Entretien avec Pierre Vinclair : « La poésie sans ses mythes »
Né à Aurillac en 1982, Pierre Vinclair est écrivain et poète. Normalien et agrégé de philosophie, il a soutenu en 2014 une thèse de littérature générale et comparée sur les rapports entre l’épopée et le roman. Pensionnaire de la Villa Kujoyama à Kyoto, il séjourne une dizaine d’années en Asie (Japon, Chine, Singapour), avant de retourner en Europe où il vit actuellement, aux lisières de la France et de la Suisse. Il s’occupe de la revue Catastrophes avec Guillaume Condello et Laurent Albarracin et dirige la collection S!NG aux éditions Le Corridor bleu. Pierre Vinclair a publié plusieurs recueils de poésie, dont Les Gestes impossibles (Flammarion, 2013) qui a reçu le Prix Heredia de l’Académie française, ainsi que des textes en prose, dont un roman chez Gallimard (L’année des chenilles, 2007), et des essais philosophiques sur la poésie et la littérature. Dans son son nouveau livre, Vie du poème (Labor & Fides), Pierre Vinclair revient sur son parcours et sa démarche poétique.
Nicolas Poirier : Vous êtes essentiellement reconnu pour votre travail de poète, mais vous avez aussi publié deux romans et des essais sur la littérature. Vous avez également enseigné la philosophie et soutenu une thèse de doctorat sur l’épopée et le roman. Même si vous récusez l’idée décliniste, très répandue, dans les milieux littéraires, d’une fin inéluctable de la poésie à l’époque contemporaine, on vous sent un peu réticent à reprendre à votre compte le terme de « poète », compte-tenu de la mythologie qui entoure, depuis Rimbaud et Lautréamont, ce qui a trait à la poésie, et avec laquelle vous ne voulez pas être confondu. Au fond, comment vous-définiriez-vous ?
Pierre Vinclair : Ce n’est ni le terme « poète » en lui-même qui me dérange (c’est celui qui désigne de la manière la plus précise le genre de choses que je fais et il m’arrive souvent de l’utiliser) ni les connotations particulièresqui lui sont attachées (je n’ai rien contre Rimbaud ; ceux qui jouent à la petite Dickinson, au petit Paul Éluard ou à la petite Gertrude Stein m’ennuient tout autant) — c’est plutôt le fait que ce mot ait des connotations en général, qui me le rend pénible à mobiliser. Si l’ambition du poème est bien de créer un monde à partir de quelques mots, toutes les constructions préexistantes (qui forment l’imaginaire social) s’offrent comme une matière à travailler, déplacer, lacérer — mais qui ne sauraient être acceptées comme telles. Au fond, ce n’est pas très différent de la philosophie et plus généralement de toute entreprise de pensée. On ne peut pas en rester à singer des figures patrimoniales, aussi séduisantes soient-elles, et « faire le poète » ou « jouer au philosophe ».
Bien sûr, la posture est probablement un problème dans toutes les activités (comme ce collègue qui joue au gros bosseur alors qu’il n’en glande pas une), mais elle se charge en poésie d’une dimension d’autant plus ridicule que les instruments sont peu nombreux (quelques mots sur une page) et le public, peu fourni, peu ébahi. Aussi le mensonge, le faire-semblant y paraissent à la fois grotesques et dérisoires. Que les romanciers aient recours à des trucs ou bidonnent leurs livres, à la limite, on peut le comprendre : ils ont de grosses machines narratives à manœuvrer, pour un auditoire abondant — mais si vous faites semblant là, dans le poème, c’est-à-dire quand vous êtes tout nu avec la langue, c’est franchement désespérant.
