Mathématique et Apocalypse
La révolution Grothendieck
Jacques Fradin
Le refus total contre le refus parcellaire
Le texte sera divisé en deux parties :
Une première partie continue, exposera les thèmes essentiels.
Une seconde partie, placée en note, sera composée de références,
nombreuses mais très limitées, références classées par thèmes et qui
devraient permettre, pour chaque point, conflictuel ou anxiogène, de
développer les critiques et les réflexions.
L’ancrage de la seconde partie, référentielle, sur la première partie se
fera au moyen de « noms », noms suivis d’un numéro de renvoi à la
bibliographie. Par exemple : Freyd Scedrov 10.4 – la question des
« signatures ».
Mais nous mettrons à part « le testament » d’Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles, Réflexion et témoignage sur un passé de mathématicien, document non publié, en ligne université de Paris 13, lipn.univ-paris13.fr.
C’est ce « document » de plus de 900 pages (929) que nous allons tenter de « résumer ».
Sans parler d’une introduction à la théorie mathématique des catégories (renvoi à Jean-Pierre Marquis 8.3).
Pour une introduction générale à la révolution Grothendieck (Bourbaki)
voir la partie 1 des notes bibliographiques. Pour une introduction
mathématique à la théorie des catégories renvoyons simplement à
Wikipédia (en anglais), articles Topos, Categorie, etc. Aussi Olivia Caramello, 10.8, 10.9.
Un résumé des thèses retenues est proposé en section 2 (plus bas).
Il est très difficile de faire « comprendre » la mathématique,
surtout celle qui résulte de la révolution Grothendieck, à qui n’est pas
mathématicien. Autant, qu’ici, le « comprendre » ne peut se distinguer
de « l’apprendre ».
Et autant que toutes les écoles philosophiques (antiques) ont mis
l’apprentissage mathématique (géométrique) à la base de toute pensée, à
la base de toute dynamique de pensée.
Et non pas pour « mécaniser » cette pensée (comme le pensait Pascal ou,
d’un autre point de vue, Lacan, « les mathèmes » – la mécanisation du
mathématique ou la mathématique comme mécanique de la pensée, voilà ce
contre quoi s’acte le soulèvement Bourbakiste, bientôt sous les couleurs
de Grothendieck).
Mais, au contraire, pour en manifester le caractère « mystique ».
La mathématique, selon Grothendieck, doit donc « s’appréhender » (toujours « le prendre ») comme « mystique ».
La parole du silence.
La ragazza indicibile, pour gloser, traduire, transformer Giorgio Agamben (Agamben que nous placerons AVEC Grothendieck).
Cette parole silencieuse, la mathématique n’est qu’écriture
« mystérieuse », « révèle » les grands mystères : mais « révélation » de
quoi ? Et de quels mystères ? Du monde ou de l’au-delà ? – on connaît
bien l’ambiguïté des « oracles », voire leur caractère incompréhensible
et soumis aux plus violents conflits d’interprétations – la mathématique
oraculaire est plongée au cœur d’un tel conflit violent : langage
structural « pur » ou engrenage d’emprise sur le monde (le mystère du
monde « écrit » en caractères mathématiques) ?
Cette parole silencieuse fait trépigner tous les empiristes, tous les
positivistes, tous les pragmatistes, tous ceux pour qui « le langage est
un outil », politique, démagogique, et la mathématique une arme (de
destruction massive).
Que peut-elle, donc, « révéler » d’autre que « les grands mystères du monde » ?
Et, alors, ne peut-elle pas être « enrégimentée », rendue utile & agréable ?
On connaît bien les relations difficiles entre les rois (militaires) et
« les devins » (qui « devinent », et formulent des pré-visions, à leurs
risques et périls).
On connaît bien le sinistre destin du Zen japonais : de la mystique, de
l’apophatique, de la profération négative – le Koan zen – à la caserne,
au déplacement sur les lieux de la positivité intégrale et
apocalyptique, là où la révélation se confond avec la destruction,
l’apocalypse.
On connaît bien la généalogie militaire des sciences de l’ingénieur et
des mathématiques appliquées à ces sciences (ou à l’informatique).
Alexandre Grothendieck, « le plus génial des mathématiciens », s’est heurté au mystère et à son administration.
Grothendieck énonce que « la profération mathématique », la parole du
silence, ne « révèle » aucun autre mystère que celui du VIDE dynamique –
« l’au-delà » que tente de structurer la physique des énergies.
Grothendieck énonce : le mystère est qu’il n’y a aucun mystère !
RIEN que des flux de paroles silencieuses, vides et à vide. Et des formations de domination.
Mais cette parole oraculaire, évidemment énigmatique, du Sphinx
Grothendieck, cette parole pouvait (et devait) être « interprétée » par
des légions de « mystagogues » (démagogues), les « mathématichiens », et
« retournée », corrompue, en force de frappe militaire (la mathématique
« pure » bourbakiste devient la base de lancement des missiles des
mathématiques pour les ingénieurs ou les informaticiens).
En résulte un gigantesque conflit autour de la question du « mystère » et des interprétations.
La révolution Grothendieck se situe au cœur du conflit et tente de faire
basculer la parole silencieuse, mathématique, du côté d’une
« révélation » apophatique de « l’au-delà », du réel des puissances de
pulsation ou de l’univers énergétique (sans substance).
Développer un énorme appareil mathématique vers de plus en plus de
« généralisations » ou de questions « universelles » (au sens
apophatique du terme « universel », Franke 6.1, Palmgren 7.4).
Mais une telle révolution ne pouvait que se heurter « au monde », à la vision empiriste, positiviste, pragmatiste, utilitariste.
La révolution Grothendieck devait donc se terminer, inévitablement, par un échec.
Échec qui « décidera » de la sécession « écologiste » (le recours à la
forêt) de Grothendieck. Et qui se traduira par une critique « décidée »
(et qui rompt, coupe) de toute techno-science ; techno-science dont le
prototype est la chimie.
Comme il est très difficile de faire « apercevoir » l’ampleur
mathématique, dans l’ordre de la pensée, de la révolution Grothendieck,
révolution DANS la mathématique et DANS la pensée, nous avons tenté, ce
qui compose cet « essai », de présenter cette révolution en
« mobilisant » Giorgio Agamben.
Et, de détourner, essentiellement, les méditations d’Agamben sur la parole, la voix, le langage, la poésie (les références 5).
Car on peut dire que Grothendieck concevait la mathématique comme un
gigantesque chant poétique, le chant des flux et des transformations
(relire tout Gilles Châtelet, dont L’enchantement du virtuel – les enjeux du mobile).
Comme d’habitude, un des plus « grands » livres d’Agamben est un « petit » ouvrage.
C’est ce petit ouvrage (en collaboration avec Monica Ferrando) que nous
placerons au centre de cet « essai » (Agamben, 5.5, 5.5b).
La ragazza indicibile, Mito e Misterio di Kore, 2010 ;
The Unspeakable Girl, 2014.
Il n’existe pas de traduction française.
La parole du silence : l’indécidabilité entre la voix et le silence (entre la voie et la catastrophe).
La décision linguistique qui transforme, de manière indécidable (par un coup nomique), l’indécidabilité en ordre de bataille.
La décision, la coupure sanglante, qui « fond » voix et voie.
Ce merveilleux petit ouvrage d’Agamben sera donc placé au centre de cet
« essai » consacré à la révolution Grothendieck et, j’insiste,
révolution DANS la mathématique.
Dans cet « essai » nous tenterons d’expliquer que la sécession écologiste, pour Grothendieck, est la conséquence de la révolution mathématique (de la théorie des catégories) et, exactement, la conséquence de l’ÉCHEC de cette révolution.
La révolution Grothendieck est l’expression la plus « pure » de ce qu’Agamben nomme « nouvel usage des choses » ou « jeu avec les objets traditionnels » (la destitution, la désactivation). Le messianisme faible (lié au « nouvel usage »), mais radicalement révolutionnaire, d’Alexandre Grothendieck, ce messianisme repensé en termes d’Agamben, est, d’abord, un vaste éclat de rire, puis la reformulation, joueuse et en termes de jeu, de l’objet « mathématique » en entier. Un enfant rieur détruisant les constructions établies. Pour remonter de nouvelles structures. Qui seront, sans cesse, « déconstruites ».
La révolution Grothendieck n’est rien d’autre que « la révolutionnarisation » de la mathématique, afin de jeter sur le côté, afin de destituer ou de rendre inopérante toute « application », toute prétention à déployer une mathématique appliquée, utile, productive, etc.
La révolution Grothendieck est l’aboutissement du projet à la
Bourbaki, bourbakiste ou bourbachique (Dieudonné, 1.4), des
« mathématiques pures » (structurales). L’élève devenu le maître.
Pour la révolution Grothendieck, il s’agit de déployer un nouvel usage de la mathématique,
manière Bourbaki, nous l’avons dit ; il s’agit d’étendre un jeu, le
grand jeu, jouer avec les éléments mathématiques, les reconfigurer ; et,
surtout, règle essentielle du grand jeu, interdire les mathématiques appliquées,
des sciences de l’ingénieur à l’informatique (l’informatique, la bête
noire) et à l’économie entière (fondée comme comptabilité), procéder à la désactivation des mathématiques traditionnelles
(les mathématiques des épiciers, les nombres, les calculs, Hellman
7.3), rejeter tout ce qui passe pour « mathématiques utiles »,
utilitaires ou moyens pour des développements de force.
Car, pensée conséquente de cette révolution, toute application (réalisation « utile ») est « dévoilée » comme une opération de force, capture, emprise, extraction, réduction (Jivaro), exclusion par inclusion.
Le jeu, au sens d’Agamben, c’est l’étude, sans finalité pratique. Et
« sans fin » (le « sans pourquoi » du « désœuvrement »). Étude
qu’introduit la Théorie des Catégories, étude mathématique de la mathématique (et, donc, pensée réflexive, mathématique philosophique de la mathématique).
