5/12/2021

DÉSŒUVRER L’EXPRESSIVITÉ DU MÉDIUM CINÉMATOGRAPHIQUE

À PROPOS DE "VOYAGE À TOKYO" DE YASUJIRO OZU


Pendant le tournage de [Gosses de Tokyo] je décidai de ne jamais utiliser le fondu et de terminer chaque scène « cut ». Je n’ai jamais utilisé de fondu depuis, n’est-ce pas ? Le fondu n’est pas un élément de la « grammaire cinématographique » mais simplement une propriété de la caméra.

– Ozu Yasujirō [1]

1. Résistance et désœuvrement

Paru il y a quelques années, un court texte de Giorgio Agamben se penche sur les rapports entre art et résistance, dont le titre, « Qu’est-ce que l’acte de création », reprend délibérément celui d’une conférence prononcée trente ans plus tôt par Gilles Deleuze devant les étudiant·e·s de la FÉMIS. La description de l’œuvre d’art comme acte de résistance se trouvait en effet au cœur du propos de Deleuze, qui le conduisait notamment à distinguer le cinéma du régime de la communication. Élaborant sa pensée avec et contre celle de Deleuze, Agamben aborde la résistance en jeu dans les images à partir de de l’idée au cœur de sa pensée, le désœuvrement, dont il formule ainsi la part esthétique – et à vrai dire, on va le voir, indissociablement éthique et esthétique.

Les implications artistiques de sa conception du désœuvrement, discutées de manière récurrente mais relativement éparse dans le travail d’Agamben, a constitué de texte en texte une ligne de pensée développée à l’ombre de sa grande série « Homo sacer » pour finalement occuper le centre du dernier ouvrage la composant, L’usage des corps (Homo sacer, IV, 2). Procédant à une généalogie de la gouvernementalité, l’ensemble de cette recherche s’intéresse aux modalités par lesquelles le pouvoir a pris, dans l’Occident moderne, la forme d’un gouvernement des personnes – ou, pour reprendre un terme ayant désormais pénétré tous les pans de la vie, celle d’une « gestion » de nos capacités. De ce point de vue, concevoir des « images indociles » à partir de ce vaste champ de réflexion revient donc à considérer ce que peuvent être des images ingouvernables.

Cet enjeu peut également s’énoncer en soulignant que, dans la proposition d’Agamben, le cinéma est abordé depuis l’angle de l’action, de la pratique, comme « acte poétique [2] ». Sa réflexion sur le potentiel de résistance des images s’inscrit ainsi dans la lutte qu’il mène dans l’ensemble de son travail contre l’imaginaire d’efficacité et d’optimisation qui commande la conception moderne de l’agir, domine notre monde et le détruit. Il fait front avec ce qui échappe au règne des fins, des « à quoi ça sert ? » et donne à sentir, très concrètement, le fardeau d’une vie remplie par l’actualisation mur à mur de ce qui est possible. Dans « Sur ce que nous pouvons ne pas faire », un autre texte écrit en écho à la pensée deleuzienne, il écrit :
Il est arrivé à Deleuze de définir l’opération du pouvoir comme l’acte de séparer les hommes de ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire de leur puissance. […] Il y a, cependant, une autre opération du pouvoir, plus insidieuse, qui n’agit pas immédiatement sur ce que les hommes peuvent faire — leur puissance — mais sur leur impuissance, sur ce qu’ils ne peuvent pas faire, ou, plus exactement, sur ce qu’ils peuvent ne pas faire. […]
Séparé de son impuissance, privé de l’expérience de ce qu’il peut ne pas faire, l’homme contemporain se croit capable de tout et répète son jovial « pas de problème » et son irresponsable « ça peut se faire » au moment précis où il devrait plutôt se rendre compte qu’il a été assigné de manière inouïe à des forces et à des processus sur lesquels il a perdu tout contrôle. Il est devenu aveugle, non pas à ses capacités, mais à ses incapacités, non à ce qu’il peut faire, mais à ce qu’il ne peut pas ou peut ne pas faire [3].

Ces remarques appellent donc un examen de ce qu’implique le paradigme de la création comme désœuvrement, dans lequel toute puissance de créer demeure auprès d’une impuissance à créer ou, plutôt, d’une puissance de décréation. La création (cinématographique) n’y est pas conçue comme l’effectuation d’une possibilité expressive et de sa transformation sans reste en acte – en un plan, en une œuvre –, mais s’y trouve décrite en des termes qui déposent le registre volontariste de la décision et du choix, au bénéfice, on le verra, d’une certaine passivité en jeu dans l’acte créateur.

Ces considérations s’ancreront dans l’analyse d’une scène de Voyage à Tokyo, réalisé en 1953 par le cinéaste japonais Ozu Yasujirō. Cet exemple remarquable de la logique de désœuvrement à l’œuvre dans la réalisation d’Ozu concerne les rapports du cinéma au mouvement et se noue autour des deux seuls travellings du film, qui encadrent la scène. Rarissimes dans les films d’Ozu à cette date, ils attirent l’attention parce qu’ils ne donnent lieu ni à une modification du point de vue ni à une clarification dramatique ; plus encore, la composition des images demeure étonnamment stable malgré le déplacement de l’appareil. S’accompagnant ainsi d’une désactivation de leurs effets, ces travellings interrogent la capacité, censément emblématique, du cinéma à montrer le mouvement.

