Le merveilleux-scientifique dans le paysage littéraire français
Contrairement aux nouvelles américaines, les récits merveilleux-scientifiques ne sont pas parus dans une revue identifiable comme les pulps-magazines, consacrés à la science-fiction américaine dans les années 1930. Pour autant, les revues, magazines ou maisons d’édition françaises ont joué un rôle non négligeable dans la diffusion des récits merveilleux-scientifiques.
Aux États-Unis, les revues Amazing Stories, Astounding Stories ou Wonder Stories ont été particulièrement propices à l'édification de la science-fiction américaine, par la présence d'un fandom,
d'un chef de file identifiable en dialogue constant avec ses écrivains,
d'illustrateurs attitrés et d'une revue-repère. En France, plusieurs
périodiques, magazines ou maisons d'édition, souvent à grands tirages,
ont pour autant publié de nombreux récits merveilleux-scientifiques,
bien qu'aucun ne se soit revendiqué d'une rubrique ou d'une collection
portant ce nom.
Parmi les périodiques, on trouve d'abord L'Intransigeant, fondé
par Eugène Mayer. Il a imprimé plusieurs feuilletons de Maurice Renard
et de Léon Groc, entre 1919 et 1933, dont certains incontournables, tels
que Le péril bleu de Maurice Renard qui raconte l'enlèvement de Terriens par des extraterrestres invisibles, ou encore On a volé la Tour Eiffel ! de Léon Groc, qui présente un savant ayant mis au point un procédé permettant de transformer le fer en or.
Le Matin,
inauguré par Chamberlain & Co, publie quant à lui, entre 1906 et
1943, des contes et feuilletons de Maurice Renard, de Jean de La Hire ou
encore de Gaston Leroux. Dans Les dompteurs de forces, Jean de La Hire met en scène une société secrète aztèque qui souhaite prendre le contrôle du monde, tandis que Lucifer rapporte
les agissements d'un ennemi du Nyctalope, Glô van Warteck, qui a mis au
point un « télédyname » amplifiant sa force psychique. Le journal se
distingue tout particulièrement par ses magnifiques encarts
publicitaires, dessinés entre autre par Gino Starace, et destinés à
vanter la publication prochaine d'un feuilleton dans ses pages, tels que
La roue fulgurante (enlèvements extraterrestres), L'homme qui peut vivre dans l'eau (homme hybridé avec un requin) ou Alcantara (personnage kleptomorphe) de Jean de La Hire.
Entre 1927 et 1939, Maurice Renard publie dans ce même journal plus de
600 contes, pour certains policiers, sentimentaux, surnaturels ou encore
pseudo-merveilleux-scientifiques, dans lesquels la découverte
scientifique n'était guère qu'un leurre. Ainsi, Le spectre photographié n'est pas un fantôme, mais une photographie aux rayons X ; Le monstre du Loch Ness, s'avère être une image projetée de la créature lacustre ; L’aventure scientifique d’Ambroise Peupiot ne le mène pas jusque dans la quatrième dimension, mais sur une île déserte, pour échapper à sa femme ; La nuit surnaturelle
impressionne un enfant, qui croit voir une expérience contre-nature, là
où il n'y a eu qu'un accouchement. Un autre journal est à signaler : Excelsior, fondé par Pierre Lafitte, publie de très nombreux contes de Guy de Téramond (L'épinard conscient, La dernière invention du reporter), L'autobus évanoui de Léon Groc, ainsi qu'un texte d'André Couvreur et de Michel Corday, qui rapporte les aventures d'un télépathe (Le Lynx).
Deux principaux magazines se font concurrence pour la publication de nouvelles : Je sais tout, fondé par Pierre Lafitte, et Lectures pour tous,
fondé par Victor Tissot. Outre des nouvelles, ils publient tous deux
des articles conjecturaux, spéculant sur le devenir des sciences
(habitabilité des planètes, communication avec Mars, innovations
futures, etc.). Je sais tout
publie entre 1907 et 1922 des nouvelles de Maurice Renard, de J.-H.
Rosny aîné, de Maurice Leblanc, de Michel Corday, de Paul Arosa et de
Jules Perrin. On trouve parmi tous ces textes des histoires
représentatives de la veine merveilleuse-scientifique. Dans Le mystérieux Dajan-Phinn de Michel Corday, un savant a mis au point un être artificiel, tandis que celui des Mystérieuses études du professeur Kruhl de Paul Arosa garde une tête coupée vivante à l'aide d'une machine électrique et de sang de porc bien frais. Dans La force mystérieuse de J.-H. Rosny aîné ou Les trois yeux de
Maurice Leblanc, de mystérieux phénomènes optiques ont lieu. Dans le
premier, le spectre lumineux s'affaiblit sous l'effet d'une perturbation
cosmique et cause une crise de folie et de carnivorisme à la surface du
globe. Dans le second, les Vénusiens envoient sur Terre des images du
passé, projetées sur une surface exotique, recouverte de rayons B.
Lectures pour tous
publie entre 1909 et 1929 plusieurs nouvelles d’Octave Béliard, de
Maurice Renard, de Raoul Bigot, de Noëlle Roger et de J.-H. Rosny aîné.
