À PROPOS DE "VOYAGE À TOKYO" DE YASUJIRO OZU
Pendant le tournage de [Gosses de Tokyo] je décidai de ne jamais utiliser le fondu et de terminer chaque scène « cut ». Je n’ai jamais utilisé de fondu depuis, n’est-ce pas ? Le fondu n’est pas un élément de la « grammaire cinématographique » mais simplement une propriété de la caméra.
– Ozu Yasujirō [1]
1. Résistance et désœuvrement
Paru il y a quelques années, un court texte de Giorgio Agamben se penche sur les rapports entre art et résistance, dont le titre, « Qu’est-ce que l’acte de création », reprend délibérément celui d’une conférence prononcée trente ans plus tôt par Gilles Deleuze devant les étudiant·e·s de la FÉMIS. La description de l’œuvre d’art comme acte de résistance se trouvait en effet au cœur du propos de Deleuze, qui le conduisait notamment à distinguer le cinéma du régime de la communication. Élaborant sa pensée avec et contre celle de Deleuze, Agamben aborde la résistance en jeu dans les images à partir de de l’idée au cœur de sa pensée, le désœuvrement, dont il formule ainsi la part esthétique – et à vrai dire, on va le voir, indissociablement éthique et esthétique.
Les implications artistiques de sa conception du désœuvrement, discutées de manière récurrente mais relativement éparse dans le travail d’Agamben, a constitué de texte en texte une ligne de pensée développée à l’ombre de sa grande série « Homo sacer » pour finalement occuper le centre du dernier ouvrage la composant, L’usage des corps (Homo sacer, IV, 2). Procédant à une généalogie de la gouvernementalité, l’ensemble de cette recherche s’intéresse aux modalités par lesquelles le pouvoir a pris, dans l’Occident moderne, la forme d’un gouvernement des personnes – ou, pour reprendre un terme ayant désormais pénétré tous les pans de la vie, celle d’une « gestion » de nos capacités. De ce point de vue, concevoir des « images indociles » à partir de ce vaste champ de réflexion revient donc à considérer ce que peuvent être des images ingouvernables.
Cet enjeu peut également s’énoncer en soulignant que, dans la proposition d’Agamben, le cinéma est abordé depuis l’angle de l’action, de la pratique, comme « acte poétique [2] ». Sa réflexion sur le potentiel de résistance des images s’inscrit ainsi dans la lutte qu’il mène dans l’ensemble de son travail contre l’imaginaire d’efficacité et d’optimisation qui commande la conception moderne de l’agir, domine notre monde et le détruit. Il fait front avec ce qui échappe au règne des fins, des « à quoi ça sert ? » et donne à sentir, très concrètement, le fardeau d’une vie remplie par l’actualisation mur à mur de ce qui est possible. Dans « Sur ce que nous pouvons ne pas faire », un autre texte écrit en écho à la pensée deleuzienne, il écrit :
Il est arrivé à Deleuze de définir l’opération du pouvoir comme l’acte de séparer les hommes de ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire de leur puissance. […] Il y a, cependant, une autre opération du pouvoir, plus insidieuse, qui n’agit pas immédiatement sur ce que les hommes peuvent faire — leur puissance — mais sur leur impuissance, sur ce qu’ils ne peuvent pas faire, ou, plus exactement, sur ce qu’ils peuvent ne pas faire. […]
Séparé de son impuissance, privé de l’expérience de ce qu’il peut ne pas faire, l’homme contemporain se croit capable de tout et répète son jovial « pas de problème » et son irresponsable « ça peut se faire » au moment précis où il devrait plutôt se rendre compte qu’il a été assigné de manière inouïe à des forces et à des processus sur lesquels il a perdu tout contrôle. Il est devenu aveugle, non pas à ses capacités, mais à ses incapacités, non à ce qu’il peut faire, mais à ce qu’il ne peut pas ou peut ne pas faire [3].
