Bernard Stiegler © Ulrich Lebeuf. Myop
Trouver la signifiance dans l’insignifiance – voilà ce à quoi œuvrait Bernard Stiegler et qui peut se présenter comme le fondamental de
sa pensée qu’il faut nécessairement continuer en la différant afin de
creuser la différance des sens dans l’indifférences des choses. Chez
Stiegler, c’est probablement cette pratique prolifique de la
signifiance qui a créé le désarroi général produit par l’annonce de son
décès. Ce désarroi, cette vive blessure, il nous faut pourtant lui en
savoir gré d’avoir laissé derrière lui un ensemble de textes qui sont
autant de pansements nous permettant de continuer sa pensée, de penser
avec et par-delà Stiegler.
Convertir des défauts en des nécessités, cette quasi-causalité prothétique dont Stiegler a fait état toute sa vie – et ce à quoi le dernier ouvrage en date, Bifurquer, offre toute la plasticité disciplinaire –,
c’est ce que je souhaiterais mettre à l’honneur dans l’immense
palimpseste que constitue sa philosophie car il me semble que « le
défaut qu’il faut », en tant que ce défaut-même, est ce qu’il faut à la
philosophie. Qu’il nous faut un peu plus de philosophes aux
métaphysiques appliquées comme a pu l’être Bernard Stiegler afin de
produire des philosophies vives et vivantes, c’est-à-dire des
philosophies qui s’opèrent au vif du présent, dans le présent et en dehors de son vivier standardisé.
En ce qui me concerne, il m’est tout à
fait difficile d’assumer la volonté de rendre hommage à Bernard Stiegler
tant je ne l’ai pas réellement connu et ne suis qu’un parmi ses
nombreux lecteurs. Cependant, c’est dans une volonté de témoignage et d’actage des
trans-individuations produites par Stiegler sur des jeunes générations
que je souhaite participer à cet hommage. Il ne s’agit donc pas tant de
témoigner de l’effet que sa pensée a pu avoir sur moi que des puissance
actives qui circulent en elle. En effet, le travail opéré par Stiegler
change ce que peut être la philosophie et le philosophe, il renvoie à un
supplément – cette voix du temps présent dont nous parle J-L Nancy –
qui est au cœur de l’enthousiasme créé par sa pensée. C’est à cette
supplémentarité – qui est une localité, nous y reviendront – de Stiegler
qu’il m’est cher de rendre hommage.
Lors de l’un de mes cours de master en
philosophie, j’ai consacré un de mes travaux à la figure philosophique
de Stiegler à travers la méditation autobiographique que constitue son
texte majeur Passer à l’acte. Et, loin de l’indécente volonté
de faire ressortir – une fois encore – son passé carcéral, c’est bien à
partir de cet intime secret que s’opère la force de ce texte qui a
l’étrange vertu de métaboliser dans l’expérience qu’on en fait le fond
de sa pensée, livrant de la sorte et d’une manière toute autre ce qu’il
disait déjà de façon bien plus scolaire dans La technique et le temps.
Par ce texte, il témoigne que le récit autobiographique parvient à
faire ressortir quelque chose d’essentiel de la philosophie de l’auteur
que d’autres textes, moins intimes et portant sur les mêmes questions,
ne réussissaient pas à faire ressortir avec autant d’efficace. C’est-à-
dire qu’il se produit un mouvement tout à fait étonnant qui consiste à
faire pénétrer en même temps et à la fois la philosophie de l’auteur et
le « philosopher » de celui-ci. Tout se passe comme si le texte, en
mêlant son lecteur à l’interrogation intime de son auteur et en ne
présentant jamais de véritable « philosophie », se mettait à philosopher
et à faire philosopher avec lui or même que cette expérience est
précisément l’objet de celui-ci. Il se produit alors un sentiment tout à
fait spécial lors duquel l’aventure de la lecture amène à ce sur quoi
elle porte, où le fond du texte se télescope en expérience de celui-ci :
où l’on fait l’expérience, en lisant le texte, de ce dont il parle.
Quelque chose se passe dans ce texte :
une trans-mission s’opère. Cette trans-mission, c’est ce que j’ai tenté
d’appeler une philosophie vive, un philosopher à vif,
c’est-à-dire une philosophie qui est toujours dans un jeu d’ascenseur
entre le penseur et son milieu, qui cherche à rendre compte de cette
interdépendance qui situe une pensée et qui fait « penser par milieu », « qui fait penser par milieu comme l’herbe pousse. »[1]. Au
cours de la rédaction de ce travail, j’ai donc pris contact avec
Bernard Stiegler qui a eu l’adorable amabilité de me répondre en me
demandant de préciser ce que j’entendais par « philosopher à vif ». Ce à
quoi je lui ai répondu de façon toute parcellaire et tremblante :
« penser au vif de l’existence, c’est penser dans les plis et mouvements
sociaux dont nous composons la chair. Philosopher à vif, c’est-à-dire à partir des douleurs nerveuses produites par les flux d’informations de la chair que Nous sommes, dans les nervures du réel afin de décoder et dénouer ces mêmes flux nerveux. »
Enquête anamnésique de l’autobiographie
« Passer à l’acte », Bernard Stiegler (Galilée, 2003)
Peut-être faudrait-il tout de suite
préciser l’ambiguïté du caractère autobiographique du texte qui ne se
présente pas comme le récit chronologique d’une série d’événements vécus
qui viendrait situer et circonstancier le rapport philosophique d’un
auteur à son œuvre ou à sa propre vie – comme œuvre -, mais qui plutôt
se présente comme une méditation anamnésique de ce que signifie
être philosophe, et qui passe elle-même par la présentation de la
question de l’anamnèse qui s’est originairement présentée à l’auteur dans le cours accidentel de son existence[2].
