11/22/2020

cosmologie


Cosmologie


Cosmologie de la civilisation sumérienne.
Cosmologie de la civilisation inca.

La cosmologie est la branche de l'astrophysique qui étudie l'origine, la nature, la structure et l'évolution de l'Univers1.

Histoire des cosmologies scientifiques

La cosmologie scientifique établie à un instant donné dépend directement de ce que l'on connaît de l'univers. Avant le XIXe siècle, l'univers connu était essentiellement réduit au seul système solaire, et la cosmologie portait donc uniquement sur la formation de celui-ci. Ce n'est qu'à partir de la première moitié du XIXe siècle que la distance aux étoiles proches a commencé à être connue ou évaluée de façon relativement réaliste (à partir de 1838 grâce à Friedrich Wilhelm Bessel). L'étude de la répartition spatiale des étoiles au sein de notre galaxie a ensuite été effectuée jusqu'au début du XXe siècle. Enfin, dans les années 1920 la nature extragalactique de ce que l'on appelait alors les « nébuleuses » (aujourd'hui les galaxies) a été découverte par Edwin Hubble. Peu après, Georges Lemaître a également découvert l'expansion de l'Univers, c'est-à-dire le fait que les galaxies de l'univers s'éloignent les unes des autres, et ce d'autant plus vite qu'elles sont loin. La cosmologie telle qu'on l'entend aujourd'hui est donc l'étude de la structure, l'histoire et l'évolution d'un univers empli de galaxies à perte de vue.

La cosmologie moderne

Quelques ordres de grandeur

Distances

Carte du fond diffus cosmologique, objet d'étude important de la cosmologie moderne, obtenue par reconstruction des observations du satellite WMAP.

La Terre est une planète de taille relativement modeste (environ 6 370 km de rayon), en orbite autour d'une étoile de la Séquence principale, le Soleil. Par définition, la distance Terre-Soleil est utilisée pour définir l'unité astronomique, soit environ 150 millions de kilomètres. D'autres planètes orbitent autour du Soleil. La planète la plus éloignée du Soleil (en ne comptant pas les planètes naines) est Neptune, distante d'environ 4 milliards et demi de kilomètres du Soleil, soit trente fois la distance Terre-Soleil.

Le système solaire est lui-même lié à une structure, la Galaxie (dans le cas de notre galaxie : la Voie lactée), comprenant plusieurs centaines de milliards d'étoiles. L'étoile la plus proche du Soleil, Proxima du Centaure, est située à un peu plus de 4 années-lumière, soit ±38 000 milliards de kilomètres de celui-ci, soit 260 000 fois plus que la distance Soleil-Terre (UA soit l'unité astronomique). La plupart des étoiles visibles à l'œil nu dans le ciel nocturne sont à des distances de plusieurs dizaines, voire centaines d'années-lumière. Le Soleil est situé à la périphérie de la Galaxie. Il en est à environ 25 000 années lumière ; la Galaxie a un rayon environ 2 fois plus grand que cette distance, pour un diamètre d'environ 100 000 années-lumière. Ces dimensions en font une galaxie typique de l'univers.

Si l'on excepte les galaxies naines qui existent en nombre dans le voisinage de notre galaxie, la galaxie massive la plus proche de nous est la galaxie d'Andromède, dont la distance est légèrement supérieure à 2 millions d'années-lumière. Notre galaxie et celle d'Andromède sont les deux représentants les plus massifs d'un groupe de galaxies lié par la gravitation et appelé Groupe local, large de quelques millions d'années-lumière. Il existe d'autres structures plus grandes dans l'univers, appelées amas de galaxies et superamas. L'amas le plus proche du Groupe local est l'amas de la Vierge (ou amas de Virgo, du nom latin de la constellation), lui-même situé près du centre du superamas de la Vierge. Les superamas sont les plus grosses structures existant dans l'univers, toutefois leur taille ne dépasse pas 200 à 300 millions d'années-lumière. Ces structures s'organisent en filaments de plus forte densités qui entourent des espaces quasiment vides d'une taille de l’ordre de centaines de millions d’années-lumière (les astres y pénétrant étant ralentis par l'effet gravitationnel des filaments constitués de superamas)2,3.

La limite de l'univers observable est, elle, estimée à 45 milliards d'années-lumière, ce qui correspond à la distance de l'horizon cosmologique dans le cadre du modèle standard de la cosmologieN 1.

On estime à :

  • 10 millions le nombre de superamas situés dans l'univers observable ;
  • 25 milliards le nombre d'amas de galaxies situés dans l'univers observable ;
  • 350 milliards le nombre de galaxies massives (supérieure à ou de l'ordre de celle de notre galaxie) situées dans l'univers observable ;
  • 30 000 milliards de milliards (3×1022) le nombre d'étoiles situées dans l'univers observable.

Masses

La masse volumique de la Terre est d'environ 5 tonnes par mètre cube. Étant donné sa taille, sa masse est d'environ 6×1024 kg. Le Soleil, qui est une étoile typique, est environ 300 000 fois plus massif, soit 2×1030 kg. Pour les objets plus gros (galaxies, amas de galaxies), il est de coutume d'utiliser la masse solaire comme unité de masse, le kilogramme devenant une unité trop petite au vu des nombres en jeu.