Récemment, dans LM, est paru un article du « groupe Grothendieck »,
émanation de l’esprit de révolte et de sécession d’Alexandre
Grothendieck (LM 269, 4 janvier 2021, Avis aux chercheurs, aux professeurs, aux ingénieurs, Dix thèses sur la technoscience – Groupe Grothendieck, 4.6).
Il est bien connu que cette sécession, l’abandon de l’université à son
triste sort (toute la rubrique 4), triste sort utilitariste de
laboratoire techno-militaire ou techno-policier ou, encore, pour être
mode, techno-génétique, il est bien connu que cette sécession a été
« l’acte révolutionnaire » [1] fondateur de l’écologie politique (Survivre et Vivre, 1.7).
La sécession de Grothendieck est un acte politique de refus de la corruption de l’université, université devenue, au mieux, une école d’ingénieurs, au pire un centre technique (sociologique ou psychologique ou même « éthique »), c’est-à-dire un rouage de la machine techno-militariste ou techno-économique (la corruption de l’université s’exprimant, alors, par la soumission au « chantage à l’emploi » : il faut donner du boulot aux jeunes en les formant à la discipline productive).
Comme il a beaucoup été écrit sur ce sujet de « la destruction des humanités » (Rey, 4.4, ou Blanchet, 4.5) ou de la perversion de cette formation « universelle » à la pensée universelle (ce pourquoi l’université se nomme « université », l’héritage des écoles philosophiques qui étaient, toujours, des écoles mathématiques) ou de l’abandon de toute « vocation universitaire », nous voudrions déplacer la critique pour en arriver, peut-être, à « la raison » de la sécession d’Alexandre Grothendieck.
Pour cela il faut en revenir à la révolution Grothendieck, à
« l’événement Grothendieck », pour parler comme Badiou (Nicolas, 3.1), à
la grande révolution mathématique ; puis à son étouffement, selon une
trajectoire thermidorienne, versaillaise ou stalinienne, étouffement si
prévisible (et qui est la cause de la sécession : tenter de continuer la
révolution, en prenant le maquis et en agissant par coups de poing
« écologistes »).
La contre-révolution (des mathématiques appliquées, de l’informatique –
l’informatique est intégralement contre-révolutionnaire) avec son lot de
« renégats », les universitaires Thénardiers, a visé à (contre)
anéantir, destituer la destitution, effacer la désactivation que visait
Grothendieck. À ramener à l’ordre économique.
La révolution a, certes, eu ses fidèles, fidèles à « l’idée » de la
nouvelle mathématique conceptuelle (Lawvere, 10.1) ; mais, surtout, a
engendré beaucoup de « traîtres », qui n’ont pu abandonner le chemin
pratique, utilitaire, de « l’application » (ou des « modèles
mathématiques ») et qui ont participé à l’écrasement de la révolution
« catégorique » ou conceptuelle, pour ramener (façon sauce thermidor) la
révolution à un nouveau champ de formalisation pour l’ingénieur, ou
pour l’économiste ou pour le sociologue ; ramener la mathématique
conceptuelle à son statut traditionnel « d’outil de jardinage » (cette
tradition que cherche, avant toute chose, à anéantir la révolution
Grothendieck – mais que la contre révolution a restaurée).
La mathématique conçue comme outil, de formalisation, de calcul, la
mathématique pour l’informatique, voilà l’ennemi qu’il fallait abattre ;
et qui s’est révélé le plus fort ; car cet outil était l’âme de la
force (armée, policière, économique – la calculabilité qu’il fallait
désactiver).
La nouvelle mathématique, qui aurait résulté de la révolution Grothendieck, cette mathématique pure ou cette « musique de la raison » (Dieudonné), aurait dû permettre de revivifier l’université, en lui redonnant, à nouveaux frais, sa « vocation universelle » (retour aux écoles philosophiques antiques, où la mathématique joue un rôle central) ; vocation universelle d’école classique « des humanités » (Prado, 4.1).
Mais, ainsi, l’université, selon la révolution Grothendieck, serait
devenue, ou redevenue, « une puissance de nuisance », une puissance
destituante de critique, et non pas de construction positive, se
dressant contre l’emprisonnement technique, techno-militaire ou
techno-sociologique.
Une université radicalement inutile (au sens technique ou économique
admis) et, pire, centre de critique ; voilà ce qui est impossible !
Une université qui retrouverait sa vocation (constituante des écoles
platoniciennes) de permettre de construire « l’humanité universelle »
par la plus haute culture, par la pensée critique radicale, par « les
Lumières radicales » ; voilà ce qui est intolérable !
Y a-t-il, encore, des « universitaires » ayant la vocation
« universitaire » ? Et n’ayant pas comme fonction fondamentale celle de
« nourrir leur famille » ?
Il est arrivé à Grothendieck la même aventure qu’à Damascius
(Damascius, le dernier scolarque de l’Académie d’Athènes fondée par
Platon). Celui d’être nommé « le destructeur des âmes pieuses » par les
nouveaux croyants ; les chrétiens armés pour Damascius, les techniciens
zélés de l’atome pour Grothendieck.
Comme l’édit de Justinien, qui interdit l’enseignement de la philosophie
(païenne) et ouvre l’époque des persécutions au nom du christ (ou de
dieu), le jeu de force des subventions de recherche, le jeu des
« contrats de missions », cela exerce la plus radicale censure et,
finalement, amène à l’interdiction de la pensée.
Or la révolution Grothendieck avait pour objectif de remettre en
activité la pensée critique (en suivant exactement le chemin des écoles
anciennes qui lient mathématique et philosophie).
Pensée philosophique à la manière même des platoniciens, pour
Grothendieck la mathématique était la voie royale (platonicienne) vers
la pensée universelle « anti-utilitariste » – à condition que cette voie
refuse toute direction pratique ou pragmatique, physique expérimentale,
informatique, économique.
Rejeter la croyance en la force, militaire ou économique, des « modèles mathématiques ».
Car la mathématique n’est pas une fontaine « à modèles », ni un puits de modélisations.
La révolution Grothendieck brise toutes les prétentions technocratiques
(dont se couvrent les mathématiciens – mathématiciens qui se
transforment alors en « mathématichiens » poursuivant l’Alexandre).
Prétentions utilitaires, du reste bien manipulées par ces
« mathématichiens », qui s’affirment « utiles à la cité » et, ainsi,
cherchent à conserver leurs prébendes ou leurs crédits recherche en
surfant sur l’idéologie scientiste positiviste pragmatique (peut-on se
déclarer « inutile » ? – même les poètes cherchent à faire reconnaître
« une utilité », visionnaire, morale, éthique ou autre à inventer).
La révolution Grothendieck était la hache de guerre qui s’abattait sur
la dévotion techno-scientifique et sur l’idéologie positiviste des
sciences appliquées (pour le bonheur de tous).
La révolution Grothendieck définissait la mathématique comme champ de
« potentialité », « ouvroir de pensées potentielles », source de
création philosophique.
La mathématique conceptuelle, à la Grothendieck, se présentait comme la
forme aboutie de l’auto-réflexion philosophique : penser la pensée.
Là où le langage devient le seul objet du langage (mathématique pure de
Dieudonné) et « ouvre » à une infinie création intra-discursive ; la
mathématique comme musique ou comme poésie (voir commentaire de la note
3.1).
La mathématique structurale de Bourbaki répond à la formule de Derrida
« il n’y a pas de hors texte » (formule structuraliste construite sous
un chapeau bourbakiste) ; formule qui se prolonge en analyse
« déconstructive » ou en déconstruction de l’illusion que le langage
parle d’un extérieur à lui. Déconstruction de l’illusion empiriste qui
dicte la formule thermidorienne des mathématiques appliquées : la
doctrine pseudo-platonicienne (ou vendue comme platonisme du pauvre,
Badiou, 2.1) de la forme du monde « réellement » gravée en termes
mathématiques, curieusement calculables ou analytiques.
La mathématique conceptuelle de la révolution Grothendieck pousse la réflexivité philosophique au 3e degré de la création mathématique de « concepts mathématiques » permettant l’auto-réflexion, la réflexivité de 2e degré, la réflexivité intra-mathématique (Shapiro 7.1, Marquis 8.1, Marquis 8.2, Krömer 9.1).
Et, surtout pour Grothendieck, cette mathématique catégorique emporte
une fonction politique : la fonction politique du mathématique (que nous
ferons penser en traversant l’analyse de « la potentialité », analyse
introduite par Agamben).
Fonction politique de la critique réflexive mathématique,
révolutionnaire, conceptuelle, fonction politique de la critique de
l’idéologie scientiste des mathématiques pour ingénieur ; et, par
exemple, de la nature théologique du stupéfiant « calcul des
variations », « la nature cherche le mieux ».
Fonction politique de la critique de la confusion entretenue,
technocratiquement sectaire, entre mathématique et calcul ou
calculabilité. Il n’y a pas de calcul en mathématique ; ou, ce qui est
calculable n’est pas de l’ordre du mathématique mais du pouvoir
politique autoritaire.
La confusion épicière ou la réduction comptable du mathématique au
nombre, au calcul, au compte n’a qu’une finalité de légitimation
idéologique : faire passer l’épicier qui compte pour un savant et,
inversement, bien montrer que les savants sont de bons épiciers (qui
savent, au moins, bien gérer leur carrière) ; tous mis sur un même plan
comptable, l’expert-comptable, l’agent comptable, le conseiller auditeur
(building a better working world), le directeur de labo, le chercheur
vacataire attendant son enveloppe. La maîtrise du calcul comptable (ou
de l’audit – nous sommes bien loin des mathématiques pythagoriciennes ou
platoniciennes) étant censée jouer un rôle essentiel dans la création
d’un monde meilleur.
Et l’on retrouve tous les arguments des fanatiques chrétiens qui
poussèrent Justinien (le démagogue ?) à faire fermer les écoles
platoniciennes (reprendre la référence à Damascius). Combien de
Justiniens (technocrates aujourd’hui) pour pourchasser les infidèles,
les mathématiciens conceptuels ?
Alexandre Grothendieck sera notre héros.
Il aura toujours été notre héros.
