12/11/2020

Jeanne Duval

 

Fictions autour d’une effacée : Jeanne Duval

Jeanne Duval par Nadar (détail)

En 1854-1855, Gustave Courbet réalise « L’Atelier du Peintre », Baudelaire et Jeanne Duval y figurent. Baudelaire aurait demandé à Courbet d’effacer Jeanne, ce qu’a fait le peintre, mais avec le temps, elle réapparaît sur le tableau. Cette anecdote est significative d’un destin, fantasmé plus encore que connu.
Jean Teulé, héritier

Jean Teulé vient d’offrir une nouvelle biographie de Baudelaire. Dès le titre, le ton est donné : ce sera haut en couleurs, prolixe en anecdotes croustillantes, irrévérencieux et grivois, de quoi mettre l’eau à la bouche des lecteurs portés sur ce genre d’ouvrages. Crénom Baudelaire ! est une fiction biographique, écrite d’une plume alerte et qui n’a pas de mal, en puisant dans la vie de Baudelaire, à nous camper le dandy scandaleux que fut le poète. Après tout, c’est un choix que d’éclairer l’homme sous son jour exécrable, en grande partie attesté. Ce qui l’est peut-être moins, c’est de tisser un rapport de cause à effet entre des anecdotes de sa vie – faits et personnages – et certains de ses poèmes. Il n’est pas sûr que Les Fleurs du mal y gagne ni le processus de la création poétique.

Ce qui m’intéresse dans ce livre est la présence de Jeanne Duval, maîtresse et muse du poète. Si Jean Teulé a innové en chargeant systématiquement le portrait du poète, il suit la pente de tous lorsqu’il évoque cette femme aux origines mal connues mais non hexagonales. Les passages qu’il lui consacre sont à la limite du supportable : bestialité et vénalité d’une femme noire ou métisse sont au rendez-vous de sa représentation, dans la bonne tradition de la critique française depuis le XIXe siècle, plutôt masculine, il faut bien le dire… Je ne relèverai que quelques énoncés. Jeanne entre dans la fiction, au chapitre 13, en soubrette d’une mauvaise pièce de théâtre. C’est la première fois que Baudelaire la voit : « Elle est immense et noire avec de grands yeux comme des soupières, des lèvres épaisses sur un visage avec des traits un peu européens. Métisse à la peau sombre qui dépasse de plus d’une tête les proportions ordinaires, elle possède dans sa démarche royale, empreinte d’une grâce féroce, quelque chose de divin et d’animal qui stupéfie Charles, ressentant aussitôt l’attirance d’un gouffre ou d’un abîme ».

Croquis de Baudelaire

D’autres détails physiques suivent, comme « l’exorbitance inaccoutumée de la poitrine », la « voix tétanisante et étrangement musicale » de cette « comédienne de couleur à gros seins ». Plus loin, le narrateur précise que « le corps nu de l’immense Vénus noire a quelque chose d’inquiétant, de morbide et de fatal ». Sa  bouche est « une baie sanglante » et elle déclenche des visions d’Asie et d’Afrique. Charles est heureux de « baiser hors de sa race » cette « géante exotique » qui a un « mouvement animal de la taille ». C’est bien « le vampire enchanteur de Baudelaire » : « Cette femme est un puits de souffrance pour le poète maigrichon. Démolisseuse, elle représente le Mal ». L’écrivain n’a pas lésiné dans la caricature !

Portrait de Jeanne Duval par Baudelaire
(1850)

« Laquelle est la vraie ? »

Le titre du 38e poème en prose du Spleen de Paris peut parfaitement illustrer l’énigme Jeanne Duval qui provoque l’imaginaire d’écrivains depuis la fin du XXe siècle :
• « C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial » (Théodore de Banville, 1882).
• « Il vivait alors en concubinage avec Jeanne Duval, et depuis cinq ans qu’il la connaissait avait sondé jusque dans leur profondeur l’animalité de cette sang mêlé. […] Seuls restaient, malgré l’envoûtement qu’exerçait encore sur lui son « vampire », avec un curieux besoin d’expiation, la honte de cette liaison, le remords de la dégradation où le maintenait sa passion avilissante » (Albert Feuillerat, 1941).

Jeanne Duval par Nadar

Les avis des contemporains du couple furent contradictoires mais ils furent surtout à charge contre Jeanne. Il est certain qu’on n’est pas, avec le couple Jeanne Duval-Charles Baudelaire, dans un roman à l’eau de rose. Mais n’y a-t-il pas une autre manière de camper Jeanne Duval ? Pourquoi ce consensus dont nous venons de donner un exemple avec Albert Feuillerat, éminent professeur de littérature et spécialiste du poète ? Il semble qu’accabler Jeanne Duval lave un peu Baudelaire de ses excès et détourne le regard vers « le monstre », « le vampire ». Pourtant, et depuis 1996, d’autres écrivain(e)s ont donné une autre image de Jeanne Duval. Les informations lacunaires que nous avons sur sa vie, l’importance qu’elle a eue dans la vie (et l’œuvre ?) du poète — et que personne ne nie, pas même ses contempteurs — offrent à l’imagination un espace de liberté, propre à lui donner vie en fiction.

Visiter autrement l’histoire française est aussi le but que se fixent ces écrivains comme Michaël Ferrier écrivant vouloir « redonner vie à ce feuilletage étonnant qui forme la nation française. Alors, les époques se télescopent. Alors les racismes volent en éclats. Alors le pluriel revient, dans le lieu, dans la langue et dans les mémoires ». C’est aussi l’objectif des livres que nous allons évoquer.

Angela Carter, Emmanuel Richon, Michaël Ferrier

En 1985, la romancière et journaliste anglaise, Angela Carter publie un recueil de nouvelles, Vénus noire. La première nouvelle qui donne son titre du recueil est consacrée à Jeanne Duval, que l’on retrouve en couverture du livre chez Christian Bourgois. Dans ce recueil, Angela Carter poursuit une réécriture-réinterprétation d’écrits d’auteurs masculins : ce qui l’intéresse est d’explorer le thème de « la femme nouvelle ». Elle opte pour un regard oblique et un traitement de l’érotisme peu amène pour le partenaire masculin du couple. La première scène assez remarquable est lugubre : les amants sont dans une chambre glaciale, un chat est là aussi. Puis la romancière reprend quelques données biographiques sur Jeanne. Elle suppose qu’elle est née en Martinique « puisqu’elle était francophone »… Un humour grinçant s’exprime autour de la figure de l’albatros. Enfin, la nouvelle se termine sur la licence que se donne Angela Carter : Jeanne, vieille dame respectable, revient en Martinique après avoir vendu ce qu’elle pouvait de ce que lui avait donné Baudelaire. Elle s’est retrouvée sur son île natale, sans plus penser à aucun albatros ni à la route des esclaves et en ouvrant une maison close qui lui permet une vieillesse à l’abri du besoin, tout en dispensant, « aux plus privilégiés de l’administration coloniale et à un prix raisonnable, la vraie, la véritable, l’authentique syphilis baudelairienne » !

En 1998, le franco-mauricien Emmanuel Richon, écrivain, conservateur au musée de Port-Louis, consacre au couple une étude-portrait sous le titre suggestif, Belle d’abandon. Il recense, dans une première partie, ce que nous retrouvons chez Jean Teulé, soit un acharnement peu commun contre cette « sang mêlé » qui aurait été, pour le poète, un empêchement à écrire. On peut penser que l’attachement de Baudelaire n’était pas sans rapport avec son goût de la provocation : s’afficher dans Paris avec cette maîtresse « noire » était sûrement une transgression qui lui convenait, alors même que l’abolition de l’esclavage n’était pas encore actée dans la législation française. Le sommet – même si nous n’allons pas tisser un florilège raciste – peut se lire sous la plume de Pascal Pia en 1952, dans la fameuse collection « Écrivains de toujours » : « Jeanne Duval présentait tous les défauts que l’on dit être ceux des métisses. Sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide, elle se fut peut-être trouvée mieux à sa place dans le monde de la prostitution que dans la compagnie des artistes » ! Emmanuel Richon montre alors que, loin d’avoir été un empêchement, Jeanne Duval a été l’inspiratrice de l’œuvre poétique baudelairienne…

En 2020, Michaël Ferrier, écrivain essayiste, enseignant la littérature à Tokyo publie Sympathie pour le fantôme, un livre qui mélange les genres en passant de l’essai à une déambulation autobiographique au Japon et entend rendre à l’histoire de France sa part de diversité. Trois récits de vie le ponctuent : celui d’Ambroise Vollard, marchand d’art et découvreur de Van Gogh, Cézanne ou Picasso ; celui d’Edmond Albius, l’enfant esclave de Bourbon qui a découvert la fécondation de la vanille. Et, au centre, Jeanne Duval, la « Belle d’abandon ».