La posture, malgré tout, n’est pas si facile à écarter d’un revers de main : car toute immédiateté est aliénée. On commence toujours, comme l’enfant qui imite les adultes avant de trouver sa propre manière d’être — par faire semblant. L’authenticité ne se gagne qu’à l’issue d’un long chemin, si jamais elle se gagne. L’inauthenticité rôde. Qui plus est, le préjugé d’autrui sera toujours enclin, si vous ne le faîtes vous-mêmes, à imaginer de vous un comportement stéréotypé : « Ah, vous êtes poète ? » C’est de bonne prudence, on ne peut lui en vouloir ; mais la moindre des choses, me semble-t-il, est au moins d’avoir l’orgueil de ne pas s’efforcer de coller aux images d’Épinal.[1]
Votre nouveau livre, Vie du poème, est une sorte d’essai réflexif, dans lequel vous retracez, de manière thématique plus que linéaire, votre parcours créatif, mêlé de considérations autobiographiques qui accordent une place importante à la géographie, aux lieux, aux déplacements dans l’espace. On sent combien votre départ pour le Japon avec votre compagne, puis votre séjour en Chine et à Singapour, avant le retour en Europe, aux confins de la France et de la Suisse, a joué un rôle important tant dans le choix de vos thématiques d’écriture que dans sa forme et, plus généralement, dans votre démarche créatrice…
J’ai vécu dix ans en Asie dont sept en Chine, dans un environnement très éloigné de celui que je connaissais à Paris, tant du point de vue des paysages que de la faune que l’on pouvait y rencontrer. L’exotisme y était total : culinaire, linguistique, politique, métaphysique, les rapports sociaux, etc., tout semblait étrange, il fallait tout apprendre.
À l’étranger, rien de ce que l’on faisait chez soi sans y penser, comme si c’était naturel, n’apparaît plus évident ; réciproquement les locaux prennent pour des pratiques anodines des choses qui vous semblent très étonnantes. Tout prend du relief, tout semble avoir du sens, tout peut devenir l’objet d’un texte. Rien que faire la queue à la Poste est, comme on dit, tout un poème. À cela s’ajoute que, vivant loin des acteurs du champ de la poésie française, on oublie peu à peu les dogmes qui le règlementent — ce qu’on avait le droit de faire ou pas le droit de faire et pourquoi. La doxa qui structurait nos pratiques apparaît de plus en plus floue : on en vient à se dire « pourquoi n’a-t-on plus le droit d’utiliser des rimes, déjà ? et qui était la soi-disant avant-garde que nous devions dépasser ? » Pour résumer, ces dix ans ont fait sauter quelques verrous, dans ce que j’imaginais à la fois être un objet (toute chose m’en semble digne) et une manière (je n’exclus aucune a priori, aussi ringarde puisse-t-elle sembler) de faire de la poésie.
Si l’on ajoute à cela la confrontation avec des traditions poétiques tout à fait différentes de la nôtre (où non seulement les grands noms bien sûr, mais aussi les valeurs, et même plus fondamentalement l’idée de ce qu’est un poème et de ce à quoi il sert, sont tout à fait différentes des nôtres), on comprend que cette expérience soit déterminante. J’ai habité deux ans à Singapour, et comme les Singapouriens sont anglophones cela m’était déjà plus facile qu’en Chine pour échanger avec les poètes locaux : d’abord vous rencontrez des œuvres de premier intérêt, dont vous n’aviez jamais entendu parler. Ensuite, vous vous rendez compte que vous avez à peine lu les auteurs qui sont pour les Singapouriens des références évidentes ; enfin, vous découvrez qu’eux ne connaissent le nom d’aucun poète français. Et pourtant ils composent de la poésie, extrêmement intéressante. On nous rabâche tout le temps les mêmes histoires : de Baudelaire à Bonnefoy et de Gertrude Stein à Tarkos, comme si chacun de ces auteurs avait ajouté une pierre à l’édifice de la poésie, et que pour obtenir ce magnifique mur, il avait d’abord fallu en installer les fondations, etc. Or vous vous rendez compte qu’à 10 000 kilomètres, ils ont aussi un mur, aussi solide que le vôtre, aussi beau que le vôtre, sans avoir utilisé aucune des briques que vous aviez appris à juger indispensables.
Il ne s’agit pas ici de dire que les poètes célébrés en France n’ont pas été intéressants, mais de sortir de ce récit linéaire sur l’histoire des grands poètes, qui est d’ailleurs le revers du déclinisme. Parce qu’une histoire littéraire fétichisée nous fait croire qu’il y a eu des poètes incontournables, on se lamente en voyant le désert du présent. Mais ils ne sont devenus incontournables qu’a posteriori, parce qu’on ne les avait en effet pas contournés et qu’ils ont joué de facto le rôle de fondateurs. Tout cela tient de l’illusion rétrospective : les œuvres du passé, au moment de leur apparition, s’offraient dans la même contingence que les travaux actuels.