On ne peut alors affirmer que le style autobiographique soit un médium
nécessaire par lequel doit passer la pensée de Stiegler. Mais en même
temps, l’ensemble de son œuvre philosophique est contenu en puissance et toujours prolongé en actes à partir d’une expérience très existentielle
dont il donne, au final, peu de « détails historiques », mais à partir
de laquelle il explique en quoi l’expérience philosophique qui s’y est
révélée est toujours affaire d’une réflexion sur le rapport entre
puissance et acte.
Cette expérience, elle s’est présentée comme le passage à l’acte
des potentiels philosophiques communs à chacun dans la singularité
d’une vie particulière : la question du devenir-philosophe interroge
toujours l’actualisation singulière d’une puissance philosophique
universelle. Et c’est précisément ce passage à l’acte (acting out) de la philosophie en puissance à la philosophie en actes dont on ne peut jamais rendre compte que par défaut et à partir des restes et des traces laissés par ce passage que l’autobiographie tente, elle-même en tant que reste de ce défaut,
de rendre. Autrement dit, dans une pensée comme celle de Stiegler, le
philosophe est celui qui cherche la vérité de l’anamnèse qui est
précisément celle d’un défaut d’origine, la vérité du défaut d’origine
qui n’est perceptible précisément que par défaut à partir des traces et
des restes de ce qui toujours tente de la convertir : la technique. Et
l’autobiographie n’est pas autre chose que le résidu d’une enquête
anamnésique qui consiste à restituer les traces de ce passage à l’acte
originaire de sa propre philosophie afin de faire apercevoir ce qu’est
la philosophie. En ce sens, retracer l’origine philosophante d’une vie
d’un philosophe, c’est traiter de l’origine de la philosophie elle-même à
partir des traces laissée par la vérité que celle-ci cherche. Il y a
alors quelque chose de l’ordre de la performativité dans le récit
autobiographique chez Stiegler car celui-ci révèle que c’est seulement à
partir du défaut de ce qui est cherché que ce qui est cherché se donne :
le style autobiographique chez Stiegler, en faisant témoignage de ce
qui l’a fait devenir philosophe, reconstitue lui-même tant sur le fond
que sur la forme la manière dont la philosophie s’est présentée à lui et
en quoi sa philosophie est elle-même le développement de ce qu’il
considère être la philosophie. C’est-à-dire que c’est en donnant les conditions de ce qui s’est passé dans ce qui l’a fait passer à la philosophie qu’il réussit à livrer, par défaut, ce passage à l’acte de la philosophie – et en quoi la philosophie doit toujours passer à l’acte.
De la puissance à l’acte
Pour ce faire, l’ensemble du texte part
de l’hylémorphisme aristotélicien qui établit la différence entre
puissance et acte. Partant de la réflexion sur ce que serait une vocation philosophique et la part d’individualité auquel fait appel un tel terme[3],
Stiegler explique que ce qui est individuel en la philosophie est son
passage à l’acte dans la singularité d’un philosophe qui s’est mis à
activer en lui la puissance philosophique commune à tous en ce
sens que nous sommes tous concernés en puissance par la philosophie car
la philosophie est elle-même concernée en puissance par cette
communauté.
Pour mieux comprendre ceci, Stiegler fait référence aux principes d’individuation psychique et collective
repris à Simondon et qu’il considère comme condition existentielle de
toute philosophie sans laquelle elle perdrait tout crédit, sombrant dans
la vanité d’un bavardage savant. Chez Simondon, l’individuation est un processus par lequel le divers qu’un individu est – mais aussi le divers qu’est une collectivité – tend à s’unifier afin d’arriver à sa propre in-divisibilitéqui
correspondrait à l’adéquation du sujet à lui-même – ou de la
collectivité à elle-même. Et pour Simondon comme pour Stiegler,
l’individuation psychique (d’un individu) passe et s’inscrit par et dans
l’individuation collective qui s’individue elle-même par cette
inscription. Stiegler parle du lien entre un Je et un Nous qui est un lien inextricable car le Je ne peut s’individuer en dehors de sa contribution à l’individuation du Nous auquel
il est structurellement relié comme faisant partie d’une individuation
plus vaste. Bien entendu, il ne s’agit là que d’un processus tendanciel qui ne peut arriver à ce à quoi il tend – auquel cas la fin de l’individuation serait la fin de l’individu lui-même.
À partir de cette double contrainte (inextricabilité du Je et du Nous
et inachèvement du processus) se dégage la temporalité de
l’individuation par laquelle l’individu ne pouvant réaliser et finir son
individuation – sous peine d’en venir à sa propre fin – la concrétise
par défaut en la différant sans cesse. C’est-à-dire en
procédant à une différence toujours réactivée de cet accomplissement par
le biais d’une fin (l’unité d’un individu) fictionnée. Et c’est précisément cette structure d’inachèvement qui donne la temporalité au Je et au Nous faisant qu’il leur arrive quelque
chose : c’est par la structure de différenciation comme impossibilité
d’individualisation (résultat définitif d’une individuation) que se
constituent des histoires au cours desquelles des choses se passent.
