Jean-Paul Honoré, poète, nous fait découvrir la mémoire d'un tribunal. Lieu linguistique et poétique qui dépasse le cadre de la ligne et de l'espace architectural.

Que vient-il donc faire ici ? Question en apparence anodine de la Présidente dans la salle d'audience qui se vide. Il lui répond qu'il vient s'instruire sur le fonctionnement de l'institution judiciaire, qu'il prend des notes. Pour elle tout a déjà été dit. Si en littérature on voulait faire que ce qui ne l'a jamais été, on n'écrirait plus grand chose... Il aurait pu répondre cela. Mais il ne le fait pas. Un lieu de justice est le nom donné au bâtiment principal du Tribunal de justice de Paris, tour de verre et de métal, par l'architecte Renzo Piano. C'est aussi le titre qui rassemble ces lieux épars de la parole.

 

Le topique

Plus qu’un espace, le Tribunal de Justice est un lieu linguistique. En 2018, le Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI), jusqu'alors situé dans le Palais de Justice de l’île de la Cité (Paris 1er), change d’univers et de dimensions avec son installation dans le nouveau palais de justice créé par Renzo Piano - à qui on doit Beaubourg - au cœur des Batignolles (Paris 17e).

TGI, le sigle du Tribunal de Grande Instance, « en lui imprimant une vitesse qu’il semblait emprunter au rail »   , était emblématique d'un engagement à la rapidité de la justice. En étant remplacé par TJ, Tribunal de Justice, l’image de la justice se recentre et en même temps perd de sa modernité. Rêve babylonien de l’architecte, il est la rencontre de la tradition et du présent. Lieu des contrastes entre les lignes des façades, « rayures sombres des terrasses »   , la tour « ressemble aux obélisques que les enfants édifient avec des cubes ».

Il exprime par « cette césure et cette disproportion(…) une vérité des relations institutionnelles entre magistrats et défenseurs »   . Elle est faite de superposition linguistique aussi : celle du signifiant et du signifié, à l'équilibre fragile qui fait signe en quête de sens. Superpositions des niveaux de langues. Des procès parfois sucitent des références littéraires accolées à diverses violences. Des questions surgissent inopinément : «Dis-moi, pour toi, le poisson rouge, c'est un animal de compagnie ou un animal domestique ? »  

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Mise en scène

Traditionnellement lieu de la réparation, de l’instruction, de la loi, le Tribunal est aussi lieu d’édification des talents et du discours du vraisemblable, à renfort des différentes figures de rhétorique et des jeux de manches des avocats. Il est ce lieu de mise en scène des affects. Les toges, la mise en avant des jeux corporels le manifestent. Les dessins de presse « répondent à la nécessité de saisir un instant concret, une émotion »   .

Le texte de Jean-Paul Honoré s’édifie comme le scénario d’ une série télévisée où le comique renvoie souvent à la parodie grimaçante. Le sourire cesse quand la tragédie survient. « Ne restez pas là, reculez » : ces quelques mots d’une femme de la sécurité pour dire, en passant, qu’en bordure de coursive, au deuxième étage, certains se suicident. L’essentiel de l’action se déroule à la cafétéria et dans les salles du tribunal. Les témoins, huissiers, détenus, avocats, juges, se croisent. Les délits et les peines s’enchaînent aux plaintes et réquisitoires. Lieu symbolique où au détour d’un couloir l’auteur croise l’Albatros de Baudelaire, des cigognes, des citations latines, un ténor du barreau, et pour finir retrouve tous les acteurs de ce spectacle sur le même quai de métro.

 

Topographie

Dans Les Cannibales   , Montaigne en appelle à la nécessité des « topographes » :

« Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous, d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouïr du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroye que chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait : non en cela seulement, mais en tous autres subjects : Car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d'une riviere, ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste, que ce que chacun sçait : Il entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez. »

À la différence du cosmographe, qui prétend embrasser tout le cosmos dans son universalité, le topographe se contente du lieu (topos) dont il a lui-même une connaissance directe et une expérience certaine, et il en fait la simple description, en se contentant de la connaissance singulière de la parcelle de la réalité à laquelle son expérience lui a donné concrètement accès. Jean-Paul Honoré, contre les discours à la généralité vide se fait à son tour topographe. Il y a « cette opiniâtreté avec laquelle on réclame des « gestes architecturaux » qui soient aussi des discours : ils ressemblent à nos principes, massifs et immobiles, édifiés en regard d’un réel plus complexe »   . Aussi s’attache-t-il à présenter le Tribunal de justice par ses diverses perspectives fondant une topologie linguistique. Ce n’est pas l’édifice qui en soi fait sens, car l’intention n’est qu’un moule vide, mais les souvenirs qu’il éveille. L’édifice a sa grammaire comme le montre la Maison des avocats, auxiliaires de justice, à ras du parvis, pendant que les juges ont leurs bureaux qui dominent le parvis.

 

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Lieu de mémoire

Un lieu est mise en relation d’un espace géométrique avec l’espace-temps de celui qui observe : « Ici, selon la rue que vous avez choisie pour point de vue, la perspective se transforme et des images ou des souvenirs de toutes sortes se cristallisent sur l’architecture »   . Une affaire d’un faible intérêt peut devenir l’occasion d’un déploiement rhétorique et d’une « ingéniosité tactique et formulaire »   , l’occasion de révisions grammaticales ou de champs lexicaux. Ne pas confondre « fougueux » et « agressif » rappelle un juge. Rien de bien original dans ce souvenir de la classe de cinquième. Un lieu de justice c’est toute une grammaire qui nous renvoie à l’enfance.

Le souvenir d’une phrase ancienne s’éveille : « ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés »   . Référence au titre du livre de Marie Pezé qui ouvrit la consultation «Souffrance et travail» à Nanterre en 1997. Pendant treize ans, elle y a reçu des patients aux profils les plus divers, auxquels elle donne la parole dans son livre, invitant le lecteur à entendre l'extraordinaire impact du travail sur le corps, à être témoin, à ses côtés, du quotidien d'hommes et de femmes soumis au harcèlement, à l'emploi précaire, à la déqualification, au chômage. La véritable architecture de la justice est celle faite d’expérience humaine et de mémoire, de rituels et de discours, à abriter dans une coque « dont le dessin n’existe pas encore » conclut Jean-Paul Honoré.

 

Un lieu de justice

Jean-Paul Honoré

2021

Un lieu de justice

Jean-Paul Honoré

 2021

 

204 pages