Ces récits sont parsemés d'extrapolations scientifiques. L'Éther-Alpha d'Albert Bailly, lauréat du prix Jules Verne, présente un vaisseau spatial transparent, fait à base d'éther, Le sommeil sous les blés de Joseph Jacquin et d'Aristide Fabre spécule sur le pouvoir d'anabiose des fakirs, tandis que Le voleur de cerveaux de Jean de Quirielle met en scène une inquiétante créature tentaculaire, gavée à l'énergie psychique.
Citons encore le Journal des Voyages et des Aventures de Terre et de Mer (1877-1949), sous-titré « revue de récréation scientifique », et fondé par Charles-Lucien Huard, ainsi que Sciences et Voyages (1919-1939),
créé par les frères Offenstadt, qui publient tous deux divers
feuilletons pouvant relever du domaine merveilleux-scientifique, glissés
entre des articles de vulgarisation scientifique ou des récits de
voyages. L'intrigue merveilleuse-scientifique est le plus souvent
dissimulée derrière des rebondissements nombreux. Ainsi, L’âme du docteur Kips de Maurice Champagne imagine que le héros se réincarne en un autre point de la terre, sous l'action d'un fakir. Enfin, La Science illustrée,
revue fondée par Louis Figuier, publie entre 1887 et 1905 des articles
scientifiques, des romans scientifiques ou encore de la science
amusante. Sous la forme de trépidants récits d'aventures scientifiques,
parus sous l'étiquette « romans scientifiques », Louis Boussenard ou le comte Didier de Chousy
racontent tour à tour des expériences de création artificielle de la
vie ou une ville futuriste peuplée de serviables machines, les
Atmophytes, qui vont se soulever contre leurs maîtres.
À côté des magazines et périodiques, quatre maisons d'édition se
distinguent par la récurrence de leurs auteurs, par la cohérence de leur
catalogue et par le soin apporté aux couvertures : Albert Méricant,
Jules Tallandier, Joseph Ferenczi et Pierre Lafitte.
Les éditions Albert Méricant publient, entre 1908 et 1909, dans la
collection « Le Roman d'Aventures », reconnaissable à sa bordure rouge,
plusieurs œuvres de Gustave Le Rouge
et de Paul d'Ivoi. La collection « Les Récits Mystérieux », éditée
entre 1912 et 1914, est celle qui se rapproche le plus d'une collection
spécialisée puisque la majorité de ses 21 volumes se rapportent à la
conjecture (notamment Léon Groc, Jules Hoche, Jean de Quirielle, Gustave
Le Rouge) et propose des récits de vie artificielle, d'emprise
psychique et de force intra-atomique. Les publications se distinguent
par leurs couvertures colorées, majoritairement réalisées par le peintre
Charles Atamian.
Les éditions Tallandier publient quant à elles de nombreux romans
d'aventures, au sein de la collection « Bibliothèque des Grandes
Aventures », illustrés notamment par Maurice Toussaint, dans les années
1927 et 1930 (Cyrius, Norbert Sevestre, Paul d'Ivoi, Louis Boussenard, René Thévenin). Dans les années 1939-1941, la collection « Le Lynx », cernée de noir, republie sous un titre nouveau des romans d'H. J. Magog, d'André Couvreur ou encore de Léon Groc.
Encore, les éditions Pierre Lafitte, dans la collection « Idéal-Bibliothèque », débutée en 1910, avec son cadre jaune, publie des récits de Clément Vautel et de Maurice Renard, dont le célèbre Homme truqué de ce dernier. La collection policière « Point d'interrogation », lancée en 1932 avec le bien connu Mystère de la chambre jaune de
Gaston Leroux, contient quelques ouvrages conjecturaux de Maurice
Leblanc. Enfin, la prolifique maison J. Ferenczi et Fils, dont nombre de
couvertures sont illustrées par Henri Armengol,
consacre une collection exclusive à Guy de Téramond : « Les romans de
Guy de Téramond », et publie des titres relevant du
merveilleux-scientifique dans les collections « Les Grands romans »,
« Voyages et Aventures », « Le Livre de l'Aventure », « Le Petit Roman d'Aventures », « Les Dossiers Secrets de la Police »…
La recension des publications qui ont participé au rayonnement de la
littérature merveilleuse-scientifique ne s'arrête pas là et excède le
fonds patrimonial français. On trouve ainsi des traductions en Italie,
en Grande-Bretagne, en République Tchèque, en Russie et en Espagne,
parfois à quelques mois d'intervalle seulement de la publication
française. Le périodique italien Il Romanzo Mensile,
notamment, a traduit plus de 26 récits merveilleux-scientifiques, entre
1908 et 1933. C'est un dessinateur local, Riccardo Salvadori, qui s'est
chargé de réinterpréter certains des textes-phares du corpus, de L'homme truqué de Maurice Renard à L'homme qui voit à travers les murailles de
Guy de Téramond. À ce titre, si l'oubli progressif de l'école
merveilleuse-scientifique, au profit de Jules Verne, d'Albert Robida ou
d'auteurs américains, s'explique en partie par son incapacité à fonder
une collection remarquable, portant cette étiquette, ou un mouvement comparable à la science-fiction américaine, ces textes ont rayonné bien au-delà des frontières françaises.