« C’est toute une mémoire interdite, ou du moins qui ne transparaît jamais. Mémoire opaque qu’on ne peut évoquer sans susciter le soupçon de ces dieux que sont dans la France d’aujourd’hui le journaliste aux ordres, l’historien oublieux, le politicien cauteleux, le sociologue doucereux… le présentateur de télévision précautionneux… le philosophe sérieux… c’est la dormeuse Duval, celle dont on ne parle jamais ou presque, noyée dans le sommeil de France, perdue dans la nuit du temps. Mémoire dormante, parole de nuit, eau profonde ». Avec mordant et ironie, Michaël Ferrier passe en revue quelques perles des descriptions de la dame puis des portraits dessinés ou peints. Il s’agit pour l’écrivain de montrer l’importance du voyage aux îles (Maurice, La Réunion) que le jeune Baudelaire fit sur ordre de son beau-père, voyage qui l’a marqué à jamais et qui explique son attirance pour l’ailleurs : « Pendant des années, il sera aussi l’ami intime d’Alexandre Privat d’Anglemont, fils d’un inconnu et d’une mulâtresse libre de la Guadeloupe, voltairien impénitent qui joua un rôle non négligeable dans sa vie littéraire : c’est lui qui le présentera à Banville, et il lui prêtera même son nom pour publier des sonnets dans L’Artiste ». Son second objectif est de rendre son nom à Jeanne Duval, « que la France sache tout ce qu’elle te doit. Tout ce qui en elle vient de loin, d’un temps immergé, puissant et long. Nocturne et profond ». Si Jeanne ne doit pas être oubliée, ce n’est pas pour disserter sur les goûts sexuels de Baudelaire mais pour l’importance qu’elle a eue dans son esthétique novatrice.

Fabienne Pasquet, une interrogation identitaire 

Des femmes ont également évoqué la figure de Jeanne Duval associée à Baudelaire et sa poésie. Ainsi, en 2005, l’Haïtienne Elvire Maurouard publie Les Beautés noires de Baudelaire où Jeanne Duval apparaît comme le catalyseur du nouvel art auquel le poète aspire.

Une mention particulière peut être faite au livre de 2017, de la franco-gabonaise, Karine Yeno Edowiza, Jeanne Duval, l’Aimée de Charles Baudelaire – Une muse haïtienne à Paris. Elle opte pour une réhabilitation socio-culturelle de cette Haïtienne venue à Paris pour ses études. Le récit est écrit à la première personne ; Jeanne parle et avance un plaidoyer assez emphatique et peu convaincant. Le texte de fiction est suivi d’une « enquête », sorte de dossier sur tous les éléments attestés la concernant. L’affirmation de départ donne le ton de la réhabilitation : « Jeanne Duval était une femme libre, comédienne, lettrée et afro-caribéenne ». S’appuyant sur Jacques de Cauna, Karine Yeno Edowiza lui restitue une date de naissance vraisemblable — 1820 ou 1827 — et de décès plus incertaine — entre 1870 et 1878. Beaucoup de critiques s’accordent pour dire qu’elle venait des Antilles et plus précisément de Saint Domingue. Le dossier réuni par Karine Yeno Edowiza est assez intéressant même si, certaines de ses interprétations sont à vérifier — concernant Constantin Guys, « Le peintre de la vie moderne » et deux peintures de Berthe Morisot, « Au bal » et « Avant le théâtre ».    

Constantin Guys, Portrait présumé de Jeanne Duval (s. d.)

Mais c’est la fiction de Fabienne Pasquet qui offre la narration la plus passionnante de Jeanne Duval, tant du point de vie de ses choix narratifs que de son écriture. Elle publie L’Ombre de Baudelaire chez Actes Sud en 1996 et apporte un souffle revigorant à cette figure du passé en jouant avec subtilité et inventivité sur les éléments connus de sa vie et l’espace de création laissé par les silences de l’époque. La romancière franco-haïtienne ne cherche ni à en faire une sainte ni à la camper comme une diablesse, elle tente de faire comprendre le « fragile équilibre de sa vie ». Pour cela, il faut rappeler le contexte : 1804, l’indépendance de Haïti si mal digérée par la France, 1848, l’abolition de l’esclavage — et durant tout le XIXe siècle, la présence d’Antillais à Paris. Fabienne Pasquet le fait en suggérant, jamais de façon pesante ou lourdement pédagogique. Le récit est emporté par un style prenant et précis. En six chapitres, Fabienne Pasquet fait des choix précis de séquences marquantes de la vie de Jeanne Duval, racontées ou attestées et elle les met en scène comme du théâtre, sans suivre la chronologie mais en privilégiant un ordre existentiel au service de sa représentation.

Le tableau initial du cauchemar nous plonge d’emblée dans l’atmosphère du vaudou. Le chapitre 1 est essentiellement consacré au tableau de Courbet. Le chapitre 2 est la tentative de reconquête de Baudelaire en lui imposant la mise en scène de la « Reine de Saba », jouée par Jeanne, à partir d’un texte qu’il a écrit quelques années plus tôt et qu’elle reconstitue de mémoire. Le chapitre 3 est la punition du poète qui écrit sur le corps de Jeanne, reproduisant le supplice des petites lettres qui renvoie aux pratiques de l’esclavage. Les chapitres 4 et 5 montrent Jeanne commençant à avoir les premières marques de la syphilis puis sa déchéance : le zona, les échecs de son retour au théâtre, son désir de rentrer en Haïti contrarié par un nouvel amant. Le chapitre 6, enfin, fait le lien avec le cauchemar du début et décrit la séance d’exorcisme que Rose effectue sur Jeanne pour la délivrer de la malédiction qui s’attache à elle. C’est aussi la fin du rêve de Privat d’être l’amant élu.

Fabienne Pasquet fait le choix d’un narrateur qui permet la superposition de deux cultures aux antipodes l’une de l’autre, elle confie la narration à un écrivain alors célèbre mais bien oublié depuis, métis comme Jeanne, honteux de ses origines et cherchant à les masquer comme elle : Alexandre Privat d’Anglemont. Chroniqueur de Paris, il a publié trois livres sur cette ville, lui « le nègre blanc de Sainte-Rose, Guadeloupe » s’en ait « fait l’ethnographe ». « Les Blancs explorent nos pays de sauvages et moi j’ai passé ma vie à visiter et fouiller Paris ». Il veut sauver la mémoire de Paris, cette ville qui disparaît sous l’entreprise de démolition, dite d’assainissement, du baron Haussmann. À la fin du chapitre 5 la fuite de Jeanne dans un Paris en démolition est saisissante par les parallélismes suggérés avec son propre état. Au seuil de la mort, Privat se fixe un autre devoir urgent : sauver la mémoire de Jeanne « parce que sa mémoire va être occultée » ; en donner plus que « la trace », en approcher le plus possible,  la vérité : « Une femme éprise de vertige qui a vécu à travers l’écriture d’un homme : son homme, un poète. […] d’autres s’appliqueront à gommer sa mémoire. J’ai trop entendu les tenants de la morale faire de la négresse du poète sa malédiction ».