Cela étant dit, il n’en demeure pas moins que chaque individuation est
différente – différante – d’une autre et que, bien qu’issue du même
processus partagé, les individuations diffèrent en leur état
« individué » : au moment où l’auteur de ce travail s’individue en
essayant de trouver une cohérence symbolique à son propos, il ne
réussira à le faire que si son lecteur s’individue avec lui – lui trouve
une certaine cohérence. Et si cette individuation réussit, elle devra
avoir eu lieu en le lecteur sans pour autant que celui-ci se soit individué de la même manière
que l’auteur, et il est même certain qu’il y aura différence
d’interprétation – ne serait-ce la plus minime – entre le lecteur et
l’auteur, différence qui révèle précisément l’intérêt du lien entre les
individuations en ce qu’elle souligne les différents potentiels dont
toute individuation est chargée : la différence d’interprétation effectiverévèle,
d’une part, l’existence des potentiels différents d’interprétation et,
d’autre part, le fait que nous participons bien tous à l’individuation
de ces choses qui nous relient (les lois, la philosophie, les textes
etc.) et qui se donnent comme fonds pré-individuels chargés de
potentiels dont les individuations seront des activations.
« La Mort de Socrate », Jacques-Louis David
Ainsi, Stiegler insiste sur le rapport
entre individuation et philosophie qui est toujours en puissance
questionnement de l’individuation. Pour comprendre ceci, il convoque la
figure de Socrate dont l’histoire s’inscrit dans un tel cadre processuel
et qui est celle de quelqu’un qui a lié jusqu’à sa mort son individuation à celle de la Cité, laissant derrière lui comme produit individualisé ce Nous qu’est devenu la philosophie et qui se présenterait alors originairement comme relation exemplaire d’un Je au Nous. Il s’ensuit que le legs de Socrate, en acceptant son sort de la sorte, est celui d’une sur-vie qui passe par les potentiels qui chargent son corps mort et qui, par la puissance
du lien créé par son « philosopher jusqu’à la mort », sont toujours
autant d’invitations à venir les réactiver. Pour Stiegler, se référant à
la question nietzschéenne du qui demeurant en toute philosophie[4], « la philosophie comme discours du philosophe est toujours et par excellence le discours que l’individuation, en tant qu’elle est toujours à la fois individuation d’un Je et individuation d’un Nous, tient sur elle-même à ses propres limites, à travers la singularité existentielle d’une individuation philosophique, et précisément comme inachevable. »[5]
Autrement dit, la philosophie est toujours concernée par l’inextricable
lien des individuations, et elle-même se faisant dans une philosophie
singulière, elle ne peut « connaitre » ce processus auquel elle
participe sans le poursuivre et, par là même, le transformer en
s’élaborant comme philosophie propre. Elle ne peut donc connaitre ce
qui pourtant la concerne dans son intimité le plus profonde :
l’individuation en tant que devenir différentiel commun de
l’humanité. C’est parce qu’elle-même s’individue toujours dans sa saisie
de l’individuation qu’elle ne peut se poser comme savoir de celle-ci et
que sa figure tutélaire reste celle de Socrate et du non-savoir dont
procède sa pratique. La pratique du non-savoir comme tentative de
saisir l’insaisissable, c’est-à-dire de saisir ce qui fait passer une
puissance à un acte, c’est ce en quoi consisterait la philosophie : on
ne peut « apercevoir » la cause du mouvant que par sa propre mise en
mouvement, son propre passage à l’acte. En ce sens, le discours sur l’individuation – sur le devenir – ne peut être que performatif et le dire philosophique ne peut que se confondre avec une pratique philosophique qui engage la question de son action : la question philosophique est la question de l’action.
La vérité de l’impossible – l’impossible vérité
Il en ressort que faire l’effort de lier
son individuation propre à celle de la Cité – société devrait-on dire –
et par conséquent, par cet effort de liaison qu’est la philosophie, de
faire correspondre la vie d’un philosophe à sa philosophie est une
expérience de l’impossible aussi bien que de la vérité et, à plus forte
raison, de la vérité de l’impossible comme vérité en tant que telle :
une manière de vivre dans la question de la vérité. Il s’agit là, d’une
certaine manière, de se poser dans la question de la vérité en tant
qu’elle n’est aucune question particulière, mais bien plutôt ce que
Blanchot appela la « question de tout »[6]
– et comme je pense le comprendre : la question de l’irréductible
différence d’un soi à ce soi qui est toujours la question posée au
devenir en tant que défaut d’Être, en tant que vérité du devenir.
Et, selon Stiegler, c’est toujours ainsi
que commence l’histoire d’un philosophe et, plus largement, l’histoire
de la philosophie en tant que la question de la vérité est la question
de l’origine. La question de l’origine serait précisément celle de
l’individuation humaine – qui interroge l’individuation en tant que
structure temporalisante – et c’est autour de cette question que s’est
originairement formée la philosophie comme recherche de l’origine, et
qui fait d’elle la discipline dont tout humain est potentiellement
chargé en tant que lui-même originairement inquiet de son origine. Et, posant que tout homme est essentiellement désirant, Stiegler établit que l’origine est la question que pose en substance la question du désir qui est toujours désir de savoir ce qui pourtant ne peut l’être en tant qu’impossibilité du savoir. Et c’est bien le fait que la philosophie est amour du savoir
qui pose que tout individu est, du fait qu’il est essentiellement
désirant, concerné en puissance par elle. C’est pour cela que la vraie
question qui se pose lorsqu’un philosophe s’interroge sur sa vocation à
la philosophie est la question de son passage singulier à l’acte de la philosophie.