Notre « saint patron » (an-archiste) : Mégalexandros.
L’incarnation parfaite de ce qu’Agamben nomme « forme-de-vie » (avec des
tirets), une vie inséparable de ses formes ou, plutôt, de son mouvement
de pensée. Une vie de pensée et la pensée en vie.
Et la vie « en exil », « en fuite ».
Alexandre, notre héros, est celui qui a théorisé réflexivement la pensée
réflexive et porté la mathématique comme expression supérieure de la
philosophie, pensée comme pensée de la pensée.
La révolution Grothendieck, qui souffle en tornade (l’ange de Benjamin),
de la mathématique vers l’administration des « choses » (supposées)
libère « l’ouvert » des « potentialités » (et nous utiliserons la
sémantique d’Agamben pour tenter de définir, au 3e
degré, cette « puissance révolutionnaire » : penser la pensée de la
pensée, alors même que cette puissance (de penser) ne se connaît que par
ses effets de pensée ou ses constructions conceptuelles).
En (se) pensant réflexivement, la mathématique Grothendieck étant une
pensée, ou en pensant la dynamique de la pensée, du structuralisme à la
philosophie non standard et aux géométries et aux logiques non standard
(tout le 9 des références, 9.3 en particulier), la mathématique
réflexive de Grothendieck « dévoile », dégage, découvre, alétheia, la
caractéristique performative et intrinsèquement politique du langage.
Le langage « interpelle », jamais ne « décrit ».
Alors l’histoire, qui est histoire de formations langagières (ou de calculs appliqués), cette histoire se manifeste comme une immense « fuite sans fin », apocalyptique certainement.
En croyant « décrire » la langue « prescrit » et « performe » ; et
déplace sans cesse « les choses performées », entraînées dans une
dynamique apocalyptique (mais « sans fin » : le royaume des
mathématiques appliquées est celui des « fins suspendues », comme le
montre exactement l’économie, cette forme triomphante de la
numéricisation du monde).
La théorie mathématique Grothendieck, catégories, toposes, est l’énoncé
de ce tragique de l’exil infini (qui s’exprime par « la forme-de-vie »
Grothendieck et la sécession).
Pensée que la pensée pense uniquement par déplacements (morphismes),
sans point d’arrêt, sans « réalité ultime », sans « chose en soi », sans
perspective (la perspective étant de l’ordre des géométries
canoniques) ; apocalypse sans téléologie ni eschatologie.
Pensée que la pensée est lancée comme un train infernal et à un train
infernal (s’accélérant avec l’empilement des couches discursives).
Et d’autant plus que l’illusion empiriste positiviste « empêche de
voir » cette fuite accélérée (en imaginant un point d’arrêt ou un point
d’ancrage) – l’illusion mortelle, apocalyptique, qu’il y aurait un
arrêt, une substance, une réalité stable (au fond), un point pour
s’accrocher au milieu de la tempête performative, cette illusion
accélère encore la fuite (« bientôt nous aurons trouvé » !).
Alexandre Grothendieck est notre Grand Katechon.
Mais inversé : en montrant que « l’arrêt » ne réside que dans « la
sortie » (la sortie des simulacres ou des abstractions réalisées).
Alexandre Grothendieck est celui dont la révolution (éponyme) adopte les
leçons de Walter Benjamin : la révolution est le frein d’urgence.
La révolution Grothendieck consiste à barrer la route de toute forme de
mathématique appliquée, des dites sciences de l’ingénieur à
l’informatique désastreuse et à la finance mathématique, cette arme de
destruction massive.
La mathématique conceptuelle est l’étude réflexive du langage
mathématique « pur », ce n’est qu’une critique ou « une écriture sans
voix », une analyse structurale au 3e degré de la fermeture sur soi de 2e
degré du langage mathématique (voir références 10, Caramello 10.8 et
10.9) ; une analyse de cette fermeture structurale qui, paradoxalement,
mène à « l’ouvert » des « potentialités » (et, encore, nous utilisons le
vocabulaire d’Agamben pour introduire « la puissance à vide » ou la
puissance négative, sans objet, simple poussée).
Il y a une puissance de la pensée, puissance sans ancrage,
« inopérative », mais qui « jette » des formes, linguistiques ou
mathématiques, et qui « projette » sans trêve, ni répit, sans objet.
Le fantasme, Averroès (Brenet 5.9).
La folie humaine.
Qui s’exprime si bien par « le désastre écologique ».
Puissance terrible qui ne peut être canalisée que par une violence
encore plus terrible (et qui hérite sa force de cette puissance
déchaînée) : la violence des mathématiques appliquées ou des exercices
des ingénieurs ou la violence de l’économie.
Le cercle vicieux (de la volonté de puissance – ou de la souveraineté).
Tout réduire au calculable ; alors même que cela est impossible et ne
peut arrêter la fuite (il n’y a pas de série convergente) – penser à
l’imaginaire de « la grande libération » qu’aurait dû apporter
l’informatique, alors même que cette informatique déploie une force
politique autoritaire (performative, constructiviste) et ne vise plus
rien d’autre que la seule accélération de son mouvement d’abstraction ou
de « super-vision ». Penser au rôle autoritaire de la performation
comptable et à l’emprisonnement généralisé dans la forme de la mesure
valeur, dans l’économie comme mathématique réalisée.
La révolution Grothendieck, en critiquant l’idéologie positiviste du
langage, du bon langage qui parlerait des véritables choses, s’est
affrontée à la coalition des « praticiens ».
Le terrible conflit des mathématiques pures conceptuelles et des
mathématiques appliquées (ou de la physique théorique et de la physique
expérimentale), ce conflit est le conflit pour « la libération de la
liberté ».
La libération de la puissance de ne pas, la puissance négative qui
résulte du refus de toutes les magies (les applications étant des
exercices de magie, non pas noire mais politique), du refus de
l’idéologie du langage pragmatique supposé s’accrocher à une réalité non
linguistique ou permettre de manipuler les choses (la magie égyptienne
classique).
Il y a la création poétique illimitée des mathématiques pures.
Et il y a la violence terrible de l’emprise.
Il est maintenant temps de comprendre la signification de la fermeture structurale du langage (ce que permet la révolution Grothendieck) et des « décisions » qui correspondent à cette fermeture. Ainsi nous pourrons comprendre pourquoi la fuite en avant « progressiste » est apocalyptique.
Grothendieck, Agamben et Benveniste.
Posons brutalement (nous y reviendrons, car c’est le cœur de la
révolution) qu’il y a une coupure entre la sémantique et la sémiologie
(ce qu’Agamben nomme « impasse de Benveniste », mais qui n’est pas une
impasse du tout).
Cette coupure désigne le passage d’une conception « naturaliste »,
naïve, « magique » (ou magicienne) du langage – les mots et les choses
(supposées) seraient mis en correspondance ou « en prise » (à lire
emprise), il y aurait un engrenage – à une conception politique,
nécessairement de 2e degré, où c’est
le thème de « l’en prise » qui est pensé (et non plus posé), en prise
alors pensée comme emprise, ce qui décale toute la réflexion.
Le langage « n’ouvre » pas aux choses, au monde, choses et mondes qui
seraient déjà là avant leur désignation ou nomination. Le langage
constitue, performe un monde « virtuel », imaginaire (et fou) – ce qu’il
est commun de nommer « abstraction réalisée » – un monde « magique »,
si magique désigne la sauvagerie politique de l’imposition, de la
mesure, de l’extraction, si magique est pris en un autre sens que celui
des hiéroglyphes égyptiens.
Et c’est ce monde projeté, établi, constitué, réalisé, qui est pensé, par rétro-projection, « naturel » (ou même « réel »).
En croyant « décrire » le monde, qui serait déjà là, on en projette un
nouveau ; nouveau qui s’impose de force par exclusion, exploitation,
extraction ; et qui devient le « nouveau naturel » imposé.
Un mouvement permanent de déplacement (et notons que les déplacements
sont au cœur de la mathématique conceptuelle) entraîne cette « fuite
sans fin » nommée « progrès ».
Et, spécifiquement, entraîne une montée dans l’abstraction (encore une
fois, montée analysée par la théorie des catégories au titre des
« généralisations »), c’est-à-dire dans le désastre, écologique, en
particulier (l’artificialisation).
La révolution Grothendieck, comme pièce de la grande coupure du 20e
siècle, vise précisément cette « fuite sans fin » qu’exprime la
mathématique appliquée ; l’engrenage supposé des mots aux choses et qui
pulvérise ces choses en les transformant en matériaux exploitables,
matériaux à leur tour socles d’une nouvelle montée dans l’abstraction.
La révolution Grothendieck anticipe la politique négative à la Agamben,
celle de « la désactivation », de la désactivation des machines
linguistiques ou mathématiques – désactivation d’abord en « dénonçant »
ces machines comme des engrenages d’emprise, puis en définissant une
politique associée à cette « dénonciation », une politique négative de
sécession menant au désœuvrement ou à l’inopérativité.
La révolution Grothendieck, aboutissement du projet Bourbaki, est celle
de « la désactivation » de la machinerie performative d’emprise des
mathématiques appliquées : les mathématiques en prise qui constituent
une emprise, mesure et abstraction galopante.
Le Grand Œuvre de Grothendieck, l’analyse mathématique du mathématique,
mathématique définie comme structure fermée, la théorie des catégories
qui est une théorie réflexive, philosophique, mais déployée en langage
mathématique (la mathématique parle des mathématiques), la révolution
Grothendieck a pour objet de casser l’idéologie commune de la langue, en
introduisant une gigantesque théorie du simulacre et en développant des
jeux dans les simulacres (Grothendieck est le Robbe-Grillet des
mathématiques). Elle mène à une politique analogue à celle d’Agamben,
« politique de destitution », expression de la puissance destituante.
La puissance de la révolution Grothendieck, son mouvement conceptuel
intra-mathématique, est une puissance destituante (pour une introduction
à cette question, Didi-Huberman 5.10).