Ces remarques appellent donc un examen de ce qu’implique le paradigme de la création comme désœuvrement, dans lequel toute puissance de créer demeure auprès d’une impuissance à créer ou, plutôt, d’une puissance de décréation. La création (cinématographique) n’y est pas conçue comme l’effectuation d’une possibilité expressive et de sa transformation sans reste en acte – en un plan, en une œuvre –, mais s’y trouve décrite en des termes qui déposent le registre volontariste de la décision et du choix, au bénéfice, on le verra, d’une certaine passivité en jeu dans l’acte créateur.
Ces considérations s’ancreront dans l’analyse d’une scène de Voyage à Tokyo, réalisé en 1953 par le cinéaste japonais Ozu Yasujirō. Cet exemple remarquable de la logique de désœuvrement à l’œuvre dans la réalisation d’Ozu concerne les rapports du cinéma au mouvement et se noue autour des deux seuls travellings du film, qui encadrent la scène. Rarissimes dans les films d’Ozu à cette date, ils attirent l’attention parce qu’ils ne donnent lieu ni à une modification du point de vue ni à une clarification dramatique ; plus encore, la composition des images demeure étonnamment stable malgré le déplacement de l’appareil. S’accompagnant ainsi d’une désactivation de leurs effets, ces travellings interrogent la capacité, censément emblématique, du cinéma à montrer le mouvement.
2. Sur la passerelle d’Ueno : qu’est-ce qu’un mouvement ?
Située à peu près à la moitié de Voyage à Tokyo, la scène en question s’inscrit dans le traitement du rapport malheureux entre monsieur et madame Hirayama, un couple vieillissant d’une petite ville de l’ouest du Japon (Onomichi) et Tokyo, où habitent désormais leurs enfants devenus adultes [4]. Leur séjour dans la capitale ne donne pas lieu aux retrouvailles espérées mais à une forme d’abandon, qui s’affirme impitoyablement dans cette séquence. Elle précède en effet le moment où, chassé·e·s de chez leur fille aînée, les parents iront rejoindre les personnes chez qui chacun.e espère pouvoir passer la nuit, madame Hirayama ira chez la veuve de leur fils cadet, Noriko, et son mari retrouver un ancien ami d’Onomichi installé à Tokyo. Les parents s’apprêtent donc à se séparer dans cette ville inconnue sans l’assurance de trouver un lieu accueillant où coucher ce soir-là. Cette question angoissante est abordée dans le dialogue qu’ils échangent sur une passerelle bordée d’un muret surplombant les voies de chemin de fer de la gare d’Ueno. Le père commente l’immensité de la ville qui s’étend en contrebas et sa femme lui répond en décrivant Tokyo comme un lieu dangereux parce qu’on ne peut s’y repérer : non seulement on risque de s’y perdre, mais alors il serait impossible de se retrouver. Leur échange n’est pas suivi du contrechamp qu’il semble appeler : Tokyo n’apparaît pas dans le regard porté sur elle, absence caractéristique de la manière dont le film élabore la rencontre impossible des vieux parents à la métropole. Cette séquence porte à son maximum la détresse des personnages : bien que les mots de la mère soient au conditionnel, ils décrivent en fait assez précisément leur situation effective, perdu·e·s et isolé·e·s dans cette ville qui ne les a pas accueilli·e·s.
Monsieur et madame Hirayama constatent qu’ils n’ont nulle part où dormir la nuit suivant leur retour de la station thermale d’Atami. L’échec des retrouvailles avec leurs enfants tokyoïtes s’inscrit topologiquement dans la rencontre impossible avec la ville.
Or, l’extrémité à laquelle les parents sont rendu·e·s à ce moment-là n’est pas la seule chose qui attire l’attention sur la séquence de la passerelle d’Ueno, qui est ouverte et close par les deux seuls travellings du film, tous les autres plans étant fixes ainsi qu’il est d’usage dans les films d’Ozu à cette date. Ces mouvements d’appareil se remarquent d’autant plus que ni l’un ni l’autre ne sert à clarifier le trajet des personnages entre les deux points de vue depuis lesquels ils sont filmés : d’abord assis·e·s l’un·e à côté de l’autre devant le temple de Kan’eiji, ensuite debout sur la passerelle évoquée plus haut. Bien que proches dans la géographie de la ville, les deux emplacements ne sont pas situés l’un par rapport à l’autre, le hiatus entre eux demeure béant et la juxtaposition des deux plans fait surtout ressortir leur composition contrastée. Alain Bergala remarque de fait que les figures cinématographiques usuelles auxquelles Ozu a de moins en moins recouru, comme le travelling ou le panoramique d’accompagnement, sont celles « par lesquelles se gère ordinairement au cinéma l’illusion de l’antériorité du filmé sur le filmage [5] » particulièrement par l’établissement d’un espace filmique homogène et cohérent. Comment comprendre la présence des deux mouvements d’appareil qui encadrent cette scène ?