Chez Stiegler, c’est précisément la question de l’origine, et, a fortiori, la question de la vérité de l’origine, donc de la vérité-même qui
l’a fait passer à l’acte philosophique. Et cette question de la vérité
de l’origine, elle s’est présentée à lui comme elle s’est présentée à
l’origine de la philosophie chez Platon, c’est-à-dire sous la figure de
la réminiscence en tant que souvenir de la vérité-même. Or, il
est pratiquement impossible pour un philosophe de rester constamment
dans cet état de réminiscence qui passe nécessairement, du fait de la
vie quotidienne, au second-plan de la pensée. Comprenons alors que se
poser la question de la vocation philosophique en mobilisant le style
autobiographique a pour vertu d’obliger le penseur à « se retourner
brutalement vers cette question de la vérité » et de lui faire faire
l’expérience d’une seconde réminiscence comme réminiscence de la
première – et, du même coup, des vérités que celle-ci emmène
originairement avec elle.
Par-là, il est intéressant de voir que la question autobiographique – ou plutôt la question de la philosophie posée autobiographiquement
– amène à retracer singulièrement la question de l’origine,
c’est-à-dire la question à l’origine de la philosophie qui met toujours
au contact le philosophe et la philosophie – un Je et un Nous. En ce qui concerne Stiegler, cela l’a amené à penser qu’il était temps qu’[il]
reconstitue, par une anamnèse, la question de la vérité telle que
précisément elle s’est constituée pour [lui] comme question de la vérité du temps […] et qu’ainsi il était de son devoir de dire,
sinon la vérité, du moins la nécessité de dire la vérité, et de le
faire en tentant d’aller autant que possible au bout se « [sa] vérité »,
de la vérité sur [son] parcours dans la question de la vérité, et,
peut-être, comme expérience de l’impossibilité de dire la vérité
autrement que par défaut, comme fiction d’un après coup : dans le temps
et comme temps, comme travail du temps.[7]
On comprend alors que la question de la
vérité ne peut être dite que par la nécessité tragique consistant à
essayer de la dire, et ce par le travail qu’en fait le temps comme son
passage par lequel elle laisse des traces dont on ne peut rendre compte
que par un après-coup – comme le fait Proust dans la nécessité du futur antérieur[8]. La vérité apparait donc par son passage dans le temps et la nécessité de la dire consiste à toujours le faire dans l’après coup qui cherche à consolider ce passage comme défaut de vérité en nécessité de ce défaut : un il faut.
Aristote (statue) © thelefty /stock.adobe.com
Métaphysique carcérale
Suite à son passage à l’acte criminel en
1978, la prison a été l’occasion, pour Stiegler, d’une véritable
suspension de l’ensemble des actions qui constituent une vie ordinaire.
Cette suspension qui est aussi interruption a amené le
jeune prisonnier à se questionner sur l’ensemble des actes qui
l’avaient mené à ce passage à l’acte. Très rapidement, ce questionnement
s’est élargi à celui de la notion de passage à l’acte en général
faisant lire à Stiegler le traité De l’âme d’Aristote dans
lequel celui-ci établit les trois modes d’animations et de mise en
mouvements de la vie que sont les âmes végétatives, sensitives et
intellectives. C’est en cherchant à comprendre son propre passage à
l’acte que Stiegler s’est mis à questionner cette notion bien plus
largement.
Chez Aristote, le constat est
relativement simple : chacune des âmes est, la plupart du temps, sur le
mode d’acte de son mode inférieur : l’âme sensitive est majoritairement
sur le mode de l’âme végétative et est sensitive en puissance, puissance
qu’elle met en actes par le biais de la reproduction ; l’âme
intellective vit majoritairement sur le mode de l’âme sensitive et est
intellective en puissance, faisant passer l’intellectif en actes lorsque
celle-ci re-produit la vérité divine par sa participation au
divin. En ce sens, chacun des modes de vie de l’âme est mû par le
principe moteur le plus désirable qu’est Dieu, motif de tous mouvements. Et chacun de ces modes de vie sera l’expression de ce mode mû par le motif qu’est Dieu.
Cette lecture du traité fut essentielle dans la trajectoire de Stiegler qui s’est donc intéressé aux conditions des passages de la puissance à l’acte telle qu’Aristote les nomme comme participation au divin.