2. Sur la passerelle d’Ueno : qu’est-ce qu’un mouvement ?

Située à peu près à la moitié de Voyage à Tokyo, la scène en question s’inscrit dans le traitement du rapport malheureux entre monsieur et madame Hirayama, un couple vieillissant d’une petite ville de l’ouest du Japon (Onomichi) et Tokyo, où habitent désormais leurs enfants devenus adultes [4]. Leur séjour dans la capitale ne donne pas lieu aux retrouvailles espérées mais à une forme d’abandon, qui s’affirme impitoyablement dans cette séquence. Elle précède en effet le moment où, chassé·e·s de chez leur fille aînée, les parents iront rejoindre les personnes chez qui chacun.e espère pouvoir passer la nuit, madame Hirayama ira chez la veuve de leur fils cadet, Noriko, et son mari retrouver un ancien ami d’Onomichi installé à Tokyo. Les parents s’apprêtent donc à se séparer dans cette ville inconnue sans l’assurance de trouver un lieu accueillant où coucher ce soir-là. Cette question angoissante est abordée dans le dialogue qu’ils échangent sur une passerelle bordée d’un muret surplombant les voies de chemin de fer de la gare d’Ueno. Le père commente l’immensité de la ville qui s’étend en contrebas et sa femme lui répond en décrivant Tokyo comme un lieu dangereux parce qu’on ne peut s’y repérer : non seulement on risque de s’y perdre, mais alors il serait impossible de se retrouver. Leur échange n’est pas suivi du contrechamp qu’il semble appeler : Tokyo n’apparaît pas dans le regard porté sur elle, absence caractéristique de la manière dont le film élabore la rencontre impossible des vieux parents à la métropole. Cette séquence porte à son maximum la détresse des personnages : bien que les mots de la mère soient au conditionnel, ils décrivent en fait assez précisément leur situation effective, perdu·e·s et isolé·e·s dans cette ville qui ne les a pas accueilli·e·s.


Monsieur et madame Hirayama constatent qu’ils n’ont nulle part où dormir la nuit suivant leur retour de la station thermale d’Atami. L’échec des retrouvailles avec leurs enfants tokyoïtes s’inscrit topologiquement dans la rencontre impossible avec la ville.

Or, l’extrémité à laquelle les parents sont rendu·e·s à ce moment-là n’est pas la seule chose qui attire l’attention sur la séquence de la passerelle d’Ueno, qui est ouverte et close par les deux seuls travellings du film, tous les autres plans étant fixes ainsi qu’il est d’usage dans les films d’Ozu à cette date. Ces mouvements d’appareil se remarquent d’autant plus que ni l’un ni l’autre ne sert à clarifier le trajet des personnages entre les deux points de vue depuis lesquels ils sont filmés : d’abord assis·e·s l’un·e à côté de l’autre devant le temple de Kan’eiji, ensuite debout sur la passerelle évoquée plus haut. Bien que proches dans la géographie de la ville, les deux emplacements ne sont pas situés l’un par rapport à l’autre, le hiatus entre eux demeure béant et la juxtaposition des deux plans fait surtout ressortir leur composition contrastée. Alain Bergala remarque de fait que les figures cinématographiques usuelles auxquelles Ozu a de moins en moins recouru, comme le travelling ou le panoramique d’accompagnement, sont celles « par lesquelles se gère ordinairement au cinéma l’illusion de l’antériorité du filmé sur le filmage [5] » particulièrement par l’établissement d’un espace filmique homogène et cohérent. Comment comprendre la présence des deux mouvements d’appareil qui encadrent cette scène ?



Le déplacement des parents depuis le temple de Kan’ei-ji vers la passerelle qui surplombe les voies de chemin de fer est monté cut, sans que les deux lieux soient situés l’un par rapport à l’autre.

Le premier travelling se déplace latéralement de la gauche vers la droite le long d’une succession serrée de piliers en pierre pour s’immobiliser une fois les parents entré·e·s dans le champ, qui sont alors cadré·e·s depuis le point où la caméra s’est arrêtée, à une dizaine de mètres d’eux, pratiquement de dos, assis·e·s devant le temple. Le mouvement de la caméra semble avoir pour seule fonction de faire apparaître les personnages dans le champ en créant une forme de suspension précédant leur apparition, la rareté des mouvements d’appareil dans le film (il s’agit du tout premier) en faisant un événement en soi. Celui-ci se caractérise toutefois par une tension entre le mouvement de la caméra, qui est tout à fait perceptible, et une forme de stabilité dans la composition tenant au caractère répétitif, pratiquement sériel, de la structure filmée. Il paraît ainsi plus marqué par la reprise et la réitération que par la modification, et le mouvement de la caméra s’arrête quand la composition du plan change véritablement, puisque le moment où la série de piliers se termine correspond à l’entrée du couple dans le champ.



Le tout premier traveling de Voyage à Tokyo longe une série de piliers (premier photogramme) et s’arrête lorsque le couple Hirayama apparaît, assis au loin, de trois-quarts, mangeant un morceau devant le temps de Kan’ei-ji (second photogramme).

Le second travelling, qui clôt la séquence, suit les personnages qui marchent sur la passerelle surplombant les voies de chemin de fer. Succédant au plan rapproché au cours duquel les parents ont évoqué l’immensité de la ville, le travelling les suit en légère contre-plongée le long du muret qui bloque la vue. Démarrant quand le père s’éloigne du muret et se met en marche, suivi de sa femme, le mouvement de la caméra donne le sentiment d’être tributaire de celui des personnages. À l’encontre du constat général de Bergala, il semble relever de ce que ce dernier appelle le « travail du cinéma [6] » et suggérer que le point de vue suit celui des personnages. L’effet de ce travelling intrigue toutefois parce qu’il ne fait que suivre le déplacement des personnages pendant un temps, pratiquement sans que le plan change du fait de la position relative de la caméra, des parents et du muret. Il ne produit pas de changement perceptible dans la composition du plan, qui reste concentré sur le corps en marche des personnages. Le mouvement physique de la caméra entretient une relation paradoxale avec son effet à l’image, qui tend à le nier puisque celle-ci demeure remarquablement stable. Le travelling, en outre, n’a pas pour fonction de simuler le point de vue des parents ou de suggérer qu’on s’en rapproche, rien de ce qui s’étend devant leurs yeux n’apparaît dans le champ. Il n’a pas non plus pour effet de matérialiser à l’image le lieu vers lequel ils se dirigent immédiatement (s’agit-il de la gare ?) : il ne possède pas de fonction d’explication ou de clarification dramatique et demeure ainsi dans l’indétermination. Ces deux travellings entretiennent donc un rapport paradoxal à deux dimensions du « mouvement » tel qu’on peut le concevoir au cinéma : d’une part ils ne produisent pas de changement visible dans le cadre pas plus qu’ils n’impliquent un avancement dramatique. En générant une forme de fixité et de stagnation, ces plans interrogent le statut du mouvement au cinéma.



Après le dialogue entre les parents commentant l’immensité de la ville en contrebas, dont on ne verra aucune image, le second travelling du film s’enclenche à la suite des personnages en demeurant attaché à leur corps en mouvement sans que la composition de l’image ne change véritablement.