Pourquoi ce devoir impératif ? il doit à Jeanne « d’avoir connu cette folie de l’amour. Il y a deux ans à peine, crénom et, déjà, crénom, je dois mourir ». C’était donc en 1857, date à laquelle Jeanne est séparée de Baudelaire. Elle « émergeait alors d’un trou noir et j’étais convaincu d’être le seul à la comprendre ». Privat affirme qu’il peut dire la vérité Jeanne car elle est son miroir et son double : « Le cul entre deux chaises, à cheval entre deux cultures, elle était mon miroir féminin. Je reconnaissais cette ambiguïté, cette solitude, j’aimais cette ressemblance ». Cette voix de la narration sera la seule audible jusqu’au bout du parcours, Fabienne Pasquet arrêtant le récit de la vie de Jeanne à la mort du narrateur en 1859. Il a alors compris ce que voulait cette femme au risque de sa raison : « Elle aura fait le sacrifice de sa vie pour la mémoire d’un livre. Plutôt que mourir de n’être personne, elle laissera le poète l’achever dans le portrait d’un amour déchu ».

C’est à cette voix que revient le choix des séquences racontées. Les espaces pourraient aisément être des décors de théâtre : l’hôpital où elle rend visite à son ami, les chambres avec Baudelaire ou un autre amant, le salon où elle joue la Reine de Saba, quelques rues de Paris et le cabaret antillais. Un seul espace n’est jamais décrit mais suggéré par le premier cauchemar, par la rencontre avec la vieille femme sur le port du Havre et par les scènes au cabaret antillais, c’est Saint Domingue-Haïti. Il y a un véritable télescopage, une fusion impossible entre ces deux références. Jeanne veut être partie prenante de la vie parisienne mais elle est marquée par ce cauchemar d’enfance qui lui colle à la peau et dont elle ne peut se défaire.

Dans un entretien avec Cyrille François, Fabienne Pasquet confiait que « le cauchemar est un peu son « arrière-pays » mental et l’emblème de l’histoire de Jeanne qui allait tomber comme la petite fille « dans cette eau noire comme de l’encre » (…) Ce cauchemar, c’est tout ce qui travaille Jeanne, c’est un passé totalement étranger à sa vie de parisienne, qu’elle veut oublier, et le fait de le refuser la conduit à ne pas s’appartenir ». C’est pour cela aussi qu’elle la fait naître en Haïti, faisant jouer « un retour du refoulé, pris dans un sens anthropologique, chez une femme ayant vécu en Haïti et qui refusait son origine » : « Son blanchiment ne devait pas empêcher qu’il y ait des mécanismes qui reviennent en elle. Cela me donnait la possibilité, en imaginant que Baudelaire inspiré par son corps écrive sur celui-ci, de faire qu’elle soit possédée par l’écriture de son homme comme les esclaves qui, dépossédés d’eux-mêmes par la « marque aux petites lettres » ou marque au fer rouge, appartenaient corps et âme au maître ».

Si la première scène au cabaret antillais n’est pas tragique, elle est symptomatique. Cinq ans auparavant, Jeanne y a dansé d’une telle façon qu’elle a été surnommée Erzili : « Rose avait essuyé le visage de Jeanne, disant qu’elle avait dansé un « yanvalou » comme ne le dansaient que ceux qui l’avaient toujours dansé. Jeanne avait été « montée » par Erzili. […] Jeanne avait eu un sourire indulgent au récit de cette possession dont elle aurait été l’objet. Elle savait qu’Erzili était le « loa », l’esprit vaudou de la beauté, mais disait ne plus savoir pourquoi. Flattée pourtant, elle avait adopté ce nom. Le rôle d’Erzili, la Vénus des îles, lui plaisait infiniment, et ce milieu bon enfant de nostalgiques constituait le meilleur public qui fût ». La dernière scène au contraire, lorsque Jeanne arrive hagarde et à moitié morte est tragique. Rose dénoue l’énigme « Jeanne » : le cauchemar initial et l’identité de Makandour, la lutte du petit bon ange pour que l’homme ne devienne pas zombi. Erzili disparaît et cette fois, Jeanne est montée par le « loa » Baron Samedi, « l’esprit du sexe et de la mort » et elle éructe des vers de Baudelaire et le déguisement dont elle s’affuble ressemble à la manière de s’habiller du poète. Toute la scène est à lire pour apprécier cette superposition entre le rituel vaudou et l’impossible libération de Jeanne des mots du poète. Ainsi,Fabienne Pasquet fait le choix d’Haïti pour tenter d’expliquer la distorsion dans la vie de Jeanne.

Si la fiction n’est pas « une donnée véridique », elle permet d’approcher et circonscrire, de piéger par petits bouts la vérité historique, dit-elle dans l’entretien cité. Un temps on peut croire que Jeanne s’est libérée de sa volonté de blanchiment mais en réalité, tout son être adhère aux vers du poète dont elle est corps et âme la muse.

« L’odeur de ton sein chaleureux » 

En octobre 2018, évoquant l’exposition « Les Nadar » à la BNF, Olivier Beuvelet titre son article « Montrez-moi cette domination que je saurai voir ! » Il met en parallèle deux photos « Paul nourri par sa nourrice » — où le sein de la femme blanche est à peine découvert et justifié par la fonction d’allaitement — et les seins, offerts au regard, de face, de Maria. Durant cette période, cette même Maria a été photographiée plusieurs fois par Nadar – qui fut l’amant de Jeanne Duval.

Deux de ces photos sont publiées dans l’album, dirigé par Pascal Blanchard, en 2011, La France Noire. Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’Océan indien et d’Océanie. Le chapitre 1 permet de mettre en contexte la figure de Jeanne Duval. Le début du second XIXe siècle est jalonné de dates importantes pour « la question noire » : l’indépendance de Saint-Domingue et la reconnaissance d’Haïti, la très progressive acceptation de l’abolition de l’esclavage en France. La période n’est pas particulièrement propice à un quotidien sans aspérité pour les Noirs dans le pays. L’embellie modeste autour de 1848 est vite effacée avec le Second Empire. Alain Ruscio parle d’une « mise en sommeil » : la visibilité relative des Noirs disparaît des radars ! On récuse « aux Noirs et « Sang-mêlé » une quelconque participation à la vie politique ». Et ce, jusqu’en 1870 et le retour de la République. À ce frémissement d’égalité succède une « culture coloniale » dont les expositions coloniales seront une affligeante vitrine.

« La grande majorité des Noirs et Métis sont domestiques, dockers ou marins, quelques-uns artisans ». Ils doivent justifier d’un logement et d’un emploi. Les scientifiques s’emparent alors avec gourmandise de la problématique de la race pour trouver toutes les justifications à une hiérarchie des races où l’homme noir « gît au bas de l’échelle » comme l’écrit Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races, en 1853. Le caractère dominant du Noir est l’animalité, il ne peut être civilisé. Le Dictionnaire Larousse, quant à lui, insiste sur la petitesse de l’encéphale des Noirs qui, au mieux, atteignent le développement des adolescents de race blanche. Ainsi « l’idée d’infériorité des Noirs se diffuse dans la société et inhibe la pensée sociale ». La littérature et les critiques qui la font connaître  sont, elles aussi, imprégnées de ce racisme et expliquent les portraits de Jeanne Duval ; ainsi, par celui-là même qui fut son amant, avant Baudelaire, Nadar : « La taille est longue en buste, bien prise, ondulante comme couleuvre, et particulièrement remarquable par l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux. Rien de gauche, nulle trace de ces dénonciations simiesques qui trahissent et poursuivent le sang de Cham jusqu’à l’épuisement des générations ». Toutes les caractéristiques négatives, péjoratives et infériorisantes qui sont attribuées aux Noir.e.s se retrouvent dans les portraits de Jeanne Duval, répétés à satiété. Comme l’écrit Pap Ndiaye  en 2008 dans La Condition noire : « le corps de l’Autre racialisé, lieu de désirs et de peurs, a été un lieu de passerelles commodes entre le biologique et le culturel ».