La coupure époquale consiste en l’identification d’une logique
d’abstraction, logique qui tisse le mouvement historial (de la fuite
sans fin). Logique qu’Agamben nomme « logique de présupposition » (voir
Agamben 5.1 à 5.7).
La structure de « présupposition » résulte de « l’événement du
langage », de l’anthropo-genèse, par lequel le langage exclut et sépare
de lui-même le non linguistique et, dans le même mouvement d’exclusion,
capture le non linguistique qui est incorporé, ingéré, par abstraction
structurale (notons que cette analyse est la même que celle du pouvoir
souverain, qui inclut par exclusion, qui colonise, indiquant que la
« signification » est toujours politiquement conformée – tout le
problème du religieux, au sens romain, impérial, se tient là).
Le non linguistique, « la réalité », est ainsi absorbé, abstrait ; et
disparaît comme « inconnaissable » – le connaissable n’étant que le
« dicible ».
Une machine folle « anthropologique » se met en branle qui conduit de la
magie naïve à la religion politique et à la techno-science utilitaire.
Alors, il n’est pas du tout innocent que l’adversaire, thermidorien ou
versaillais, de la révolution Grothendieck, soit l’informatique, les
mathématiques pour l’informatique, et la production à flux tendus de
« nouveaux langages », langages opérationnels (qui renouent avec la
magie antique) et non pas mathématiques, au sens de la réflexivité.
La mise à l’index de l’informatique par le groupe Bourbaki était un point de rupture non négociable.
Bien sûr, des générations de besogneux de l’informatique, « les
programmeurs avancés », ont constitué l’armée contre révolutionnaire la
plus terrible, une armée réactionnaire intégriste qui ne pouvait
accepter la critique réflexive de leurs langages (trop visiblement
constituants ou « objectaux »).
Armée qui avançait sous le drapeau, un autre « mensonge déconcertant »,
des mathématiques, mais des mathématiques utiles (surtout à la police).
Simple note sur le « tournant linguistique ».
Ce tournant, qui fait l’objet de la critique la plus virulente de Badiou
et des « nouveaux réalistes » (réalistes spéculatifs ou matérialistes
transcendantaux), a été intégré par la révolution structuraliste
Grothendieck.
Révolution structuraliste qui anticipe le post-structuralisme et, plus
encore, le fameux réalisme spéculatif et qui peut facilement s’exposer
en termes de « philosophie non standard » de l’irréversibilité (ce que
nous faisons implicitement depuis le début de cette tentative – notons
que la théorie des catégories a bouleversé le champ de ce qui était
nommé « logique », en intégrant la logique à la géométrie, puis en
permettant un foisonnement de « logiques non standard », correspondant
aux géométries potentielles, Benthem 9.3, Goldblatt 10.6).
Ce structuralisme mathématique énonce qu’il existe « un Réel », « une
matière », le Réel des potentialités ou des puissances « pures »
négatives, « les puissances de ne pas ».
Un Réel qu’il faut adjoindre aux abstractions performées et qui explique la dynamique de l’abstraction.
Rajoutons à notre bibliographie (très) partielle, cependant indicative, la pensée pivot de Ray Brassier, Nihil Unbound.
Renvoyons à la partie 6 de la bibliographie, à laquelle ajouter Ashley Woodward, Nihilism in Post Modernity, excellente introduction à Baudrillard, dont la pensée serpente autour de celle du structuralisme (relire les classiques Le crime parfait, 1995, puis, plus ancien, Simulacres et Simulations, 1981 – précisément l’activité informatique ou des mathématiques appliquée constitue « un crime parfait »).
Et comme l’explique très bien Agamben, le Réel n’est pas une substance
(statique) mais une dynamique, un flux énergétique, pensable en termes
d’ontologie modale.
Encore Grothendieck et Agamben.
Le projet Bourbakiste est un projet radicalement structuraliste.
C’est sans doute le projet fondateur du structuralisme ; autant ou plus
que l’anthropologie de Lévi-Strauss, qui se réfère à Bourbaki
(l’ascendance Évariste Galois – contre celle de Joseph Fourier).
Mais dans le projet structuraliste Bourbakiste, la révolution
Grothendieck vise à aller plus loin, ce que l’on nommera
post-structuralisme.
La révolution Grothendieck ne se contente pas de réorganiser, façon
Bourbaki, la mathématique autour de systèmes de structures ou de
théories de plus en plus englobantes – ce qui n’est qu’un 1er degré de réflexivité, celui de l’ordre interne ; elle montre, au 2e
degré de réflexivité, que cet ordre est l’effet d’une critique interne
de la mathématique par la mathématique (les généralisations et les
problèmes universels).
Ainsi apparaît la théorie des catégories qui, en une vingtaine d’années
(de 1950 à 1970), va permettre de repenser la mathématique et les
entités mathématiques (Marquis 8.2).
Puis faire passer à un 3e niveau de réflexivité, celui de la pensée dynamique (les objets disparaissent au profit des flèches).
La révolution Grothendieck est celle-là. Grothendieck avait l’ambition
de « révolutionner » la mathématique. Non seulement son ordre,
Bourbakiste, au 1er degré, mais la manière même dont l’ordre était structuré, au 2e degré, puis la manière dont l’ordre était généré, au 3e degré.
À une pensée structuraliste synchronique s’adjoignait un schéma
diachronique (celui des transformations) interne à la mathématique. Ce
que Dieudonné résume sous le titre « catégories et faisceaux »,
Dieudonné 1.4, Godement 9.6, Mac Lane 9.8.
Et c’était cela, véritablement, la poussée Grothendieck, reconstruire la mathématique en termes dynamiques.
Reconstruction conceptuelle ou « pure » puisque la finalité Bourbakiste était de couper la mathématique de toute application.
Et ainsi de résoudre, de manière révolutionnaire, la question
positiviste de l’accointance louche des mathématiques (appliquées) avec
le militaire ou avec l’informatique ou avec l’économie.
L’application est une performance « extractiviste » qui consiste à
opérer un prélèvement, effectuer une « exploitation », sur une infime
partie du corpus mathématique, part généralement « la plus simpliste »
(voir le Traité d’Analyse de Dieudonné 1.5 et le fameux « calcul
marginal ») et qui se prête depuis des siècles à cette exploitation (la
comptabilité est-elle mathématique ? – toujours Hellman 7.3, le nombre
est-il une entité mathématique ?).
En rajoutant, thème essentiel de la révolution Grothendieck, que ces
performances extractivistes sont des constitutions ou des
conformations : la partie extraite du corpus mathématique est
« projetée » et devient instituante (cadastres, comptabilités, tout un
monde de potentialités écrasées pour permettre la calculabilité
commune).
Les géométries et les logiques, qui sont des géométries, et qui
permettent, par exemple, la comptabilité, puis, de fil en aiguille, « la
calculabilité » ou l’informatique, sont toujours des géométries ou des
logiques « antiques », mais qui sont incrustées et imposent au monde
« calculable » des structures conservatrices (nous pourrions répondre à
la question, que nous avons développée de biais – la conspiration des
ingénieurs –, pourquoi les mathématiques pour ingénieurs sont-elles si
conservatrices ? Et pourquoi les ingénieurs sont-ils si conformistes ?
Même et surtout les as de la finance mathématique de l’École
Polytechnique !).
La révolution post-structuraliste Grothendieck consiste en deux opérations confondues :
1 – Repenser conceptuellement la mathématique en déployant une
réflexivité généralisée. Et, sans doute, le seul exemple complet de
pensée réflexive (ou philosophique), pensée de la pensée et de la
manière dont la pensée produit des « jections » ; ce qui pourrait se
dire, en détournant Badiou : la mathématique est non pas ontologie (ce
qui reste trop ambigu), mais est pensée réflexive de soi (ce qui peut
s’arrimer à une ontologie dynamique « ouverte »).
2 – Cette première opération de fermeture structurale, pensée
dynamiquement comme inclusion par exclusion, se déploie en une seconde
opération, celle de l’exclusion radicale de toute « application ».
Et c’est là où le caractère « intégral » du refus des applications
rejoint le principe politique central du groupe Grothendieck : le refus total contre le refus parcellaire.
La révolution Grothendieck peut, encore, être pensée comme la
tentative de pousser à bout le schéma heideggérien du poétique : non pas
la poésie comme « dévoilement » de l’être, mais la poésie comme
« poussée en réel », création de mondes (l’être est le vide).
La mathématique conceptuelle est la poussée illimitée de création de
mondes « poétiques », jamais « opérationnels », sauf par capture
politique, au moyen des sciences de l’ingénieur.
Ainsi se retrouve l’analyse de la potentialité, si importante pour Agamben.
La mathématique de la révolution Grothendieck est « l’ouvroir de mondes
potentiels ». Mondes potentiels dont la réalisation est toujours
désastreuse.
« La forme-de-vie » correspondant à cette potentialité, « l’ouverture de l’ouvroir », est la sécession.
Aussi Grothendieck est-il plus disciple d’Agamben qu’Agamben lui-même !
Nous pouvons alors tenter de reprendre notre chemin d’une manière plus directe.
Pour faire comprendre la teneur de la révolution Grothendieck, nous avons posé qu’il pouvait être intéressant de rapprocher le programme de « la mathématique conceptuelle » des réflexions d’Agamben sur le langage.
La théorie des catégories, l’auto-analyse mathématique et dans les termes mathématiques de la théorie des catégories, cette auto-analyse du champ mathématique, de ce continent immense, nommé mathématique, cette auto-analyse énonce que la mathématique est une pensée réflexive ou une pensée hyper-philosophique qui pense son chemin de pensée.
Si l’on pose que la mathématique est langage, avec sa syntaxe, sa grammaire, la mathématique conceptuelle de la révolution Grothendieck se déploie sur TROIS niveaux de réflexivité.
1 – L’invention du langage lui-même (la recherche mathématique foisonnante).
Et, spécifiquement pour Grothendieck, cette inventivité est le marqueur de la singularité Grothendieck (référence 3).
Cette singularité est liée à la révolution (ou à l’événement).
La mathématique se pose, donc, d’emblée comme « ouverte ».