3. Rapatrier les images dans le registre du geste

Dans « Notes sur le geste », texte consacré au geste et à son ordre propre, qu’il associe directement au cinéma, Agamben s’interroge sur les rapports entre image et mouvement. Il souligne l’immobilisation particulière que tendent à opérer les images, leur tendance à sidérer : « toujours, en toute image, est à l’œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu’il faut exorciser ; et c’est comme si de toute l’histoire de l’art s’élevait un appel muet à rendre l’image à la liberté du geste [7] ». Agamben évoque alors les travaux de Deleuze sur le cinéma, selon lesquels « les images cinématographiques ne sont ni des “poses éternelles” […], ni des “coupes immobiles” du mouvement, mais des “coupes mobiles” des images elles-mêmes en mouvement, que Deleuze appelle des “images-mouvement” [8] ». Agamben estime qu’à ce titre le cinéma doit résoudre cette tension des images entre immobilité et mouvement en les ramenant « dans la patrie du geste [9] ». Mais la scène de la passerelle d’Ueno invite à questionner cette identification ou tout du moins à préciser ce qu’elle désigne : la séquence interroge les conditions permettant effectivement que le cinéma rapatrie les images dans le registre du geste, ce qui n’est jamais garanti.

En effet, le mouvement visible n’est pas ce qui permet de sortir du risque d’immobilisation propre aux images, qu’elles soient cinématographiques ou non : on peut créer de la pétrification même en montrant des choses qui bougent. C’est ce que font de nombreuses figures cinématographiques quand elles deviennent des procédés, générant ce que Deleuze appelle un cliché, c’est-à-dire « une image sensori-motrice de la chose [10] » qui sidère et gèle la pensée. Comme le souligne Paola Maratti, « alors que pour Bergson la perception sensori-motrice était au service des besoins – légitimes – du vivant, pour Deleuze, il s’agit beaucoup moins des exigences de la vie que d’un système de valeurs qui colle à la perception même des choses et risque toujours de faire glisser la pensée dans le conformisme de la doxa et les affects dans des schémas préétablis [11] », la question concernant aussi bien le mouvement physique que la mobilité des émotions. Plus que des images en mouvement, ce qui est alors produit sont des images du mouvement reposant sur des enchaînements prédéterminés, tendus vers un résultat préexistant, c’est-à-dire un effet, et déterminés par lui. La ligatio, pour reprendre le terme d’Agamben, à l’œuvre dans les images de cinéma tient ainsi à leur identification à une pure effectivité, réduisant l’expressivité du médium à l’exécution de ces successions préétablies – et peut donc se loger sans problème dans une caméra en déplacement. Cette forme d’immobilisation des images cinématographiques est le site où esthétique et politique s’articulent.

Les images issues d’une pure exécution des capacités expressives du médium s’opposent à celles qui résultent du désœuvrement de son expressivité ou, plus précisément, elles correspondent à une neutralisation de sa possibilité à se désœuvrer. Avec la question du désœuvrement, on arrive au cœur de la pensée d’Agamben, qui trouve son origine dans la manière dont Aristote élabore le rapport entre puissance et acte dans sa Métaphysique. Ce qui est toutefois central pour Agamben n’est pas tant la transformation d’une puissance en acte que le rapport d’une puissance à sa propre impuissance – ou, plutôt, sa « puissance-de-ne-pas », la puissance de ne pas faire ce dont on a la capacité. Pour l’illustrer, l’exemple classique qu’Agamben donne est celui du joueur de cithare, qui a la capacité de jouer de la cithare qu’il en joue ou non. Ainsi, la puissance peut exister comme telle, indépendamment de son passage à l’acte : son actualisation n’en est qu’une possibilité. Plus encore, la puissance-de-ne-pas constitue l’expérience la plus propre de la puissance, parce qu’alors elle existe effectivement sous la forme d’une puissance ou d’une potentialité, indépendamment de son actualisation : « la puissance est […] définie essentiellement par la possibilité de son non-exercice [12] ».

Mode d’existence de la sphère pratique, le désœuvrement conçoit la création comme le contact d’une puissance de créer et d’une puissance de décréation ; elle témoigne ainsi d’une logique qui, au moment même où elle donne lieu à une œuvre, va à son encontre : « une force opposée presque, qui, dans la création, résiste à la création et la défait [13] ». Cela ne signifie pas que l’œuvre ne doive pas avoir lieu ou que l’inachèvement soit valorisé pour lui-même, mais que l’œuvre tout comme l’activité qui la génère se comprennent comme un champ de forces polaires, tendu entre création et décréation. Par opposition à un acte créateur conçu comme l’exécution habile et maîtrisée d’une potentialité toujours déjà présente, qui s’épuise et se vide dans cette transformation, dans la création comme désœuvrement, la puissance expressive se maintient et demeure dans l’œuvre : « contrairement à une équivoque répandue, la maestria n’est pas la perfection formelle, mais, au contraire, précisément, conservation de la puissance [14] dans l’acte, sauvegarde de l’imperfection dans la forme parfaite [15] ».

Retrouvant la préoccupation deleuzienne pour le régime médiatique de la communication, Agamben souligne que c’est à ce titre que le cinéma peut faire le contraire de ce que font les médias, dans la mesure où ceux-ci « nous donnent toujours le fait, ce qui a été, sans sa possibilité, sans sa puissance, ils nous donnent donc un fait par rapport auquel on est impuissant [16] » puisque la potentialité de ne pas être ou d’être autrement y est anéantie. Maintenant la puissance au sein même de l’acte, la force de décréation caractérise ainsi la résistance à l’œuvre dans certaines images, une force qui résiste et s’oppose à l’expression et constitue donc une « résistance intime », interne à l’acte créateur [17]. La résistance ne tient donc pas principalement au sujet figuré qu’au témoignage de cette logique et de ce rapport à notre puissance pratique. Dans la scène de la passerelle d’Ueno, les travellings ne sont pas mobilisés comme des moyens de fabriquer des images où des choses, des personnages, un paysage bougent. Leur réalisation, en montrant avant tout une tension entre mobilité et immobilité, propose une pensée du mouvement cinématographique irréductible à l’exploitation d’une possibilité technique du médium – la caméra mobile – qu’il s’agirait de mettre en œuvre habilement.

