verrouillées de l’intérieur par des espagnolettes.

Ces modifications reflètent l’esthétique dépourvue d’ornementation qu’Adolf Loos avait inaugurée. Il existe un certain nombre d’anecdotes sur les excentricités de Wittgenstein pendant la construction de la maison : prenant plus d’un an pour concevoir les poignées de portes et les radiateurs, la réalisation d’un rideau de métal pesant cent cinquante kilos servant à être abaissé à l’étage inférieur, son insistance au tout dernier moment pour élever le plafond du salon de trente millimètres, de sorte que les proportions de la maison puissent être exactement ce qui avait initialement envisagé. D’après certains témoignages, la maison, une fois achevée, était imposante par son classicisme sévère, ce qui n’en faisait pas un lieu particulièrement accueillant. Il semble quelque peu incongru mais compréhensible que Gretl ait meublé la maison avec des chaises confortables et démodées de style Biedermeier. Pour sa part, Wittgenstein avait conçu ses appartements à l’université de Cambridge en toute simplicité, néanmoins, avec un coûteux mobilier fait sur mesure suivant ses indications.

Intérieur de la maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

Le travail de Wittgenstein en tant qu’architecte définit ses perspectives dans d’autres domaines artistiques qui lui étaient chers. Dans l’esprit de Loos, il affirme son dégoût pour l’ornementation. Au lieu de cela, il préconise des formes dépouillées et discrètes qui sont en accord avec ses idées philosophiques. Si nous lisons les écrits de Loos, Ornement et Crime, en particulier, l’ornementation est considérée comme superflue et en proie aux mouvements de mode indésirables, avec quelque chose de quasi-maladif en ce qui concerne le style gonflé et le déclin de l’architecture fin-de-siècle à Vienne. Loos n’a jamais complètement abandonné l’ornementation, mais pensait qu’elle devait être adaptée au contexte des surfaces et des matériaux architecturaux.

Si la beauté austère de la maison est en accord avec la « poésie logique » du Tractatus, pouvons-nous établir un parallèle entre son architecture et ses activités philosophiques ? Dans quelle mesure la construction de la maison reflète-t-elle l’approche philosophique de Ludwig Wittgenstein, son désir de clarifier des pensées parfois confuses ? À cet égard, nous savons que dans ses conférences, il était souvent angoissé par son incapacité à exprimer, à communiquer ses idées.

Michael Drobil, Büste von Ludwig Wittgenstein (Buste de Ludwig Wittgenstein), vers 1926-1928, marbre blanc, h. : 44 cm, coll. part.

Dans son austère conception, cette maison contient un paradoxe. La vie de Wittgenstein était remplie de tels paradoxes – au cœur même du Tractatus. Malgré sa sévérité solennelle, la maison ne semble pas menaçante ; elle est le contraire de l’agressivité qui caractérise une certaine architecture moderniste. Elle dégage un sentiment d’harmonie et de paix même, choses que Wittgenstein avait sans doute les plus grandes difficultés à vivre.

D’autre part, son architecture témoigne de l’importance de la notion de style dans son travail ; le style comme l’incarnation d’une certaine attitude éthique ; de l’affinement des formes et du désir d’améliorer les travaux qui précèdent. À cette époque (1926-1928), Wittgenstein visite l’atelier du sculpteur Michael Drobil. Celui-ci exécute son portrait en buste et à son tour Wittgenstein crée un plâtre d’une jeune femme inspiré par l’œuvre de son maître.

Ludwig Wittgenstein, Mädchenkopf (Tête de jeune fille), 1927, terre cuite, h. : 39,5 cm, coll. part.

Accentuant l’aspect géométrique des formes, le buste peut être considéré comme la tentative de correction d’une sculpture précédente de Drobil. Les traits du visage sont empreints de cette beauté austère et sereine en accord avec la tradition grecque que Wittgenstein admirait tellement. Ici nous avons le sentiment que la pratique artistique de Wittgenstein était liée à son œuvre de philosophe, tant cette optique est thérapeutique, tout comme en philosophie, elle devient le moyen de se libérer des pièges du langage et des confusions philosophiques, de nos inclinations métaphysiques. En fin de compte, cette esthétique épurée reflète chez Wittgenstein ce désir de guérison et de purification.

Esthétique

L’attention esthétique est dirigée vers une variété d’objets –  une chaise, un tissu funéraire, un diadème, une œuvre d’art, la neige qui tombe. Le domaine esthétique est traditionnellement défini comme appartenant au domaine purement sensoriel. Dans quelle mesure la sensation est-elle susceptible d’être étudiée de façon indépendante ? Voilà une question philosophique (remontant à Kant qui définit l’esthétique en tant que plaisir désintéressé et fait place à l’aspect sensuel des choses), que Wittgenstein traite d’une façon ambiguë.

Pour Wittgenstein, l’esthétique est formée par les coutumes, les traditions, les formes de discours. Elle se définit par une communauté d’individus dont l’existence est inscrite dans un espace social et géographique. Dans la Conférence sur l’esthétique, Wittgenstein remarque que l’appréciation esthétique est relative. Il prend pour exemple un masque nègre et l’habit cérémoniel du roi Edouard VII d’Angleterre. Pour voir le masque comme le fait un Africain, il faut le voir dans l’espace et dans le temps, dans un cadre social et historique : « Vous appréciez [chaque œuvre] d’une manière entièrement différente. Votre attitude a quelque chose de complètement différent de ce qu’un homme en faisait alors. » [LC, English version, p. 8-9].

Les règles sont internes à nos pratiques culturelles ; une certaine familiarité avec ces règles peut nous donner une idée plus précise de ce qu’est l’appréciation esthétique. Par exemple, pour un collectionneur d’art qui a appris à dessiner ou un amateur d’opéra qui joue du piano – cela peut également porter sur des connaissances techniques dans un autre domaine. Dans cette perspective, le plaisir esthétique est lié à la prise de conscience des règles – il constitue un ensemble de connaissances plus ou moins raffinées. [Cf RM, 28-29, 84; Z, 164]

« […] Si je n’avais pas appris les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement esthétique. En apprenant les règles, vous arrivez à un jugement plus affiné. Apprendre les règles change effectivement votre jugement. (Bien que, si vous n’avez pas appris l’harmonie et si votre oreille n’est pas bonne, vous pouvez cependant détecter une dissonance dans une séquence d’accords.) » [LC, I, § 15, p. 23]

Cette manière de voir les choses a des ramifications ici, en France, en particulier à travers la figure de Pierre Bourdieu. Comme nous le savons, Bourdieu a abondamment lu Wittgenstein pour arriver à la conclusion que les jugements de goût sont toujours intéressés. Pour le sociologue français, notre appréciation artistique ne peut pas être dissociée de l’arrière-plan culturel qui en est le fond, ce fond qui détermine nos attentes. La compréhension est donc dépendante de paradigmes culturels, et que nous le sachions ou non, nous suivons les règles déposées dans nos jeux de langage et dans nos pratiques culturelles. En fin de compte, la « socialisation de l’esthétique » à laquelle se livre Bourdieu conduit à la non-existence du domaine esthétique. À ce sujet, Wittgenstein est ambigu et nous donne des positions contradictoires. Il dit par exemple que la compréhension n’est pas nécessairement liée à celle des règles, bien que la connaissance de règles explicites puisse favoriser notre jugement esthétique. [Cf Z, 164]

Ici, nous courons le risque de confusion entre l’existence de sensations purement esthétiques – ou de la possibilité de telles sensations –, et ce à quoi la sensation esthétique est appliquée, c’est-à-dire l’objet intentionnel que nous évaluons, qui est susceptible de changer au fil du temps et des cultures. Mais ces changements, tout comme notre évaluation de l’art de Guido Reni ou de Rosa Bonheur, ne signifient pas que la chose (la sensation esthétique) n’existe pas.