Ouverture non pas sur les choses ou les objets, sur les mondes (qui
seraient extérieurs ou « en soi »), mais ouverture à sa propre
génération « auto-poïétique », la réflexivité de 1er niveau.
Le langage parle du langage et ne parle que du langage.
Mais réflexivité de 1er niveau qui
doit être thématisée, structurée, théorisée, formalisée (et la
formalisation du langage par lui-même se tient à ce niveau).
L’auto-analyse du langage, sans métalangage – il n’y a pas de
métalangage mathématique, Shapiro 7.1, 7.2 – voilà le contenu de la
réflexivité de 1er degré : le langage
n’ouvre pas « au monde », supposé extérieur, mais « constitue un
monde » ; un monde fermé sur lui-même (il n’y a pas de hors texte).
2 – Le langage ontologique ou, précisément, « onto-Nomique »,
l’invention mathématique, génère, sans cesse, de nouveaux mondes, de
nouvelles géométries ; géométries qu’il faudra ensuite classer,
comparer, et, encore, transformer, dynamiser, volatiliser.
L’idéologie empiriste positiviste du langage mathématique, est rejetée
sans ménagement par le processus même de l’invention interne au langage.
La théorie mathématique amène, alors, à la pleine conscience, cette
propriété que porte le langage de générer des mondes, de projeter des
« abstractions », de générer, à flux tendus, des mondes nouveaux (ce
pourquoi les mathématiciens conceptuels sont « anarchistes » et,
exactement, « an-archistes »). Ce pourquoi toutes les écoles
philosophiques antiques exigeaient une formation mathématique
préalable : que nul n’entre s’il n’est géomètre ! Ce pourquoi ces écoles
philosophiques étaient toujours suspectées de « fomenter des
rébellions » ou, au moins, de « cultiver l’impiété » (revenir au cas
Damascius) – les « libres esprits » de la pensée réflexive.
La mathématique va bien au-delà de la poésie, si l’on entend par
« poésie » le retournement réflexif du langage sur lui-même ; la poésie
comme auto-analyse réflexive du langage par lui-même, voilà ce que rend
conscient la mathématique.
La mathématique conceptuelle de la révolution Grothendieck frappe et
casse radicalement l’idéologie qu’il y aurait un monde préalable,
extérieur, en soi ou que le langage servirait à décrire ce monde. La
révolution Grothendieck entraîne une révolution dans le matérialisme,
sitôt que celui-ci est réductionniste ; il devient nécessaire de
repenser un matérialisme de second niveau, spéculatif ou transcendantal –
et ce nouveau matérialisme peut intégrer les pensées les plus
difficiles de la physique théorique, quantique essentiellement (où la
mesure « transforme sans représentation »).
Écrire n’est pas décrire.
L’écriture, l’invention hyper-poétique par la mathématique, n’est pas
une « préhension », ni même une « com-préhension ». Écrire c’est
inventer, sans cesse, selon des règles qui, elles-mêmes, s’inventent
sans cesse dans le processus d’écriture (l’an-archie mathématique).
Par réflexivité, la mathématique conceptuelle est alors la théorie
(l’écriture) d’un monde, abstrait, interne et fermé sur lui-même, mais
ouvert sur l’infini, au moyen de l’invention (la mathématique est
anarchiste).
Musique de la raison, répétait Jean Dieudonné.
Expression de la grande puissance illimité de la pensée, la mathématique est « divine », « démiurgique ».
Portant, au plus haut, le projet poétique de recréation du monde ;
au-delà de tout ce que « l’ontologie formelle » peut imaginer.
Badiou nous dit : la mathématique est l’ontologie, la théorie de l’être de l’être.
Il faut ajouter, pour balayer toute ambiguïté positiviste, la
mathématique, puissance démiurgique, génère « de l’être » (et c’est cet
aspect « miraculeux », magique, mystique, qui fascine tant les forces
cadastrales – et qui conduit aux pires désastres, dont l’informatique
est le paradigme).
Et, encore une fois, pour balayer l’ambiguïté positiviste, pour suivre
l’esprit « pur » de la révolution Grothendieck, il faut rejeter toutes
les idéologies communes qui imaginent la mathématique comme une sorte de
miroir du monde (monde qui serait déjà mathématique – et qui est pensé
« en substance »).
Miroir magique ou, plutôt, diabolique, puisque c’est le monde (supposé)
qui prendrait la forme « formelle » de son image ; image ou imaginaire,
également supposée. Miroir qui ne « reflèterait » pas, mais
« convertirait », transformerait le monde « à son image » (c’est pour
sortir de ces cercles que la mathématique conceptuelle ne s’intéresse
qu’aux transformations, à la dynamique, jamais aux, supposés, objets
« substantiels » et statiques – voir la manière dont la physique
quantique envisage « les choses »).
L’énoncé radical que « le monde » N’est PAS écrit en langage
mathématique, la critique radicale de l’idée narcissique que « le
monde » serait à l’image de la pensée construite (la critique du
« corrélationisme », mais d’une manière différente de la critique
développée par Meillassoux), l’énoncé qu’il N’y a PAS de relation (de
corrélation) entre « le monde », supposé, et la pensée, toujours
formalisée, poétique ou mathématique, et que, donc, les hilarantes (ou
tristes) mathématiques appliquées, le calcul SUR le monde, compter SUR
le monde, que ces passions (d’ingénieur) ne sont que des hallucinations fantasmatiques.
Hallucinations réalisées ou abstractions réalisées : des coups orthonomiques.
3 – La mathématique est alors politique.
C’est à ce niveau de réflexivité, après tout ce chemin, qu’il faut comprendre la révolution Grothendieck et la sécession.
Comment rester et subsister dans cet univers anthropomorphe,
narcissique, où les « mathématichiens », pour des raisons louches de
carrière ou de « recherche » de subventions de recherche, où les
mathématiciens embarqués NIENT ce qui est l’honneur de la création
mathématique, ce qui fait sa qualité philosophique, la réflexivité.
Réflexivité, retour sur soi, qui est aplatie en « préhension » ; circuit
écrasé en ligne droite.
Comment côtoyer ces traitres, vendus, corrompus, qui, par décision
nihiliste techno-militaire (ou utilitariste) – par idéologie
spontanément positiviste – CACHENT que (la dite) « application utile des
mathématiques » (toujours l’informatique ! les modélisations !) est une
opération coloniale (extractiviste) d’emprise, d’exploitation,
d’éradication.
Face à l’honneur de la mathématique conceptuelle, l’horreur des mathématiques appliquées.
Horreur dont témoigne, nous l’avons assez répété, depuis l’origine
lointaine des comptabilités, des cadastres, des recensements, de toutes
les statistiques « d’états » (les tiques d’état), le rôle autoritaire de
la mesure et la colonisation économique.
La mathématique n’est ni un formulaire de calculs, ni un « langage
artificiel » (la comptabilité aboutissant à l’informatique). Cette idée
de langage informatique étant la plus pernicieuse ; puisqu’elle se
déploie comme un cancer mortel sur le noyau même du mathématique, être
effectivement une langue – mais pas une langue mécanisée (contra
Pascal).
Le langage informatique, comme le langage de l’économie (la
comptabilité), est cancéreux et destructeur, puisqu’il passe à côté de
la réflexivité, pour se déployer « platement » comme un calcul de la
langue, pour rendre la langue auto-matique (et non pas auto-réflexive).
Ce qui oblige l’informatique, ou les mathématiques pour l’informatique, à
IGNORER l’infini, à « l’approximer » ; cet infini qui est un élément
essentiel de la pensée mathématique (renvoyons ici à Badiou).
Générer le monde « par approximation », voilà le business du comptable ou du calculable.
Le péché originel des mathématiques appliquées étant « la troncature » des séries infinies en « approximations finies ».
La troncature, la réduction : tout le programme colonialiste des
mathématiques appliquées ; dont l’économie est le splendide résultat
(économie ayant pour centre « l’abstraction réalisée », la
numéricisation du monde).
Au lieu d’amener à réfléchir (de porter à la réflexivité) sur la
puissance et les limites du langage, au lieu de développer « des
logiques » – il faut ici insister sur cette idée que ce n’est pas la
mathématique qui est logique, mais la logique qui est mathématique – le
Grand Œuvre de Grothendieck est aussi celui de la géométrisation de la
logique, Goldblatt 10.6 – les mathématiciens de ménage, obéissant aux
pouvoirs temporels impérieux, se sont engouffrés dans la voie
destructrice, militarisée, ouverte par la croyance positiviste que le
langage « décrit » une « réalité », SANS VOIR – et là réside le
destructif – qu’ils projetaient des mondes, imaginaires mais réduits,
calculables, opérationnels et qu’ils les projetaient à flux tendus
(comme le montre bien le désastre informatique), SANS VOIR (ou ne
voulant pas voir, dénégation) que la mathématique appliquée est résolument apocalyptique.
En programmant des fins, des finalités, des utilités, le praticien des
mathématiques coupées (de leur réflexivité) « annonce » la fin.
Weapons of Math Destruction.
Et c’est exactement là que se situe l’insurrection Grothendieck.
Plus que le simple fait de la dépendance des mathématiques appliquées ou
des sciences de l’ingénieur à la perfusion militaire ou économique
(utilitariste, pragmatiste), puis, de fil en aiguille (avec le chas – il
est plus facile à un chameau, etc.), la dépendance
(militaro-économique) des mathématiques pures aux applications
légitimantes, et, ainsi, bien financées, c’est le fait que les
mathématiciens « trahissent l’honneur » (devenant « mathématichiens »)
ou, plus simplement (la bêtise) ne comprennent pas ce qu’est la
mathématique – qui est une vaste onto-poésie – c’est la trahison des
mathématichiens qui explique le désastre.
Les mathématichiens sont les chevaliers infernaux de l’apocalypse.
Pris par l’idéologie utilitariste, les mathématichiens sont des
« nihilistes » qui s’aveuglent sur ce qu’ils font ; ils alimentent la
charge apocalyptique menée par le système techno-militaro-économique ;
la charge lourde de l’anéantissement du monde, dont témoigne,
allègrement, l’économique ou la physique nucléaire (des hautes
énergies).