4. Résistance des images et passivité

Cette élaboration de la résistance conduit à considérer de nouveau l’idée de geste, qui, en tant que « ce qui reste inexprimé dans chaque acte inexpressif [18] », désigne le désœuvrement de l’expression (ou de l’expressivité) et peut ainsi décrire un régime possible ou une potentialité du cinéma. Le geste, tout en s’inscrivant dans la sphère de l’action, se situe hors de l’opposition traditionnelle entre agir et produire. Produire, est en effet « un moyen en vue d’une fin [19] ». Agir, au contraire, est une fin sans moyen au sens où « bien agir est en soi-même sa propre fin [20] ». Le geste, en revanche, dépose la machinerie par laquelle les moyens sont enchaînés aux fins, au bénéfice d’un rapport d’usage, qui caractérise notamment le jeu et la contemplation. La danse incarne ce qui s’y joue dans la mesure où « elle consiste toute entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels [21] », c’est-à-dire leur statut de moyens offerts à la possibilité.

Le désœuvrement de l’expression transmet non pas tant un résultat, inerte et figé, qu’il donne accès à la puissance de création elle-même : « l’œuvre […] qui résulte de cette suspension de la puissance ne représente pas seulement son objet : elle présente, en même temps la puissance – l’art – avec laquelle il a été peint [22] » ou avec laquelle il a été filmé, si on parle cinéma. En exposant la tension entre mobilité et immobilité, la réalisation des travellings de la scène de la passerelle d’Ueno en désœuvre l’effectuation : ils ne servent pas une fin – narrative ou spectaculaire – mais exposent plutôt la capacité emblématique du cinéma à créer, non pas des images du mouvement, mais des images en mouvement. Ozu propose ainsi que le mouvement cinématographique se comprend avant tout comme transformation et métamorphose, qui s’opère dans des images capables d’endurer dans le passage du temps. Cette logique s’incarne de manière emblématique dans les plans fort célèbres de la réalisation d’Ozu, dont la composition cadre soigneusement des objets et qu’Alain Bergala appelle en conséquence « plans sans personnages ». Ils éclairent de façon exemplaire la proposition agambinienne suivant laquelle, « ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter [23] ».

En tant que désœuvrement de l’expressivité, le geste nomme la dimension passive de la création dont la portée politique se manifeste dans la mise en scène de la séquence de la passerelle d’Ueno, qui accorde un enjeu dramatique (l’abandon des personnages) à une question d’éthique cinématographique. La réalisation des deux travellings attire en effet l’attention sur le fait qu’une simple fascination pour l’exécution efficace des possibilités du médium se fait au détriment des personnages et des lieux filmés, qui risquent de servir de simples faire-valoir à ses capacités techniques. Bien au contraire, « seule la vision lucide de ce que nous ne pouvons ou pouvons ne pas faire peut donner consistance à notre action [24] », qui est donc fondée dans sa part passive. La détresse des personnages tient aussi bien à leur exposition au risque d’être soumis à l’arbitraire des clichés cinématographiques qu’au manque d’hospitalité de leurs enfants tokyoïtes. Par la désactivation des deux travellings et le désœuvrement de cette capacité expressive du médium, le cinéma accueille la présence et le corps des personnages, qu’il accompagne et soutient dans ce moment de profonde vulnérabilité.


[1La citation date de 1958. En français, elle se trouve dans « Pour parler de mes films », Positif no. 203, 1978, p. 20.

[2Giorgio Agamben, Le feu et le récit, 2015, p.45.

[3Giorgio Agamben, Nudités, Paris : Payot & Rivage, 2009, p. 77 & 79.

[4En fait, parmi leurs cinq enfants, deux habitent Tokyo : leur fils aîné, Kōichi, qui est médecin, marié à Fumiko et père de deux garçons (Minoru et Isamu) ; leur fille aînée, Shigé, qui est propriétaire d’un salon de coiffure et mariée à monsieur Kaneko. Noriko, la veuve de leur fils cadet, Shōji, mort à la guerre, vit également à Tokyo. Leur autre fils, Keizō, habite Osaka. Leur benjamine, Kyōko, qui est institutrice, vit toujours avec eux, à Onomichi.

[5Alain Bergala, « L’homme qui se lève ». Cahiers du cinéma, nº 311 (mai). 1980. p. 25-29, p. 26.

[6Ibid., p. 25.

[7Giorgio Agamben. Moyens sans fins. Notes sur la politique. Paris : Payot & Rivage. 2002, p. 66.

[8Ibid., p. 65.

[9Ibid., p. 67.

[10Gilles Deleuze. Cinéma 2. L’image-temps. Paris : Minuit. 1985, p. 32.

[11Paola Marrati. Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie. Paris : PUF. 2003, p. 79.

[12Ibid., p. 317.

[13Giorgio Agamben. Nudités, op. cit., p. 17.

[14La « puissance » est entendue ici dans son sens plein, c’est-à-dire comme contact et intimité d’une puissance (de faire) avec une puissance de ne pas (faire).

[15Giorgio Agamben. Le feu et le récit. Paris : Payot & Rivage. 2015a, p. 52.

[16Giorgio Agamben. Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma. Paris : Desclée de Brouwer. 2004, p. 92.

[17Giorgio Agamben. Le feu et le récit, op. cit., p. 51.

[18Giorgio Agamben, Profanations, op. cit., p. 84.

[19Giorgio Agamben, Moyens sans fins, op. cit., p. 68.

[20Ibid.

[21Ibid.

[22Giorgio Agamben. Le feu et le récit, op. cit., p. 58.

[23Giorgio Agamben.Moyens sans fins, op. cit., p. 68.

[24Giorgio Agamben. Nudités, op. cit., p. 80.



Ce texte fait partie du dossier « Images indociles », dirigé par Raphaël Szöllösy et Benjamin Thomas. On peut lire leur introduction et consulter la liste des textes ici.


5/05/2021

l’affaire Finaly

 

Le récit vertigineux de l’affaire Finaly

Dans son dernier roman, Comètes et perdrix, Marie Cosnay s’attaque à un fait divers devenu affaire d’État, et c’est une réussite. L’écrivaine construit un récit tourbillonnant et éblouissant autour de l’affaire Finaly, qui secoua et divisa l’opinion internationale dans les années 1950. Et c’est nous, aujourd’hui, qui sommes secoués par une prose aussi brillante que légère, qui claque et virevolte.