Les observations indiquent que les galaxies sont significativement plus massives que les étoiles qui les composent. On est à peu près certain aujourd'hui qu'en plus de la matière ordinaire dont nous sommes fait, il existe une autre forme de matière, actuellement inconnue en laboratoire, appelée matière noire. Contrairement à la matière ordinaire, cette matière noire n'interagit pas avec la lumière et se trouve donc invisible. De plus, elle ne forme pas de structures compactes comme des étoiles, des planètes ou des astéroïdes, mais a une répartition nettement plus diffuse au sein des galaxies. La masse de la matière noire au sein des galaxies (et dans l'univers tout entier) est environ six fois plus élevée que celle de la matière ordinaire. La masse de notre galaxie est donc d'un peu plus de mille milliards de masses solaires.

La masse estimée des superamas est d'environ quelque 1015 masses solaires. Rapportés à leur taille, les superamas sont des objets extrêmement peu denses : quelques dizaines d'atomes par mètre cube seulement. La masse de l'univers observable est estimée à 1,4×1024 masses solairesN 2.

Durées

La période de révolution de la Terre autour du Soleil est d'une année (en fait une année tropique). Plus les planètes sont éloignées du Soleil, plus leur période de révolution est grande, conséquence de la troisième loi de Kepler. Ainsi, Neptune a une période de 165 ans.

Les ordres de grandeurs augmentent considérablement si l'on regarde la période de révolution du Soleil autour du centre galactique : elle est d'environ 200 millions d'années. Les étoiles ne sont pas des objets immuables. Elles se forment, se mettent à briller, puis s'éteignent faute de combustible nucléaire en leur sein. L'âge du Soleil est d'environ 4,5 milliards d'années. Les étoiles les plus vieilles de notre galaxie ont environ 10 milliards d'années. C'est aussi l'âge de notre galaxie. Les galaxies aussi naissent à partir d'immenses nuages de gaz. L'univers lui-même tel que nous le connaissons n'est pas éternel. Il est issu d'une phase extrêmement dense et chaude, le Big Bang, qui s'est produit il y a environ 13,819 milliards d'années.

Apports de la relativité générale

La cosmologie a pour but de décrire l'univers et sa formation, que l'on peut dans un premier temps représenter par une distribution relativement uniforme (à grande échelle) de matière. Il se trouve que la mécanique newtonienne s'avère incapable de décrire une distribution uniforme et infinie de matière. Pour décrire l'univers, il est indispensable de faire appel à la relativité générale, découverte par Albert Einstein en 1915. Einstein est d'ailleurs le premier à publier un modèle cosmologique moderne, solution de sa théorie fraîchement découverte, mais décrivant un univers homogène fini et statique. Ce modèle est essentiellement autant motivé par des considérations philosophiques que physiques, mais introduit une idée extrêmement ingénieuse (et un peu hasardeuse à l'époque), le principe cosmologique.

La découverte quelques années plus tard de l'expansion de l'Univers par Edwin Hubble remet en cause le modèle d'univers statique d'Einstein et finit de jeter les bases de la cosmologie moderne : l'univers (ou en tout cas la région accessible aux observations) est en expansion, et décrit par la relativité générale. Son évolution est déterminée par cette théorie, ainsi que par les propriétés physiques des formes de matière présentes dans l'univers. C'est essentiellement en fonction de ces dernières que les différentes théories cosmologiques vont émerger.

Les observations indiquent que l'univers est en expansion. Il était plus dense et plus chaud par le passé. C'est là l'idée fondatrice du Big Bang, dont le modèle a émergé au milieu du XXe siècle. Il indique que l'univers tel que nous le connaissons est issu d'une phase dense et chaude (sans prétendre savoir ce qu'il s'est passé au tout début de cette phase), à l'issue de laquelle il était dans un état extrêmement homogène, c'est-à-dire sans objets astrophysiques (étoiles, galaxies...). Ces objets se sont par la suite formés par un mécanisme appelé instabilité gravitationnelle. À mesure que des objets astrophysiques se forment, les conditions physiques qui règnent dans l'univers changent, pour finalement produire l'univers tel que nous le connaissons. Le détail de ces processus dépend de nombreux paramètres, comme l'âge de l'univers, sa densité, et les propriétés des différentes formes de matière qui coexistent dans l'univers.

En pratique, les chercheurs élaborent des modèles cosmologiques, c'est-à-dire une sorte de scénario décrivant ici les différentes phases par lesquelles l'univers est passé depuis et éventuellement pendant le Big Bang. Dans les années 1990 a finalement émergé le modèle standard de la cosmologie, qui représente le modèle le plus simple à même d'expliquer l'ensemble des observations cosmologiques.

Modèle standard de la cosmologie

La relativité générale, la mécanique quantique et la théorie des champs, couplées à de nombreuses observations astronomiques permettent aujourd'hui d'ébaucher un scénario relativement fiable de l'histoire de l'univers sur les 13 ou 14 derniers milliards d'années. Il est de coutume désormais de parler d'un modèle standard de la cosmologie, à l'instar du modèle standard en physique des particules, bien que ce dernier soit quantitativement mieux testé et mieux contraint. Le modèle standard de la cosmologie est basé sur le concept de l'expansion de l'Univers, et le fait que celui-ci ait été plus dense et plus chaud par le passé (d'où le terme de Big Bang chaud). Sa description repose sur l'utilisation de la relativité générale pour décrire la dynamique de son expansion, et la donnée de son contenu matériel déterminé pour partie par l'observation directe, pour partie par un ensemble d'éléments théoriques et observationnels. On considère aujourd'hui que l'univers est homogène et isotrope (c'est-à-dire qu'il a toujours le même aspect quel que soit l'endroit d'où on l'observe et la direction dans laquelle on l'observe), que sa courbure spatiale est nulle (c'est-à-dire que la géométrie à grande échelle correspond à la géométrie dans l'espace usuelle), et qu'il est empli d'un certain nombre de formes de matière, à savoir :