Le rôle infernal de ces mathématichiens (ou des ingénieurs ou des « génies de la finance mathématique ») ne peut être minoré.
Dès que l’on comprend que le langage est uniquement performatif – c’est
cela qu’énonce la mathématique conceptuelle catégorique (développée en
termes de la théorie des catégories) et la géométrisation des logiques
(le rapatriement de la logique DANS la mathématique) – l’idée
« d’application » devient satanique (mais Satan n’est-il pas « le roi du
monde » ?).
Car une, supposée, application, une modélisation, par exemple, ou la
construction d’un programme informatique, une telle chose (non pensée
réflexivement) est une poussée supplémentaire dans la course à
l’artificialisation du monde, dans la fuite apocalyptique.
En croyant décrire de mieux en mieux le monde, le mathématicien
appliqué, ou l’ingénieur recherche, voue ce monde à l’écrasement, à
l’enfermement ; comme en témoigne, le plus clairement, l’économie – la
comptabilité, le compte, étant la perversion originelle qui décide du
destin désastreux de toutes les autres mathématiques pour ingénieurs.
Tout l’effort bourbakiste et de Grothendieck, de sortir la
mathématique du bourbier des techniques pour les ingénieurs, se heurte à
un mur d’hostilité.
Mur d’hostilité qui explique que la seule solution, qui restait pour une
personne aussi forte que Grothendieck, était la désertion.
Grothendieck s’inscrivait, alors, dans une lignée immémoriale de
renonçants, de déserteurs, voire de saboteurs. Dans la lignée de tous
ceux qui, comme Nagarjuna, ont « dévoilé » que le langage était « en
vide » (et que seul un principe de vacuité fonde an-archiquement la
réalité).
Et que donc le pouvoir politique, un effet de langage stabilisé par la force, était « sans fondement ».
La pensée mathématique de Grothendieck s’inscrit dans le vaste et
méconnu domaine de la pensée apophatique (voir le point 6 des
références).
Il est alors possible de rapprocher Grothendieck d’Agamben.
Sitôt que l’on comprend que le centre de la pensée d’Agamben est le
langage – avec une pensée du langage qui glisse dans la voie
déconstructrice (apophatique, donc) en continuation de celle de Derrida –
et est, donc, une analyse apophatique du langage, une lecture, même
superficielle, mais bien orientée, des thèmes d’Agamben sur le langage
peut permettre de mieux comprendre la conception du mathématique en
termes de théorie des catégories.
Toute l’analyse, ontologique, théologique, politique, d’Agamben
repose sur une théorie structurale du langage ; et, exactement, sur une
théorie structurale telle que Grothendieck l’a déployée.
Insistons sur ce terme « structural ».
Qui renvoie, ici, à la théorie mathématique des catégories (qui est
structurale et dynamique). Mais qui renvoie, également, à Derrida et à
la déconstruction (toujours les années 70).
L’analyse d’Agamben part d’une mise entre parenthèses de l’expérience
ordinaire du langage (à quoi se limite la philosophie ordinaire ; qui
méconnaît l’économie, par exemple ; qui ignore le problème posé par
« l’abstraction réalisée »). L’idée de performativité ou d’abstraction
réalisée n’est pas ordinaire ; mais est radicalement politique.
Et, inversement, l’idée ordinaire de « vérité » est toujours pensée en termes d’adéquation.
La vérité comme adéquation, cette idée ordinaire déjà critiquée par Heidegger et dont la critique est reprise et développée par Agamben, voilà la cible de la torpille Grothendieck.
Agamben cherche le lien entre l’analyse réflexive (apophatique) du
langage – qu’Agamben associe à l’esthétique poétique – et la violence
politique conformatrice – qui résulte inévitablement de la
performativité du langage, performance qui ne peut être stabilisée que
de force – la violence, le flux déchainé de la violence, constituant le
seul « réel extra-langagier », réel qui n’est pas un état ou une
substance mais une dynamique historiale.
Toutes les langues historiques concrètes, de tous les groupes humains,
nous entraînent vers « une expérience universelle ». Celle de la mise en
cause du langage comme « outil », voire « bon outil » – la langue est
toujours un « mauvais outil » ; mauvais outil associé à des formes
« universelles » de « démagogie » ou de « mensonge ».
En revenant, par une lecture critique, par un déplacement donc (tout
commentaire étant un déplacement), à la théorie des Idées de Platon,
Agamben caractérise cette « expérience universelle », cette analyse
réflexive du langage, comme une expérience de la « potentialité » ou de
la puissance.
La dialectique de la puissance, les paradoxes et apories du concept de
potentialité, permettent d’entrer dans le domaine du pouvoir politique
(par la grande porte de la religion).
La théorie du langage, comme expérience supra-individuelle, est la
matrice de la théorie du pouvoir. Le même vide, le même ouvert.
La distinction célèbre, que construit Agamben en transformant Aristote,
la distinction entre puissance (dynamique) et réalisation (énergie,
force) nous renvoie au 1er niveau de l’analyse réflexive du langage, le 1er niveau de la théorie des catégories.
Le langage est puissance à vide et déchaînée, qui ne trouve d’ancrage
(de fondement en une réalité) qu’après coup, qu’après une construction
structurale « im-posée ».
Ce qui explique l’infinie variation des langues historiques ; cette
infinie variation que théorise la théorie mathématique des catégories
(en recherchant les nœuds structuraux et les transformations).
La stabilisation communautaire n’est qu’un coup normatif, contingent, fragile, évolutif, résultat de l’an-archie des langues.
Mais alors qu’Agamben semble penser que la puissance réelle peut se
réaliser sous forme d’actions poétiques – mais dans les limites étroites
de la pensée explicitement réflexive et qui se pense en pensant – nous
avons vu que le 2e niveau de la
réflexivité, introduit par la théorie des catégories, correspondait à
une irréversibilité, à une fuite sans fin dans les performations – la
poésie n’est pas eschatologique mais apocalyptique.
Et, contrairement à ce que pense Agamben, l’irréversibilité, la course
frénétique à l’abyme, cette fuite sans arrêt doit être intégrée comme
pièce essentielle de l’analyse réflexive (ce que permet la mathématique
pure de Grothendieck).
Les constructions de langage FUIENT sans cesse ; à tous les sens du mot « fuir » et de « la fuite ».
La mathématique est une fuite.
La poésie est une fuite.
Mais en associant puissance & impuissance – puissance « de ne pas » –
potentialité & impotentialité – impotence – Agamben arrive à une
pensée radicale de la pensée ou de la puissance de penser, détachée de
toute réalisation.
Ou, inversement, Agamben arrive à une pensée de la pensée qui ne peut se
réaliser qu’en générant « la fuite en avant » – la glose illimitée des
textes d’Agamben.
D’une manière très générale, et, disons, prospective, Grothendieck et
Agamben appartiennent au même cercle de la pensée apophatique ; cercle
que nous avons désigné par le nom de Damascius le Scolarque ; mais que
l’on pourrait désigner sous le nom de Nagarjuna.
Il ne peut y avoir de langage « fini » ; il ne peut y avoir de métalangage.
Tout langage est une mise en forme située historiquement.
Mise en forme qui s’explicite, réflexivement, en termes de structures
historialement évolutives ou an-archiques : la fuite sans fin (de
l’histoire du mensonge).
La question posée par la révolution Grothendieck est alors la suivante :
si le langage est une structure fermée (« démonstrative »), si c’est un
simple système structural de signes qui se renvoient les uns aux autres
(en une théorie complète – le schéma du dictionnaire), « de quoi »
parle le langage ?
La langue ne parle pas : elle est parole du silence.
La langue ne parle pas « de quelque chose », mais organise des systèmes
fuyants – des systèmes de significations « pures » et sans engrenage sur
une réalité (autre que constituée par le langage – toujours le modèle
de l’économie).
Cette organisation performative explique le caractère illimité de la création linguistique, poétique, mathématique.
Et, également, c’est le problème politique central de Bourbaki et de
Grothendieck, le danger radical que représente cette créativité
illimitée, déchaînée, dès lors qu’elle n’est pas pensée réflexivement ;
dès lors qu’elle est déniée et « réinscrite » comme « progrès » vers
« la vérité », vers une fin.
Les mathématiques appliquées, qui sont l’expression aboutie de cette dénégation – de ce nihilisme – qui sont l’expression aboutie du grand imaginaire de la chasse, ces mathématiques, fleuron de l’humanité, nous entraînent dans une course apocalyptique.
Où « le savoir » devient indistinct de la destruction ; où la prédation,
l’enfermement, le confinement, la réduction, la troncation, sont posés
comme « le savoir » (et, peut-être, « le véritable savoir », celui des
chasseurs). Alors que ce « savoir » ne sait même pas qu’il ne parle que
de lui-même ; en cercle vicieux et désastreux ; incapable d’arriver à la
réflexivité la plus antique du « se penser soi-même ».
La théorie des catégories est une théorie réflexive du langage
mathématique et non pas un outil supplémentaire de prédation
compréhension du monde (vide de significations, autres qu’imposées).
C’est là où commence et où s’enracine la subversion Grothendieck : dans le rejet de toute positivité (positiviste).
Dans la reprise de l’impasse de Saussure ; pour laquelle il n’y a pas d’articulation entre le sémantique et le sémiologique.
Et pour résoudre l’aporie, il faut rejeter le sémiologique. Ou
introduire ce sémiologique comme le mouvement historial an-archiste du
sémantique. Dynamiter, dynamiser le sémiologique.
La théorie mathématique de Grothendieck est la forme complexifiée (en 3
niveaux de réflexivité) de résolution des apories linguistiques (bien
structurées par Benveniste et méditées par Agamben).
Ce ne peut être, en aucune manière, une nouvelle mine (ou exploitation) pour toujours plus de calculabilité.
Mais comme l’attrait utilitariste des formalisations ou des modèles
mathématiques semble une force illimité de perversions, il ne reste plus
qu’à DÉSERTER.