Le contextualisme de Wittgenstein doit pourtant être nuancé à la lumière de certains passages de la Conférence sur l’éthique et des Remarques mêlées. Voir quelque chose d’un point de vue esthétique consiste à voir dans l’absolu, « en dehors » de l’espace et du temps. C’est ce que nous appelons la vue sub specie aeternitatis. De ce point de vue, l’expérience esthétique implique le domaine du sensible, et l’œuvre d’art est vue avec le monde entier comme toile de fond (et non pas seulement la sphère culturelle et sociale). [Cf C, 7/10/1916]

Une distinction vaut sans doute la peine d’être faite entre un point de vue qui prend les jugements esthétiques au sérieux mais considère que leur validité est liée à des faits locaux, contre une vue plus cynique au sujet de l’existence même des jugements et des expériences esthétiques : considérant l’ensemble de nos activités d’évaluation comme un jeu cynique de pouvoir hiérarchique, d’exclusion et d’inclusion –  je dois cette réflexion à Paul Boghossian.

De plus, il est possible de défendre une certaine forme d’objectivité esthétique au-delà du temps et des cultures. Ce qui s’offre au regard (l’œuvre d’art) n’est pas forcément culturellement indexé, à savoir que l’appréciation esthétique dépasse le cadre d’un contexte social et historique. Par exemple, il peut y avoir des traces initiales de goût, d’une conscience esthétique, chez de très jeunes enfants, un goût sans doute élémentaire, mais qui trahit une maîtrise des catégories esthétiques –  chez les enfants, nous constatons la présence de réponses émotives à la perception de formes simples, couleurs, sons, textures, et de telles réponses engendrent les émotions correspondantes. La connexion stimuli – réponse émotive semble obéir à des règles, et c’est ici que l’esthétique trouve sa place.

Certains commentateurs affirment qu’au fil des années, les positions de Wittgenstein se rapprochent du relativisme. C’est peut-être vrai. Cependant, si nous lisons attentivement les Leçons de 1938, par exemple, le fait que nous voyons des objets artistiques sous une perspective anthropologique ou historique ne nous empêche pas de les voir esthétiquement, en dehors de l’espace et du temps. Il y a là un changement de perspective. Une réponse relativement facile consiste à affirmer que si la justesse d’un jugement de goût est liée aux pratiques locales, dans la mesure où celles-ci sont partagées par d’autres cultures, un jugement esthétique peut traverser les frontières entre ces cultures (la même chose vaut pour un point de vue relativiste en éthique).

Ce dernier point nous amène à autre notion importante chez Wittgenstein, le changement d’aspect (Aspekt-Wechsel). Il s’agit d’assimiler la compréhension à une saisie ou à une configuration globale. Un morceau de musique s’entend d’une certaine manière, comme une valse ou comme un menuet, et une toile se voit comme une peinture de genre ou un paysage romantique. Wittgenstein utilise parfois la notion d’Aufleuchten, pour désigner la façon dont nous reconnaissons une configuration qui nous est familière dans un tableau. L’approche en termes de voir comme illustre la façon dont nous regardons une œuvre d’art, la façon d’écouter un morceau de musique.

Saisir les différents aspects d’une même œuvre d’art nous conduit à renoncer à la notion d’une signification fixée d’avance au profit d’une analyse attentive de la compréhension. Ce qui émerge est une notion de l’esthétique non seulement comme discours sur l’art, mais en termes plus généraux, comme relation entre le spectateur et l’œuvre d’art. « Cela signifie que l’impression principale est l’impression visuelle. Oui, c’est l’image (le tableau) qui semble importer le plus. Les associations peuvent varier, les attitudes peuvent varier, mais modifiez l’image très légèrement, et vous ne voudrez plus la regarder du tout. » [LC, IV, § 12, p. 78] Différentes pensées et émotions sont associées à différentes peintures. Nous pourrions avoir toutes ces pensées par le truchement d’un autre tableau, mais nous voudrions toujours voir le tableau d’origine.

La compréhension

« Afin d’y voir clair en ce qui concerne les expressions esthétiques, vous devez décrire des façons de vivre. Nous pensons que nous avons à parler de jugements esthétiques tels que « ceci est beau », mais nous constatons que si nous avons à parler de jugements esthétiques, nous ne trouvons pas du tout ces mots-là, mais un mot qui est employé à peu près comme un geste, accompagnant une activité compliquée ». [LC I, § 35, p. 33]

Les Conférences sur l’esthétique (1938) nous donnent une idée précise de la méthode philosophique de Wittgenstein. En se livrant à l’analyse conceptuelle du langage et de la signification, il nous invite à comprendre la forme des mots. En même temps, il nous met en garde contre diverses formes de discours métaphysiques. Les propos de Wittgenstein affichent un rejet des théories et de l’esthétique en tant que discipline. Il ne souhaite pas répondre aux questions traditionnelles telles que la définition de l’œuvre d’art, ce qui constitue, le beau, comment l’œuvre d’art exprime les sentiments de l’auteur, etc. Quand il parle d’appréciation esthétique, Wittgenstein souligne la variété des formes qu’elle prend. La compréhension est non seulement transmise par les mots, mais aussi par les actions, les gestes, etc.

Les signes, gestes et impressions physiques ne sont pas la compréhension même, mais ils l’incarnent. Tout ce que nous pouvons décrire, selon Wittgenstein, ce sont les signes de cette compréhension. Bien entendu, la compréhension ne doit pas être assimilée aux gestes, mots et mouvements, mais constitue son expression extérieure. [Voir PI, § 332.]

« Supposons que quelqu’un que vous rencontrez dans la rue vous dise qu’il a perdu son plus grand ami, d’une voix très expressive de son émotion. Vous pourriez dire : « C’était extraordinairement beau, sa façon de s’exprimer. » Supposons que vous demandiez alors : « Quelle similitude y a-t-il entre mon admiration pour cette personne et le fait que j’aime la glace à la vanille? » La comparaison semble presque dégoûtante. (Mais vous pouvez relier les deux cas à l’aide de cas intermédiaires). » [LC, II, § 4, p. 34]

L’utilisation de cas intermédiaires pour comprendre nos réactions esthétiques est liée à la notion de ressemblances familiales, qu’il développe dans les Investigations philosophiques. Il s’agit d’une méthode comparative, plutôt que de la recherche d’une essence. Ce qui importe est la vue synoptique. [Cf Investigations philosophiques, § 92]

Une telle approche peut être qualifiée de morphologique, dans l’esprit des travaux sur l’histoire naturelle de Goethe, puisque la morphologie est orientée vers une vue d’ensemble de l’utilisation des expressions particulières. Il s’agit de privilégier la description par rapport à l’explication, l’aperçu synoptique (Übersichtliche Darstellung) plutôt que la formulation d’hypothèses. L’esthétique devrait insister sur « certaines comparaisons, le regroupement de certains cas ». [LC, p. 29 ; PI, 24, 291]

Vers et serpents

J’aimerais conclure par un aphorisme énigmatique de 1931 :

« Un beau vêtement qui se métamorphose (pour ainsi dire se coagule) en un enchevêtrement de vers et de serpents lorsque celui qui le porte se regarde avec suffisance dans le miroir… » [RM, 1931, p. 78]