C’est à partir de cette lecture décisive que Stiegler s’est concentré
sur la notion de motion, de mise en mouvements comme passage à l’acte
qui peut être compris comme émotion et dont la considération du milieu est apparue comme déterminante. Partant du fait qu’Aristote lui-même s’est mis à étudier les milieux des sens de l’âme sensitive, c’est la question du milieu de l’âme intellective qui lui semblait être la plus urgente à analyser[9]
– en tant que conditions de participation à la vérité divine qu’est ce
passage à l’acte propre à l’homme. Dans son étude du milieu, Aristote
prend l’exemple du poisson pour qui l’eau constitue son milieu qui ne
lui apparait jamais comme tel car il est structurellement oublié : « l’eau est ce que voit toujours le poisson, ce qu’il ne voit jamais. »[10]
Dans sa cellule, Stiegler, lisant
Aristote, s’est donc mis à méditer sur l’existence du milieu noétique –
intellectif – comme milieu de l’âme intellective qui est l’élémentarité
de la vie quotidienne de cette âme. Et c’est précisément dans sa
condition de « poisson sorti de l’eau », c’est-à-dire par la sortie de
la quotidienneté ordinaire en quoi consiste la prison, que Stiegler
s’est aperçu que « la philosophie consistait à considérer le milieu en
étant capable de s’en extraire, comme un poisson volant peut sortir de
l’eau. »[11] Dans ce sens, c’est précisément à partir de cette extraction – de cette abstraction – qui permet une prise de vue sur le milieu que ce même milieu – faisant en l’occurrence défaut – se
présente comme ce qui permet le passage à l’acte d’une puissance. Sa
condition carcérale l’a alors laissé comprendre que le milieu vital de
l’âme intellective, le monde, comme trame d’artefacts formant des relations supportant des rapports sociaux, [lui]
faisait radicalement défaut, [faisant qu’il] avait peut-être une chance
de considérer ce monde comme un poisson volant au-dessus de son élément
– un milieu élémentaire, mais tout entier constitué de suppléments, où l’élément, autrement dit, fait toujours défaut.[12]
La condition carcérale de Stiegler eut
pour effet de le confronter aux limites ordinaires de la vie
intellective lui faisant presque voir matériellement l’extra-ordinarité
du milieu ordinairement invisible des conditions de l’expérience
noétique : il s’est vu à la limite de ces conditions, presque en dehors
d’elles, et, de ce fait, au plus près d’elles. Il s’y passa
alors un événement très proche de ce que cherchent les mystiques et les
ascètes, faisant que l’absence profonde du monde extérieur lui révéla l’irréductibilité de celui-ci. C’est-à-dire
que c’est en l’absence du « milieu extérieur » et au plus intime de son
« milieu intérieur » que lui apparut le fait que le milieu intérieur
n’existe pas, se faisant toujours à partir de quelques restes, défauts
et artifices du monde extérieur que lui constitue toujours sa mémoire
par des formes mnésiques. Notons que cette expérience lui fut inscrire
ces vers très parlants de Mallarmé dont la puissance poétique porte au
plus haut ce qui est à comprendre dans cette expérience carcérale :
Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale / Trouve en leur docte manque une saveur égale.[13]
Vivant dans l’absence de monde, celui-ci ne se présentait à lui que par défaut, comme le défaut qu’il lui fallait, qu’il
fallait et qu’il lui faudra garder comme cette nécessité pour continuer
à vivre sans sombrer. Et plus encore, c’est le défaut des restes – leur
absence – comme dépôts du défaut du monde, le fait qu’il n’y eut plus
rien eu dans sa cellule, pas même les traces de ce défaut, qui faisait
qu’il n’était que tramé par ces mêmes restes[14]. Le
presque total défaut de monde extérieur lui fut réduire son intériorité
à l’extériorité elle-même réduite au minimum de ce qu’il lui en restait
dans sa mémoire. Autrement dit, le défaut des restes du passage du
temps – du devenir comme défaut d’Être – n’était jamais totalen
ce que, irrémédiablement, ils résidaient eux-mêmes dans la mémoire,
structure radicale de l’extériorité qu’est le défaut du monde. C’est
alors par l’effort de réminiscence de ce qui constitue le monde
extérieur, dans cet effort, que Stiegler en est venu à penser
que ces éléments de mémoire formant des tissus de souvenirs sont
eux-mêmes des traces du défaut du monde, qu’ils sont déjà l’extériorité
permettant la construction, toujours dans une fuite en avant comme l’est
l’individuation – le devenir -, d’une intériorité se faisant. Stiegler,
cherchant la vérité du passage à l’acte par le travail de son anamnèse
comprend que ce travail n’est lui-même possible qu’à partir des
hypomnèses historiques que celle-ci a laissé derrière elle et en lui.
Pour lui, l’ensemble des traces laissées par le défaut du monde, ou
plutôt par le défaut de vérité sur son origine sont le monde lui-même : il
faut ce défaut d’origine pour que le monde tel qu’il est
existentialement soit comme il est, et ce n’est qu’en comprenant ce
défaut d’origine comme impossible vérité – qui est celle-ci aussi de
l’individuation – à travers le travail anamnésique que permet les
hypomnèses du monde (livres, mythes, concepts, lois, formules, modèles, techniques, technologies etc.) que l’on peut passer à l’acte intellectivement, c’est-à-dire noétiquement.
En ce sens, il prend le contre-pied de
Platon – et, au détour, celui de Husserl – en posant que ce sont les
hypomnèses constituant le milieu noétique (technique de remémoration qui
ont les mêmes caractéristiques que celles du corps comme prison de
l’âme, cause de l’oubli de la vérité originaire à laquelle elle
participe) qui permettent le travail anamnésique et, pourrait-on
rajouter, qui font que la vérité anamnésique de ce travail est toujours
et ne peut seulement être que par son dépôt hypomnésique qui, pour
reprendre d’autres catégories philosophiques, sont toujours les prothèses[15] à partir desquelles des synthèses peuvent se faire[16].
Très concrètement, dans le cas de Stiegler, c’est le fait que, même
dans sa prison, il eut été capable de faire le travail de reconstitution
du monde par les hypomnèses que sont – irréductiblement – sa mémoire,
mais aussi l’ensemble des livres qu’il a lu et des notes qu’il a pu
écrire, qui lui a permis de déterminer le monde et l’homme comme étant
originairement prothétiques – artefactaires – en ce sens que la
prothéticité[17] est cette capacité fondamentale à convertir le défaut originaire du monde en la nécessité de celui-ci.
La signi-fiance du monde.