  • De la matière ordinaire (atomes, molécules, électrons, etc), aussi appelée matière baryonique, entrant pour environ 5 % de la composition de l'univers.
  • Une autre forme de matière appelée matière noire (ou matière sombre), d'origine non baryonique, composée de particules massives non détectées à ce jour, entrant pour environ 25 % de la composition totale.
  • Une autre forme d'énergie dont la nature est mal connue, mais qui pourrait être une constante cosmologique, et appelée génériquement énergie noire, entrant pour 70 % dans la composition du contenu matériel de l'univers.

À ceci s'ajoute le rayonnement électromagnétique, principalement sous la forme d'un fond homogène de photons issus de la phase dense et chaude de l'histoire de l'univers, le fond diffus cosmologique. Il existe également un fond cosmologique de neutrinos, non détecté à ce jour, mais dont l'existence est avérée par un certain nombre d'observations indirectes (voir l'article pour plus de détails), ainsi qu'un fond cosmologique d'ondes gravitationnelles, également non détecté, directement ou indirectement.

Il est probable que, par le passé, le contenu matériel ait été différent. Par exemple, il n'existe pas, ou seulement très peu, d'antimatière dans l'univers, cependant on pense que, par le passé, matière et antimatière existaient en quantités égales, mais qu'un surplus de matière ordinaire s'est formé lors d'un processus, encore mal connu, appelé baryogenèse. À l'heure actuelle, seules les époques les plus reculées de la phase d'expansion de l'univers sont mal connues. L'une des raisons à cela est qu'il n'est pas possible d'observer directement ces époques, le rayonnement le plus lointain détectable à l'heure actuelle (le fond diffus cosmologique) ayant été émis environ 380 000 ans plus tard. Un certain nombre de scénarios décrivant une partie des époques antérieures existent, parmi lesquels le plus populaire est celui de l'inflation cosmique.

Le destin de l'Univers n'est pas, à l'heure actuelle, non plus connu avec certitude, mais, un grand nombre d'éléments laissent penser que l'expansion de l'univers se poursuivra indéfiniment (voir accélération de l'expansion de l'univers). Une autre question non résolue est celle de la topologie de l'univers, c'est-à-dire sa structure à très grande échelle, où diverses idées ont été proposées (voir l'article Forme de l'Univers).

Histoire

La notion d'univers a évolué au cours de l'Histoire. Alors que la Terre était généralement considérée comme un point fixe (théorie géocentrique4, défendue entre autres par Aristote et Ptolémée), la Renaissance a vu émerger l'idée que notre planète n'occupait pas de position privilégiée dans l'univers (principe copernicien5), et n'en était certainement pas au centre. C'est à partir du XVIIe siècle que les premiers instruments d'observation astronomiques ont fait leur apparition (lunette astronomique de Galilée, puis télescope d'Isaac Newton), permettant d'arpenter le cosmos, et de réfléchir à sa structure, puis, à partir du XXe siècle, à son histoire et son évolution.

Depuis le XVIIIe siècle, la cosmologie s'est émancipée de la métaphysique et de la théologie : la distinction entre cosmologie scientifique et cosmologie religieuse, les deux objets de cet article, est abordée dans le paragraphe suivant. Les autres paragraphes traitent de l'angle moderne de la cosmologie scientifique.

Cosmologies scientifiques et cosmologies religieuses

On pourrait s'étonner de ce que le terme « cosmologie » soit utilisé tout à la fois dans les domaines scientifiques et religieux. Alfred North Whitehead est le penseur qui rend le mieux compte de la raison pour laquelle il en est ainsi, dans son ouvrage principal, Procès et réalité - Essai de cosmologie (1929). « Cosmologie » est, dans le vocabulaire de l’auteur, synonyme de « métaphysique ». C’est l’objet de la philosophie spéculative, définie comme « la tentative pour former un système d’idées générales qui soit nécessaire, logique, cohérent, et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être interprétés » (PR p45) comme un cas particulier du schème général. Chaque mot compte. Chercher à rendre compte de la totalité des éléments de notre expérience suppose un système d’idées, aucune idée seule ne peut rendre compte de tout. Est adéquat un système d’idées qui ne laisse échapper aucun élément et rend compte de tous, qui a même texture que l’expérience (p46). Est cohérent un système dans lequel chaque idée tient compte de toutes les autres dans une relation de présupposition mutuelle ; aucune n’a de sens prise isolément. Ce système doit forcément partir du langage ordinaire, quotidien, qui est assez flou, contrepartie de sa polysémie. Whitehead choisit soigneusement les mots qu’il emploie, et s’il recourt à des néologismes c’est pour extraire les mots de la gangue d’émotions et d’indications qu’ils emmènent inévitablement avec eux. La « cosmo-logie », ce n’est pas seulement l’objet de la science spéciale indiquée par ce nom, cette branche de l’astrologie qui étudie l’univers. C’est l’étude de l’ensemble des sciences en tant qu’elles sont chacune le lieu d’une expérience d’une région de l’univers, qui désigne seul la totalité de ce qui est6.