Ce qui est intéressant dans votre approche de la poésie, tant comme lecteur que comme créateur, c’est que vous refusez de sacraliser le genre poétique comme tel. Ce qui compte essentiellement pour vous, c’est la pratique de la poésie, en tant qu’elle ne cherche pas à viser un monde fait d’essences éternelles, dont le poème serait le révélateur, mais en tant qu’elle s’adresse à des personnes précises, vos proches par exemple, et non un public de lecteurs indéterminés dont on exige parfois trop. Vous vous inscrivez en fait dans un cadre pragmatiste (pour le dire de manière très générale).
Il y a deux choses : l’une relève de l’ontologie, l’autre de la méthodologie. Premièrement, notre croyance en la littérature (avec ses œuvres de génie, ses révolutions formelles, etc.) a la même structure qu’une religion, et il me semble que nous serions aussi en peine d’expliquer à un Jivaro pourquoi il faut lire, disons, Lautréamont, que de comprendre ce que lui nous explique de ses propres dieux ou esprits sacrés. Il serait impossible pour lui de saisir dans quel arrière-monde ont eu lieu la « révolution romantique », « la crise de vers » ou « la révolte surréaliste », ces gestes dramatiques qu’accomplissent les dieux du poème dans l’Olympe éthéré de l’histoire littéraire.
Comme toutes les religions — c’est là où l’on rejoint le deuxième point, relatif à la méthode — la croyance en la littérature est incapacitante, car la survie de l’institution requiert la docilité de ses fidèles, réduits à la réitération sempiternelle d’une liturgie toujours identique, fût-elle de rupture comme dans la geste rimbaldienne. Aussi, il est de bonne méthode que tout écrivain, à un moment ou à un autre, mette entre parenthèses tout ce qu’il tient pour acquis (l’histoire des courants, la taxonomie des genres, les grands écrivains, les ce-qu’il-faut et les ce-qu’il-ne-faut-pas-faire) concernant l’écriture, et dénombre ce qui a survécu à ce doute, comme disait l’autre, hyperbolique. On peut formuler les choses de manière plus dramatique : qu’est-ce que vous seriez fier d’avoir fait, quand, une fois sur votre lit de mort, yeux dans les yeux avec vos proches, vous vous retournerez sur l’activité dans laquelle vous avez dépensé votre énergie et votre temps ? C’est-à-dire : qu’est-ce qui n’aurait pas été, fondamentalement, une posture pour jouer à l’écrivain ? La réponse que j’ai trouvée à cette question, et partant, le résultat de cette petite épokhè (la mise entre parenthèse de tout ce que je croyais savoir sur la « littérature »), est très simple et sans doute décevant : on peut, en écrivant, dire ce qui compte à ceux qui comptent.
Vie du poème raconte tout cela, je me suis donc lancé dans cette entreprise. Vous me direz : D’accord, mais pourquoi publier ces textes ? Et même : les écrire en sachant qu’ils seront publiés ? C’est que la perspective d’une publication donne la force de se lancer dans des textes beaucoup plus ambitieux, beaucoup mieux tenus. Un texte qui va être publié est comme une scène publique : on doit s’y tenir droit, bien s’y comporter, car tout le monde, potentiellement, nous voit. La publicité implique une forme de solennité, qui contribue à dramatiser — et ce faisant à intensifier — les énergies, et à faire du texte la performance d’une sorte de rite. De même l’amoureux ne veut pas seulement dire à son aimée qu’il l’aime, il veut que la Terre entière le sache. La constante possibilité d’un regard tiers structure et excite le rapport entre l’écrivain et son adresse : l’écriture, comme l’amour, a rapport au désir. Celui de l’écrivain, mais aussi celui du tiers-lecteur, je veux dire celui qui trouve ce livre en librairie — pourquoi accepte-t-il de perdre son temps avec cet objet qui ne lui est même pas adressé ? C’est un peu la structure de la pornographie : le lecteur excite son désir par le fait de voir deux personnes se désirer l’une l’autre. Le désir, ce n’est pas moi qui l’invente, est triangulaire. Or, je ne pense pas que René Girard me contredirait, un Jivaro aussi comprendrait très bien cela.[2]
Au-delà du pragmatisme, en quoi l’étude de la philosophie (vous êtes normalien et agrégé) a-t il contribué à votre travail créatif ? Vous avez d’ailleurs écrit des essais philosophiques sur la littérature et l’écriture. Passe-t-on de la philosophie à la poésie, au sens où, d’une certaine manière, on traduit quelque chose de l’expérience de la pensée sur le plan de la langue et de l’inventivité formelle, ou alors au sens où l’on passe sur un autre plan, radicalement différent ? Dans ce cas, quels rapports ces plans entretiennent-ils encore ?