Portrait d’Edmund Husserl
Cette intuition du caractère fondamental
de la prothéticité, Stiegler se la précisera plus tard dans son
incarcération lorsque celui-ci a véritablement rencontré la doctrine
phénoménologique chez Husserl décrivant très précisément ce qui lui
était arrivé et ce qu’il a pratiqué de manière sauvage lorsque celui-ci
décrit la notion d’épokhè phénoménologique qui est la thèse de la
suspension de l’existence du monde. Mais à l’inverse de Husserl – et
comme inversion du sens de l’intentionnalité -, pour Stiegler, il y a en
cette pratique apodictique qu’est l’épokhè une irréductibilité de la
déiciticité. C’est-à-dire que lors de la suspension du monde, c’est son
absence qui s’est montrée[18] et qui a laissé place à la conversion de cette absence en nécessité de son défaut comme « il faut », c’est-à-dire comme invention du monde. Ici, la nuance reste subtile, mais il s’agit bien de dire qu’en creux de l’absence du monde se montre
son irréductible présence en tant que ce qui donne lieu à tout ce qui
cherche à combler cette absence : l’ensemble des inventions et des
techniques qui comblent le défaut d’Être, qui font que nous devenons[19]. La présence du monde est justement l’ensemble des choses produites par son absence. Et cette présence, Stiegler l’appelle l’irréductible localité du
monde comme localité toujours constituée et en toutes circonstances. Ce
qu’il faut comprendre par-là, c’est que partout dans le monde, il y a
une localité comme présence qui signe précisément l’absence du
monde. Autrement dit, le défaut du monde est ce qu’exprime toujours et
en tout lieu la localité de ce lieu par la conversion de ce défaut.
C’est-à-dire que partout dans le monde il y a le signe de cette
invention qu’est la conversion du défaut en il faut – et que cette localité est toujours artefactuellement et prophétiquement constituée[20].
Ce dernier point est central dans la
pensée de Stiegler et dans ce qu’il cherche à transmettre par ce récit
autobiographique caractérisant, selon lui, le geste philosophique en
général. Fondamentalement, cela consiste à dire que l’expérience et
l’analyse de l’hyper-localité qu’a été sa condition carcérale
lui a fait comprendre que la localité est source profonde d’inventivité
et de créativité en raison-même de sa contrainte déictique (un ici et
maintenant) dont la technique est le symptôme[21] [22]. Plus encore, la localité est ce qui donne la spécificité du monde qui toujours signi-fie par elle. La localité est le faire signe du monde,
le signe d’une conversion du défaut d’origine en sa nécessité que l’on
peut entendre comme le défaut d’un accent « étranger » dont l’accent est
précisément le bruit de cette conversion locale, de la localité de toute conversion.
Cette localité a une large amplitude car elle passe des néologismes,
expressions et métaphore de l’idiolecte le plus intime d’un individu[23] à la mortalité même de l’être humain (la localité, le donner lieu que nous partageons avec Lascaux)[24]. Et « entre ces extrémités se déclinent d’innombrables variations formant autant de modes de constitution des Nous où nous sommes comme Je, dialectes et idiolectes, mais aussi réseaux encore impensés des nouveaux modes ‘‘déterritorialisants.’’ »[25]
Comprenons alors que ces variations sont toujours le fruit d’une
localité comme nécessité de convertir le défaut en nécessité, et que la
signification est précisément cette activité de conversion mettant l’âme
intellective – noétique – en acte par l’activité signifiante.
Chez Stiegler, « le monde est l’être-au-monde, et ce monde est le tissu ou la trame de pratiques signifiantes, tout aussi bien que ce qui est tramé et tissé par ces pratiques. »[26] En effet, il apparait à Stiegler que, en fin de compte, « ce qui reliait toutes les questions qui l’envahissaient […], c’était la question de la signifiance et de son combat avec l’insignifiance,
c’est-à-dire avec elle-même, et l’expérience de cette différence intime
et secrète qui se faisait ou ne se faisait pas, ou se défaisait, dans
les choses et entre les choses, et qui changeait tout aux choses. »[27] Et dans cette question de la signifiance, il s’est aperçu que c’est en lui et par lui que tout se passe[28],
que si telles choses sont signifiantes un jour et pas un autre (ce dont
il a très clairement fait l’expérience en prison en s’apercevant que le
monde autour de lui ne changeait pas) c’est parce qu’il s’est transformé lui, en tant que mémoire vivante[29].
Et en ce sens, ce n’est pas tellement le monde qui est insignifiant,
mais le manque de rapport et d’articulation de l’âme noétique que nous
sommes – laissée à son état de puissance – à lui. Il s’ensuit que
l’insignifiance est le (non-)résultat du sujet lui-même qui n’opère pas
de pratique signifiante des matériaux du monde en constituant un rapport
avec eux. Or, c’est précisément au travers et dans le cours de cette
pratique que le sujet s’individue en se différenciant par la
signi-fiance du monde qu’il est et qu’il fait par l’autre qui est en
lui.
Philosopher à vif
Suite à ses réflexions et ses analyses
sur sa condition métaphysique, Stiegler en vient par conclure que « sa
tâche consistait à trouver la signifiance dans l’insignifiance » et que
cela ne pouvait que passer par la fréquentation et la fréquence d’une pratique.
On ne peut participer à un monde de significations et le transformer
qu’à partir du moment où l’on charrie son cours en se portant au plus
proche de la signi-fiance qui est déjà la sienne comme fruit historique.
Et ce sont autant de signifiances comme localités de conversion du
défaut du monde qui font les unités des milieux humains à partir
desquels ceux-ci s’individuent et se trans-individuent par-delà cette
texture signifiante déjà-là en venant la modifier par le biais de sa
pratique, au plus près de sa pratique.