Marie Cosnay, Comètes et perdrix. L’Ogre, 169 p., 19 €


Marie Cosnay met à nu les différentes strates temporelles, établit des liens restés jusque-là souterrains et secrets, croque des portraits savoureux ou inquiétants, s’amuse aussi des codes littéraires, travaille à bras-le-corps la matière du passé en posant, en creux, la question aujourd’hui plus que jamais fondamentale de l’accueil. Dans ce livre à mi-chemin entre l’essai et la fiction, fruit d’un travail de recherche méticuleux et approfondi, le lecteur est catapulté dans une affaire obscure et complexe dans laquelle deux enfants juifs, Robert et Gérald Finaly, cachés pendant la guerre alors que leurs parents ont été déportés et assassinés à Auschwitz, sont enlevés et séquestrés lorsque leur tante, réfugiée en Israël, réclame leur retour.

Comètes et perdrix, de Marie Cosnay : le récit vertigineux de l’affaire Finaly

« Détective » (2 mars 1953) © D.R.

Antoinette Brun, qui les a cachés et les a baptisés, faisant donc de ces deux enfants des membres de l’Église, refuse en effet de les rendre à leur famille, à leur religion et à un pays où ils n’auraient aucun avenir si ce n’est celui du kibboutz, avenir de « cantonniers des bords de route ». Le théâtre de ce drame est le Pays basque, ce qui ne simplifie rien. L’affaire est portée devant les tribunaux. Véritable affaire d’État née d’une histoire a priori individuelle, elle cristallise plusieurs clivages, politiques, religieux, idéologiques. Elle fait entendre l’antisémitisme de l’époque, dont on aimerait qu’il soit de l’histoire ancienne, tout comme les multiples responsabilités de l’Église. Le récit se termine par un chapitre intitulé « 12 mars 1938, Vienne », dont l’exergue est tragique et lapidaire : « Archives du Vatican, l’Anschluss, Fritz Finaly et Anni Schwartz. » Les derniers mots seront ceux du destin des parents des deux frères : « Le convoi 69 part le 7 mars 1944. Sur les mille cinq cents personnes du convoi plombé, mille trois cent onze sont gazés à leur arrivée à Auschwitz, trois jours plus tard. »

Comètes et perdrix est un livre politique. L’écrivaine, dans un prologue écrit en mars 2020, confie sa peur dès les premières lignes. Peur de « ce qui va venir », de ce « qu’on voit venir ». Alors que s’égrène, jour après jour, le nombre des victimes en Méditerranée, victimes dont on ignore d’ailleurs toujours les noms, on entend l’urgence de la question posée par Marie Cosnay, celle des frontières, de l’accueil et des responsabilités de chacun dans une histoire toujours en cours. En donnant à l’affaire Finaly un traitement si original et si abouti, elle parvient à mener de front une réflexion historique et une réflexion éthique, à nous projeter dans le passé comme dans l’avenir, de manière d’ailleurs plus ou moins explicite selon les moments du livre.

Comètes et perdrix, de Marie Cosnay : le récit vertigineux de l’affaire Finaly

« Détective » (2 mars 1953) © D.R.

C’est la grande réussite de Comètes et perdrix : Marie Cosnay fait tout en même temps, et c’est étourdissant d’intelligence. Dans une succession de chapitres courts, dont les titres sont composés d’une date et d’un lieu, chapitres toujours précédés de brefs résumés en exergue, elle reprend les différents fils de l’affaire Finaly, met au jour les nombreuses et complexes trames d’une histoire aux multiples ressorts. En tendant à l’exhaustivité, en exhibant parfois les coutures du récit, ses failles, elle déjoue tous les codes de l’enquête historique au profit d’un récit explosif.

Pour celui qui ne connaît pas grand-chose de cette affaire, il faudra soit se renseigner un peu – et la bibliographie finale peut l’aider – soit accepter – et c’est savoureux – de se laisser balader au gré des entrelacs que trace l’écrivaine, et qu’elle surjoue aussi, en ajoutant des notes biographiques ou encore des commentaires sur le travail en cours. L’écriture réinvente le réel, la précision topographique et toponymique crée une langue à part dans laquelle le lecteur se fraie un passage. Il voit alors se déployer sous ses yeux ce passé perdu que Marie Cosnay fait revivre dans un mélange de sérieux et de gaieté pour le moins surprenant. On devine que l’écrivaine s’amuse tout autant qu’elle dénonce. Les deux vont de pair ici, et font de ce récit un alliage subtil et surprenant.

Comètes et perdrix, de Marie Cosnay : le récit vertigineux de l’affaire Finaly

Marie Cosnay maîtrise tous les codes littéraires et déjoue les stéréotypes. Sous sa plume aiguisée, Comètes et perdrix, livre aux racines historiques, devient un mélange de roman d’espionnage et de récit à sensations. La couverture des éditions de L’Ogre est de ce point de vue une véritable réussite. L’écrivaine joue avec les codes, avec nos nerfs aussi parfois, lorsque nous finissons par nous égarer dans les multiples rhizomes du récit. Pour exemple, ce propos en exergue d’un chapitre : « Juin 1953, encore. (De la vie qui va jusqu’au bout, de Moïse Keller qui ne lâche rien, de Silhouette que l’histoire a oublié, de Georges Bidault qui s’en est mêlé, de Verdun et de Vichy, des tours et des retours, de Juan André Richard, œnologue à San Sebastián, agent triple.) ».

Drôle de mélange pour un récit consacré à deux enfants dont on n’entend presque rien. Cette enfance soumise à la folie des adultes est comme le point aveugle de Comètes et perdrix, qui ne cesse d’interroger. Brinquebalés d’un endroit à l’autre, on sait parfois l’ennui de Robert et de Gérald Finaly, leur épuisement, les pieds réchauffés dans la main d’un aubergiste ou plus sûrement dans un four, d’après ce qu’en sait Marie Cosnay. Mais rien de la souffrance qui a pu être la leur, victimes pourtant d’une pensée en déréliction, partagée par nombre de protagonistes de cette sinistre histoire. Il semble que leur silence est assourdissant, et qu’il y a là, aussi, une volonté de l’écrivaine d’être à leurs côtés. Le désir de faire retentir ce silence résulte de la colère qu’on entend sourdre dans ce récit brillant.