Ludwig Wittgenstein (26 Avril 1889-29 Avril 1951)

Pour Wittgenstein, mis à part l’importance fondamentale de l’art dans sa vie –  ce que nous pourrions appeler la grande tradition de l’art occidental –  qui est à la source de nombreuses remarques restées privées et des conférences de 1938, il y a néanmoins autre chose. Pour lui, l’affinement des sens était essentiel, et lié à la question du style. Et une absence de style est atteinte une fois que le vêtement a été transformé en vers et en serpents. Le sentiment des règles est très important ainsi que la conviction qu’au-delà de leur apprentissage nous pouvons les surpasser. Une telle affirmation s’inscrit dans la lignée du romantisme, et nous la trouvons déjà chez Philipp-Otto Runge, qui déclare que pour réussir en tant qu’artiste, il faut redevenir enfant et désapprendre les règles qui nous ont été inculquées. Chez Wittgenstein, nous avons la conviction que l’art, tout comme l’écriture, doit être simplifiée. Les excès de l’art baroque et Rococo lui déplaisaient, lui qui aimait le classicisme de la statuaire grecque, l’architecture de Loos, la musique de Mozart et de Brahms (par opposition à Wagner et Mahler). C’est peut-être l’occasion d’établir un parallèle entre Wittgenstein et les discours de Joshua Reynolds – d’après mes connaissances, Wittgenstein ne l’a jamais lu. Dans son troisième Discours du 14 décembre 1770, il compare l’apprentissage de l’art (la peinture) à celui d’une langue.

« Je ne peux pas m’empêcher de soupçonner que les Anciens avaient une tâche plus facile que les Modernes. Ils avaient probablement peu ou rien à désapprendre, puisque leurs coutumes s’approchaient presque de cette simplicité désirée; alors que l’artiste moderne, avant d’entrevoir la vérité des choses, est obligé de retirer un voile, que la mode de l’époque souhaite recouvrir. »

Dans ses Discours, Reynolds s’est inspiré de Hogarth, qui avait publié son Analyse de la beauté (Analysis of Beauty) en 1753. Hogarth conçoit une morphologie de la perception du monde naturel, des objets quotidiens et des œuvres d’art ; à la base, les formes obéissent à la ligne de beauté serpentine, et l’on comprend que le langage de l’art soit inspiré par la nature. The « Analysis of Beauty » rend le monde plus lisible et lui donne une dimension esthétique. Tout comme une lettre de l’alphabet annonce le mot, le gribouillis d’un enfant anticipe la beauté avant même qu’elle soit structurée par la connaissance des règles. Une telle vision est hiérarchique, avec l’art antique au sommet, car c’est bien la langue originelle des Anciens qui doit servir de guide. Comme le montrent les écrits de Michael Baxandall sur la Renaissance italienne, harmonie et clarté du dessin et de la conception étaient jugées essentielles à l’époque, et cette injonction de développer un style décanté est importante dans la mesure où ce travail de purification stylistique a une vertu thérapeutique. La fixation sur la manière de construire les choses, d’en découvrir l’armature ou la structure, le sens des proportions, l’équilibre, l’harmonie des ordres architecturaux grecs, tous ces concepts que l’on trouve chez l’historien d’art Heinrich Wölfflin, sont de la plus grande importance pour Wittgenstein. Les principes de l’art et de l’architecture antiques sont fondateurs.

« On peut restituer en quelque sorte un style ancien dans une nouvelle langue ; on peut, pour ainsi dire le jouer dans un tempo qui soit à la mesure de notre époque. […] Mon idée n’est pas de traduire un ancien style dans un nouveau langage. Il ne s’agit pas de prendre d’anciennes formes et de les ordonner selon les exigences du goût nouveau. Ce dont il s’agit en réalité, c’est de parler, peut-être inconsciemment, la langue ancienne, mais de la parler de manière à ce qu’elle appartienne au monde moderne, sans pour autant appartenir nécessairement au goût de celui-ci. » [RM, p. 127-128. Traduction légèrement modifiée]

L’analogie est ici frappante avec la notion de style, mais aussi dans l’articulation entre langage et style ; goût et mode sont impermanents, alors que le langage et le style perdurent. Ces derniers sont comme un fil conducteur entre présent et passé ; ils s’incarnent moins dans le fonctionnalisme du Bauhaus, que dans le classicisme de la Maison Wittgenstein. Cela nous montre que l’attitude du philosophe face à son environnement est fondée sur deux notions communes : l’idée que l’architecture et l’espace conçus dans la civilisation antique, avec ses ordres, ses idéaux de symétrie, ces principes sont basés sur des relations spatiales en accord avec nos sensations corporelles ainsi que mathématiques, et le fait que ces notions reposent sur des principes esthétiques qui traversent le temps et les cultures. Dans cette perspective, il va sans dire que les objets ne sont pas des présences mortes, tant qu’ils ne répètent pas les formes du passé, mais appliquent ces principes fondateurs à nos besoins et à nos capacités.


Abréviations

RM : Remarques mêlées (1978), édité par Georg Henrik von Wright et Heikki Nyman, présentation par Jean-Pierre Cometti, traduit par Gérard Granel, Paris, Flammarion, 2002.

RPPI : Remarques sur la philosophie de la psychologie (1980), tome I, édité par Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe et G. H. von Wright, traduit par Gérard Granel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1998.

LC : Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse (édition originale établie par Cyril Barrett, Oxford, Basil Blackwell, 1966), Paris, Gallimard, 1971.

C : Carnets, 1914-1916 (1961), trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1997.

Z : Zettel (1967), édité par G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright, traduit par G. E. M. Anscombe, Oxford, Basil Blackwell, 1981 (2e éd.).

Bibliographie

Pierre BOURDIEU, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

Malcolm BUDD, Aesthetic Essays, Oxford, Oxford University Press, 2008.

Bernhard LEITNER, The Wittgenstein House, New York, Princeton Architectural Press, 2000.

Adolf LOOS, Ornement et Crime (1908), traduit par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003.

Joshua REYNOLDS, Discourses on Art, édition établie par Robert R. Wark, Londres, Paul Mellon Centre for Studies in British Art, 1975.

Paul WIJDEVELD, Ludwig Wittgenstein Architect, Amsterdam, The Pepin Press, 1993.

Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus Logico-Philosophicus (1921), traduit par G. G. Granger, Paris, Gallimard, 2001.

_____, Recherches philosophiques (1953), traduit par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2005.

Je tiens à remercier Antonio Damasio et en particulier Paul Boghossian pour leurs commentaires au sujet d’une version antérieure de ce texte. Que soit également remerciée Anunciata von Liechtenstein pour son rôle dans la préparation de cette présentation .


Olivier Berggruen, né en Suisse en 1963, a fait ses études à Paris, puis en histoire de l’art à Brown University, Providence, Rhode Island, puis au Courtauld Institute of Art à Londres. De 2001 à 2007, il a été conservateur associé à la Schirn Kunsthalle de Francfort. Auteur de The Writing of Art (Pushkin Press, 2011), il prépare actuellement une rétrospective sur Picasso et les Ballets Russes aux Scuderie del Quirinale à Rome en 2017.