C’est une question difficile. Je peux au moins dire qu’une formation philosophique un peu poussée permet de ne pas donner trop de crédit aux slogans poétologiques à la mode. Hormis cela, je ne suis pas sûr d’être capable de répondre correctement. Acceptez donc que je dresse, pour tenter de le faire tout de même, une liste (dans une sorte de do it yourself théorique) de quelques positions auxquelles je tiens, sans être assuré qu’elles sont cohérentes et s’organiseraient dans un système bien huilé. (Pour tout dire, ma prudence est aussi stratégique et tient à la volonté de ne pas ravaler le poème dans le concept, en sursumant le différend qui les oppose au sein d’une parole (ma réponse à votre question) seulement philosophique.) Voici : la poésie relève aussi d’une pensée en forme et la philosophie de la fiction ; poésie et philosophie sont moins affaire de style que de méthode ; le poème a une longueur d’avance sur le concept mais le concept clarifie son fonctionnement ; le poème résiste à l’arraisonnement logique ; la philosophie, qui est un genre de discours particulier (occidental) prétend à l’universel et au surplomb quand la poésie, présente dans toutes les cultures, explore le particulier d’un rapport au monde ; peut-être que je pourrais dire enfin, pour paraphraser Kant, que la poésie sans philosophie est aveugle, et la philosophie sans la poésie, vide. Par quoi je veux dire que ce sont deux régimes étrangers mais complémentaires, et non pas qu’il y aurait de la philosophie dans le poème (dont j’attends la plus grande sauvagerie) ou de la poésie dans le discours philosophique (dont j’attends la plus grande clarté).
Il y a un autre point que j’aimerais aborder, la question du rapport entre lecture et écriture, sur laquelle vous réfléchissez dans la seconde partie de votre livre. On a l’habitude de sacraliser l’acte de lecture, en lui accordant un privilège sur l’activité elle-même d’écriture : un écrivain ou un poète, c’est d’abord un lecteur qui s’est patiemment initié au legs de la tradition littéraire, et qui reste, même lorsqu’il parvient à innover dans la pratique formelle et faire entendre une voix singulière, dans un rapport d’imitation à ce qui l’a précédé. D’où la question récurrente que les critiques posent aux auteurs contemporains : quelles sont vos références, qu’est-ce qui vous a influencé ? Or vous choisissez de renverser l’ordre des priorités : c’est d’abord parce qu’on éprouve, même confusément, un puissant désir d’écriture qu’on sera porté par le désir de lire celles et ceux qui ont écrit avant nous. Comme vous le dites dans les dernières pages, le problème n’est pas qu’il y ait trop peu de lecteurs pour toujours trop d’écrivains mais qu’il n’y ait finalement pas assez d’écrivains (« Je me fiche que les gens lisent, mais tout un chacun devrait écrire »). D’ailleurs, ce n’est pas qu’un pied de nez ironique à une morale élitaire de la création mais l’expression de ce qui se produit la plupart du temps : on choisit de lire tel livre parce qu’on pressent qu’il va contribuer à intensifier notre désir d’expressivité. Pourquoi selon-vous cela est-il si difficile à admettre ?
On lit en effet souvent que tel écrivain a découvert la lecture dans l’enfance, ou à l’adolescence, puis a franchi le pas et s’est mis à écrire et cela se passe peut-être ainsi pour la plupart des gens. Dans cette perspective, la littérature relève d’une sorte de sport innocent : vous voyez Roland Garros et cela vous donne envie de jouer au tennis. C’est rassurant : il y a des règles explicites, des coups à faire et à ne pas faire, une manière de satisfaire le public, des types de reconnaissance définies, un hall of fame où l’on rêverait d’inscrire son nom, etc. Ce faisant, la littérature serait, comme le tennis, un champ autonome. Au contraire, je crois que l’écriture est aux prises avec la vie et que, plus que le tennis, le modèle de l’écriture serait plutôt quelque chose comme le mode d’emploi de la machine à laver. Il y a des machines à laver, elles posent parfois des problèmes que ces textes essaient de résoudre. Mais s’est-on jamais mis à écrire des modes d’emploi par fascination pour ceux qu’on avait lus, adolescent ? En revanche, au moment où l’on doit en écrire un, il est de premier intérêt de s’intéresser à ceux qui existent déjà. La « littérature », à suivre cette métaphore, n’est au fond qu’une « anthologie des modes d’emploi » : les textes les plus puissants ou les plus étonnants composés par des personnes pour résoudre leurs problèmes. Les écrivains à posture sont dans la même situation que quelqu’un qui écrirait un mode d’emploi non pas pour faire fonctionner sa propre machine, mais spécialement pour se retrouver dans l’anthologie.