Pour Stiegler, il était alors question de
se demander comment avait-il pu à ce point ne plus aimer le monde et se
trouver dans un tel rapport d’insignifiance à lui, le faisant passer à
cet acte qui le lui a absolument retiré. C’est à partir de cette
question et de l’ensemble des hypomnèses à sa disposition qu’il est
entré dans une pratique très productive de signifiances qui s’avérait
être en fait une réinvention du monde, et plus précisément d’un monde qu’est devenu sa philosophie[30].
À partir de là, il comprit que « les pratiques signifiantes constituent
des trames, des répétitions [qu’il a appelé] des textes au sens de
tissus [qui sont] les supports du faire-monde [et que c’est ce] tissu de
pratiques signifiantes qui forme l’étoffe du monde, qui organise et
programme tous les comportements sociaux. »[31]
Et, bien évidemment, ceux-ci peuvent être défaillants et déchirés à tel
point qu’ils plongent les individuations s’y faisant dans une
insignifiance profonde qui crée l’immense danger d’un défaut
d’individuation, c’est-à-dire d’un défaut de cette conversion originaire
du défaut du monde[32].
Il en ressort que par cette
« autobiosignifiance » qui réactive toute la puissance philosophique qui
git dans l’œuvre de Stiegler se dessine une figure du philosophe telle
qu’il lui appartient de passer à l’acte noétique en tentant de faire
signifier un maximum les localités du monde que sont l’ensemble des
textures de conversion du défaut originaire d’Être. Et cette figure
n’est pas autre que celle de Socrate qui, lorsqu’il est prêt à boire la
ciguë pour respecter les lois de la Cité, c’est-à-dire lorsqu’il est prêt à philosopher à mort, jusqu’à sa mort, affirme cette localité nécessaire qu’est la loi athénienne comme cette déiciticité-ci qui est une conversion du défaut d’origine du monde et, ainsi, participe à fond à cette signifiance qui le met en contact en tant que Je au Nous de la Cité qui le permet.
Et, à vrai dire, Socrate ne philosophe pas plus à mort qu’il ne philosophe à vif,
au vif de l’existence et de la Cité comme dans une plaie à vif, cette
plaie qui est la blessure originaire du défaut de vérité et dont il faut
prendre soin et soigner en la pensant – pansant comme dirait Stiegler[33] – par l’invention qu’est la production signifiante. Philosopher à vif, c’est fréquenter le réel,
avoir un rapport fréquent à lui afin de pouvoir activer ses
signifiances, être au plus près de ses puissances et potentiels que
représente le Nous – la société – pour en être
l’invitation à la transformation. Il s’agit de longer les nervures de la
société, de les accompagner et d’ouvrir leur chair afin de les vivifier
de telle manière qu’elles trouvent toujours à faire sens et de la sorte
à aimer le monde[34].
Faire signifier le réel, ce n’est pas porter un discours sur lui, mais
participer à sa signifiance en luttant contre ses déchirures qui sont
tous ces retours de l’abîme du défaut originaire empêchant toutes ses
conversions par l’invention signifiante – le faire-signe de l’absence du
monde comme invention. Cela ne peut se faire qu’en fréquentant ce réel,
en y participant afin d’éviter de fabuler ses textures réelles pour, en
tant qu’individuation psychique individuelle, continuer l’activité
noétique de signifiance dont il a besoin[35]
et dont le défaut peut amener à des actes comme celui d’un braquage de
banque. Philosopher à vif, c’est philosopher dans le vif de l’Être, dans
le vivier de son devenir qui sont tous ces potentiels composant son
altérité profonde.
© Arthur Moury
Notes :
[1] L’expression, issue de Deleuze et Guattari, est d’Isabelle Stengers.
[2] B. Stiegler, Passer à l’acte, p. 7.
[3] « Vocare,
appeler, signifie que toute vocation s’adresse à l’individu, appelé par
son nom en tant que lui-même. » Cf. Catherine Clément, Encyclopedia Universalis, article « Vocation ».
[4] Cette substitution du qui au quoi chez Nietzsche, c’est à Deleuze qu’on doit de l’avoir mise en avant. Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.
[5] B. Stiegler, Passer à l’acte, op. cit., p. 4.
[6] Id.
[7] Id, pp. 6-7.
[8] Id, p. 8.
[9] Notons que, chez Aristote, ce milieu est celui de la Logique.
[10] Id.
[11] Id.
[12] Id.
[13] S. Mallarmé, « Mes bouquins fermés sur le nom de Paphos » dans Poésies, Paris, Nrf, 1914 (8e ed.), pp. 158-159.
[14] B. Stiegler, Passer à l’acte, op. cit., p. 10.
[15]
Cette notion est fondamentale dans l’analytique existentiale de
Stiegler, et, telle que je la comprends, je la qualifierait de
pro-thétique, c’est-à-dire une projection mondaine (objectivation) d’un
monde de significations rendu existant (thétique) par l’imaginaire.
[16] Toute cette thèse de la structure fondamentalement prothétique de la conscience et, par là-même, du dasein, Stiegler la développera dans sa thèse La technique et le temps
et sera le véritable socle de la pensée de la technique qu’il déploiera
tout au long de sa carrière. Sans pouvoir rentrer dans ces détails, il
reste important de souligner que c’est bien cette expérience originaire
que seule sait rendre le récit autobiographique en donnant lui-même
forme à cette pensée, en se constituant comme cette pensée s’est
constituée, qui est au centre de sa philosophie. On s’aperçoit donc de
toute la richesse de ce court récit qui exprime dans sa forme comment
une pensée philosophique s’est produite à partir d’une expérience philosophique.
Et comment le récit autobiographique, dans la performance qu’il
demande, réussit à remettre un auteur au contact direct de cette
expérience et de cette pratique qui réside pourtant au plus profond de
sa pensée, pensée qui en est complètement impliquée.