 

 

Olivier Berggruen s’intéresse au statut des objets chez Ludwig Wittgenstein dont il suit à la fois la pensée et les conditions d’existence. Il montre pourquoi il ne faut pas oublier qu’il ne fut pas seulement philosophe mais jardinier, ambulancier et ingénieur, auteur en partie d’une maison pour sa sœur dans la Kundmanngasse, à partir de 1926. Le traitement des choses et du moindre détail dans son architecture a non seulement son importance mais il éclaire d’un jour nouveau ses perspectives dans les domaines artistiques et philosophiques. Son goût du dépouillement ne veut pas dire qu’il ne prête pas attention à une variété d’objets, bien au contraire.

Laurence Bertrand Dorléac

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architectures de cartes postales


dimanche 1 novembre 2020

le cas Cacoub

 Alors que la radio raconte les soubresauts de la Démocratie à l'africaine en Côte d'Ivoire, je me souviens d'avoir des cartes postales de ce pays. J'en choisis une, certainement parce qu'elle est représentative de ces grosses machines hésitant entre laideur affirmée et extravagante brutalité devenue maintenant mainstream.

J'avoue d'abord en aimer ma surprise :



Ce machin incongru, énorme, mal fagoté, irrésistible en même temps d'autant d'audace de la laideur est l'Hôtel Le Président à Yamoussoukro. Comment ne pas être fasciné par ce collage d'une anonyme barre de béton architectonique et de son bubon hexagonale qui lui est atterri dessus, comme ça, sans égard et surtout sans dessin.

C'est immonde mais, comme tout ce qui est immonde et à ce point affirmé, sans remord, cela confine à la Beauté si, comme André Breton, on voudrait que la Beauté soit convulsive ou ne soit pas. Ici, pas de doute, on convulse. La gerbe c'est bien à la fois un bouquet de fleurs pour un hommage et le repas de la veille lâché sur le trottoir humide après une soirée trop arrosée. Ici, j'hésite. Cette sorte d'indifférence à la justesse, ce manque total d'égard à l'objet lui-même résumé à sa seul fonction, le déséquilibre patent de l'ensemble, tout cela est bien de Monsieur Cacoub. Sans doute qu'il a vu là l'occasion d'une affirmation brutale confondue avec du brutalisme. Sans doute que l'affirmation d'un geste aussi puissant est une affirmation un rien viriliste de l'architecte perçu comme une figure héroïque de celui qui ose tout : collage raide, porte-à-faux caractériel, dessin minimum se voulant sans doute pur.

Au moins, on peut remercier Cacoub de n'être pas tombé dans une fausse révérence à l'architecture africaine, de savoir qu'il ne dessinait pas pour le Wakanda une certaine vision post-punk d'une Afrique fantasmée pour démocrates américains : breloques qui pendouillent, couleurs outrées, pointes biscornues et rochers en ciment. Là, si on y voit le style internationale c'est celui du soviétisme des années 80. Ça fait Pif, Paf et Boum. Boum ! Sur le toit, le restaurant. Et que ça fasse peur en attendant de faire architecture. Yamoussoukro instrumentalisée comme un quartier de La Défense sans les ennuis du permis de construire ou du prospect. 

Cacoub, nous les vénérateurs du guide de Monsieur Amouroux, on le connait pour cette page :




La photographie laisse rêveur et on aimerait bien se rendre à Grenoble pour voir ce beau morceau de brutalisme à la française. Depuis cette image, c'est vrai que nous pourrions finalement tirer Cacoub d'un mauvais sentiment. Et puis...Et puis je me souviens de ce nom, je me souviens aussi que cet architecte avait pondu un immonde (là c'est objectif) projet pour remplacer le Casino de Ferret à Royan. Et là...Comment dire...Le cas Cacoub redevient grave. Je vous laisse admirer la maquette qui, heureusement, ne trouva pas l'occasion de se traduire dans le réel. On ne peut tout de même pas réussir à faire caca partout.



Nommons nos sources :

- carte postale, édition de la Librairie de France, Est R. Barnon, photographie de J.C. Nourault

-Guide d'architecture en France, Amouroux, Cretton, Monnet, 1970

-Souvenirs de Royan, François Rochet, éditions du Trier Têtu, excellent ouvrage pour tous les amateurs de Royan. Première photo de J. Monnier, seconde de Serge Roy. Merci.

mardi 27 octobre 2020

Ils y sont (et pas moi)

 Je cherche, je fouille, je me demande ce qui pourrait moi-même m'étonner. Je tombe alors sur cette carte postale d'une avenue bordée généreusement d'arbres et dont le ciel prend une grande place. Des immeubles blanc à l'écriture moderne ont sans doute justifiés mon impulsion d'achat et puis...j'ai oublié cette carte dans l'une des boîtes. Avais-je aimé l'enseigne du Casino en bas à droite ? Avais-je retenu la grande rigueur de cette voie de communication, rigide, dure, si prompte à nous faire croire que la leçon de la Chartes d'Athènes aurait ici réussi à trouver son terrain : l'hygiénisme par le prospect, l'air circule tout comme les automobiles au pied des barres et des immeubles. Que dois-je faire vraiment de ce type d'espace urbain ? Quel leçon en tirer ? En ai-je encore la force ? 



Rien ne m'a permis de mettre un nom sur un urbaniste ou un architecte pour cet ensemble urbain dont la carte postale de l'éditeur Baure nous dit qu'il s'agit du Cours Fauriel à Saint-Étienne. Mais soudain, à ce nom de ville mon cœur se serre et se réjouit en même temps. Je sais que certains corps à moi très chers y sont sûrement et cela me suffit à regarder fixement l'image comme si cette intensité me permettrait d'un coup de m'y retrouver avec eux.

Élina et Thomas y sont. Et pas moi. 

Élina Stoflique y trouve-t-elle la ville médiévale ou les signes d'un Pouillon oublié ? Thomas Rayon y trouve-t-il l'occasion d'éprouver dans un Burberry à 10 balles son sex appeal ? Se donnent-ils rendez-vous dans une boîte à photocopies au gérant sympa qui les laissent éditer des fanzines déglingués ? Ont-ils pu s'offrir des noix de cajou au centre commercial ? Je ne sais pas. Je sais juste que de ne plus les voir m'est difficile. Alors je pars dans cette carte postale, je cours sur le Cours Fauriel et je m'ésouffle vite. Je voudrais comme Mary Poppin's tomber dans l'image à la craie dessinée sur le trottoir. 

Finalement, ce minuscule voyage n'est-il pas la fonction première d'une carte postale ?

Y être. Avec eux.

La carte postale fut expédiée en 1973 avec un superbe tampon stylisant la Maison de la Culture et des Loisirs de Saint-Étienne. La Marianne du timbre est ainsi caressée par la courbe de ce dessin. C'est délicat.

Je m'accroche à cela, à la délicatesse d'une culture qui caresse Marianne. 

La bise à vous deux.



samedi 24 octobre 2020

Pont de maçon, télévision de maçon, Pritzker Price de m...

Dans une collection comme la mienne, il est parfois difficile de se décider de ce que l'on doit écrire car les sujets eux-mêmes semblent trop complexes pour un article si court sur un blog. Et les jugements définitifs sur une construction occultent parfois une œuvre plus forte, plus riche, voir bavarde d'un architecte n'ayant justement pas voulu choisir.

Nous remercierons donc l'entreprise Bouygues d'avoir été en cette matinée, celle qui me fit faire cette découverte. J'étais en train de me dire que je possédais deux expressions bien différentes de cette entreprise dans ma collection de cartes postales quand surgit le nom de l'architecte Kevin Roche.