L’écriture peut être le lieu d’une crise violente et puissante, où se jouent à la fois la mise en crise des rhétoriques, des significations et des formes de vie constituées, et le nouage de nouvelles figures noétiques et esthétiques. Si l’on voit les choses ainsi, on ne peut pas se rapporter aux auteurs publiés comme à des génies qu’il faut imiter, mais seulement comme à des grands frères ayant réchappé aux Charybde et Scylla de l’existence grâce à une embarcation de mots, et dont nous pouvons tirer des enseignements.
Je voudrais tout de même préciser quelque chose : refuser l’idée de la littérature comme un ciel des Grandes Œuvres, produites par des génies solitaires, d’une part, et inviter quiconque à se servir de l’écriture pour mettre en forme le chaos de sa propre vie, d’autre part, n’aboutit nullement à une position relativiste. Tout ne se vaut pas : l’œuvre de Proust est sans doute beaucoup plus intéressante que l’autobiographie de mon grand-oncle, tout simplement parce que son livre fait beaucoup plus d’effets à beaucoup plus de gens. Je renverrais même l’élitisme et le relativisme dos à dos, en disant qu’ils partagent une même conception de la valeur littéraire comme quelque chose de donné. D’un côté les snobs prétendent qu’Untel est un génie (se jettent sur le moindre de ses brouillons retrouvés, archivent ses SMS à la BNF), et d’un autre les démagogues disent que le texte du premier venu dans un atelier d’écriture est magnifique. Dans les deux cas, la valeur du texte relèverait d’un simple fait, acquis, ayant une place dans le grand repère orthonormé des genres littéraires (abscisses au thème et ordonnées au style). Je crois au contraire que l’acte authentique d’un poème relève plutôt d’une mise en crise de toutes les valeurs, et de l’avènement d’une nouvelle manière de faire sens. Si Untel nous intéresse, c’est pour la déflagration concrète que son texte produit en nous. Ce qui signifie que rien ne vaut en soi : non seulement parce que chaque « grand » texte rend caduque les systèmes de valeurs précédents, mais aussi parce que ce qui agit sur tel lecteur ne le fait pas forcément sur tel autre. Ce qui signifie aussi que tous les textes ne se valent pas — la plupart ne font en effet qu’illustrer des conceptions toutes faites de la littérature, et n’agissent nullement, sur personne. D’ailleurs, par un paradoxe savoureux ou désespérant, les productions du régime soi-disant démocratique de l’écriture sont souvent les plus grandiloquentes, car elles s’essaient à copier les recettes du soi-disant génie, et dans un atelier d’écriture, l’égale valeur des petits s’autorise de l’imitation des grands (mais les débuts sont toujours aliénés, chacun doit travailler, pour trouver sa manière de faire des clés de bras aux formes du sens).