Dans l’exposition, « Les Nadar », il est précisé qu’on ne connaît pas l’identité de cette « Maria », ce qui n’a pas empêché ses portraits d’être largement diffusés. Olivier Beuvelet poursuit : « on y retrouve en tout cas un mélange d’érotisme froid et d’exotisme colonial qui n’est pas sans rappeler la figure de Jeanne Duval, la « Vénus noire » de Baudelaire que Nadar a bien connue … que célèbre « Parfum exotique » :

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Quel choix de vie, dans le contexte de l’époque, avait Jeanne Duval ? Certains ont même mis en doute son métier d’actrice de théâtre. Si on lit le roman de 1957 de Marie Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, qui s’est appuyée pour sa documentation historique sur l’ouvrage de Jean Fouchard, Le Théâtre à Saint-Domingue, la vocation théâtrale de Jeanne Duval n’apparaît plus comme une curiosité mais un rêve et une pratique culturelle partagés. Claude Pichois, spécialiste s’il en est de Baudelaire, a bien précisé que si on ne connaît pas sa date d’arrivée à Paris, on sait qu’en  1838-1839, elle tient de petits rôles, au Théâtre de la Porte Saint-Antoine, sous le nom de scène de Berthe.

C’est un autre regard que l’on peut porter désormais sur Jeanne Duval, avec toutes les incertitudes d’une documentation peu fournie sur sa vie mais abondante sur la vie des noirs et des métis dans le contexte de l’époque. Les textes rassemblés dans ce article bousculent l’histoire littéraire et ce n’est pas terminé : on annonce, pour le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire en 2021, une somme signée Yslaire, dont trois cahiers en édition limitée ont paru en 2020. Le 1 met justement le couple Baudelaire-Duval à l’honneur.

Yslaire, La vénus noire, Cahiers Baudelaire 1 © Aire Libre, Dupuis

12/10/2020

Books from 2020


Best Books from 2020

A few weeks ago, as I went through my own 2020 Reading Log, (a pull-down menu at the top of this page), I realized that some of the best books that I had read this year had never made it into my blog at all for one reason or another. This convinced me to do my own “best books of the year” list for the first time since I launched Vertigo in 2013. I wanted to create a truly manageable and readable list, so here you will find the eighteen titles I found most outstanding of the more than seventy books I have read this year. My list contains ten novels, three non-fiction titles, two volumes of poetry, one collection of essays, one book of detective fiction, and one collection of art journalism. Seven of the titles were published in 2020, five in 2019, and the remaining six are scattered across the years 1949-2016. So here goes, in order by author.

Rachel Cohen. A Chance Meeting: Intertwined Lives of American Artists and Writers, 1854-1967. NY: Random House, 2004. Cohen is now much more well-known for her recent book about Jane Austen, Austen Years: A Memoir in Five Novels. But, not being much of an Austen fan, I prefer her earlier book of thirty-six short biographical essays about how writers and artists affected each other, how their meeting—chance or otherwise—changed their work or their life. One of the reasons I’m such a fan of this book is that Cohen is such a good writer. What she does so well is give sharply observed introductions to artists and writers we all need to know better or ones we should take a second look at, like William Dean Howells, W.E.B Du Bois, Sarah Orne Jewett, Willa Cather, Carl Van Vechten, Katharine Anne Porter, Hart Crane, Langston Hughes, Zora Neale Hurston, Beauford Delaney, and Richard Avedon. It’s a bit like chemistry class; put two people together and watch for a reaction.

Tressie McMillan Cottom. Thick and Other Essays. NY: The New Press, 2019. Cottom is a sociologist and MacArthur Fellow and someone everyone should read and follow. Her essays are entertaining, edgy, and wise. Although she writes primarily about the perspective and roles of Black women, her pieces range far and wide, so it’s really hard to say what any piece is really about. Let’s just say I adored Thick. Here’s Cottom on the title of her book: “Sociology comes as close to the core of where my essays start as anything else I have explored. Drawing on what ethnographers have called thick description, I finally found a label as complex as my way of thinking.” A powerful book.

Percival Everett. Telephone. Minneapolis: Graywolf, 2020. Everett’s understated style is really beginning to grow on me. It’s so easy to read his novels for their compelling story lines and miss the subtle but powerful undercurrents that are playing out just below the surface. In Telephone, Zach Wells, a professor of geology and paleobiology, and his wife learn that their daughter has a rare and incurable genetic defect that will kill her within a few years and, in the meantime, will slowly take away her speech and motor skills. Unable to do anything to help save his daughter, Zach instead heads out on a quixotic mission aimed at rescuing some women he imagines are being held captive in the New Mexican desert. Full review here.

Colette Fellous. This Tilting World. San Francisco: Two Lines Press, 2019. Translated from the 2017 French original by Sophie Lewis. A novel that poses as a memoir, This Tilting World is situated in Tunisia just after the beginning of the Arab Spring. The narrator, who is probably a fictionalized version of the author, grew up in that country, but has lived in France for many years. Her family of European origins suddenly felt unwelcome there after Tunisian independence in 1956. But she has just returned to Tunisia after a very close friend has died of a heart attack. On the previous day, thirty-eight people, mostly tourists, were murdered by terrorists on the beach not far from Tunis. So what is her relationship to Tunisia now? She looks back over parent’s lives as Europeans embedded in Tunisian life, on her own wonderful childhood there, and then at her more complex relationship to the Tunisia of today. The power of this book lies in its vivid imagery, the immediacy of Fellous’s writing, and the intimacy of the self-examination of her narrator. The novel includes a number of photographs by the author. Full review here.

Rachel Eliza Griffiths. Seeing the Body. NY: W.W. Norton, 2020. If any book speaks directly to the year 2020, it is this one. Griffiths’s poems are tender and fearless and timely. Her grief is punctuated with anger over the killing of black men and the trauma of rape. This is both a deeply personal book of poems born out of the passing of her mother and a startlingly public book that is called into being whenever events happen and Griffiths knows she cannot be silent. “Threading the silver crust / of a nightmare with stars, I stitch / & pull my mother’s name / through white stones that do not burn / in the riverbed of blood / beneath my tongue. The moon / is a knuckle, the crown of a nightly fist / pressed against my mouth. Tears / pour from my mouth. In absentia / someone votes for my life.” (From “Good Night”) Full review here.

John Hawkes. The Cannibal. NY: New Directions, 1949. This is writing I would follow anywhere. In his first novel, Hawkes seems barely in control of a wild, exuberant, almost runaway story that feels like a series of scenes crazily stitched together without much continuity. He takes the reader on a bizarre trip through a very strange Germany, mostly during the final days of World War II. The novel is filled with immensely original writing that seems to come straight out of a fever dream. I haven’t read all of Hawkes’s subsequent novels, but I’m guessing that he never achieved the same intensity ever again. Full review here.

Wolfgang Koeppen. Death in Rome. NY: Norton, 2001. Translated from the German original of 1954 by Michael Hofmann. From the title page until the last words of the novel, Koeppen’s Death in Rome moves relentlessly towards it fatal end. In our era, when novels are often full of endless digressions, it is startling to read one which signals its intentions from the start and never wavers for a moment. Not a sentence is wasted in this compact book of a mere 202 pages. Like Koeppen’s first novel, Pigeons on the Grass, Death in Rome funnels everything toward one culminating event, an evening performance of a new piece of symphonic music by the young German composer Siegfried Pfaffrath in a concert hall in Rome sometime in the years shortly after WWII. Unbeknownst to Siegfried, his extended family is assembling for a reunion in Rome, including a former SS general, currently in hiding, who has been convicted in absentia at the Nuremberg Trails for his role in the Final Solution against Jews. Family secrets and irrepressible personal urges will prove fatal.

Gabriel Josipovici. Forgetting. Manchester: Little Island Press, 2020. I debated for a while whether to chose this book or the two novels I read by Josipovici this year, Contre-jour: A Triptych After Pierre Bonnard (1986) or Hotel Andromeda, (2014), which I just recently finished. But in the end, the choice became obvious. What a remarkable little book Forgetting is! Josipovici takes the subject of memory and forgetting across an incredible spectrum of subjects and writers, from Alzheimer’s to the Holocaust, from Homer to Hamlet, from Nietzsche to Donald Trump, from Laurence Sterne to Kafka. What I love about Josipovici is that he leaves little unexploded mind nuggets on nearly every page, little hints at things for the reader to go off and explore on her own. After reading Forgetting, my understanding of Hamlet is forever changed. And this is the first book I have read that coherently addresses the issue of American Civil War monuments and other relics of the “memory wars” that are currently taking place over who should be honored from our past. How Josipovici packs so much into small books never ceases to amaze me.