J'avoue que je n'avais pour ma part jamais entendu ce nom d'architecte. Pourtant dans un classeur Boring Postcard (ce qui en dit déjà long de mon intérêt pour l'architecture concernée) était bien rangé cette carte :



Je n'en aime rien. Rien. Ni la blancheur immaculée, ni les formes éculées de la fausse serre géante, ni les pauvres plantes vertes soulignant les épais escaliers. Lourd, trop gras, d'un esprit de centre commercial au mauvais goût spectaculaire, le verso de cette carte, ajoutant le nom de Bouygues suffisait à me dégouter de cette architecture grandiloquente.

Nous sommes à l'intérieur du "Challenger" (ne riez pas...) à Saint-Quentin-en-Yvelines, siège social du groupe Bouygues. Ce siège social est bien l'œuvre de Kevin Roche, architecte prolixe et relâché, qui, comme pour s'excuser de retourner sa veste stylistique, chanta toute sa vie qu'il ne fallait pas s'enfermer dans un genre. Le post-modernisme au service d'une architecture de merde. Car ce gros bébé que Bofill aurait pu dessiné mieux (c'est peu dire) est une grosse merde. Tout y sent le désir de communication, la boursouflure de l'image de soi du commanditaire, sorte de Versailles raté en béton, ce siège social est un machin immonde dont le commanditaire pourrait être Ceaucescu, Staline, le Prince Charles ou Mickael Jackson. Tout est une sorte de condensé du mauvais goût, celui justement de trop vouloir en dire, de trop vouloir en faire. On connait ce phénomène quand l'architecte écoute trop les désirs de son commanditaire qui ne rêve pas d'architecture mais veut forcer le respect des références en jetant dans la construction toutes les images de ses rêveries. N'est pas Louis II de Bavière qui veut, ni Walt Disney d'ailleurs. Ne me reste que l'espoir que Kevin Roche ait dessiné ce monstre avec, si ce n'est de l'humour (se moquant de ce gout) avec cynisme et opportunité en prenant le chèque et en reprenant vite son avion en riant à gorge déployée de sa forfaiture. Oui, il y a certainement de l'humour dans ce "Challenger".

On notera que cette carte postale provient directement de la communication d'entreprise du Groupe Bouygues mais qu'elle oublie de nommer l'architecte. Sursaut de fierté de ce dernier ?

Mais on pourrait aussi remercier Bouygues pour un autre objet qui fut au centre d'un scandale prouvant que être grand patron de la télévision ou grand patron de la construction n'autorise pas forcément à une ouverture d'esprit et à l'humour sur soi.

Voyez ce bel objet éditorial :



J'ai toujours aimé cette carte postale, cette fois rangée dans le classeur génie civil. Je dis bien que j'aime cette carte postale ce qui ne veut pas dire que j'en aime l'objet représenté, en l'occurence, le pont de l'Ile de Ré dont on sait maintenant à quoi il a servi : une catastrophe culturelle. Mais l'éditeur Marcou ici fait un beau travail de cadrage, donnant presque l'illusion que les courbes de ce pont puissent être esthétiques. J'aime aussi que mon oeil touche le béton et la coulure qui court, figée, me ravit. L'image est bien construite, certainement d'ailleurs comme le pont. Monsieur Marcou aime donc les courbes, Rappelez-vous.

Au dos de cette carte postale, Monsieur Marcou nous indique bien que c'est Bouygues qui, entre 1987 et 1988 construisit ce pont de 2926 mètres. 2926 mètres de béton bien coulé, ça en fait des brouettes. Mais ceux de ma génération se souviennent donc aussi que c'est bien ce pont et l'émission qui lui était consacrée qui créa le scandale du renvoi du journaliste Michel Polac, victime collatérale d'un dessin de Wiaz dont je vous donne ici l'image.



Alors, il n'y a rien à conclure de tout cela, de tous ces bonds de mon esprit. Il n'y a que la preuve que nous construisons entre les images les liens propres à notre culture, à notre histoire. Et l'absurde architecture de ce "Challenger", sa laideur hurlante auront eu le mérite de m'avoir fait découvrir un architecte à l'œuvre opportuniste, parfois solide, parfois baroque devenu une star. Et l'histoire passera, comme passent les vacanciers sur le pont de l'Ile de Ré, trop lourdement, trop peu respectueusement, tueurs aussi de paradis.

Et je n'oublie pas que mon forfait de téléphone, je l'ai pris chez Bouygues, mais je ne peux décemment pas vous dire ici pourquoi. Il y a certaines architectures qui sont puissantes à vos désirs. Aucune éthique, je vous dis.

Dans mes archives je trouve quelques réalisations de Kevin Roche avant qu'il ne bascule du côté obscure. C'est l'Architecture d'Aujourd'hui qui régale et nous montre deux superbes projets américains de Kevin Roche. Sensualité, affirmation des volumes, clarté de la structure, tout y est superbe et bien loin de Francis. J'en suis certain maintenant, en voyant ce que l'architecte a produit, il s'est foutu de la gueule du maçon.

Ford Foundation, K.Roche, J. Dinkeloo, photo de Erza Stoller :



Knights of Columbus Headquarters Building, New Heaven, sans doute l'un des chefs-d'œuvre de Kevin Roche et John Dinkeloo :





Architectures de Cartes Postales 2

1984, une pensée qui ne passe pas


1984, une pensée qui ne passe pas

Il était temps de retraduire 1984. Si la traduction de Josée Kamoun donne enfin au livre une allure de roman, elle ne rend toujours pas compte entièrement de sa puissance de pensée. Elle l’obscurcit même parfois.


George Orwell, 1984. Trad. de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 384 p., 21 €


La nouvelle traduction de 1984 est un événement : le monde littéraire français reconnaît enfin ce livre comme un authentique roman, une qualité qui lui avait été jusqu’ici régulièrement déniée (notamment par Kundera dans Les Testaments trahis). La traduction de 1950 par Amélie Audiberti (réimprimée à l’identique depuis 68 ans jusque dans ses erreurs les plus grossières et les plus faciles à corriger : chiffres faux, répliques manquantes, contresens patents) porte la marque de ce déni : elle est le plus souvent honnête, parfois judicieuse et inventive, mais elle reste globalement terne, monocorde, corsetée, souvent embarrassée.

Rompue à Kerouac, Philip Roth et quelques autres, Josée Kamoun fait exploser la gangue : tout le livre passe au présent, les phrases gagnent un rythme, les personnages prennent vie et voix, les corps et les décors sont là. Les dialogues notamment trouvent tout leur relief. Julia parle comme une jeune femme décomplexée d’aujourd’hui et ses conversations politico-amoureuses avec Winston sur la vie qu’ils ont, et celle qu’ils n’auront pas, deviennent des moments forts. La trouble zone d’échange par-delà la torture entre le commissaire politique et l’intellectuel dissident est rendue crédible. Les rêves-souvenirs de Winston touchant à sa mère, qui sont un leitmotiv du roman, prennent une force poétique qui les rend réellement émouvants.

Mais quand Josée Kamoun entreprend de retraduire les concepts-clés du livre – ceux qui sont entrés dans la langue commune, et que des millions de lecteurs se sont appropriés –, il lui arrive de passer à côté et d’obscurcir lourdement la pensée du roman.