Pour Aristote la métaphysique désignait simplement ce qui est au-delà de l'expérience. Pour Whitehead, ce qu'il y a au-delà de l'expérience, c'est d'autres expériences, mais aussi le langage. C'est pourquoi il convient de se méfier de ce dernier. Tout l'effort d'une métaphysique rationnelle consiste en une sorte d'examen de l'usage du langage, afin d'éviter qu'il se crée des "localisation fallacieuses du concret". Penser, comme Newton, que la matière n'est pas créatrice, qu'elle est un donné non évolutif, est un exemple de localisation fallacieuse du concret, en en entraînant d'autres, puisqu'il faut de ce cas supposer que le donné a été créé. Penser que les sensations sont le pur donné de l'expérience est un autre exemple de localisation fallacieuse du concret, puisqu'en réalité les sensations sont le fruit des organes, de notre histoire, etc. et que l'on ne peut s'en assurer qu'au travers d'un examen rigoureux. Les sciences spéciales, par leur ignorance mutuelle des travaux des autres, leur naïveté à l'égard des spécialités différentes de la leur, ne cessent de créer de telles localisations fallacieuses du concret. Whitehead était extrêmement préoccupé par cette parcellisation du travail scientifique, qui ne génère plus de savants, mais des professionnels d'un domaine étroit de l'expérience.

L’auteur estime procéder à l’inverse de tous les autres concepteurs de systèmes métaphysiques. Pour lui les principes premiers de la métaphysique ne sont pas la base qui permet d’élaborer le système mais le but de la discussion (PR : 52). Ils ne sont jamais formulables de manière complète, leur connaissance est asymptotique. Toute élaboration de système de ce genre est une « aventure d’idées ». Ce sont des idées qui sont mises à l’essai (PR : 62) De tels principes sont pourtant incontournables, car eux seuls permettent de vérifier la rigueur des concepts utilisés dans les différentes sciences. L’autarcie des sciences spéciales positives (biologie, physique, etc.), au nom de laquelle la métaphysique est généralement rejetée, crée un ensemble de vides entre les disciplines qui rend impossible la critique des concepts qui sont malgré tout utilisés et définis, différemment, par chacune de ces sciences. Les travers de la spécialisation sont constamment critiqués par Whitehead, pour toutes sortes de raisons que nous découvrirons petit à petit. L’une d’entre elles est que le monopole des sciences spéciales sur les concepts crée une polysémie que personne ne contrôle. Ainsi un « champ » recevra-t-il une définition en physique qui sera fort différente de celle qu’il reçoit en agronomie, sans qu’il n’y ait jamais de discussion critique sur la pertinence du terme, sur sa capacité à indiquer l’expérience sans tromper. Whitehead se méfie beaucoup des abstractions, d’une certaine manière sa philosophie tout entière est tendue vers cet unique objectif d’éviter les « abstractions mal placées » ou « localisation fallacieuse du concret », qui nous conduisent dans des impasses et génèrent cette métaphysique comme champ de bataille que Kant avait bien raison de dénoncer. Whitehead cherche au contraire à se tenir au plus près de l’expérience. Il entend faire preuve d’audace spéculative et d’humilité devant les faits (PR : 66). « C’est dans leur traitement des « faits têtus » que les théories de la philosophie modernes sont les plus faibles » (PR : 226). Même s'il cherche à tenir compte de toutes les sciences, Whitehead s'inspire en particulier d'Einstein et de la physique des quantas.

Se tenir au plus près de l’expérience, c’est rejeter la différence entre les « qualités primaires » (ce que la science mathématique met en évidence) et les « qualités secondes » (ce que nous appréhendons dans l’expérience). C’est un point crucial de la philosophie de Whitehead, qui rejoint le souci romantique : n’omettre aucune expérience, rendre compte de toutes. C’est dans la manière de rendre compte de la perception que résident les difficultés de la métaphysique moderne (PR : 208). Le souci sous-jacent est aussi de nature démocratique, nous le verrons plus loin : aucune expérience ne doit être écartée par la seule raison de l’autorité. L’expérience ne s’explique que par l’expérience. « L’élucidation de l’expérience immédiate est l’unique justification d’une pensée ; et le point de départ de la pensée, c’est l’examen analytique des composants de cette expérience » (P&R p46). Cela le conduit à critiquer les théories de la perception héritées, qu’elles soient sensualistes ou subjectivistes. Aux sensualistes, il reproche de s’en tenir au « présent immédiat », ne voyant pas que les « données » de l’expérience ne sont jamais « claires et distinctes » et demandent toujours des investigations pour être précisées. Ainsi l’examen de l’œil permet-il de comprendre que nous ne percevons que certaines longueurs d’onde, et l’usage d’instrument permet-il de rendre perceptible ce qui ne l’était pas par les seuls sens. Le subjectivisme qu’il prête à Kant ne tient pas non plus, pas plus que la seule logique, car rien, dans l’expérience, ne permet d’attribuer l’organisation des choses au seul entendement. Cela ne revient pas non plus à dire qu’il n’y à rien à tirer des sens ou de la logique, au contraire ; mais le domaine de validité des enseignements provenant de ces expériences doit être établi de telle manière à ne pas outrepasser leurs droits. La vraie méthode est semblable au vol d’un avion, elle ne cesse d’aller et de revenir de l’expérience à la « rationalisation imaginative » (PR : 48). La tâche de la philosophie, c’est aussi de recouvrer la totalité rejetée dans l’ombre par la sélection à laquelle procède sans cesse la conscience, et plus généralement les perceptions (PR : 64).