Esther Kinsky. Grove. Oakland: Transit Books, 2020. While not as powerful as her 2017 novel River, I found this meditative, observational, understated novel made me continually meet her halfway and not just be a passive receptor. In Grove, a recently widowed narrator (not unlike Kinsky herself, whose husband died in 2014) goes to rural Italy to walk and reorder her life. In the process, she thinks deeply about death, nature, family, memory, and the role of art—most notably pondering the books of the Italian writer Giorgio Bassani and some of the paintings of Fra Angelico. For a novel in which literally nothing “happens” except that a woman goes on daily walks, there is exceptional richness to be had here.

I can’t recommend highly enough the unclassifiable triptych of books by Nathalie Léger, put out by the extraordinary publishing group called The Dorothy Project. This trio of smart, short books by Léger, which blur the boundaries between novel, documentary, contemporary art, art history, and memoir have all have been translated from the French by Natasha Lehrer. Asked to write a short entry for a film encyclopedia about American actress and film director Barbara Loden’s only film Wanda, Léger “got carried away,” studied everything she could about Loden and her film, and in the end created this book, Suite for Barbara Loden (2016), a rather amazing book about identity, biography, and so much more. Is it a novel? Is it a piece of documentary writing? Whatever, it’s brilliant. Exposition (2020) is about the Countess of Castiglione, supposedly the most photographed woman of the nineteenth century, and a museum exhibition that the author failed to create. And The White Dress (also 2020) is a powerful dual story about the Italian artist Pippa Bacca and Léger’s mother. To create an art performance piece, Bacca decided to hitchhike through mostly war-torn countries in Europe wearing a wedding gown, but part way through she was raped and killed in Turkey. Léger pairs Bacca’s story with revelations she learns about her own mother to create an unforgettable story about two women.

Emily St. John Mandel. Station Eleven. NY: Penguin Random House, 2014. Mandel gives us the interwoven stories of a handful of people before, during, and after a pandemic that kills nearly everyone on Earth. (And you thought Covid-19 was dire?) Although the core of the book is about theater and a troupe of traveling actors and musicians who manage to perform Shakespeare’s plays to groups of survivors twenty years after the pandemic, I was just as fascinated by the role that the comic book series titled “Station Eleven,” which was created by one of the novel’s characters, also manages to impact the lives of so many of the book’s characters. This is a very good story, told well and tightly, not unlike watching a Hitchcock thriller.

Liam McIlvanney. The Quaker. NY: Europa Editions, 2019. I’m a sucker for a great police procedural or detective story or mystery or any creative mashup of these ingredients. I want a good mystery and I want solid writing—in other words, a guaranteed page-turner. My gold standard is a book like Laidlaw by William McIlvanney, who happens to be Liam’s father. (Who knew that writing great police procedurals was genetic?) Sometimes, the internal dynamics of the police station can be just as interesting as the actual search for a serial killer. That’s the case in this well-written police procedural, when Duncan McCormick. an outside detective, is assigned to an already grim 1969 Glasgow police station after the crew there have failed to make any progress on a case. The local cops aren’t happy. Well-written, with (to my American ears, anyway) great Scottish dialogue.

David Salle. How To See: Looking, Talking, and Thinking about Art. NY: W.W. Norton, 2016. For true enlightenment about what is really going on in an artist’s work, I would always want to turn to painter David Salle, who writes brilliant, jargon-free pieces from an artist’s perspective. Salle does not write as a critic, but I think of him as an ideal writer of the kind that I aspire to here at Vertigo. “I think the task is to describe how the sensation evoked by a work of art emerges from the intersection of talent, formal decisions, and cultural context.” These are mostly reviews gathered from magazines and exhibition catalogs, but you can tell from the book’s four sections what Salle is up to: 1. “How To Give Form to an Idea,” “Being an Artist,” “Art in the World,” “Pedagogy and Polemics.”

Olga Tokarczuk. Drive Your Plow Over the Bones of the Dead. NY: Riverhead Books, 2019. Translated by Antonia Lloyd-Jones. A wise and often funny novel that makes great use of the work of William Blake. The narrator, Janina, dabbles in astrology and speaks up for the rights of animals. In an obscure Polish village that is filled with wonderful characters, she is looked upon by many of the locals as the crazy lady. The village becomes roiled when, one by one, a series of important local officials become murder victims. Every time that I was about ready to think that the quirkiness was getting to be over-the-top, a brilliant piece of writing pulled me right back. I can see why it won a Man Booker International Prize last year. I liked this much better than her book Flights.

Francesca Wade. Square Haunting: Five Women, Freedom and London Between the Wars. NY: Tim Duggan Books, 2020. Despite being perhaps a bit overlong for my taste, Wade’s fascinating collective biography of five prominent women writers focused on how each dealt with the challenge of being female in world where females were not meant to succeed. Between the two World Wars, each of these writers lived on London’s Mecklenburgh Square, in the heart of Bloomsbury: Virginia Woolf, Hilda Doolittle (the poet and writer known as H.D.), Jane Harrison (a pioneer of classical and anthropological studies), Eileen Powell (groundbreaking medieval historian), and Dorothy Sayers (mystery writer). Wade uses this fact to weave a story of central London’s intellectual history over several decades.

Andrew Zawacki. Unsun:f/11. Toronto: Coach House Books, 2019. Unsun is a book of poetry that will force you to look at things differently, more precisely. Zawacki pays an atomistic attention to every detail—to every sound, movement, cloud formation, color—and he wants the most precise word or phrase for that detail, regardless of what discipline the word might come from, whether that’s from chemistry or metallurgy or wherever, no problem. I couldn’t grasp most of Zawacki’s poems during the first read-through, but I knew I was reading something astonishing. Most of the poems in Unsun deal with nature, with walks outdoors, through forests, into a “fox field at evenfall.” He is especially attuned to the many ways in which industry and technology are attacking and, often, ruining our environment. “The sky is not falling it’s / failing.” Full review here.

Support your local bookstore! Mine is the terrific Next Page Books, run by my friend Bart Carithers and Frank (below), who manages the bookstore’s Facebook page.

Ramuzez-vous


Ramuzez-vous

La vie dans les poches (1)

Pour sa première chronique dédiée aux livres petit format, rééditions tardives ou précoces d’écrivains du passé ou du présent, En attendant Nadeau lit quatre livres d’un grand écrivain suisse et vaudois qui reste injustement méconnu en France : Charles Ferdinand Ramuz.


Charles Ferdinand Ramuz, Une main, Les signes parmi nous, Aline, Paris (notes d’un Vaudois). Zoé, coll. « Zoé Poche », de 90 à 216 p., de 8 à 10 €


Inaugurer une chronique consacrée aux livres de poche ? L’idée n’est pas particulièrement audacieuse. Est-elle suffisante, compte tenu du nombre incalculable de titres publiés dans ce format réduit ? Sûrement pas, c’est ce qui la rend nécessaire. Car, à côté de la publication des éditions originales, un champ immense, sans fin et sans cesse renouvelé s’offre à toutes les bourses ou presque : des livres peu chers, souples, au papier de moindre qualité, au format commode et facile à glisser dans sa poche, comme un gant, un mouchoir ou un ticket de métro. Aux antipodes de l’objet fétiche des bibliophiles, le livre de poche a des allures de livre jetable. Quelques minutes de réflexion permettent de comprendre qu’il est le contraire : le livre repris, ré-imprimé, exhumé de l’oubli et en vie. On dit qu’il est né en 1953, mais il avait des précédents. Quelle que soit la date, ce fut une invention de génie et un comble de démocratie.

Choisir parmi les livres de poche est plus difficile que choisir parmi les premières éditions. L’océan y est sans limites. Les grands groupes ont chacun leur collection et se disputent les rayons des librairies et des supermarchés, mais il faut aussi compter avec les maisons d’édition indépendantes, plus modestes, qui ont les leurs, aussi intéressants. À eux tous, ils forment un ensemble foisonnant et presque vertigineux.