Le déplacement des parents depuis le temple de Kan’ei-ji vers la passerelle qui surplombe les voies de chemin de fer est monté cut, sans que les deux lieux soient situés l’un par rapport à l’autre.
Le premier travelling se déplace latéralement de la gauche vers la droite le long d’une succession serrée de piliers en pierre pour s’immobiliser une fois les parents entré·e·s dans le champ, qui sont alors cadré·e·s depuis le point où la caméra s’est arrêtée, à une dizaine de mètres d’eux, pratiquement de dos, assis·e·s devant le temple. Le mouvement de la caméra semble avoir pour seule fonction de faire apparaître les personnages dans le champ en créant une forme de suspension précédant leur apparition, la rareté des mouvements d’appareil dans le film (il s’agit du tout premier) en faisant un événement en soi. Celui-ci se caractérise toutefois par une tension entre le mouvement de la caméra, qui est tout à fait perceptible, et une forme de stabilité dans la composition tenant au caractère répétitif, pratiquement sériel, de la structure filmée. Il paraît ainsi plus marqué par la reprise et la réitération que par la modification, et le mouvement de la caméra s’arrête quand la composition du plan change véritablement, puisque le moment où la série de piliers se termine correspond à l’entrée du couple dans le champ.
Le tout premier traveling de Voyage à Tokyo longe une série de piliers (premier photogramme) et s’arrête lorsque le couple Hirayama apparaît, assis au loin, de trois-quarts, mangeant un morceau devant le temps de Kan’ei-ji (second photogramme).
Le second travelling, qui clôt la séquence, suit les personnages qui marchent sur la passerelle surplombant les voies de chemin de fer. Succédant au plan rapproché au cours duquel les parents ont évoqué l’immensité de la ville, le travelling les suit en légère contre-plongée le long du muret qui bloque la vue. Démarrant quand le père s’éloigne du muret et se met en marche, suivi de sa femme, le mouvement de la caméra donne le sentiment d’être tributaire de celui des personnages. À l’encontre du constat général de Bergala, il semble relever de ce que ce dernier appelle le « travail du cinéma [6] » et suggérer que le point de vue suit celui des personnages. L’effet de ce travelling intrigue toutefois parce qu’il ne fait que suivre le déplacement des personnages pendant un temps, pratiquement sans que le plan change du fait de la position relative de la caméra, des parents et du muret. Il ne produit pas de changement perceptible dans la composition du plan, qui reste concentré sur le corps en marche des personnages. Le mouvement physique de la caméra entretient une relation paradoxale avec son effet à l’image, qui tend à le nier puisque celle-ci demeure remarquablement stable. Le travelling, en outre, n’a pas pour fonction de simuler le point de vue des parents ou de suggérer qu’on s’en rapproche, rien de ce qui s’étend devant leurs yeux n’apparaît dans le champ. Il n’a pas non plus pour effet de matérialiser à l’image le lieu vers lequel ils se dirigent immédiatement (s’agit-il de la gare ?) : il ne possède pas de fonction d’explication ou de clarification dramatique et demeure ainsi dans l’indétermination. Ces deux travellings entretiennent donc un rapport paradoxal à deux dimensions du « mouvement » tel qu’on peut le concevoir au cinéma : d’une part ils ne produisent pas de changement visible dans le cadre pas plus qu’ils n’impliquent un avancement dramatique. En générant une forme de fixité et de stagnation, ces plans interrogent le statut du mouvement au cinéma.