Pour Whitehead l'univers est créativité. Dieu et le divin est l’aboutissement de la créativité, le fondement de l’ordre et l’aiguillon du nouveau. Il n’est pas ce qui se tenait déjà avant la création du monde, dans le passé, mais ce qui se tient avec toute création, qui ne cesse jamais (PR : 167). Il y a lieu de parler de "dieu" car cette créativité est inexpliquée et inexplicable, elle est le fondement ultime du réel. C'est Platon dans le Timée qui met la créativité au fondement du processus cosmologique. Si la matière n'était pas création, comme chez Newton, il faudrait supposer un créateur initial. Ce n'est pas nécessaire chez Whitehead, et cela parce que cet auteur considère qu'un tel Dieu créateur est inaccessible à l'expérience et constitue donc le type même de la "localisation fallacieuse du concret". On aura compris que la cosmologie de Whitehead reste de part en part kantienne, au sens où Kant a voulu rester dans les limites de l'expérience. La différence est que Whitehead propose une tout autre théorie de la perception, s'appuyant beaucoup moins sur des catégories "a priori", qu'il juge trop subjectives, et beaucoup plus sur le résultat des sciences spéciales, en tant qu'elles sont chacune une expérience du réel.

Science et religion ont donc même objet, ce qui explique qu'il y ait des cosmologies "religieuses" et d'autres "scientifiques". La différence entre les deux doit se juger de manière pragmatique, d'après l'expérience. "Religion" ne doit pas être pris au sens naïf, comme un ensemble de croyances sans fondement scientifique. De telles définitions ne pourraient venir que de non-spécialistes des religions. Les théoriciens de la religion sont Durkheim, Mauss, Bourdieu, Baechler, Gauchet, Moscovici, Sartre, etc. On peut a minima définir le religieux comme l'expérience du sacré, et le sacré comme ce qui, dans une société, est important. L'importance est ce qui fait tenir une société ensemble. C'est au cours de cérémonies que ce qui est important est réaffirmé, étant toujours menacé de dériver par l'incessante création de nouveauté; c'est au cours des révolutions (Durkheim parle "d'effervescence") que changent les fondements de ce qui est important.

Au Moyen Âge théologie et cosmologie étaient étudiées par les mêmes intellectuels. Whitehead souligne d'ailleurs que si Galilée avait raison de dire que la Terre bouge, l'Église avait raison de dire que c'était le soleil qui bouge, ce dont la théorie de la relativité a finalement rendu compte, en montrant que ce sont les deux qui bougent, dans un univers où tout bouge. Il faut aussi tenir compte des instruments de l'époque. Les étoiles éloignées paraissaient fixes et leur nature pouvait difficilement être comprise, sans télescope. Whitehead rend compte de cela. L'expérience peut être changée par l'invention de tel ou tel instrument. L'expérience que nous avons du réel sans instrument ne reste pas moins valable pour autant. Nous voyons toujours le soleil traverser le ciel et la terre être fixe sous nos pieds, c'est simplement une autre perspective sur les mêmes objets. Les objets sont susceptibles d'un nombre indéfini de perspectives dont aucune n'est plus vraie qu'une autre.

Dans la classification de Christian Wolff (1729), la cosmologie était une des trois disciplines de la « métaphysique spéciale », avec la théologie (dieu), et la psychologie (l'âme).

Par nature, les cosmologies scientifiques se confrontent à la méthode scientifique, et sont échafaudées de façon à être des théories satisfaisantes les plus compatibles avec les observations à une époque donnée.[citation nécessaire] La qualité des observations allant en s'améliorant, les théories sont régulièrement affinées, de façon à tenir compte de celles-ci, au gré des progrès scientifiques et technologiques. Dans certains cas, elles peuvent être abandonnées au profit d'autres théories si les observations s'avèrent impossibles à réconcilier avec elles. Les grands changements de paradigme restent relativement rares dans l'histoire de la cosmologie (abandon du géocentrisme au profit de l'héliocentrisme, découverte des échelles de distance interstellaires, de la structure de la Voie lactée, et de l'expansion de l'Univers). Les modifications moins drastiques d'une théorie donnée sont plus fréquentes (ajouts de l'inflation cosmique, de la matière noire et de l'énergie noire au modèle standard de la cosmologie, par exemple).

Notes et références

Notes


  • Cette distance est paradoxalement supérieure au trajet parcouru par la lumière depuis le Big Bang. Voir Horizon (cosmologie) pour l'explication de ce phénomène.
    1. Ce nombre est supérieur au nombre d'étoiles de l'univers observable mentionné plus haut pour plusieurs raisons :
      • Toute la matière ordinaire n'est pas condensée en étoiles (seulement 50 % pour notre galaxie, par exemple).
      • La masse de la matière ordinaire est inférieure d'un facteur 6 à celle de la matière noire.
      • La masse totale comprise dans l'univers observable comporte une composante deux fois plus importante que celle de la matière noire, l'énergie noire.