Alors que faire ? Comment choisir, sélectionner celui-ci plutôt que celui-là ? Auteurs contemporains ? Écrivains disparus ? Cette frontière-là sera abolie. La chronique accueillera les vivants et les morts, comme au paradis, car les poches en sont les enfants. Nos choix seront aussi plus arbitraires, plus subjectifs, moins liés à l’actualité, mais pas toujours, car les poches la reflètent, eux aussi. Ils pencheront davantage vers la littérature au sens très large et très ouvert.

La vie dans les poches Chronique En attendant Nadeau

Charles-Ferdinand Ramuz, photo Henry-Louis Mermod © Centre de recherches sur les lettres romandes (UNIL)

Avouons-le, nous avons hésité pour cette première chronique. Commencer par un sujet polémique et la réédition des Dix petits nègres d’Agatha Christie sous un nouveau titre ? C’était tentant, et ce sera sans doute le sujet de la prochaine livraison. En attendant, il y avait parmi les colis que nous avons reçus un cadeau plus tentant encore : une série de poches au format plus réduit que le format usuel français. Six livres à la couverture sobre, déclinant six couleurs acidulées, une couleur par titre. Six œuvres d’un grand écrivain vaudois, Charles Ferdinand Ramuz. Nous avons lu les quatre premiers, dans l’ordre suivant, qui fait fi des dates de publication originale :

Marron-beige, Une main

Vert absinthe, Les signes parmi nous

Rose magenta, Aline

Gris spleen, Paris (notes d’un Vaudois)

L’éditeur de ces six titres, Zoé, est indépendant et suisse, donc francophone mais pas français. Alors voilà, nous avons décidé de privilégier pour cette première chronique l’indépendance, c’est-à-dire le risque, et la francophonie, c’est-à-dire l’étranger, même relatif. En un mot, le décentrement.

Le hasard nous a amenée à commencer par Une main car le titre était intrigant, presque irrésistible. Il sous-entendait de l’étrangeté puisque les mains vont par deux, par définition. Nous avons donc ouvert le livre, et voici ce qui s’y passe. Un jour, en 1931, au creux de l’hiver, Ramuz sort de chez lui pour acheter des cigarettes. Il fait froid, gris, il glisse sur une plaque de verglas. La chute n’est pas fatale, il se brise l’humérus, mais il ne sent plus sa main gauche. Sonné, incrédule, il la tient de la droite, comme le plus précieux des organes. Quelques instants plus tard, ramassé comme un enfant trouvé, le voilà hospitalisé. Puis renvoyé chez lui. Puis de nouveau hospitalisé. Puis rééduqué. Impuissant, devenu une marionnette.

De tous les récits de Ramuz proposés par cette livraison colorée, Une main est le plus fou et le plus stupéfiant. Il ne possède pourtant aucun trait de la littérature fantastique. Nous sommes loin du Nez de Gogol, chez qui la perte du nez n’a aucune vraisemblance. Ramuz rapporte une expérience qu’il vit : sa main devient une main fantôme. Une partie de son corps se dérobe à lui-même. Le monde bascule et se désaxe. Tout ce qui était automatique, irréfléchi et donné devient empêché, conscient et à ré-acquérir.

Un renversement inédit s’opère dans l’esprit de l’écrivain. Il se voit comme une chose, une masse physique, une « étendue », écrit-il. Le mot n’est pas neutre dans l’esprit d’un lecteur qui a lu Descartes. Ramuz n’est pas un philosophe, rappelons-le. Si l’expérience qu’il décrit est si inattendue, c’est qu’elle est à la fois physique et métaphysique, éprouvée physiologiquement et interprétée au plus près des sensations, pensée mais à peine. L’homme se réifie. Les choses s’animent. Les contraires s’annulent. Sous l’effet d’un opiacé antalgique, « je ferme les yeux, écrit-il, et je sens peu à peu le rétrécissement se faire. C’est-à-dire que ce rien gagne sur ce que je suis. Ma personne, qui est un espace, est envahie sur tout son pourtour. Je ne suis plus que de l’étendue, et cette étendue diminue […] C’est extrêmement agréable et extrêmement désagréable. Et au centre il y a l’esprit, qui garde toute sa lucidité ».

Même sans antidouleur, sans drogue, l’usuel est chahuté et l’ordinaire se fait extra-ordinaire. L’écrivain est ahuri, ainsi que sa plume, sa main, et son récit prend des accents pré-beckettiens qui surprendront jusqu’aux lecteurs d’un XXIe siècle qui en a vu d’autres. C’est que, chez Ramuz, l’économie de mots est remarquable. L’écriture est d’une telle concision qu’elle donne le vertige. Les phrases sont courtes, enlevées, juxtaposées, retournées, progressant suivant un staccato aux accents très particuliers. Quelques exemples : « Capable de rien, désireux de tout. » Ou encore : « Car je me dis : “Misère de la machine humaine”, et en même temps je me dis “Beauté de la machine humaine”. » Plus loin, l’écrivain s’abîme dans une méditation sur la symétrie, celle du corps, évidemment, mais que dire de celle de l’esprit : « Pensons-nous symétriquement ? », demande-t-il. On imagine un Raymond Devos ou un Jean-Louis Barrault seul, absolument seul sur une scène, posant la question à un public tombant de sa chaise…

Il y a dans Une main une étrangeté qui n’est pas inquiétante, mais cocasse, drolatique, surréelle plutôt que surréaliste. Une simplicité qui est celle du génie, l’art de déterrer les interrogations les plus enfouies, celles que l’on a quand on est enfant. Désapprendre, le verbe figure dans ce récit vécu et écrit en 1931. Il y a presque cent ans. Quelle modernité !

La vie dans les poches Chronique En attendant Nadeau

De fait, la grande cassure a eu lieu en 14-18. Ce fut la Première Guerre mondiale, que l’on retrouve dans Les signes parmi nous (tableau), récit composé à partir de juillet 1918 et publié en juin 1919. Le (faux) personnage principal est un colporteur nommé Caille, qui vend des brochures annonçant l’arrivée de l’Apocalypse et interprétant les signes. Il traverse un village sans nom où l’on croise des paysans, des buveurs, des morts, des mères qui viennent de perdre leur fils, des petites filles, des ouvriers en grève… Çà et là, le personnage de Caille disparaît et l’écrivain Ramuz s’autorise toutes les libertés, mêlant présent et imparfait dans une même phrase, accumulant les phrases nominales, brouillant les pronoms, s’adressant au lecteur directement. « Regarde », dit-il brusquement pour attirer notre attention sur un paysage qu’il transforme en éternité, « Regarde pourtant comme tout est tranquille dans le pays ; regarde comme tout y est en ordre, regarde comme tout s’explique. […] C’est ici le pays de la solidité parce que c’est le pays des ressemblances. […] Il y a des races, il y a des habitudes. L’habitude est ici de voisiner extrêmement et on peut se tendre la main à certains endroits par-dessus la rue ».

On demande à chacun de ne pas s’offusquer de l’emploi du mot « race » et de réfléchir à celui du mot « habitude », car là, en quelques mots, s’annoncent la plaie du XXe siècle, la déchirure née de la croyance en la race, mais aussi la naissance de la sociologie liée à la réflexion sur la notion d’habitus. Ainsi vivait-on en Suisse en 1918, ainsi y pensait-on également. Mesurons l’abîme qui nous sépare de ce temps.

Les signes parmi nous n’est pas un récit continu. Il est découpé en 35 sections, 35 instantanés de la vie d’un village sur fond de guerre apocalyptique, 35 tableaux qui annoncent le début de la fin d’un monde. D’un côté, la permanence. De l’autre, l’impermanence et la destruction, la guerre. Les deux dimensions sont présentes dans le style de Ramuz : son écriture est profondément imprégnée d’antiques images bibliques et elle a le dépouillement des Écritures, en même temps qu’elle pulvérise le phrasé ample de la langue française et possède une empreinte moderniste qui ne cesse d’étonner.

Elle est discontinue, ponctuée d’annotations brèves, d’éléments vus et aperçus (ciel, soleil, nuages, couleurs), d’impressions fugaces, ici répétées, là inédites. Il est presque impossible de parler de prose. Le rythme, les cassures, les retournements, les répétitions, les inversions, les images la font glisser vers la poésie. Mais comment définir celle-ci ? Il le faudrait, car c’est bien ce qui unit tous les ouvrages de Ramuz ici chroniqués, dont Aline (1905), un roman d’amour, sans doute son œuvre la plus connue.