[17] Cf. « Prothéticité » dans Vocabulaire Ars Industrialis (http://arsindustrialis.org/proth%C3%A8ticit%C3%A9).
Ars Industrialis étant « une association internationale pour une
politique industrielle de l’esprit ayant pour but d’imaginer un nouveau
type d’agencement entre culture, technologie, industrie et politique
autour d’un renouveau de la vie de l’esprit » fondée par Georges
Collins, Marc Crépon, Catherine Perret, Bernard Stiegler et Caroline
Stiegler.
[18] « L’apodictique est ce qui est sans deixis, à l’écart de la deixis, hors deixis, c’est-à-dire hors contexte : hors milieu, sans ici et maintenant. La deixis, c’est en grec l’ici et maintenant, c’est le ce-qui-se-montre comme ici-et-maintenant, le site monstratif de ce qu’Aristote nomme le tode ti, le ce-que-voici. L’apodictique, c’est le dé-monstratif qui ne se donne que comme arrachement au contexte, aux déterminations locales, et en tant que tel, l’apodictique suppose déjà une suspension – sinon celle du monde, du moins celle de son ici-et-maintenant, c’est-à-dire de sa localité. » B. Stiegler, Passer à l’acte, op. cit., p. 13.
[19]
Cette question, Stiegler la développe à bien des endroits en reprenant
le mythe de Prométhée et la faute d’Épiméthée, en faisant référence au
défaut de qualité substantielle de l’homme qui serait justement
l’occasion de ce comblement par la technique qui génériquement serait
cette pro-thétique qu’est l’invention et la trace du devenir comme
défaut d’Être ou encore en se référant à Platon et le défaut du corps
face à l’âme.
[20] Id, p. 12.
[21]
Et l’actualité de ses travaux (quinze ans après le texte et près de
quarante ans après son incarcération) montre qu’il s’agit bien là de la
question qui est au centre de sa pensée. Cf. B. Stiegler, Le Collectif
Internation, Bifurquer : l’absolue nécessité, Paris, Les liens
qui libèrent, Paris, juin 2020. Bien sûr, la notion de localité telle
qu’il l’a développée plus tard dans son œuvre mérite, pour ses
implications politiques, une totale précision afin de bien comprendre
les complexités de ses ressorts aux fondements métaphysiques très
puissants.
[22] Et cela, il le comprend aussi avec et par-delà
Platon en comprenant que l’apodictique que serait la vérité de l’idée
en tant que non-contrainte par la déiciticité du corps ne se donne
justement qu’au travers de l’invention impliquée par cette déiciticité.
[23]
Dont Stiegler tire tout l’intérêt par son importante activité de
création de concepts (rétentions tertiaires, idiotextes, néguentropie,
néguanthropie, internation, pharmacologie, organologie, épiphylogénèse,
panser etc.)
[24] Id.
[25] Id.
[26] Id, p. 13.
[27] Id. p. 14
[28] Id.
[29]
Ceci nous fait penser à l’expérience de Boèce : « ce qui me touche,
donc ce n’est pas tant l’aspect du lieu où nous sommes que ton propre
visage, et je ne regrette pas tant ta bibliothèque et ses murs décorés
d’ivoire et de verre, mais bien plutôt la demeure qu’est pour moi ton
esprit, où j’ai mis non pas des livres, mais ce qui rend les livres
précieux, les antiques semences qui remplissent mes livres. » Cf. Boèce,
Consolation de la philosophie, I, Paris, Les Belles-Lettres, 2002, p. 33. Il y aurait d’ailleurs énormément à dire sur la rencontre des deux textes.
[30] En un sens, peut-être pourrions nous dire qu’à défaut d’avoir continué à braquer des banques, c’est le monde que Stiegler s’est mis à braquer.
[31] Id, p. 16.
[32]
Ce en quoi consiste précisément l’enjeu du numérique comme tissu
textuel de signifiance déchiré et troué par la « pratique » disruptive
qui s’en empare et la plonge dans la plus profonde défaillance de
signifiance.
[33] Cf. B. Stiegler, Qu’appelle t-on Panser ?, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.
[34] Cf. « Amateur » dans Vocabulaire Ars Industrialis (http://arsindustrialis.org/vocabulaire-amateur)
: ‘’Amateur’’ est le nom donné à celui qui aime des œuvres ou qui se
réalise à travers elles. Il y a des amateurs de sciences et de
techniques comme on parle d’amateurs d’art. La figure de l’amateur
prolonge la figure du goût telle qu’elle se donnait à penser
aux Lumières, comme intelligence du sensible ou médiation de l’immédiat,
comme singularité d’un sentiment pourtant éduqué. Elle accompagne donc
la question de la formation d’un public critique (irréductible à
de l’« audience » – au sens de l’audimat). » Suite à cette lecture, il
reste très tentant de réinterpréter le philosophe comme étant celui qui
aime la pensée – pansée – (philo-sophos), c’est-à-dire celui qui aime la
signifiance et, par conséquent, la conversion du défaut d’origine qui
passe bien évidemment par une critique du monde, qui est aussi une
pratique.
[35] Cela consisterait à chercher à comprendre et à faire comprendre collectivement ce qui se passe – ce que l’on appelle métaphysiquement l’absence de monde – actuellement
dans des phénomènes comme ceux de l’économie financière, de la
globalisation, de l’algorithmisation et de la numérisation de la société
etc., c’est-à-dire à perpétuer l’activité signifiante du monde.
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