George Orwell, 1984

L’échec est flagrant avec la « Police de la pensée » (Thought Police) devenu la « Mentopolice » pour des raisons purement esthétiques : « “Thought Police” est une expression très compacte, déclare la traductrice ;  “Police de la pensée” était trop souple ». Soit. Mais que vient faire ici le mental ? (Sous réserve que, chez le lecteur qui découvrirait 1984 dans cette traduction, « mento- » n’appelle pas « mentir » plutôt que « mental », lui faisant interpréter « mentopolice » comme la « police du mensonge » ! La confusion serait totale. Or il n’y a aucune indication pour l’en détourner.) La police en question ne traque pas le mental, encore moins les mentalités ou le psychisme. Elle traque des pensées, celles qui sont non conformes : par exemple, « que l’Océanie n’a pas toujours été en guerre avec l’Eurasie », « que à telle date l’ex-dirigeant Rutherford était à Londres et non à l’étranger », « que deux et deux font quatre ». Ces pensées criminelles sont des crimes-de-pensée (thoughtcrimes). Pas du tout des « mentocrimes » (comme les rebaptise la traduction), des crimes mentaux, psychiques, subjectifs. Ces pensées, au contraire, existent objectivement ; elles sont communicables et partageables ; elles peuvent circuler sous forme d’écrits, de paroles, ou simplement loger dans une tête. Elles ont une vie qui leur est propre. Parfois elles s’imposent à l’esprit, quand on est témoin d’un événement, quand on a une photo dans la main, quand on raisonne. On peut lutter contre elles, tenter de les repousser ; mais souvent elles reviennent malgré soi, jusque dans le sommeil.

Pour échapper à la Police de la Pensée, les membres du Parti doivent contrôler leurs pensées, devenir en quelque sorte les policiers d’eux-mêmes. Ils pratiquent en virtuoses la technique d’auto-manipulation des pensées : doublethink. Ici, Josée Kamoun a judicieusement modifié la traduction reçue : non plus « la doublepensée », mais « le doublepenser » ; c’est en effet une pratique, une activité permanente. Mais avec « mentopolice », elle a perdu le lien entre ce contrôle interne (le doublepenser) et le contrôle externe (la police) alors qu’ils s’appliquent l’un et l’autre aux mêmes pensées. La cohérence du roman en souffre : c’est pour avoir obstinément refusé le double penser que Winston le dissident se retrouve dans les caves de la Police de la pensée, où l’un de ses chefs, O’Brien, le contraindra, par la torture et des arguments philosophiques, à double penser.

George Orwell, 1984

George Orwell

La décision de substituer « néoparler » à « novlangue » pour traduire Newspeak n’est guère plus défendable. Le Newspeak n’est pas du tout un parler. D’abord, il s’écrit. Et surtout il n’émane pas de la libre créativité d’une communauté qui ajusterait une langue standard répandue aux formes de vie qui lui sont propres. Fabriqué de toutes pièces par des experts sur ordre du Parti, le Newspeak est la quintessence de la langue de bois. Il est bien une langue, avec un vocabulaire, des règles de grammaire et un dictionnaire. Il est, dit le roman, « la langue officielle de l’Océanie », même si c’est « la seule langue au monde dont le vocabulaire rétrécit chaque année ». Certes, aucune littérature ne pourra voir le jour dans cette langue-là. Mais précisément, c’est le but : détruire méthodiquement la langue naturelle pour en produire une autre, totalement artificielle, afin de « rétrécir le champ de la pensée ». La traduction par « néoparler » passe à côté : elle détourne l’attention de cet enjeu crucial qu’est, pour Orwell, la relation entre langue et pensée. Le novlangue (appelons-le par son nom) est un ersatz de langue. Une pseudo-langue si l’on veut. Mais c’est bien dans cette langue totalitaire que les habitants de l’Océanie vont devoir désormais et parler et penser.

L’écart entre les préoccupations de la traductrice et la pensée du roman apparaît clairement dans une page cruciale : « Avec le sentiment […] d’énoncer un axiome capital, [Winston] écrit : “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra.” » Mais dans l’original, la dernière phrase est : « If that is granted, all else follows. » Donc pas « elle », mais « cela (that) ». L’erreur est évidente : ce n’est pas la liberté qui doit être accordée, comme le voudrait Josée Kamoun, mais l’axiome – l’axiome qui pose « que la liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ». La précédente traductrice l’avait compris.

George Orwell, 1984

Cette erreur sur un pronom est lourde de conséquences. Dans la nouvelle traduction, on n’a guère plus ici qu’une banalité : confronté à la propagande et aux mensonges du régime, le dissident revendique la liberté de dire ce qui est vrai ; par là, il affirme un droit, et ajoute que, si celui-ci est reconnu, quelque chose comme une révolution s’ensuivra. Mais ce qu’Orwell a écrit (et fait écrire à Winston) est quelque chose de très différent, plus original, plus fort, et bien plus dérangeant : il définit la liberté par l’accès à la vérité ; si la vérité disparaît, la liberté meurt.

Winston ne revendique rien. Dans le monde de contrôle parfait et de terreur où il vit, cela n’aurait aucun sens. Son dernier espace de liberté, ce sont « quelques centimètres cube au fond de son crâne ». Mais le pouvoir totalitaire veut s’en emparer. Il dispose pour cela d’une arme absolue : détruire tout rapport à la vérité dans l’esprit du dissident. Car tant que celui-ci continue de tenir pour vrais les constats qu’il tire de son expérience et les jugements qu’il tire de sa raison, le pouvoir totalitaire reste impuissant ; aucun pouvoir ne peut changer ce qui est vrai. Pour envahir l’esprit du dissident, il faut qu’il brise son rapport au vrai : qu’il le rende capable de croire que deux et deux peuvent faire cinq, trois, ou soixante-dix-neuf. 1984 est l’histoire de ce combat. Mais ce lien essentiel entre vérité et liberté, combien de philosophes aujourd’hui sont-ils prêts à le reconnaître et surtout à en tirer les conséquences ?

Ces failles de la nouvelle traduction sont un symptôme de l’état de la réception d’Orwell en France : il n’y est toujours pas reconnu comme un penseur de premier plan. Depuis des décennies, les meilleurs philosophes anglophones débattent de ses idées : Martha Nussbaum, Judith Sklar, James Conant, Richard Rorty, Michael Walzer, etc. En France, un jugement asséné par Marcel Gauchet résume la situation : « 1984 est un livre admirable pour frapper les imaginations, mais une piètre contribution à l’intelligence du phénomène qu’il dénonce » [1]. Après 68 ans de mépris, 1984 vient d’être reconnu chez nous comme un vrai roman. Quand sera-t-il enfin reconnu comme l’œuvre d’un vrai penseur ?


  1. Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010, p. 522.


https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/autour-de-la-figure-de-george-orwell


10/31/2020

Cézanne, stone represented

 

Cézanne’s Hard Truths

For Cézanne, stone represented structure incarnate.


Paul Cézanne, “Bibémus Quarry” (1895-1900), oil on canvas; The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City, Missouri; gift of Henry W. and Marion H. Bloch (all images courtesy Princeton University Art Museum, Princeton, New Jersey)

If nothing else, the COVID-19 crisis has encouraged introspection. In my case, it’s been a chance to wander and weed through a library of several thousand volumes accumulated over half a century. As I was doing some routine fact-checking for this review, I opened a book on Cézanne and something fell out by surprise. What? Nothing less than my textual version of Proust’s madeleine!

The brochure came from an exhibition at the Museum of Modern Art 43 years ago, Cézanne: The Late Work. That I’d kept the slender but double-sided, remarkably informative quarto sheet of paper so long got me thinking. William Rubin’s show still ranks among my all-time “top 10” list. If memory serves, I saw it more than any other exhibition – 30 or so visits over three months. It turned a postgraduate student from Britain on a study year in the States more fanatical about Cézanne than Abstract Expressionism.