De tous ses livres, le Beau se dégage. Écoutons. « Et quelqu’un entre encore, alors, et du même coup le soleil. Le soleil, ça tourne dedans. Tournent des effilochures de fumée, la poussière ; tournent des odeurs et des bruits, tournent des cris, tournent des voix ; la poule qui a fait l’œuf, un coq, des moineaux ajoutés, une femme qui appelle ajoutée : toute la vie qui entre, à cause que le soleil entre, et elle tourne dans le soleil. »

« On a vu les peupliers qui sont en bordure à la route ployer par le milieu comme un arc sous le genou. »

Qui est « on » ? Le récit ne le dit pas, mais la ligne des peupliers ployés évoque soudain Nicolas de Staël. La littérature est un art. Chez Ramuz comme chez Staël, les paysages sont des bandes, des rubans, des à-plats de couleur – plus abstraits chez le peintre, plus impressionnistes chez l’écrivain. Mais les couleurs et les cadres intérieurs s’y découpent pareillement. La parenté était inattendue mais elle nous a frappée, et dans tous les textes que nous avons lus.

Sauf un, et encore, Paris (notes d’un Vaudois). Le récit est la chronique des douze années de formation que Ramuz a passées à Paris, entre 1902 et 1914. Le texte, lui, n’a été publié qu’en 1939. Pour un œil français, a fortiori parisien, ces pages ont une saveur particulière. Se voir reflété sous la plume d’un étranger est salutaire quand on se sait imparfait, perturbant quand on est fat. « Le mot bourgeois a d’ailleurs ici un sens assez particulier : il faut entendre un homme qui défend coûte que coûte ses droits, même ceux qu’il a usurpés. » Divine définition qui s’applique encore et à tant d’égards.

Vaudois débarquant dans un Paris hivernal et brutal, Ramuz a le regard de l’ingénu « plein d’inexpérience » qui perce le vernis des usages et de l’urbanité. Il y est venu parce que Paris est la capitale intellectuelle de la langue française, mais celle-ci, la langue, est rude et peu accueillante. Paris parle vite, Paris cru, ou mondain, ou politique, ou factice : « Paris a été montée sur tréteaux », écrit-il. Ramuz, lui, parle un autre français, plus lent en apparence, si riche en vérité quand on le lit. Sa langue est pleine de mots inédits, dialectaux, incongrus, jamais ouïs. Chez lui, Aline est « matineuse », la cloche a un « bombement », les voitures sont assourdies par le « détrempement » du pavé, une longue route « s’appointit »… Peu importe, ont répondu les Parisiens de son époque : si vous n’en êtes pas, « l’aventure ne se terminera pour vous que par votre expulsion plus ou moins sournoise, mais définitive ». C’est ce qui est arrivé à Charles Ferdinand Ramuz.

Cent ans plus tard, nous autres, Parisiens et/ou Français, n’avons pas changé. En effet : comment se fait-il que ce grand écrivain suisse soit si méconnu dans notre orgueilleux Hexagone ? Comment se fait-il qu’il soit ignoré par l’Université, oublié par les académies, si rarement cité par les écrivains qui ont écrit après lui ? Son absence du canon littéraire enseigné chez nous est lamentable.

Ah, les Français ! dira-t-on. Si centralisés, si centralisateurs, si exceptionnalistes ! Il est temps qu’ils aillent se ramuzer comme ils vont se créoliser. Ils n’ont même pas d’océan à franchir pour le faire : il suffit de passer quelques cols de montagne.

Saluons donc une dernière fois l’initiative des éditions Zoé qui consiste à diffuser l’œuvre de cet écrivain dans une « Petite bibliothèque ramuzienne » à prix réduit. Et ajoutons deux détails importants : chaque volume est accompagné d’une préface fort utile ; la version choisie de chaque œuvre est la version originale, qui a gardé quelques aspérités bienvenues et gage de différance

Tous les articles du n° 115 d’En attendant Nadeau



12/09/2020

Mona Ozouf: George Eliot, féministe avant l'heure


Mona Ozouf: George Eliot, féministe avant l'heure

L'historienne et philosophe Mona Ozouf met au jour, dans un essai lumineux, la modernité de la grande romancière britannique.

Mona Ozouf publie "L'Autre George. A la rencontre de George Eliot" (Gallimard).

Mona Ozouf publie "L'Autre George. A la rencontre de George Eliot" (Gallimard).

C.Hélie/Gallimard

Epoustouflante Mona Ozouf. A 87 ans, la spécialiste de la Révolution française et apôtre de l'enseignement public fait, avec cette plongée dans l'oeuvre de George Eliot (1819-1880), l'un de ces élégants pas de côté qui laisse pantois. Aussi instructive que divertissante, son auscultation de la "petite soeur" anglaise de George Sand en dit long sur les pesanteurs et les idéaux du XIXe siècle. De quoi inciter à (re)lire les écrits de cette écrivaine aujourd'hui trop méconnue en France.  

L'EXPRESS. Mona Ozouf, pourquoi délaissez-vous la Révolution française et l'école publique pour vous consacrer à la grande romancière anglaise George Eliot (1819-1880) ? 

Mona Ozouf : Pour la faire connaître, bien sûr, mais aussi et surtout parce que j'ai publié en 1998 un livre sur Henry James qui n'a eu aucun succès. J'avais trouvé un très mauvais titre, il est vrai, bien trop énigmatique, La Muse démocratique. Or, c'est le livre que je préfère, j'ai pour lui la tendresse des mères pour leur enfant un peu bancal. J'avais beaucoup aimé écrire cet essai sur James : ma véritable passion n'est sans doute ni l'histoire ni la philosophie, mais la littérature. J'ai donc eu envie de me replonger à nouveau dans une grande oeuvre.  

De quand date votre appétence pour cette romancière ? 

Publicite

Lorsque j'ai écrit le livre sur James, je me suis aperçue qu'il s'était beaucoup intéressé à elle, à la fois avec admiration et esprit critique. Cela m'a intriguée et je me suis souvenue avoir découvert autrefois Le Moulin sur la Floss, sur les conseils de ma professeure de français de 3e, Renée Guilloux. Or, James disait que lorsqu'on doute de l'immortalité de l'âme, bref, dans les jours noirs de l'existence, on aurait intérêt à faire la connaissance réconfortante et solaire de Dorothea Brooke, dans Middlemarch. Ce roman est alors venu compléter ma dizaine de livres de chevet, aux côtés de la correspondance de Flaubert et de Portrait de femme, de Henry James, justement, dont j'ai bien relu vingt fois la scène finale, celle de l'agonie de Ralph, l'une des plus belles scènes d'amour de la littérature, selon moi. Oui, il y a des choses que je relis constamment. Probablement parce que, même tragiques, elles me consolent.  

A son époque, George Eliot était-elle une sommité des lettres anglaises ? 

Elle le devient dès son deuxième livre, Adam Bede, en 1854. Comme George Sand, elle avait pris un pseudonyme masculin pour échapper à la condescendance avec laquelle on traitait les ouvrages de dames. Elle se souvenait que lorsqu'on avait appris que Jane Eyre était l'oeuvre d'une Charlotte, le ton de la critique avait subitement changé. Avec le succès, l'anonymat saute. Elle ne peut plus se camoufler derrière lui comme elle l'a fait pour son premier ouvrage, Les Scènes de la vie cléricale, mais elle conserve son pseudonyme. En France aussi, elle est reconnue comme un grand écrivain, notamment par le critique Ferdinand Brunetière. Son confrère Charles Du Bos, lui, comparera Middlemarch à Anna Karénine. Quant à Proust, il dira qu'il ne pouvait pas lire deux pages d'elle sans pleurer. 

George Sand était, rappelez-vous, une icône dans votre famille... 