    Références


    1. (en) Alfred North Whitehead, Procès et réalité - Essai de cosmologie,

    Bibliographie

    Voir aussi

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    Articles connexes

    Liens externes

  • « Définition du mot Cosmologie » [archive], sur larousse.fr
  • https://www.astronomes.com/les-galaxies/superamas-structure-grande-echelle [archive]
  • Stéphanie Escoffier, « Les vides de l'Univers sont nés de fluctuations quantiques dans le plasma primordial », Pour la Science,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 5 mai 2020)
  • « Théorie géocentrique » [archive], sur www.geowiki.fr (consulté le 19 avril 2018)
  • (la) Nicolas Copernic, Des révolutions des sphères célestes, , 405 p.
  • 11/15/2020

    Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique …

     


    Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique …

    Personne n’est allé plus loin que Husserl dans la constitu­tion de l’Europe comme thème proprement philosophique. Aussi semble-t-il honnête de l’interroger sur l’Europe du philosophe et de faire un bout de chemin avec lui dans la direction de la conceptualisation de ce qui, dans l’attitude naturelle, ne semble somme toute être qu’un fait empirique.

    L’intérêt de la démarche philosophique telle que l’incarne ici Husserl est précisément de libérer, au-delà du concept naïf d’Europe, une signification qui n’y est pas immédia­tement donnée.

    Mais le génie de Husserl est, au-delà de ce simple dépassement du donné empi­rique de l’Europe telle que nous croyons la connaître vers un concept philosophique de l’Europe, d’articuler ce concept comme celui du dépassement même de ce qui au départ était supposé être donné.
    En d’autres termes, l’Europe philosophique telle que la présente Husserl n’a d’autre sens que le dépassement (la suppression?) de l’Europe empi­rique telle que nous y croyons avec la fausse évidence d’un donné qui pourrait faire l’objet d’observation et de soin empiriques.

    Photo9530

    Jacqueline Waetcher

    L’Europe est un des noms de la géographie de notre enfance, et sans doute celui que nous pensons le mieux connaître. Ses contours sont certes indécis, brouillés par les aléas de l’Histoire: faut-il y compter les Barbares de l’Est, dans la réparation du grand Schisme, ou, pour­quoi pas, l’autre rive de la Méditerranée, autre de l’Europe, mais si entrelacée à son Histoire, pour le meilleur et pour le pire, au point de l’avoir parfois faite? Pour Husserl le nom de l’Europe n’a pas d’abord une signification géographique. Le décrochage de cette Europe dont parle Husserl d’avec celle de la géographie s’exprime par l’appartenance à elle de peuples qui ne sont pas ordinairement tenus pour Européens, ainsi que par l’exclu­sion combien problématique de peuples résidant sur le territoire de ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe:

    Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les États-Unis, etc …, appartiennent à l’Europe, mais non pas les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines, ni les Tziganes qui vagabondent per­pétuellement en Europe.

    Phrase combien célèbre, et non sans quelque parfum de scandale, qui réclame à coup sûr qu’on en pèse chaque terme. D’abord il faut remarquer qu’il y va d’un sens spiri­tuel, comme le confirment les lignes qui suivent, comme un sens figuré qui s’opposerait à en croire la lettre même du texte à un sens propre qui serait le sens géographique: pas l’Europe des cartes, mais l’Europe de l’esprit. Il y va clairement d’une réduction. Mais celle-ci n’est pas sans ambiguïté: car il n’est pas sûr qu’elle affranchisse ici l’Europe de l’empirique au point qu’il pourrait le sembler. En effet si l’Europe de la géographie se présente comme le domaine de l’huma­nité qui vit ici territorialement ensemble, dans l’ici défini par les cartes mêmes, et comme telle semble inapte à définir l’humanité euro­péenne au sens fort et plein du terme, celle-ci ne paraît pourtant pas tout à fait sans territoire. Outre que la délimitation proposée par Husserl recouvre évidemment certains territoires déterminés, même si ce ne sont pas ceux de l’Europe stricto sensu, elle renvoie surtout et d’abord à un certain rapport au territoire et, dans cette mesure-là, elle est bel et bien territoriale.

    Effectivement qu’est-ce qui est exclu de l’Europe husserlienne, si ce n’est le nomade, le sans-territoire comme tel? L’Europe ne se définit peut-être pas par ce seul rapport au territoire, mais elle le présuppose. Il y a différentes façons d’être en Europe, et l’être-en que vise Husserl ne recoupe pas la simple présence physique dans une aire déterminée. C’est aussi que le rapport d’une communauté humaine avec le sol sur lequel elle vit dépasse toujours le simple être-là de la présence physique. Une communauté s’approprie l’espace, et c’est là le sens du territoire, qui le constitue comme peuple.

    Jules Romain

    Cette notion du territoire, qui n’a rien d’original, est bien sûr liée au développement de la sociologie compréhensive à l’allemande, dans son rapport ambigu à la notion de communauté, rapport qui ne peut être retiré du contexte intellectuel du pangermanisme. Rappelons que l’inventeur du concept de Lebensraum, dans sa parenté problématique à l’espace vécu du phénoménologue, attestée par l’emploi par Kurt Lewin d’un terme pour l’autre (Grundzüge der Topologischen Psychologie, 1936: construction d’un concept non-géométrique de l’espace comme espace de la vie, à l’image du Husserl de L’Origine de la géomé­trie), n’est autre que le géographe Ratzel, également et simultanément théoricien du pangermanisme, dans Politische Geographie, 1897.
    En ce sens précise même Husserl, le nomade aussi a son territoire, mais sur un mode différent du séden­taire. Seulement ce mode n’est pas celui de l’homme européen, qui se définit par un rapport bien particulier au territoire précisément comme fait d’être Européen, c’est-à-dire sur le territoire de l’Europe –ou sur un autre territoire.