EaN a rendu compte de deux romans de Marie Cosnay, Épopée et If, ainsi que de sa traduction des Métamorphoses.

L’homme-bus


Une histoire de dingue des plus sérieuses !

À partir de l’analyse détaillée d’un cas qui défraya au milieu des années 1980 la chronique helvétique, dans la ville de Lausanne, cité de l’art brut, trois chercheurs interrogent, par l’intermédiaire du cas de L’homme-bus, le recours croissant à l’internement autoritaire en institution psychiatrique sous couvert d’ordre public dans nos sociétés contemporaines.


Cristina Ferreira, Ludovie Maugué et Sandrine Maulini, L’homme-bus. Une histoire des controverses psychiatriques. Georg, 304 p., 15 €


Au centre de ce livre-enquête, il y a un personnage : Martial Richoz, un jeune homme passionné par une des identités de la ville de Lausanne, son trolleybus, qui gravit et descend cet espace accidenté. Martial, depuis sa plus « tendre enfance », aime ces engins infra-ordinaires du paysage urbain. Il en connaît toutes les lignes, il en sait tous les horaires, il en admire tous les rouages.

Martial Richoz, l’homme-bus : une histoire de dingue des plus sérieuses

« L’homme-bus » © Jean-Philippe Daulte (1984)

Ce savoir passionné, cet homme a décidé de l’incarner en se constituant lui-même en conducteur et son corps en un trolley, imitant le bruit de son passage mais aussi son klaxon. Avec un sérieux troublant, Martial Richoz devient un trolley à lui tout seul, reprenant la voix et l’uniforme des agents des Transports Lausannois (TL), prolongeant son corps en un chariot qu’il pousse dans le centre-ville. Martial Richoz ne fait pas le fou, il sait très bien, lorsqu’on l’interroge, que son comportement est un peu « décalé » et il en connaît la fonction dans son  équilibre psychique. Bref, Martial sait bien qu’il est un peu dingue mais il sait aussi que ses fantaisies l’aident à trouver sa place – pas si facile que ça de trouver sa place, dit-il avec une lucidité déconcertante ; alors il a décidé de ne pas en avoir, de place, mais de devenir un sujet mobile, un agent du mouvement dans une société qui aime l’ordre et l’immobilisme.

L’homme-bus devient ainsi un personnage tellement connu localement qu’un cinéaste, Michel Etter, lui consacre un film documentaire qui est sélectionné au « Cinéma du réel », festival organisé par le Centre Pompidou. Voilà notre Lausannois qui sort de ses lignes de trolley et, en quelques mois, au fil des festivals, devient un sujet médiatique, notamment avec un article dans Le Monde. Que le terrain d’action de Richoz soit la ville de Lausanne, connue dans le monde entier pour son musée d’art brut, n’est pas neutre. Le personnage n’est plus seulement une curiosité, on se met à l’aimer avec enthousiasme et bienveillance. Michel Thévoz, qui dirige alors la « Collection de l’art brut » fondée avec Jean Dubuffet, projette le film chaque jour dans l’institution. Richoz bouleverse.

Martial Richoz, l’homme-bus : une histoire de dingue des plus sérieuses

« L’homme-bus » © Jean-Philippe Daulte (1984)

La réaction ne se fait pas attendre. Le 10 janvier 1986, escorté par la police, Richoz est emmené à l’hôpital psychiatrique de Cery où il est placé de force « sous le régime de privation de liberté à des fins d’assistance ». Cet internement autoritaire, soulignent les auteurs, nous fait entrer dans le domaine du fait divers. C’est l’un des intérêts de ce livre d’avoir collecté l’ensemble des discours produits sur l’homme-bus. Toute la société suisse se met dès lors à parler de lui, exactement comme cela avait été le cas à la fin du XIXe siècle pour la figure du criminel – ainsi que l’a montré Dominique Kalifa.

Avec ce fou désormais interné et l’ensemble des discours qu’il provoque, se dévoile notre société, ses imaginaires sociaux, ses peurs, ses espoirs… L’homme-bus, à son insu et à l’insu même des autorités, est constitué en un miroir, une chambre d’écho de la société dans toutes ses composantes. Il y a bien sûr la presse locale et nationale, qui titre par exemple « L’homme-trolley au terminus » en produisant des notices biographiques parfois très fantaisistes, non sans contradiction avec le récit autobiographique que Richoz a livré. Il y a les récits des témoins ordinaires : soudain, après l’internement, certains commerçants et habitants du centre-ville vont considérer, alors qu’il n’était pas dérangeant, que l’individu est très « agressif », qu’il importunait aussi les passants. Émerge alors tout un discours sur ses propos, sa gestuelle, ses parcours. Si certain.e.s réaffirment une sympathie voire un soutien à cette manière d’exister dans l’espace public, il y a aussi le discours médical et psychiatrique, car l’homme-bus est désormais un patient, un cas avec son diagnostic en laisse. Celui-ci n’est pas univoque : on discute à l’hôpital de Cery mais aussi dans les service sociaux, chez le juge de paix car Martial Richoz est sous tutelle.

Martial Richoz, l’homme-bus : une histoire de dingue des plus sérieuses

L’internement de l’homme-bus devient une affaire qui divise la société et surtout met en lumière notre rapport à l’institution psychiatrique et à ses pratiques. L’usage si violemment dénoncé de la psychiatrie soviétique pendant la guerre froide contre les dissidents sort du placard et voici le pays vaudois comparé à l’espace stalinien. Surtout, et c’est la perspective dans laquelle les auteurs cherchent à inscrire le destin de l’homme-bus, la société civile se fait entendre. La psychiatrie, quelque vingt ans après la fin de l’asile psychiatrique portée par le voisin italien Franco Basaglia à Trieste (L’institution en négation, Seuil, 1970), après la critique des savoirs de la psyché par Robert Castel (L’ordre psychiatrique, Minuit, 1977), redevient une question d’actualité politique centrale. Avec ou contre le fou de Lausanne ! Il n’y aura pas de référendum local, mais la question est posée.