Ma famille était régionaliste, frottée d'autonomisme, on parlait breton à la maison... Or George Sand se passionnait pour les littératures du peuple, c'est-à-dire les littératures orales sans auteurs identifiables (tout le XIXe siècle a rêvé sur le génie collectif et anonyme qui fait l'identité des nations), et elle portait aux nues "notre Bretagne", car elle y voyait à l'oeuvre un génie poétique particulier. Du coup, ma mère admirait George Sand, à une époque où, avant sa réhabilitation grâce à la vague féministe, elle était tenue pour ringarde. George Eliot, elle aussi, connaîtra une sorte de purgatoire, qui s'achèvera en Angleterre après la Seconde Guerre mondiale, mais qui persiste en France. Zadie Smith a rappelé l'autre jour qu'Eliot et Dickens, dont elle adore les gros romans touffus, sont toujours tenus pour démodés par les Français.  

George Sand faisait-elle partie du panthéon de George Eliot ? 

Oui, au côté de Rousseau. A ses yeux, ce sont là les seuls auteurs qui font comprendre ce qu'est la passion. Elle parle de Sand dans des termes religieux, elle dit se "prosterner" devant son oeuvre, si sulfureuse pourtant pour les Anglais : la femme de Thomas Carlyle n'osait emprunter un livre de Sand à la bibliothèque que sous un faux nom. Autre exemple inouï du puritanisme de la société victorienne : dans Le Moulin sur la Floss, George Eliot s'autorise une scène "sensuelle", une seule, lorsque Stephen, pris d'une tentation irrésistible devant le beau bras nu de Maggie, le couvre de baisers. Bras que Maggie retire immédiatement, mais la critique anglaise n'en parle pas moins d'une scène révoltante - pour une femme entendons-nous : sous la plume d'un homme, cela n'aurait pas choqué. Et de comparer Le Moulin sur la Floss aux romans immoraux chers aux Français.  

Eliot était "magnifiquement laide", comme l'écrivait James, mais aussi, dites-vous, sédentaire voyageuse, athée religieuse, conservatrice de progrès, rationaliste éprise de mystère... C'est cette reine des oxymores qui vous séduit ? 

C'est un personnage très complexe. D'une part, elle est de plain-pied dans le monde nouveau. La grande étape de son parcours intellectuel est la critique des textes sacrés. Ce qui est amusant, c'est que, dotée d'une formation religieuse très imprégnée d'évangélisme, elle avait été dépêchée auprès d'un couple d'intellectuels libres penseurs de Coventry pour les ramener à des sentiments religieux plus conformes. Or, c'est elle qui est "convertie". Et elle entreprend, à 23 ans, de traduire La Vie de Jésus du théologien allemand David Strauss, livre qui fait scandale à l'époque. Dès lors, elle perd la foi, elle ne croit plus à la vie éternelle ni à l'intervention divine dans le monde.  

En fait, elle partage toutes les grandes thèses du XIXe siècle : elle est une darwiniste convaincue, elle flirte avec le positivisme, elle croit au développement et au progrès, et met son espoir dans la science, comme l'attachant personnage du médecin dans Middlemarch. Cela dit, au nom des prérogatives sacrées du roman, elle se garde de tout didactisme. Chez elle, les grandes questions philosophiques se traitent à la taverne. Auprès des gens du caniveau, comme persiflait l'un de ses plus féroces critiques, John Ruskin.  

Pourtant, elle n'est en rien une révolutionnaire. 

Non, elle est une conservatrice de progrès. Selon elle, on avance d'autant plus sûrement qu'on n'est pas révolutionnaire. C'est le fond de la sagesse anglaise : mille petits ajustements évitent de faire des révolutions. Ce qui est peu compréhensible aux yeux des Français, peuple du tout ou rien, pour qui, comme dit le philosophe de la République Charles Renouvier, "tout ce qui n'est pas idéal est misère". George Eliot est une romancière de la durée. Elle excelle, chose rare, à dire, sans ennuyer, ce que peut être un amour durable. Elle montre la conversion des êtres, l'évolution douce des choses et fait l'éloge de la lenteur.  

Le grand drame des femmes, pense-t-elle, est le mariage malheureux et, a contrario, leur grande, mais rare réussite, est le mariage dans lequel la répétition elle-même est un bonheur. Pour celui-ci, elle donne ses recettes : le partage des projets et des intérêts intellectuels, la lente transformation de l'amour en amitié et en tendresse. Au fond, elle a de l'existence une vue assez cruelle et, donc, de la sympathie pour tout ce qui l'adoucit. Elle pense, et je lui donne raison, que le plus malaisé est d'accorder ce qu'on a reçu avec ce qu'on a décidé de choisir. Une difficulté qu'elle traite dans tous ses livres, avec une audace étonnante.  

Audacieuse fut aussi sa vie sentimentale... 

Oui, voilà une personne attachée aux usages et à une vie conventionnelle, qui rompt avec sa foi, sa famille, ses amis, l'opinion publique. Ce n'était pas rien, en 1854, de s'enfuir en Allemagne avec l'écrivain hurluberlu qu'était George Henry Lewes. Puis de s'installer avec cet homme improbable, ce "Mirabeau miniature", comme elle l'appelle, qui ne peut pas divorcer parce qu'il a reconnu l'enfant adultérin de sa femme. C'est aussi pour cette raison qu'elle prend un pseudonyme. En effet, quand elle emménage avec George, elle estime qu'elle vient de contracter un vrai mariage et ne veut plus signer de son nom de jeune fille, Marian Evans. Mais elle ne peut pas davantage signer Marian Lewes, car il y a une Agnes Lewes légitime qui habite dans le même quartier de Londres.  

Dans son oeuvre, les femmes sont souvent plus intelligentes que les hommes... 

La petite Maggie du Moulin sur la Floss est plus futée que son frère Tom, plus rompue au commerce des livres. Dans les romans d'Eliot, les femmes, contrairement aux hommes, lisent beaucoup. Or, la littérature est le royaume du "comme si", et ceux qui sont capables par l'imagination de faire "comme si" sont supérieurs intellectuellement, ils savent se mettre à la place de l'autre. Cependant, elle n'est pas favorable à l'extension du suffrage aux femmes. En quoi elle fait preuve d'un féminisme timide, qui la rapproche, du reste, de George Sand : elle aussi pensait que l'acquisition par les femmes des droits civils passe avant les droits politiques.  

Par d'autres aspects, toutefois, Eliot peut se montrer révolutionnaire. Elle ne se contente pas de défendre les articles de la foi féministe basique (indépendance économique, droit à disposer de son corps), mais elle dit aussi que personne ne doit être assigné à son sexe biologique. Il y a des dissidents du sexe : une femme, explique-t-elle, peut naître avec des goûts masculins, et réciproquement. De nos jours, ceci trouve un écho particulier. Certes, elle ne plaide pas pour les transgenres, ce serait anachronique, mais l'idée y est. Autre idée incroyable pour son époque : elle considère que la maternité ne définit pas les femmes ni ne doit les enfermer. Ici, la modernité d'Eliot est éclatante. 

Elle se révèle aussi visionnaire lorsqu'elle évoque dans Daniel Deronda l'idée d'un Etat juif en Palestine..

Oui, d'autant plus que cela se situe en 1876, vingt ans avant Theodor Herzl. Elle défend l'idée qu'un être ne définit finalement bien son identité que par rapport à un groupe, qu'il lui faut cet environnement pour accéder à sa propre nature, ce qui est très novateur. La quête anxieuse de l'identité traverse toute son oeuvre.  

Faut-il encore conseiller Eliot, au XXIe siècle? 

J'ai envie de vous dire qu'à toute époque toute grande oeuvre peut se lire avec profit. Quand les ouvrières du Puy faisaient grève, Simone Weil, pour les encourager dans leur combat, allait leur lire Sophocle. Alors, oui, il y a mille et une raisons de recommander la lecture des romans de George Eliot. Aux adolescents d'aujourd'hui, comme à ceux qui ont gardé un esprit d'enfance, je conseillerais Le Moulin sur la Floss. Et Middlemarch, son chef-d'oeuvre, à tous ceux qui se sentent désormais, comme c'était alors aussi le cas, au bord d'un monde inconnu qui les fait trembler.   

 

  


L'Autre George. A la rencontre de George Eliot, par Mona Ozouf. Gallimard, 252 p., 20 €. 

Propos recueillis par Marianne Payot
© L'Express