Après le dialogue entre les parents commentant l’immensité de la ville en contrebas, dont on ne verra aucune image, le second travelling du film s’enclenche à la suite des personnages en demeurant attaché à leur corps en mouvement sans que la composition de l’image ne change véritablement.
3. Rapatrier les images dans le registre du geste
Dans « Notes sur le geste », texte consacré au geste et à son ordre propre, qu’il associe directement au cinéma, Agamben s’interroge sur les rapports entre image et mouvement. Il souligne l’immobilisation particulière que tendent à opérer les images, leur tendance à sidérer : « toujours, en toute image, est à l’œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant qu’il faut exorciser ; et c’est comme si de toute l’histoire de l’art s’élevait un appel muet à rendre l’image à la liberté du geste [7] ». Agamben évoque alors les travaux de Deleuze sur le cinéma, selon lesquels « les images cinématographiques ne sont ni des “poses éternelles” […], ni des “coupes immobiles” du mouvement, mais des “coupes mobiles” des images elles-mêmes en mouvement, que Deleuze appelle des “images-mouvement” [8] ». Agamben estime qu’à ce titre le cinéma doit résoudre cette tension des images entre immobilité et mouvement en les ramenant « dans la patrie du geste [9] ». Mais la scène de la passerelle d’Ueno invite à questionner cette identification ou tout du moins à préciser ce qu’elle désigne : la séquence interroge les conditions permettant effectivement que le cinéma rapatrie les images dans le registre du geste, ce qui n’est jamais garanti.
En effet, le mouvement visible n’est pas ce qui permet de sortir du risque d’immobilisation propre aux images, qu’elles soient cinématographiques ou non : on peut créer de la pétrification même en montrant des choses qui bougent. C’est ce que font de nombreuses figures cinématographiques quand elles deviennent des procédés, générant ce que Deleuze appelle un cliché, c’est-à-dire « une image sensori-motrice de la chose [10] » qui sidère et gèle la pensée. Comme le souligne Paola Maratti, « alors que pour Bergson la perception sensori-motrice était au service des besoins – légitimes – du vivant, pour Deleuze, il s’agit beaucoup moins des exigences de la vie que d’un système de valeurs qui colle à la perception même des choses et risque toujours de faire glisser la pensée dans le conformisme de la doxa et les affects dans des schémas préétablis [11] », la question concernant aussi bien le mouvement physique que la mobilité des émotions. Plus que des images en mouvement, ce qui est alors produit sont des images du mouvement reposant sur des enchaînements prédéterminés, tendus vers un résultat préexistant, c’est-à-dire un effet, et déterminés par lui. La ligatio, pour reprendre le terme d’Agamben, à l’œuvre dans les images de cinéma tient ainsi à leur identification à une pure effectivité, réduisant l’expressivité du médium à l’exécution de ces successions préétablies – et peut donc se loger sans problème dans une caméra en déplacement. Cette forme d’immobilisation des images cinématographiques est le site où esthétique et politique s’articulent.
Les images issues d’une pure exécution des capacités expressives du médium s’opposent à celles qui résultent du désœuvrement de son expressivité ou, plus précisément, elles correspondent à une neutralisation de sa possibilité à se désœuvrer. Avec la question du désœuvrement, on arrive au cœur de la pensée d’Agamben, qui trouve son origine dans la manière dont Aristote élabore le rapport entre puissance et acte dans sa Métaphysique. Ce qui est toutefois central pour Agamben n’est pas tant la transformation d’une puissance en acte que le rapport d’une puissance à sa propre impuissance – ou, plutôt, sa « puissance-de-ne-pas », la puissance de ne pas faire ce dont on a la capacité. Pour l’illustrer, l’exemple classique qu’Agamben donne est celui du joueur de cithare, qui a la capacité de jouer de la cithare qu’il en joue ou non. Ainsi, la puissance peut exister comme telle, indépendamment de son passage à l’acte : son actualisation n’en est qu’une possibilité. Plus encore, la puissance-de-ne-pas constitue l’expérience la plus propre de la puissance, parce qu’alors elle existe effectivement sous la forme d’une puissance ou d’une potentialité, indépendamment de son actualisation : « la puissance est […] définie essentiellement par la possibilité de son non-exercice [12] ».