    On pourrait en effet croire que Husserl rattache États-Unis ou Australie à l’Europe en raison de la provenance de leurs populations et de l’extension historique du ter­ritoire européen en direction de ces régions. Mais il n’en est rien, ou c’est tout au moins dénié par lui: il s’agit bien plutôt d’une atti­tude commune, dont le sens est d’être une attitude vis-à-vis du territoire même auquel on appartient. En ce sens les Tziganes ou les Esquimaux, nomades ou isolés, n’appartiennent pas à l’Europe en ce qu’ils ne partagent pas cette attitude. Le noma­disme ou l’isolement, il est vrai, les retire relativement à l’unité cul­turelle qui peut être celle de l’Europe considérée comme unité de civi­lisation, sédentaire et intégrée, et ceci peut expliquer empiriquement qu’ils ne soient pas Européens. Mais l’exceptionnalité des primitifs que sont les Esquimaux ou les Tziganes aux yeux de Husserl, et qui sont convoqués par lui ici en tant que tels, par rap­port à l’idée d’Europe, est-elle vraiment réductible à celle de n’importe quel peuple errant ou marginal au sein d’une entité cultu­relle de vastes dimensions et fortement intégrée?
    Assurément leur défaut est-il un défaut d’esprit, et Jacques Derrida a-t-il raison de relever la fonction normative et exclusive de ce terme (De l’esprit, 1987).

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    Que les peuples aient leur esprit (mais y a-t-il un peuple européen?), cela n’a rien d’original, et si c’était là le sens de l’exclusion husserlienne, il faudrait s’en arrêter là, pour nous en désoler. Cette idée d’un esprit des peuples, esprit qui les constitue comme peuples, Husserl l’emprunte à l’herméneutique; c’est le milieu commun dans lequel sa dernière pensée rencontre celle du premier Heidegger. L’esprit (Geist) est le milieu naturel de ce qui ne l’est pas, à savoir le monde social comme tel, dans l’opposition classique et simplicatrice des sciences de la nature et des sciences de l’esprit. Qu’est-ce qu’un peuple? C’est une unité spirituelle, définie par ce que Hegel aurait appelé sa vie éthique (Sittlichkeit), à la rencontre problématique du culturel et de qui ne l’est pas mais l’est tout de même d’une certaine façon, en tant que précisément ressaisi par l’esprit. Effectivement deux composantes interviennent dans la définition de l’identité d’un peuple: l’héritage (le généalogique) et le culturel/historique. Mais l’héritage n’a de sens que s’il est réinvesti par l’Histoire en devenant sentiment généalogique, ce qui loin de l’aliéner à l’esprit lui est en fin de compte reversé.

    Parler d’héritage, c’est déjà se placer dans l’Histoire, comme tradition, qui est le processus historial de constitution et de manifestation de l’esprit lui-même: ainsi indépendamment de sa généalogie physique et organique, chaque collectivité humaine a-t-elle une généalogie spécifique. Tout cela, Husserl ne l’a pas inventé: il le reçoit de Dilthey et sans vraiment remet­tre en question les décisions ontologiques (partage de la nature et de l’esprit) qui y sont sous-jacentes, et qu’il a déjà largement reprises en fraude dans Ideen II et son analyse des objets investis d’esprit, contrairement à ce que fera Heidegger avec la radicalité qui caracté­rise son rapport à l’herméneutique.
    Alors l’idée d’Europe se réduit-elle à l’esprit de l’Europe, et Husserl ne fait-il ici que suivre l’herméneutique dans sa grandeur (capacité de problématiser comme tels les objets culturels) et sa misère (difficulté à penser l’universel)?

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    En réalité, il n’en est rien, ou c’est alors l’aspect le moins intéressant de la Krisis. Car la ques­tion et la difficulté propre de ce texte est précisément celle de l’uni­versel, et ce qui s’y joue, c’est un dépassement de l’herméneutique. Husserl utilise les concepts hérités de la tradition herméneutique mais pour les soumettre à l’épreuve des exigences transcendantales qui sont les siennes.
    La critique transcendantale de l’herméneutique est explicite. Dans la page même où il se réfère au concept diltheyen d’esprit, Husserl ajoute:

    Mais il ne pourra jamais y avoir d’amélioration tant que l’objectivisme, qui a sa source dans l’attitude naturelle, dans l’installation dans le monde ambiant, n’aura pas été démas­qué dans sa naïveté, et que ne sera pas produite la brèche qui consiste à reconnaître que la conception dualiste du monde, dans laquelle nature et esprit doivent valoir comme des réalités de même sens, bien qu’édifiées causalement l’une sur l’autre, est une aberration: je le dis avec un sérieux total: mon opinion est qu’une science objective de l’âme, objective en ce sens qu’elle attribue aux âmes, aux communautés personnelles, une existence à l’intérieur des formes de la spatio-temporalité, une telle science n’a jamais existé et n’existera jamais.

    Ce qui est en question ici est bien la question transcendantale comme question de l’objet, de l’objectivité. Il s’agit de libérer le sens de l’objet depuis lequel l’esprit est pensable, au lieu de faire fond sur une distinction d’objets purs et simples, et d’objets spirituels, distinction qui laisse ininterrogée l’essence phénoménologique de l’objet.
    C’est justement ce qui le conduit, nous ne savons pas encore pourquoi, en direction de l’idée d’Europe.