So Cézanne: The Rock and Quarry Paintings tempts me to follow an example set by Robert Rosenblum. He once titled an Artforum article “Rothko and Me” – just before, as it happens, I myself reached the point when I could have spun a comparable tale. Indeed I loved Cézanne’s work well before I knew Rothko’s. If what I’m writing here seems personal enough to sound a bit like “Cézanne and Me,” it’s because I find it tricky to separate the Master of Aix from my own art historical apprenticeship and evolution.

Cézanne: The Rock and Quarry Paintings, edited by John Elderfield (Princeton University Art Museum, 2020)

On the evidence of the publication, Cézanne: The Rock and Quarry Paintings, which London’s Royal Academy canceled due to the pandemic, would have counted among the most interesting shows of its type — a “focus” neither too narrow nor too blurry. As it stands, the book is a serious contribution to the literature. John Elderfield’s lengthy essay — thorough, highly considered, and nuanced – makes one realize that the leitmotif of stone runs so deep in Cézanne’s vision that the wonder is no museum has already explored the subject. Perhaps curators could not see the rocks, so to speak, for the landscapes.

Then again, Cézanne’s landscapes at their finest are in effect still lifes redone from nature – given their monumental fixity, natures mortes in both senses of the term. Here lies one among several reasons why he battened upon stone. It represented structure incarnate. Faya Causey’s essay explores how Cézanne became engrossed with geology at an early age while studying at the Collège Bourbon in his hometown and pays special attention to a friend in his Aixois student cercle, Antoine-Fortuné Marion. The latter became a major scientist and doubtless stimulated Cézanne’s fascination with geology from the start. In the rocky strata of Provence’s geography and the huge boulders deep in the forest of Fontainebleau, the painter discovered key concerns.

The first was nature’s inherent order as manifest by the layers, geometric patterns, and other striking shapes that the earth assumes. Already in the paintings from the first half of the 1880s, which treated the coast between the seaside village of L’Estaque and Marseille, the vistas and their depiction project a strange, rhyming synergy. Put another way, the serried, repeated rhythms made by the Kimmeridgian limestone fuse with Cézanne’s facture. Mimesis of a special kind is at stake, leading paradoxically toward the abstract. “Rocks at L’Estaque” (1883) and “At the Bottom of the Ravine” (c.1882) exemplify this perceptual equation. One might say that the “cubes” of Cubism lay dormant in the mineral slabs of the Midi’s maritime scenery.

Paul Cézanne, “L’Estaque” (1879–83), oil on canvas; The Museum of Modern Art, The William S. Paley Collection

Again I find a serendipitous personal link. In short, at school I wanted to be a chemist, not an art historian. In hindsight, the urge had nothing to do with science per se and everything to do with the colors and geometries of crystal substances — sulphur, potassium permanganate, iodine, copper sulphate, and so on, as I melted the chemicals over a Bunsen burner or dissolved them in water. It must have been this fascination that lay at the root of my childhood attraction to Cézanne’s crystalline facets, which climax in canvases such as “Montagne Sainte-Victoire Seen from Bibémus” and “The Red Rock” (both 1895-1900). There, an odd metamorphosis occurs. Erstwhile swaying trees and vegetation change into lapidary structures, whereas cliff, mountain and ravine grow animate.

Crudely stated, the obvious conclusion — mindful of diverse biographical facts — is that Cézanne’s problems with fellow humans drove him to a rapport with nature that borders on the obsessive. My romance with chemistry subsequently segued into another with… rocks and minerals. (No, I’m not a New Age leftover who imagines these objects to have healing cosmic powers and similar nonsense). It’s the remarkably intricate structures, sometimes resembling the organic, alongside the myriad colors and luminosity that enthrall. In the same breath, I’m aware that like many a collector — whether of stamps, wine, plants or paintings – an obsessive-compulsive impulse runs somewhere beneath the surface of these everyday passions.

 Obsessive-compulsive types are famously given to repetition. The Austrian composer Anton Bruckner — prone to count bricks in buildings and many other similar fetishes — is a quintessential example of this behavioral syndrome. Flash back to MoMA’s Cézanne: The Late Work. Surveying entire walls filled with oils or watercolors depicting skulls, craggy forest depths, the Fontainebleau blockfield, and Mont Sainte-Victoire, the compulsion to repeat became as clear as it was infectious. Cézanne’s oft-quoted remark about being pleased with Ambroise Vollard’s white shirt-front alone after 140 portrait sittings encapsulates the same traits. The “constructive” brushstrokes rising to a tactile crescendo in the Chateau Noir and Bibémus compositions evoke the obsessive-compulsive temperament disciplined into compositional rigor.

Paul Cézanne, “Cistern in the Grounds of Château Noir” (ca. 1900), oil on canvas; The Henry and Rose Pearlman Foundation on loan since 1976 to the Princeton University Art Museum (photo: Bruce M. White)

The current catalogue brings to the fore the sheer mystery and strangeness of Cézanne’s entire creative project. His rage for order countermanded an unstable wildness that at its most extreme courted psychopathology. Elderfield notes the numerous weird aspects — the early anthropomorphic landscapes, the corporeality of the watercolor washes that outline the rock faces, and the especially strange “In the Bibémus Quarry” (1900-04), where a tiny faceless figure sits embedded within a V-shaped crevice that one scholar has compared to a vagina. Nevertheless, Elderfield ultimately tends to come down on the side of reason, formality, and empiricism. I’m not so sure.

Certainly, to read Cézanne’s artistic processes and imagery as the fever chart of a disordered mind is crass. Period. In the same breath, Meyer Schapiro’s approach established the disruptive forces that the painter distilled into his mature still lifes. He also discovered in Gustave Flaubert a very convincing subtext to Cézanne’s tumultuous “stonescapes.”

In LEducation Sentimentale (1869), Flaubert wrote about two lovers for whom:

[…] the rocks filled the entire landscape […] like the unrecognizable and monstrous ruins of some vanished city. But the fury of their chaos makes one think rather of volcanoes, deluges and great forgotten cataclysms. Frédéric said that they were there since the beginning of the world and would be there until the end. Rosanette looked away, saying that it would make her mad.

At the core of this exhibition, its publication, and its scholarship stand two interpretative trends that, though not mutually exclusive, point in opposite directions. Do we, as it were, identify with Flaubert’s Frédéric or rather Rosanette?

Paul Cézanne, “Trees and Rocks” (1900-1904). oil on canvas, Dixon Gallery and Gardens, Memphis, Tennessee, Museum purchase from Cornelia Ritchie and Ritchie Trust No. 4

Elderfield tends to the former, associating Cézanne’s standpoint with burgeoning trends in the era’s geological and other empirical sciences. In that case, it would have further strengthened his thesis to have cited an American context. Namely, the role science played in Frederick Edwin Church’s work. Much influenced by the German polymath explorer Alexander von Humboldt, Church pictured nature as a vast harmony, a great whole animated by the breath of life.

By contrast, an obsessive-compulsive mindset involves the feeling that inanimate objects are ensouled, inclines toward the omnipotence of thoughts, and fixates on order, symmetry, and repetition. According to Madame Cézanne, her husband used to say, “the landscape thinks itself in me, and I am its consciousness.” In his work, the habitual alignment between one contour and another, and the multitudinous pigment marks — Cézanne’s celebrated taches — resemble obsessive-compulsive behavior, in which tasks are repeatedly performed as if they were not properly done the first time. In Cézanne’s hands, the outcomes of such an attitude were of two extremes: surfaces layered into crusty impasto, or else left non finito, in which large expanses of primed canvas or bare paper prevailed.