La caractéristique politique (performative) du langage se traduit par
une fuite en avant, une fuite sans fin – qui caractérise
« l’humanité », après l’anthropogenèse par la langue.
Dès que cette caractéristique est complétement assumée, comme c’est la
cas pour la révolution Grothendieck, elle se traduit par un mouvement
révolutionnaire, voire, toujours le cas Grothendieck, par une tempête
révolutionnaire.
Mais un tel mouvement de révolution permanent ne peut se poursuivre : il s’épuise et se corrompt.
Il se retourne en imaginaire empiriste ; imaginaire pour lequel il y aurait un objet, un but, une fin, à atteindre.
Peu de personnes pouvant supporter le poids de l’ouverture sur le vide
pulsant, peu de personnes pouvant supporter la liberté an-archique,
l’ouvert se referme vite.
Récupération pragmatique, alignement orthodoxe, écrasement, falsifications, contraintes budgétaires, la grande censure.
Les niveaux multiples de la réflexivité se replient, alors, les uns sur
les autres. De nouveau, le grand retour, le langage est supposé décrire
(une réalité qui ne serait pas co-constituée par lui). L’administration
courante, autoritaire, reprend le dessus. La loi (qui est un texte) est
censée redevenir naturelle, simple expression des choses mêmes.
Le nœud de la révolution Grothendieck est la critique de l’idée de « chose même ».
Ceci correspondant à une critique de la phénoménologie ou au passage, à
la Agamben, d’une ontologie substantive à une ontologie modale, au
passage d’une vision statique (étatique) à une vision dynamique
(révolutionnaire).
Rejet radical de l’image de la pensée comme convergence à l’infini « sur
l’objet ». Car, sans cesse, le dit objet, co-constitué par le langage,
se déploie, se dérobe, se défile. Sans point d’arrêt.
Destin tragique de l’humanité : son EXIL illimité.
Dont la personne Grothendieck porte témoignage.
La révolution Grothendieck peut être superposée à la réflexion
d’Agamben sur l’anthropogenèse, sur la question du langage et de la
potentialité.
Grothendieck & Agamben, parlent, chacun à leur manière, de « la machine anthropologique ».
Le langage, les structures, les institutions, s’imposent,
« s’auto-organisent », et cette auto-organisation s’effectue par
exclusion (l’inclusion par exclusion d’Agamben).
La puissance de la pensée est retournée.
La machine, qui produit le retournement, qui génère la stabilisation, la
fermeture structurale, opère par captation, canalisation, redressement –
opération orthonomique, nomothétique ou économique.
Le problème politique, révolutionnaire, n’est pas celui de réformer ou
d’améliorer le fonctionnement de la machine d’emprise ; il est celui de
stopper la machine, de la bloquer.
En montrant comment les structures se déploient les unes à partir des
autres, et à des niveaux d’abstraction croissants, Grothendieck désigne
le point essentiel : l’absence d’ancrage du structural, du langage, des
institutions – qui sont an-archiques.
Leur aspect de palais volant dans les airs.
Il n’est donc pas question (1) de retrouver un socle ou un fondement –
impossible de dépasser l’an-archie, (2) ni de tomber dans l’illusion du
pseudo-fondement inversé qui s’exprimerait par des applications à la
mode positiviste.
Car, dans cet imaginaire (2) de solution pragmatique, nous serions
entraîné dans un mouvement cataclysmique (le mouvement de l’humanité
désirante) ; dans un cercle vicieux où l’illusion de « la prise » ou de
l’ancrage – la chasse, l’exploitation, l’extraction – lancerait un
mouvement permanent, ce mouvement « boule de neige » si caractéristique
de l’apocalypse écologique.
La prise est une poussée.
Jamais un arrêt.
Ce que découvre la révolution Grothendieck, c’est l’auto-constitution structurale illimité.
Et c’est que l’effet, supposé positif, de ces constitutions consiste en
un mouvement irréversible de désastre ; mouvement qui ne peut se
« terminer » que par l’arasement complet, l’apocalypse des mathématiques
appliquées inconscientes d’elles-mêmes (irréflexives).
Comme il est impossible de maîtriser ce mouvement circulaire d’aspiration, il ne reste plus qu’à le « désœuvrer ». En désertant.
1 – Alexandre Grothendieck
1.1 – Amir Aczel, Nicolas Bourbaki, Histoire d’un génie des mathématiques qui n’a jamais existé.
1.2 – Georges Bringuier, Alexandre Grothendieck, Histoire d’un mathématicien hors norme.
1.3 – Leila Scheps editor, Alexandre Grothendieck, A Mathematical Portrait.
1.4 – Jean Dieudonné, Panorama des mathématiques pures, Le choix Bourbachique.
Lire l’introduction. Voir aussi chapitre : Catégories et Faisceaux.
1.5 – Jean Dieudonné, Éléments d’Analyse, en 9 volumes.
Volume 1 : les connaissances minimales.
1.6 – Revue Mnémosyne, n°4-5, juillet 1993, IREM Université Paris 7 (Paris Diderot)
Hommage à Jean Dieudonné ;
Lire allocution de Jean Dieudonné à l’Université de Nice, 20 novembre 1969, sur le groupe Bourbaki et la conception « bourbachique » des mathématiques.
1.7 – Survivre et Vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie.
(Dans l’après 68, Survivre et Vivre, le mouvement de scientifiques critiques rassemblés autour du grand mathématicien Alexandre Grothendieck, dénonce la militarisation de la recherche et l’orientation mortifère du développement technoscientifique)
Pour une introduction à la théorie des catégories et des topoï (ou toposes) :
Voir Wikipedia : History of Topos Theory, Topos, Categories, Formal Ontology, etc.
2 – Alain Badiou
2.1 – Court Traité d’Ontologie Transitoire (1998)
La mathématique est une pensée ;
Platonisme et Ontologie Mathématique ;
Premières remarques sur le concept de Topos ;
L’être du nombre ;
Groupe, Catégorie, Sujet.
2.2 – Éloge des mathématiques (2015)
2.3 – Alain Badiou, Penser le Multiple
Textes réunis et édités par Charles Ramond, Colloque de 1999, publié en 2002.
2.4 – Jean-Michel Salanskis (in Alain Badiou, Penser le Multiple)
Les mathématiques chez x, avec x = Alain Badiou.
2.5 – J-M. Salanskis, Category Theory and Philosophy of Mathematics
Conférence du 5 novembre 2016 (en ligne : www.sphere.univ-paris-diderot.fr).
3 – Avec Alain Badiou : singularité, coupure, événement, révolution.
3.1 – François Nicolas, La singularité Schoenberg.
Peut-être faut-il ajouter aux coupures, analysées par Foucault (Les Mots et les Choses, L’Archéologie du Savoir), une nouvelle coupure qui s’étend sur tout le 20e siècle, depuis la révolution Schoenberg en musique ou l’événement Malevitch en peinture, en passant par l’invention de la linguistique, que nous associerons à Benveniste (le grand inspirateur d’Agamben), jusqu’à la révolution Grothendieck en mathématique et le structuralisme.
Cette coupure est celle de la scission radicale sémantique / sémiologie, et de l’introduction du « sens » ou de « la signification » comme imposition performation (à la hache, Reiner Schürmann). L’arbitraire du sens place le pouvoir et la force au cœur des significations, « autoritaires » par construction (et parce que ce sont des constructions impératives).
Nous renvoyons à notre « théorie de la valeur mesure » comme exemple limité de cette coupure.
Cette coupure peut être analysée en termes « spéculatifs », du réalisme spéculatif au matérialisme spéculatif et à la philosophie non standard, en termes de « nécessité de la contingence » (Meillassoux) ou d’irréversibilité des performations linguistiques.
Le circuit fermé des « discursivités » (toujours Foucault), qu’elles soient musicales, picturales ou mathématiques, construit sa propre « réalité » (semblant, simulacre) qui s’impose, en dualité, par la violence des constructions structurales fermées, des « constrictions ».
Mais cette réalité « artificielle » est « an-archique », se déplaçant au gré des jeux de force, évolutive, historiale, contingente.
Elle n’est qu’une forme locale (époquale) de « l’ouvroir des structures potentielles ».
4 – Sur l’Université, comme corps de police.
4.1 – Plino Prado, Le Principe d’Université.
Cet appel normatif, visant à définir une université ouverte (ou traditionnelle au sens des Humanités ou de Humboldt), peut servir comme test pour critiquer le projet techno-économique de l’école technique, de « la nouvelle université » procurant des emplois.
Le conflit entre science et techno-science, conflit que nous mettons en jeu sous les noms de Bourbaki et de Grothendieck, est celui qui divise l’université ; en voulant la rendre servante de l’économie ou de l’utilité. C’est-à-dire en voulant « fermer » le déploiement illimité des « potentialités » (renvoi à ce terme d’Agamben, plus bas). En croyant ou forçant à croire que les projections, les proférations langagières ou mathématiques, les constructions structurales, sont « fondées » ou « accrochées » à un socle stable (qu’il convient d’attraper ou de comprendre : doctrine de la mytiliculture ou du langage mytilicole).
4.2 – Emmanuel Barrot, Révolution dans l’Université.
4.3 – Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La Nouvelle École Capitaliste.
4.4 – Angélique del Rey, À l’École des Compétences, De l’éducation à la fabrique de l’élève performant.
4.5 – Philippe Blanchet, Main Basse sur l’Université.
4.6 – Groupe Grothendieck, L’université désintégrée, 2021.
5 – Giorgio Agamben : Potentialités.
5.1 – Le langage et la mort, place de la négativité, 1982 (1991).
5.2 – Potentialités, 1997.
5.3 – Idée de la Prose, 1998 ;
5.4 – La fin du poème, études poétiques (Problèmes généraux de poétique), 1999.
5.5 – La ragazza indicibile, Mito et Misterio di Kore (Perséphone), 2010 ;
5.5b – The Unspeakable Girl : The Myth and Mystery of Kore, 2014.
5.6 – La Puissance de la Pensée, 2011.