Mode d’existence de la sphère pratique, le désœuvrement conçoit la création comme le contact d’une puissance de créer et d’une puissance de décréation ; elle témoigne ainsi d’une logique qui, au moment même où elle donne lieu à une œuvre, va à son encontre : « une force opposée presque, qui, dans la création, résiste à la création et la défait [13] ». Cela ne signifie pas que l’œuvre ne doive pas avoir lieu ou que l’inachèvement soit valorisé pour lui-même, mais que l’œuvre tout comme l’activité qui la génère se comprennent comme un champ de forces polaires, tendu entre création et décréation. Par opposition à un acte créateur conçu comme l’exécution habile et maîtrisée d’une potentialité toujours déjà présente, qui s’épuise et se vide dans cette transformation, dans la création comme désœuvrement, la puissance expressive se maintient et demeure dans l’œuvre : « contrairement à une équivoque répandue, la maestria n’est pas la perfection formelle, mais, au contraire, précisément, conservation de la puissance [14] dans l’acte, sauvegarde de l’imperfection dans la forme parfaite [15] ».
Retrouvant la préoccupation deleuzienne pour le régime médiatique de la communication, Agamben souligne que c’est à ce titre que le cinéma peut faire le contraire de ce que font les médias, dans la mesure où ceux-ci « nous donnent toujours le fait, ce qui a été, sans sa possibilité, sans sa puissance, ils nous donnent donc un fait par rapport auquel on est impuissant [16] » puisque la potentialité de ne pas être ou d’être autrement y est anéantie. Maintenant la puissance au sein même de l’acte, la force de décréation caractérise ainsi la résistance à l’œuvre dans certaines images, une force qui résiste et s’oppose à l’expression et constitue donc une « résistance intime », interne à l’acte créateur [17]. La résistance ne tient donc pas principalement au sujet figuré qu’au témoignage de cette logique et de ce rapport à notre puissance pratique. Dans la scène de la passerelle d’Ueno, les travellings ne sont pas mobilisés comme des moyens de fabriquer des images où des choses, des personnages, un paysage bougent. Leur réalisation, en montrant avant tout une tension entre mobilité et immobilité, propose une pensée du mouvement cinématographique irréductible à l’exploitation d’une possibilité technique du médium – la caméra mobile – qu’il s’agirait de mettre en œuvre habilement.
4. Résistance des images et passivité
Cette élaboration de la résistance conduit à considérer de nouveau l’idée de geste, qui, en tant que « ce qui reste inexprimé dans chaque acte inexpressif [18] », désigne le désœuvrement de l’expression (ou de l’expressivité) et peut ainsi décrire un régime possible ou une potentialité du cinéma. Le geste, tout en s’inscrivant dans la sphère de l’action, se situe hors de l’opposition traditionnelle entre agir et produire. Produire, est en effet « un moyen en vue d’une fin [19] ». Agir, au contraire, est une fin sans moyen au sens où « bien agir est en soi-même sa propre fin [20] ». Le geste, en revanche, dépose la machinerie par laquelle les moyens sont enchaînés aux fins, au bénéfice d’un rapport d’usage, qui caractérise notamment le jeu et la contemplation. La danse incarne ce qui s’y joue dans la mesure où « elle consiste toute entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels [21] », c’est-à-dire leur statut de moyens offerts à la possibilité.
Le désœuvrement de l’expression transmet non pas tant un résultat, inerte et figé, qu’il donne accès à la puissance de création elle-même : « l’œuvre […] qui résulte de cette suspension de la puissance ne représente pas seulement son objet : elle présente, en même temps la puissance – l’art – avec laquelle il a été peint [22] » ou avec laquelle il a été filmé, si on parle cinéma. En exposant la tension entre mobilité et immobilité, la réalisation des travellings de la scène de la passerelle d’Ueno en désœuvre l’effectuation : ils ne servent pas une fin – narrative ou spectaculaire – mais exposent plutôt la capacité emblématique du cinéma à créer, non pas des images du mouvement, mais des images en mouvement. Ozu propose ainsi que le mouvement cinématographique se comprend avant tout comme transformation et métamorphose, qui s’opère dans des images capables d’endurer dans le passage du temps. Cette logique s’incarne de manière emblématique dans les plans fort célèbres de la réalisation d’Ozu, dont la composition cadre soigneusement des objets et qu’Alain Bergala appelle en conséquence « plans sans personnages ». Ils éclairent de façon exemplaire la proposition agambinienne suivant laquelle, « ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter [23] ».