Nous devrions dire « reposée » car, grâce à une plongée fructueuse dans les archives contemporaines, Cristina Ferreira, Ludovie Maugué et Sandrine Maulini montrent comment la Suisse a été dans les années 1970 le lieu d’une histoire de la contestation de l’ordre psychiatrique. Cette mise en perspective est des plus utiles, et même nécessaire pour éviter le piège qui consisterait à ajouter une couche supplémentaire de discours sur Martial. Certes, ce livre de sciences sociales contribue à l’alimentation du dossier, mais sa force est justement de faire de cet événement de discours un objet historique et de le replacer dans une série, de l’inscrire dans une histoire qui désamorce l’événement sans en nier la spécificité.

Les auteur.e.s ne cachent pas une forme d’engagement pour l’homme-bus, c’est une histoire critique que cette sociologue, ce littéraire et cette historienne proposent, mais jamais ils ne cèdent au charme du « beau cas » que les médecins ne sont pas les seuls à apprécier – diable, que les historien.nes aiment l’histoire singulière, le livre de Christophe Granger, pourtant donné comme une biographie sociologique, en est un bel exemple (Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, 1780-1822, Anamosa, 2020). Ils échappent tout à la fois au pamphlet et à l’hagiographie pour proposer un livre non seulement polyphonique mais explorant l’épaisseur du temps et nos propres amnésies.

5/04/2021

Distance et confinement


04 mai 2021

Distance et confinement

 Proxémie synonyme 

Avec le confinement, la question de la distance à l'autre est apparue comme rarement aussi problématique et même paradoxale. Alors que l'activité sociale, à l'arrêt depuis des mois, rétrécit voire interdit tout rapport à l'altérité, j'entends dire que bien des relations intimes et familiales se sont effondrées sous l'effet de la proximité imposée par la période.

Le paradoxe est bien le suivant : privés de la plupart des liens sociaux, les individus sont condamnés à investir le seul qui demeure (quand il y en a un), le seul qui semble se présenter comme un pôle de stabilité apparent. Or, celui-là se met aussi à souffrir de convulsions pathologiques inédites. On aurait pu s'attendre à un renforcement, à une intensification de l'intersubjectivité dans le domaine privé. Ce n'est, semble-t-il, à grande échelle, pas ce qui s'est produit, comme si la "vérité effective de la chose" (Machiavel) remontait à la surface.

La situation déconfinée ordinaire a l'immense mérite de maintenir chacun à la distance requise pour supporter des liens plus intimes. Beaucoup de couples et de familles ne peuvent cohabiter qu'à distance, grâce à un ensemble d'éléments intermédiaires qui rendent acceptables le fait de se retrouver le soir et de se raconter sa journée, prenant le soin de ne pas trop se risquer dans une intersubjectivité perçue comme menaçante. C'est là que le confinement, modifiant les rapports de structure, mélange comme dans une centrifugeuse la forme et le fond. L'autre jour, j'écoutais cette dame qui, à la radio, s'est abandonnée dans son propos presque malgré elle à la virulence de son désir : "depuis le confinement, j'ai envie de le tuer !" parlant de son mari auquel elle doit désormais faire face l'essentiel du jour et de la nuit. La chose est devenue insupportable. Avant, de loin, ça allait. Désormais c'est trop près !

 Le confinement aura condamné un certain nombre de relations humaines à la transgression des règles élémentaires de la proxémique, de la distance utile au maintien d'une sociabilité à la fois policée et acceptable. C'est ici la question de l'espace vital qui se joue et ce jeu n'est pas sans risques. La métaphore des porcs-épics chère à Schopenhauer n'a jamais aussi bien illustré le propos. A distance, ces pauvres diables d'animaux souffrent de la morsure du froid et de la solitude implacable que leur impose le réel. A proximité, ils se tiennent au chaud mais se blessent immanquablement de leurs pointes acérées. Il n'y a pas d'issue possible sinon d'user de conventions et de politesses pour maintenir un semblant d'humanité, maquillant par des stratagèmes et des déguisements la sauvagerie des affects et la brutalité des pulsions qui ne demandent qu'à se livrer au carnage.

Chacun sait que dans la proximité, le tiers comme élément de triangulation peut s'affaiblir dangereusement transformant la relation à l'autre en duo, en situation potentiellement perverse. Les digues morales, les interdits, la censure du surmoi sont autant de freins pour maintenir un équilibre puissamment contrarié, mais le grondement du tonnerre et les forces souterraines annoncent bien des irruptions incontrôlables ou des raz-de-marée.

Il est certainement fort difficile de ne pas faire peser sur l'unique relation l'ensemble des frustrations provoqué par la rigueur d'un confinement total ou par la disparition de ses activités favorites. Les pointes des porcs-épics s'aiguisent et s'affûtent alors davantage et ne trouvent à exercer leur nocivité qu'en direction du seul humain qui représente un véritable enjeu pour soi. Car, convenons-en, comment déverser sa hargne dans le réel surtout lorsque la médiacratie et ses maîtres assomment depuis plus d'un an la population de discours lénifiants, infantilisants, culpabilisateurs, renforçant des tendances paranoïdes à grande échelle ? Par quels mécanismes sublimatoires la violence inhérente à la psychè peut-elle alors s'évacuer sans provoquer des catastrophes ?

Pour les uns, c'est le recours à la violence auto-adressée : dépressions, scarifications, anémie, boulimie, aphasie, alcoolisation, drogues diverses, dégénérescences, suicides etc. Pour d'autres, c'est l'agression ouverte, coups, maltraitance, injures et toute la panoplie des menaces et autres stratégies sournoises, réglements de comptes etc.

Le confinement est de ce point de vue, une leçon d'anthropologie sous cloche qui nous rappelle, au cas où on chercherait à s'endormir, que l'enfer est bien sur Terre, sur un espace contraint, limité, colonisé et envahi de prédateurs humains aussi insociables que dépendants les uns des autres. Nous comprenons pourquoi nous pouvons continuer à rêver d'un autre monde, d'une stupide conquête de l'espace, d'une colonisation martienne, de voyages interstellaires, autant de fantasmagories pour tenter de nous arracher au confinement terrestre et réel qui est nôtre et que Pascal appelait ce "petit cachot où l'on se trouve logé".



 

 

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Distance et confinement

5/03/2021

poétique de la justice

 


Jean-Paul Honoré, poète, nous fait découvrir la mémoire d'un tribunal. Lieu linguistique et poétique qui dépasse le cadre de la ligne et de l'espace architectural.