Ce dernier ouvrage, essentiel, doit être lu en même temps que l’on médite la révolution Grothendieck, la révolution de « la potentialité » – la mathématique (poésie) comme « ouvroir des structures potentielles » (et qui doivent rester « potentielles », sous peine d’involution techno-scientiste ou positiviste).
5.7 – Le Royaume et le Jardin, 2019 (2020).
5.8 – Giorgio Agamben, Jean-Baptiste Brenet, Intellect d’Amour, 2018.
5.9 – Jean-Baptiste Brenet, Je Fantasme, Averroès et l’espace potentiel, 2017.
Et commentaire intéressant de cette doctrine de la potentialité :
5.10 – Georges Didi-Huberman, Puissance de ne pas ou la politique du Désœuvrement, Critique 2017, 1-2, n° 836-837, pp. 14-30.
6 – Interprétation générale d’Agamben, au moyen de l’analyse du thème de la potentialité (ou de la puissance désœuvrée).
6.1 – William Franke, On the Universality of What is Not.
6.2 – Thomas Lynch, Apocalyptic Political Theology.
6.3 – Greg Bird, Containing Community, From Political Economy to Ontology in Agamben, Esposito and Nancy.
6.4 – Aaron Hillyer, The Disappearance of Literature, Blanchot, Agamben and the Writers of the No (on “Désœuvrement”).
7 – Catégories et Structures (Charles Ehresmann).
7.1 – Steward Shapiro, Categories, Structures and the Frege-Hilbert Controversy, The Status of Meta-Mathematics, Philosophia Mathematica, 2005.
7.2 – Steward Shapiro, Philosophy of Mathematics, Structure and Ontology (mathematics is the science of structure).
7.3 – G. Hellman, Mathematics without Numbers.
7.4 – Palmgren, Category Theory and Structuralism.
7.5 – Hans Halvorson, Category Theory in Philosophy of Mathematics and Philosophy of Science.
7.6 – Andrei Rodin, Axiomatic Method and Category Theory, 2014.
7.7 – Andrei Rodin, Axiomatic Architecture of Scientific Theories, june 2020.
7.8 – Alberto Peruzzi, Category Theory and the Search for Universals, A very short guide for philosophers, 2016.
7.9 – Landry editor, Categories for the Working Philosopher, Oxford, 2018.
8 – Jean-Pierre Marquis.
8.1 – From a Geometrical Point of View, A Story of the History and Philosophy of Category Theory, 2009 (Grothendieck Toposes and Geometric Logic : Categories as Language).
8.2 – Categories, Sets and the Nature of Mathematical Entities, in Rebuschi/Visser, The Age of Alternative Logics.
8.3 – Category Theory, Stanford Encyclopaedia of Philosophy.
Brief Historical Sketch (sur la révolution Grothendieck) ;
Philosophical Significance.
9 – Théorie des Catégories et Logique Géométrique.
9.1 – Ralf Krömer, Tool and Object, A History and Philosophy of Category Theory.
9.2 – Steward Shapiro editor, The Oxford Handbook of Philosophy of Mathematics and Logics (structuralism, structuralism reconsidered).
Renvoi à 7.2, 7.3, 7.4.
9.3 – Johan van Benthem, Gerhard Heizmann, Manuel Rebuschi, Henk Visser, The Age of Alternative Logics.
Voir 8.2.
9.4 – Bart Jacobs, Categorical Logic and Type Theory.
9.5 – J. Lambek, P.J. Scott, Introduction to Higher Order Categorical Logic.
9.6 – Roger Godement, Théorie des Faisceaux, 1964.
9.7 – Masaki Kashiwara, Pierre Schapira, Categories and Sheaves, 2006.
9.8 – Saunders Mac Lane, Ieke Moerdijk, Sheaves in Geometry and Logic, A First Introduction to Topos Theory, 1992.
10 – Conceptual Mathematics.
10.1 – William Lawvere, Stephen Schanuel, Conceptual Mathematics, A First Introduction to Categories, second edition.
10.2 – William Lawvere, Robert Rosebrugh, Sets for Mathematics.
10.3 – Maria Cristina Pedicchio, Walter Tholen, Categorical Foundations.
10.4 – Peter Freyd, Andrei Scedrov, Categories, Allegories.
10.5 – J.L. Bell, Toposes and Local Set Theories.
10.6 – Robert Goldblatt, Topoi, The Categorical Analysis of Logic.
10.7 – Peter Tennant Johnstone, Topos Theory.
10.8 – Olivia Caramello, Grothendieck Toposes as unifying bridges in Mathematics, 2016.
The Unification of Mathematics via Topos Theory.
10.9 – Olivia Caramello, Theories, Sites, Toposes, Relating and studying mathematical theories through Topos theoretic bridges, Oxford, 2017.
Et pour s’arrêter, un contre-exemple (des mathématiques pour l’ingénieur) :
Courant, Hilbert, Methods of Mathematical Physics, en deux volumes, 1924.
Traitement complet des méthodes de la physique mathématique, en 1000 pages.
[1] La grande question de la sécession.
Le style sécessionniste (Sezessionsstil) se retrouve dans toute l’histoire de l’humanité.
Depuis l’Inde, le bouddhisme en particulier, jusqu’aux « déserts » de
Syrie – et « déserter » est devenu synonyme de « faire sécession » – en
passant par toutes les « installations » de monastères « retirés » – le
« retrait » est un nouveau synonyme, comme « prendre le maquis », etc. –
abbayes du Désert, Saint Désert.
Il y aurait à écrire une histoire complète de la sécession. Histoire qui
montrerait que la sécession accompagne le (contre) mouvement de
« récupération » ou « d’établissement » d’une poussée révolutionnaire,
poussée toujours « spirituelle » (« conceptuelle ») mais qui est
« ingérée » par le (contre) mouvement de « réalisation » (ce qui, depuis
toujours, est nommé « corruption »).
Comme le montre clairement la trajectoire Grothendieck, la sécession
apparaît comme « style de vie » ou « forme-de-vie » lorsque la
révolution devient « état » ou se fige statiquement.
Lorsque la révolution mathématique « pure » (des pures potentialités)
s’invertit en carrière, à la fois mine de futures « applications »
rentables et source de reconnaissance lucrative (ou désespérée).
La sécession correspond au refus de « la normalisation », cette
normalisation inhérente à la réalisation de la poussée révolutionnaire.
La sécession correspond à la tentative de « maintenir » (le Grand
Katechon, mais inversé), de poursuivre la poussée percée ; alors même
que cette tentative « katechonique » devient déficiente. Les
« installations » monacales dans les vallées désertes deviennent vite
des lieux commerciaux de pèlerinage.
Le style sécessionniste ou la « forme-de-vie » sécessionniste tente de
retenir le dégueuli de la révolution ; ce pouvoir de Katechon s’inverse
en pouvoir de conservation – je maintiendrai – mais maintien d’une
dynamique qui NE peut PAS être conservée. La glissade vomitive de la
révolution est inévitable.
Il y aura toujours des mathématiciens (« mathématichiens ») bien
intentionnés pour rendre « utiles & agréables » les plus « pures »
créations.
Comme simple introduction à ce livre « potentiel » sur la sécession,
sécession considérée comme caractéristique universelle, il est possible
de citer un manifeste de « la sécession viennoise » :
Notre art n’est pas un combat des artistes modernes contre les
anciens, mais la promotion des arts contre les colporteurs qui se font
passer pour des artistes et qui ont un intérêt commercial à ne pas
laisser l’art s’épanouir. Le commerce ou l’art, tel est l’enjeu de la
Sécession. Il ne s’agit pas d’un débat esthétique, mais d’une
confrontation entre deux états d’esprit.
Si la révolution est la poussée « singulière plurielle » (Jean-Luc
Nancy) ou la « potentialité pure » (Agamben), toute révolution DOIT
s’achever.
La réalisation de la révolution est le retournement de la poussée, ou de
la puissance en force (qui s’accouple à un objet) ; la puissance
« pure » devient force constructive « appliquée ».
Aux derniers moments révolutionnaires, correspond la sécession et le style sécessionniste.
La sécession désigne cette phase intermédiaire où la révolution commence à être ingérée.
Notre ami Jacques Fradin nous fait part ici d’un texte précieux puisqu’il revient sur la pensée d’Alexandre Grothendieck, le célèbre mathématicien qui avait rejoint les milieux contestataires vers 1968 et fondé, avec d’autres, le groupe « Survivre et vivre » pour propager ses idées antimilitaristes et écologistes. La particularité de ce texte est qu’il s’intéresse à la pensée mathématique de Grothendieck sur le plan mathématique en essayant de la relier à celle de Giorgio Agamben sur le langage et d’en déplier les conséquences politiques. Le résultat : un long article, un peu sinueux mais absolument formidable en même temps.
En plus de ces précisions, voici comment son auteur nous a
présenté sa propre tentative : "Suite à la lecture du texte important du
groupe grothendieck, lecture qui a ravivé de très vieux souvenirs (des années 1970
1975), je me suis lancé dans une aventure un peu désespérée :
Tenter de faire comprendre ce que pouvait être la révolution Grothendieck
(Bourbaki) DANS les mathématiques : théorie des catégories, toposes,
faisceaux, logiques géométriques non standard, etc. Et, surtout, tenter
de faire comprendre en quoi cette révolution DANS les mathématiques est
ce qui a conduit Grothendieck à la DÉSERTION, désertion « écologique »
en particulier (mais désertion anarchiste plus exactement). Désertion
liée à la contre révolution des mathématiques appliquées, de
l’informatique essentiellement (l’informatique étant la bête noire que
l’on
pouvait espérer écraser, dans les années 1970 – comme le néolibéralisme
naissant).
C’est un sujet qui me tient à cœur depuis ce moment (et même un peu avant,
dès 1965) et que j’ai poursuivi dans la direction spécifique de "la critique
de l’économie« , l’économie pouvant être considérée comme le prototype
des »applications des mathématiques" ; la comptabilité étant l’ancêtre
de
l’informatique (comptes, calculs, opérations)."