En tout cas, on peut opposer deux conceptions de la valeur littéraire : dans la première, elle tiendrait à des propriétés visibles dans les œuvres, qu’il faudrait reproduire pour faire à son tour de la littérature valable. C’est la manière dont on voit les choses depuis la Poétique d’Aristote. À cette taxonomie des propriétés reproductibles s’oppose une approche énergétique, qui conçoit un texte d’abord comme un effort (surdéterminant toutes les propriétés, secondes et seulement fonctionnelles) pour faire quelque chose à quelqu’un (ou à tout le monde).[3]
Afin de retracer votre parcours créatif, vous dressez une sorte de généalogie de votre vocation poétique à rebours des généalogies les plus courantes, notamment en France, qui puisent dans Rimbaud, tout particulièrement, les éléments d’une conception sacralisée de la poésie (la poésie comme épiphanie et saisie de l’absolu, réinvention de la vie, accès à un mode d’être supérieur). Une généalogie « anti-rimbaldienne » (Rimbaud n’en est pas responsable, il s’agit de sa postérité parfois mal digérée) soucieuse de ne pas tomber dans le piège d’une pseudo-désacralisation, qui n’est encore qu’une manière de sacraliser le poème et son auteur : Artaud adulé au moment où il cherche à sortir de ce médium aux limites trop étroites, Rimbaud célébré comme l’accomplissement même de l’acte poétique au moment où il fait ses adieux à la poésie, n’ayant tout simplement plus rien à dire. Pour vous, il est possible de continuer à écrire de la poésie, il est donc inutile de se lamenter à propos de l’effondrement des canons formels traditionnels comme il est vain de chercher à refonder les bases d’un nouveau manifeste avant-gardiste. Là aussi, cette attitude n’est pas très courante aujourd’hui : écrire de la poésie, c’est bien souvent le faire en se disant « malgré tout », avec la conscience orgueilleuse qu’on ne sera pas lu… Pourquoi, d’après vous, cette difficulté, qui semble structurelle, pour se former une approche plus modeste de la poésie ? En Asie (Japon, Chine, Singapour), la situation est-elle différente ?
Les choses y sont en effet tout à fait différentes. La poésie singapourienne, par exemple, est très jeune (le premier recueil publié dans une maison d’édition indépendante, non reliée à une université, date de 1997) et ses influences sont essentiellement chinoise et anglo-saxonne, deux traditions éloignées du double bind christique qui définit la tradition française. Le double bind est le suivant : pour les Français, d’un côté le poète doit dialoguer avec l’absolu (c’est l’héritage romantique), et d’un autre côté la poésie doit être dénoncée comme insupportable voire impossible (c’est le mythe Rimbaud, réincarné en Artaud puis Denis Roche). La résolution typique de cette contradiction se trouve dans le sacrifice du poète, qui trouve le sens de sa vie et s’élève dans le Ciel de l’histoire littéraire par la destruction même (suicidant son œuvre ou rencontrant la folie). En comparaison, la poésie singapourienne pourrait apparaître aux yeux d’un observateur pressé plutôt comme un immense atelier d’écriture so friendly, où l’on boit un smoothy en se complimentant sur des textes so amaaaazing. Je me sens au milieu du gué : d’un côté, je partage le double bind et pense en effet que l’effort authentique du poème (qui peut être cosmique) implique une méfiance exacerbée envers les postures qui se contentent de le singer — et qu’il faut donc haïr la poésie au nom même du poème. En revanche, je m’oppose à la solution nihiliste, et prêcherais plutôt pour un travail joyeux (quoique acharné) des formes et de la matière de la vie. Car en réalité, le critère unique est celui du travail : qui travaille la langue ? Qui travaille sa vie, avec la langue ? Dans ce cadre, un atelier d’écriture sympa est aussi propice que la mythologie affectée du Calvaire poétique et j’opposerais moins les deux que j’inviterais chacun à se tremper alternativement dans l’un puis l’autre bain. Par exemple, à Singapour, je me suis senti le droit d’écrire — et de publier — en anglais, alors que je maîtrise cette langue infiniment moins bien que le français. Mais l’atmosphère décontractée et les encouragements de mes camarades m’ont laissé pensé que j’en avais le droit. Ce faisant, c’est un monde de possibilités qui s’ouvrent, y compris pour accomplir les travaux les plus austères.
Vous reconnaissez une certaine dette à l’égard du modernisme, que ce soit sous sa forme française (Mallarmé, Apollinaire, et sa second vague contemporaine) ou américaine (Stein, Pound, Williams, Stevens, T. S. Eliot, plus près de nous Plath puis la Beat generation), que l’on peut caractériser a minima comme le refus de concevoir le poème à la manière d’une activité séparée de la vie. D’après vous, le modernisme constitue une voie médiane entre les Belles-Lettres et le formalisme expérimental ou avant-gardiste, conceptions qui se fondent sur la coupure entre la vie dans son caractère composite et les formes esthétiques dans leur pureté (formes qu’il faudrait reproduire conformément à leur idéal ou à l’inverse transformer en objets d’expérimentations). Comment appréhendez-vous plus précisément cette voie intermédiaire ?
