Une histoire de dingue des plus sérieuses !
À partir de l’analyse détaillée d’un cas qui défraya au milieu des années 1980 la chronique helvétique, dans la ville de Lausanne, cité de l’art brut, trois chercheurs interrogent, par l’intermédiaire du cas de L’homme-bus, le recours croissant à l’internement autoritaire en institution psychiatrique sous couvert d’ordre public dans nos sociétés contemporaines.
Cristina Ferreira, Ludovie Maugué et Sandrine Maulini, L’homme-bus. Une histoire des controverses psychiatriques. Georg, 304 p., 15 €
Au centre de ce livre-enquête, il y a un personnage : Martial Richoz, un jeune homme passionné par une des identités de la ville de Lausanne, son trolleybus, qui gravit et descend cet espace accidenté. Martial, depuis sa plus « tendre enfance », aime ces engins infra-ordinaires du paysage urbain. Il en connaît toutes les lignes, il en sait tous les horaires, il en admire tous les rouages.
Ce savoir passionné, cet homme a décidé de l’incarner en se constituant lui-même en conducteur et son corps en un trolley, imitant le bruit de son passage mais aussi son klaxon. Avec un sérieux troublant, Martial Richoz devient un trolley à lui tout seul, reprenant la voix et l’uniforme des agents des Transports Lausannois (TL), prolongeant son corps en un chariot qu’il pousse dans le centre-ville. Martial Richoz ne fait pas le fou, il sait très bien, lorsqu’on l’interroge, que son comportement est un peu « décalé » et il en connaît la fonction dans son équilibre psychique. Bref, Martial sait bien qu’il est un peu dingue mais il sait aussi que ses fantaisies l’aident à trouver sa place – pas si facile que ça de trouver sa place, dit-il avec une lucidité déconcertante ; alors il a décidé de ne pas en avoir, de place, mais de devenir un sujet mobile, un agent du mouvement dans une société qui aime l’ordre et l’immobilisme.
L’homme-bus devient ainsi un personnage tellement connu localement qu’un cinéaste, Michel Etter, lui consacre un film documentaire qui est sélectionné au « Cinéma du réel », festival organisé par le Centre Pompidou. Voilà notre Lausannois qui sort de ses lignes de trolley et, en quelques mois, au fil des festivals, devient un sujet médiatique, notamment avec un article dans Le Monde. Que le terrain d’action de Richoz soit la ville de Lausanne, connue dans le monde entier pour son musée d’art brut, n’est pas neutre. Le personnage n’est plus seulement une curiosité, on se met à l’aimer avec enthousiasme et bienveillance. Michel Thévoz, qui dirige alors la « Collection de l’art brut » fondée avec Jean Dubuffet, projette le film chaque jour dans l’institution. Richoz bouleverse.
La réaction ne se fait pas attendre. Le 10 janvier 1986, escorté par la police, Richoz est emmené à l’hôpital psychiatrique de Cery où il est placé de force « sous le régime de privation de liberté à des fins d’assistance ». Cet internement autoritaire, soulignent les auteurs, nous fait entrer dans le domaine du fait divers. C’est l’un des intérêts de ce livre d’avoir collecté l’ensemble des discours produits sur l’homme-bus. Toute la société suisse se met dès lors à parler de lui, exactement comme cela avait été le cas à la fin du XIXe siècle pour la figure du criminel – ainsi que l’a montré Dominique Kalifa.
Avec ce fou désormais interné et l’ensemble des discours qu’il provoque, se dévoile notre société, ses imaginaires sociaux, ses peurs, ses espoirs… L’homme-bus, à son insu et à l’insu même des autorités, est constitué en un miroir, une chambre d’écho de la société dans toutes ses composantes. Il y a bien sûr la presse locale et nationale, qui titre par exemple « L’homme-trolley au terminus » en produisant des notices biographiques parfois très fantaisistes, non sans contradiction avec le récit autobiographique que Richoz a livré. Il y a les récits des témoins ordinaires : soudain, après l’internement, certains commerçants et habitants du centre-ville vont considérer, alors qu’il n’était pas dérangeant, que l’individu est très « agressif », qu’il importunait aussi les passants. Émerge alors tout un discours sur ses propos, sa gestuelle, ses parcours. Si certain.e.s réaffirment une sympathie voire un soutien à cette manière d’exister dans l’espace public, il y a aussi le discours médical et psychiatrique, car l’homme-bus est désormais un patient, un cas avec son diagnostic en laisse. Celui-ci n’est pas univoque : on discute à l’hôpital de Cery mais aussi dans les service sociaux, chez le juge de paix car Martial Richoz est sous tutelle.
L’internement de l’homme-bus devient une affaire qui divise la société et surtout met en lumière notre rapport à l’institution psychiatrique et à ses pratiques. L’usage si violemment dénoncé de la psychiatrie soviétique pendant la guerre froide contre les dissidents sort du placard et voici le pays vaudois comparé à l’espace stalinien. Surtout, et c’est la perspective dans laquelle les auteurs cherchent à inscrire le destin de l’homme-bus, la société civile se fait entendre. La psychiatrie, quelque vingt ans après la fin de l’asile psychiatrique portée par le voisin italien Franco Basaglia à Trieste (L’institution en négation, Seuil, 1970), après la critique des savoirs de la psyché par Robert Castel (L’ordre psychiatrique, Minuit, 1977), redevient une question d’actualité politique centrale. Avec ou contre le fou de Lausanne ! Il n’y aura pas de référendum local, mais la question est posée.
Nous devrions dire « reposée » car, grâce à une plongée fructueuse dans les archives contemporaines, Cristina Ferreira, Ludovie Maugué et Sandrine Maulini montrent comment la Suisse a été dans les années 1970 le lieu d’une histoire de la contestation de l’ordre psychiatrique. Cette mise en perspective est des plus utiles, et même nécessaire pour éviter le piège qui consisterait à ajouter une couche supplémentaire de discours sur Martial. Certes, ce livre de sciences sociales contribue à l’alimentation du dossier, mais sa force est justement de faire de cet événement de discours un objet historique et de le replacer dans une série, de l’inscrire dans une histoire qui désamorce l’événement sans en nier la spécificité.
Les auteur.e.s ne cachent pas une forme d’engagement pour l’homme-bus, c’est une histoire critique que cette sociologue, ce littéraire et cette historienne proposent, mais jamais ils ne cèdent au charme du « beau cas » que les médecins ne sont pas les seuls à apprécier – diable, que les historien.nes aiment l’histoire singulière, le livre de Christophe Granger, pourtant donné comme une biographie sociologique, en est un bel exemple (Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, 1780-1822, Anamosa, 2020). Ils échappent tout à la fois au pamphlet et à l’hagiographie pour proposer un livre non seulement polyphonique mais explorant l’épaisseur du temps et nos propres amnésies.