Que vient-il donc faire ici ? Question en apparence anodine de la Présidente dans la salle d'audience qui se vide. Il lui répond qu'il vient s'instruire sur le fonctionnement de l'institution judiciaire, qu'il prend des notes. Pour elle tout a déjà été dit. Si en littérature on voulait faire que ce qui ne l'a jamais été, on n'écrirait plus grand chose... Il aurait pu répondre cela. Mais il ne le fait pas. Un lieu de justice est le nom donné au bâtiment principal du Tribunal de justice de Paris, tour de verre et de métal, par l'architecte Renzo Piano. C'est aussi le titre qui rassemble ces lieux épars de la parole.

 

Le topique

Plus qu’un espace, le Tribunal de Justice est un lieu linguistique. En 2018, le Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI), jusqu'alors situé dans le Palais de Justice de l’île de la Cité (Paris 1er), change d’univers et de dimensions avec son installation dans le nouveau palais de justice créé par Renzo Piano - à qui on doit Beaubourg - au cœur des Batignolles (Paris 17e).

TGI, le sigle du Tribunal de Grande Instance, « en lui imprimant une vitesse qu’il semblait emprunter au rail »   , était emblématique d'un engagement à la rapidité de la justice. En étant remplacé par TJ, Tribunal de Justice, l’image de la justice se recentre et en même temps perd de sa modernité. Rêve babylonien de l’architecte, il est la rencontre de la tradition et du présent. Lieu des contrastes entre les lignes des façades, « rayures sombres des terrasses »   , la tour « ressemble aux obélisques que les enfants édifient avec des cubes ».

Il exprime par « cette césure et cette disproportion(…) une vérité des relations institutionnelles entre magistrats et défenseurs »   . Elle est faite de superposition linguistique aussi : celle du signifiant et du signifié, à l'équilibre fragile qui fait signe en quête de sens. Superpositions des niveaux de langues. Des procès parfois sucitent des références littéraires accolées à diverses violences. Des questions surgissent inopinément : «Dis-moi, pour toi, le poisson rouge, c'est un animal de compagnie ou un animal domestique ? »  

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Mise en scène

Traditionnellement lieu de la réparation, de l’instruction, de la loi, le Tribunal est aussi lieu d’édification des talents et du discours du vraisemblable, à renfort des différentes figures de rhétorique et des jeux de manches des avocats. Il est ce lieu de mise en scène des affects. Les toges, la mise en avant des jeux corporels le manifestent. Les dessins de presse « répondent à la nécessité de saisir un instant concret, une émotion »   .

Le texte de Jean-Paul Honoré s’édifie comme le scénario d’ une série télévisée où le comique renvoie souvent à la parodie grimaçante. Le sourire cesse quand la tragédie survient. « Ne restez pas là, reculez » : ces quelques mots d’une femme de la sécurité pour dire, en passant, qu’en bordure de coursive, au deuxième étage, certains se suicident. L’essentiel de l’action se déroule à la cafétéria et dans les salles du tribunal. Les témoins, huissiers, détenus, avocats, juges, se croisent. Les délits et les peines s’enchaînent aux plaintes et réquisitoires. Lieu symbolique où au détour d’un couloir l’auteur croise l’Albatros de Baudelaire, des cigognes, des citations latines, un ténor du barreau, et pour finir retrouve tous les acteurs de ce spectacle sur le même quai de métro.

 

Topographie

Dans Les Cannibales   , Montaigne en appelle à la nécessité des « topographes » :

« Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous, d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouïr du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroye que chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait : non en cela seulement, mais en tous autres subjects : Car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d'une riviere, ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste, que ce que chacun sçait : Il entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez. »

À la différence du cosmographe, qui prétend embrasser tout le cosmos dans son universalité, le topographe se contente du lieu (topos) dont il a lui-même une connaissance directe et une expérience certaine, et il en fait la simple description, en se contentant de la connaissance singulière de la parcelle de la réalité à laquelle son expérience lui a donné concrètement accès. Jean-Paul Honoré, contre les discours à la généralité vide se fait à son tour topographe. Il y a « cette opiniâtreté avec laquelle on réclame des « gestes architecturaux » qui soient aussi des discours : ils ressemblent à nos principes, massifs et immobiles, édifiés en regard d’un réel plus complexe »   . Aussi s’attache-t-il à présenter le Tribunal de justice par ses diverses perspectives fondant une topologie linguistique. Ce n’est pas l’édifice qui en soi fait sens, car l’intention n’est qu’un moule vide, mais les souvenirs qu’il éveille. L’édifice a sa grammaire comme le montre la Maison des avocats, auxiliaires de justice, à ras du parvis, pendant que les juges ont leurs bureaux qui dominent le parvis.

 

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Lieu de mémoire

Un lieu est mise en relation d’un espace géométrique avec l’espace-temps de celui qui observe : « Ici, selon la rue que vous avez choisie pour point de vue, la perspective se transforme et des images ou des souvenirs de toutes sortes se cristallisent sur l’architecture »   . Une affaire d’un faible intérêt peut devenir l’occasion d’un déploiement rhétorique et d’une « ingéniosité tactique et formulaire »   , l’occasion de révisions grammaticales ou de champs lexicaux. Ne pas confondre « fougueux » et « agressif » rappelle un juge. Rien de bien original dans ce souvenir de la classe de cinquième. Un lieu de justice c’est toute une grammaire qui nous renvoie à l’enfance.

Le souvenir d’une phrase ancienne s’éveille : « ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés »   . Référence au titre du livre de Marie Pezé qui ouvrit la consultation «Souffrance et travail» à Nanterre en 1997. Pendant treize ans, elle y a reçu des patients aux profils les plus divers, auxquels elle donne la parole dans son livre, invitant le lecteur à entendre l'extraordinaire impact du travail sur le corps, à être témoin, à ses côtés, du quotidien d'hommes et de femmes soumis au harcèlement, à l'emploi précaire, à la déqualification, au chômage. La véritable architecture de la justice est celle faite d’expérience humaine et de mémoire, de rituels et de discours, à abriter dans une coque « dont le dessin n’existe pas encore » conclut Jean-Paul Honoré.

 

Un lieu de justice

Jean-Paul Honoré

2021

Un lieu de justice

Jean-Paul Honoré

 2021

 

204 pages