En tant que désœuvrement de l’expressivité, le geste nomme la dimension passive de la création dont la portée politique se manifeste dans la mise en scène de la séquence de la passerelle d’Ueno, qui accorde un enjeu dramatique (l’abandon des personnages) à une question d’éthique cinématographique. La réalisation des deux travellings attire en effet l’attention sur le fait qu’une simple fascination pour l’exécution efficace des possibilités du médium se fait au détriment des personnages et des lieux filmés, qui risquent de servir de simples faire-valoir à ses capacités techniques. Bien au contraire, « seule la vision lucide de ce que nous ne pouvons ou pouvons ne pas faire peut donner consistance à notre action [24] », qui est donc fondée dans sa part passive. La détresse des personnages tient aussi bien à leur exposition au risque d’être soumis à l’arbitraire des clichés cinématographiques qu’au manque d’hospitalité de leurs enfants tokyoïtes. Par la désactivation des deux travellings et le désœuvrement de cette capacité expressive du médium, le cinéma accueille la présence et le corps des personnages, qu’il accompagne et soutient dans ce moment de profonde vulnérabilité.
[1] La citation date de 1958. En français, elle se trouve dans « Pour parler de mes films », Positif no. 203, 1978, p. 20.
[2] Giorgio Agamben, Le feu et le récit, 2015, p.45.
[3] Giorgio Agamben, Nudités, Paris : Payot & Rivage, 2009, p. 77 & 79.
[4] En fait, parmi leurs cinq enfants, deux habitent Tokyo : leur fils aîné, Kōichi, qui est médecin, marié à Fumiko et père de deux garçons (Minoru et Isamu) ; leur fille aînée, Shigé, qui est propriétaire d’un salon de coiffure et mariée à monsieur Kaneko. Noriko, la veuve de leur fils cadet, Shōji, mort à la guerre, vit également à Tokyo. Leur autre fils, Keizō, habite Osaka. Leur benjamine, Kyōko, qui est institutrice, vit toujours avec eux, à Onomichi.
[5] Alain Bergala, « L’homme qui se lève ». Cahiers du cinéma, nº 311 (mai). 1980. p. 25-29, p. 26.
[6] Ibid., p. 25.
[7] Giorgio Agamben. Moyens sans fins. Notes sur la politique. Paris : Payot & Rivage. 2002, p. 66.
[8] Ibid., p. 65.
[9] Ibid., p. 67.
[10] Gilles Deleuze. Cinéma 2. L’image-temps. Paris : Minuit. 1985, p. 32.
[11] Paola Marrati. Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie. Paris : PUF. 2003, p. 79.
[12] Ibid., p. 317.
[13] Giorgio Agamben. Nudités, op. cit., p. 17.
[14] La « puissance » est entendue ici dans son sens plein, c’est-à-dire comme contact et intimité d’une puissance (de faire) avec une puissance de ne pas (faire).
[15] Giorgio Agamben. Le feu et le récit. Paris : Payot & Rivage. 2015a, p. 52.
[16] Giorgio Agamben. Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma. Paris : Desclée de Brouwer. 2004, p. 92.
[17] Giorgio Agamben. Le feu et le récit, op. cit., p. 51.
[18] Giorgio Agamben, Profanations, op. cit., p. 84.
[19] Giorgio Agamben, Moyens sans fins, op. cit., p. 68.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Giorgio Agamben. Le feu et le récit, op. cit., p. 58.
[23] Giorgio Agamben.Moyens sans fins, op. cit., p. 68.
[24] Giorgio Agamben. Nudités, op. cit., p. 80.