Les Belles-Lettres et la littérature expérimentale, qui prétendent s’opposer, partagent en réalité un même fétichisme pour la phénotypie des textes — ou bien que sa valeur tienne au fait qu’il exemplifie les propriétés du canon, ou bien qu’elle ressortisse au contraire au fait qu’il en ajoute de nouvelles. Ce sont deux aristotélismes, l’un conservateur et l’autre progressiste, et comme tous conservateurs et progressistes, leur opposition se fait sur fond d’une commune adhésion à un credo historiciste (caractérisé par le déclin là et par le progrès ici). Le premier eût désiré que le Lagarde & Michard s’interrompît au XIXème siècle, le second attend avec impatience de figurer dans celui du XXIème. Je vois dans ce que l’on appelle le « modernisme » au contraire une vision de la littérature dans laquelle tous les textes sont contemporains les uns des autres, parce qu’il s’agit à chaque fois d’un effort, recommencé à zéro, pour donner une forme aux énergies de la vie. Le travail de la forme ne consiste alors ni à imiter le répertoire traditionnel, ni à innover tous azimuts, mais à chercher, dans une approche fonctionnelle, à fabriquer les objets les mieux à même de figurer l’inédit de l’existence en s’autorisant d’emprunter leurs outils à toutes les traditions, si nécessaire. C’est en somme ce travail qui est l’objet même de Vie du poème, où je suis pas à pas la composition, de sa naissance sur un carnet à sa mort éventuelle, en passant par la crise d’adolescence et la fécondation, d’un poème moderniste.
Propos recueillis par Nicolas Poirier
Entretien préparé par Nicolas Poirier
Bibliographie
Poésie
Barbares, Flammarion, 2009.
Les Gestes impossibles, Flammarion, 2013. Prix Heradia de l’Académie française, 2014.
Le Cours des choses, Flammarion, 2018.
Sans adresse, Lurlure, 2018.
La Sauvagerie, Corti, 2020.
Le Confinement du monde, Lurlure, 2020.
Prose
L’Armée des chenilles, roman, Gallimard, 2007.
Ce monde en train, La part commune, 2009.
L’Empereur Hon-Seki, illustré par PieR Gajewski, Le Corridor bleu, 2012.
Le Japon imaginaire, Le Corridor bleu, 2014.
La Fosse commune, roman, Le Corridor bleu, 2016.
Vie du poème, Labor & Fides, 2021.
Essais
De l’épopée et du roman. Essai d’énergétique comparée, Presses universitaires de Rennes, 2015. Prix de thèse de l’Université du Maine.
Le Chamane et les Phénomènes. La poésie avec Ivar Ch’Vavar, Lurlure, 2017.
Terre inculte. Penser dans l’illisible : The Waste land, Hermann, 2018.
Prise de vers. À quoi sert la poésie ?, La rumeur libre, 2019.
Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, Corti, 2020.
Hold the Line (an Essay on Poetry). Between France and Singapore (en anglais), Ethos Books, 2020.
Notes :
[1] En écrivant ceci je me dis que c’est sans doute d’ailleurs le fait général de la connotation qui est embêtant pour qui écrit de la poésie, c’est-à-dire, que le sens des mots consiste en partie en une espèce de halo d’imaginaire préconstitué que l’écrivain ne pourra modifier, alors que c’est précisément là qu’il rêverait que son art agisse. On pourrait dire qu’un poème est une tentative d’intervenir dans la tuyauterie des connotations, comme un plombier de l’imaginaire social.
[2] J’affinerais quand même un peu, en précisant que « dire » ici signifie davantage « révéler » qu’« exprimer » : il s’agit avant tout de faire ressortir, dans le chaos de la vie, les énergies qui la structurent, et d’en offrir la mise en forme (vous parliez de pragmatisme, ces concepts sont en effet ceux de Dewey dans L’Art comme expérience). Par ailleurs, cela se joue dans un texte « sauvage », farouche, c’est-à-dire ayant sa logique propre et se déployant comme un organisme sur un plan en partie rétif à nos intentions. En cela je dirais que le texte est un peu comme un chien d’aveugle : il révèle quelque chose du réel et permet de s’y orienter, mais il a son corps, ses pulsions, ses instincts propres — ce n’est pas un instrument transparent, entièrement soumis à notre rationalité.
[3] Jean-Marie Schaeffer a retracé l’origine et les fondements de cette conception de la littérature dans L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours (Gallimard, 1992) ; une conception avec laquelle il appelle à en finir dans Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes (Gallimard, 1996) auquel le titre du présent entretien fait un clin d’œil.