Or maybe Cézanne more aptly bears witness to the old cliché claiming that a thin line separates the madman and the genius? Romanticism pitched to a certain degree will turn into classicism. The homeboy, so intoxicated by terroir, is here changed into a geomancer wielding a brush instead of a divining rod. (By no coincidence, a notable wine domaine in the southern Rhône is called “Le Sang des Cailloux,” the heady “blood of the stones”).

Paul Cézanne, “Rocks at Fontainebleau” (1895–1900), oil on canvas, 73.3 × 92.4 cm; The Metropolitan Museum of Art, H. O. Havemeyer Collection, Bequest of Mrs. H. O. Havemeyer, 1929

While an undergraduate at the Courtauld in the 1970s, I almost got that “madman or genius” feeling when in proximity to the uncontested Cézanne-meister there, Robert Ratcliffe. A scholar as profound as he is now obscure — his lectures were protracted marvels laden with the minutest attention to details, perspectives, angles, maps, painstaking photographs that he had taken of actual sites à la John Rewald gone manic — Ratcliffe had the slightly unnerving quality of someone driven into the most acute objectivity by some deep, unconscious turmoil. Pure reaction formation, a defense mechanism against nameless anxieties.

One last element adds a personal coda to Cézanne: The Rock and Quarry Paintings. The truest heir to Cézanne’s stone-saturated pictorial universe was a figure long dear to me. I wrote my PhD thesis largely on his art and thought (the other main subject being Rothko), and in fact, he had written his MA in 1935 on Cézanne. Deeply preoccupied with stone and the earth in its many guises — structural, ominously Romantic, animistic, and much else — the visionary in question is Clyfford Still.

 As a young artist in the 1920s, Clyff twice depicted a cliff, a homonym of his name and an apt rebus for his towering, formidable self. As Cézanne was an outsider long misunderstood, so too has been Still, who forged a form of abstraction as dense, disciplined, and intense as his forbear’s rock and quarry images.

Ages ago on a European road trip, I got out of a rental car that we’d parked on the roof of a supermarket in Aix-en-Provence. Turning round to head into the store, the sudden sight that loomed afar was the perfect view of Mont Sainte-Victoire’s timeless profile, from a spot where Cézanne could never have stood. I immediately thought of the delight with which Still, with his mordant wit, taste for road trips, and uncanny eye for correspondences across time, nature, and the self, would have appreciated the irony of that decisive moment.

Cézanne: The Rock and Quarry Paintings (2020), edited by John Elderfield, with contributions by Ariel Kline, Faya Causey, and Sara Green, is published by Princeton University Art Museum.

 


10/28/2020

Bataille : "Écolier, je lisais Buffalo Bill, je voulais être Sioux"

Georges Bataille : "Écolier, je lisais Buffalo Bill, je voulais être Sioux"

1956 |Georges Bataille, dans cet entretien introspectif de 1956, parlait longuement de sa jeunesse et de sa personnalité, il était invité de l'émission "Qui êtes-vous ?" produite par André Gillois.

Carte d'identité de Georges Bataille en 1940
Carte d'identité de Georges Bataille en 1940 Crédits : Vpagnouf

Dans l'émission "Qui êtes-vous ?" en novembre 1956, la personnalité de Georges Bataille était passée au crible de plusieurs invités, Catherine Gris, Emmanuel Berl, Maurice Clavel, Maurice et Jean Guyot.

Georges Bataille répondait à un questionnaire-test : parmi les questions posées : A-t-il réalisé ses rêves de jeunesse ? - S'est-il amélioré depuis cette époque ? -  A-t-il une tendance à l'introspection ? - Est-il de nature optimiste ? - Qu'aurait-il fait si il n'avait pas été écrivain ?

A la question sur ses jeux et goûts d'enfant, il répondait :

J'étais très bagarreur, j'étais le plus petit de la classe : je me bagarrais tout le temps et j'étais très souvent battu. Je me rappelle que je lisais beaucoup Buffalo Bill et j'aurais voulu être Sioux ou quelque chose de ce genre.

Puis il explique pourquoi il écrit : "Je n'écris jamais que pour supprimer le but". Il commente les propos d'Emmanuel Berl qui le définit comme "mystique constitutionnel". Il analyse son mysticisme, il parle de Dieu, du Bouddhisme. Il évoque l'image de son père, aveugle et paralytique, qu'il a toujours connu aveugle. Il fait référence à son ouvrage Histoire de l'oeil .

  • Production : André Gillois 
  • Réalisation : Jacques Guinchard
  • 1ère diffusion : 07/11/1956 Chaîne Nationale
  • Indexation web : Sandrine England, Documentation de Radio France
  • Archive INA-Radio France
https://www.franceculture.fr/personne-georges-bataille.html

The McMansion Hell Yearbook: 1977

 

The McMansion Hell Yearbook: 1977


Howdy, folks, and happy October! (It’s snowing here in Chicago lol) 

Before I get down to business on today’s post, I want to let you know of two big events coming up this week: 

First, I’ll be in conversation with Susan Chin and Vinson Cunningham tomorrow evening (10/28) to talk about urbanism during the pandemic (virtually) at the Museum of the City of New York. More info and tickets here

 I am giving this year’s Brendan Gill Lecture in Architectural Criticism at Yale via Zoom on Thursday the 29th of October at 6:30 Eastern Time. Admission is free. Here’s a link to the talk which includes info on how to register. 

Alright, now back to the main event. We’re back in Cook County, Illinois because of course we are, and this house falls into the rare McMansion Hell category of “this house is terrible but also kind of cute somehow????” 

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It’s a shame you can’t really see the turret because it adds so much. Anyways, this house is peak 70s McMansion: longer than it is tall, involves a mansard, big picture windows, not too adventurous roof-wise. Still, it’s 6900 square feet boasting 5 bedrooms and 6.5 baths all at a whopping $1.5 million dollars. Just some pocket change, you know…

Let’s see inside, shall we?

Lawyer Foyer

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All I want is some Looney Tunes action where some’s coming up from the basement and someone’s coming in the front door and WHAM!!!! 

Sitting Room

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I kind of stan the dog pots though… 

Dining Room

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I think the wallpaper might be crabs???? (????)

Kitchen

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Pros of tile countertops: v twee and cute
Cons of tile countertops: grout 

Also we NEED to bring back the kitschy farmhouse aesthetic from 40 years ago. No more quartz countertops. It’s time for tiles with chickens on them!!!

Sunroom

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Is this room supposed to be like weirdly tropical?? or Parisian??? or Martha Stewart??? or???

Vibe check: [please calibrate vibe checker and try again]

Office

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After all, inside every middle manager is a languishing Hemingway…

Main Bedroom

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“Struggled hard for these views (six arm flexing emojis)”

Also, disclosure: McMansion Hell will no longer use the term “master bedroom” because it’s antiquated and never made much sense after the (American) Civil War if you really think about it for more than three seconds. 

Main Bathroom

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where to purchase malachite wallpaper asking for a friend (the friend is my office)

Spare Bedroom

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Nothing says “I am a fun-loving carefree and slightly cRaZy girl” like this font:

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Alright, that’s it for the inside. Instead of the rear exterior though, I’m going to end this post with a fun aerial shot instead just to show that my suspicions about this house have been confirmed. 

Secret Aerial Footage (helicopter sounds)

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See, this house is actually very weird!!!! It is not as cute when all of its wily tricks have been revealed!!!!

Okay, that’s it for 1977. Stay tuned for 1978! 

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(Source: mcmansionhell)