    Husserl parle pourtant bien d’unité spirituelle, d’unité de cul­ture. Mais s’il y a un esprit de l’Europe, et si les Tziganes et autres primitifs s’y exceptent, cet esprit n’est pas un esprit comme un autre, et l’exclusion, dans ce cas, n’a pas la même signification que dans le cas général. Il n’y a pas de peuple sans esprit, et les primitifs n’en man­quent pas, même si celui-ci n’est pas chez eux développé sous ses for­mes supérieures, c’est-à-dire essentiellement est resté sur le mode de la passivité, de la tradition comme réception passive du passé. Comme telle, l’Europe n’a donc pas le monopole de l’esprit: il y a un esprit de la Chine, de l’Inde, et sans nul doute même des civili­sations aux yeux de Husserl moins développées que ces grands empi­res historiques, les Esquimaux ou les Tziganes par exemple.

    1990.05.04781Pour Hus­serl, esprit rime avec homme (Mensch) et, thèse fondamentale, il n’y a pas d’homme auquel on puisse dénier à bon droit ce titre d’humain qui est le sien, donc son esprit. La différence anthropologique (de l’homme à la bête) ne suffit heureusement pas à fonder l’européanité, et cela vis-à-vis de qui que ce soit.
    C’est que la thèse de l’esprit, héritée de l’herméneutique, n’a pas d’autre signification que de récuser la pertinence de la biologie en ces matières: l’homme comme tel, et quel qu’il soit, échappe radicalement à l’ordre de l’animalité telle que la biologie en fait son objet d’étude. C’est dire aussi bien que les dif­férences entre les hommes en tant que tels -même si par ailleurs sub­sistent des différences relevant de l’anthropologie physique- ne sont pas physiques mais spirituelles. Les différences anthropologiques (de certains hommes à d’autres) sont alors différences d’esprits diffé­rents, donc ni physiques, ni différences de ce qui serait doué d’ esprit à ce qui ne le serait pas, et c’est en ce sens qu’il n’y a pas de zoologie des peuples, selon un énoncé célèbre tant par sa teneur que par sa rencontre tragique avec son époque (1935). Mais Husserl va plus loin.

    Il y a quelque chose d’autre que l’esprit, ou du moins il y a un esprit qui porte en lui un autre de l’esprit. En d’autres termes, il y a une communauté d’hommes dont la différence avec les autres communautés n’est pas réductible à ce cadre général de la différence anthropologique: Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique.

    Un esprit, c’est un monde, ou disons une représentation du monde (si tant est que cela puisse traduire la Weltanschaung allemande), et il y a bel et bien des mondes, ce qui se manifeste aussi bien par le sentiment d’étrangeté qui me saisit si je sors de mon aire culturelle, dans l’opposition d’un chez moi (Heimwelt,en résonance avec la Heimat sans doute) et d’un étranger. De ce point de vue-là, L’Europe, comme esprit, c’est un monde.

    Mais ce monde n’est pas un monde comme les autres, et son étrangeté aux autres n’a pas ici -ou plutôt pas seulement- la signification habituelle. Car ce qui caractérise ce monde européen, c’est sa prétention à ne pas être un de ces mon­des, mais précisément le monde (die Welt), au sens où il ne peut y en avoir qu’un. Énoncé paradoxal, car chacun ne prétend-il pas que le monde soit le sien? Mais justement cette prétention, comme aspiration (Streben), n’a pas cette signification naïve de la réduction du monde aux limites de mon monde (Heimwelt). Bien plutôt la thèse du monde instaure-t-elle le dépassement radi­cal de tout Heimwelt vers le monde en général.
    Les autres mondes sont bien sûr aussi bien candidats à la normativité et à l’excellence, au sens où ils s’éprouvent et se représentent plus et mieux mondes que les mondes étrangers. Mais la différence préci­sément, c’est qu’ils n’ont pas la perception thématique du monde comme tel, c’est-à-dire de quelque chose qui serait censé être com­mun à tous les mondes dans la mesure même où cela les dépasserait dans leur mondéité respective.

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    William Blake, l’Europe entre l’Afrique et l’Amérique

    Leurs mondes n’ont pas d’horizon, du moins d’horizon conscient: à côté il y a d’autres mondes, forcément inférieurs au leur, dans la mesure même où la mondanéité, comme être-dans-un-monde particulier est une normativité, mais manque l’au-delà du monde en général, sur le fond duquel la mondanéité comme être toujours dans un monde particulier prend seulement sa signification de faire monde.

    Cet au-delà l’Europe serait censée en détenir le monopole, monopole ambigu s’il en est, puisque ne pouvant avoir d’autre conséquence que la suppression -ou du moins la relativisation- de tout monopole.
    Cette thèse signifie que la différence de l’Europe par rapport aux autres cultures n’est plus culturelle ou anthropologique au sens ordinaire du terme. La Chine ou l’Inde ont un esprit et en cela elles diffèrent, entre elles et de l’Europe, comme des types anthro­pologiques. Mais la question de la Krisis est de savoir si l’huma­nité européenne porte en soi une idée absolue au lieu d’être un sim­ple type anthropologique comme la Chine ou les Indes, ouvrant une alternative à laquelle Husserl répond par une disjonction formelle.

    Ce privilège d’une idée absolue est pour le moins massif, il trans­cende toute normativité empirique ou du moins le prétend, et c’est cette prétention même que l’on pourra taxer d’européocentrisme. Les sociologues et les anthropologues émettront à bon droit des soupçons ici sur la signification empirique du rationalisme husserlien: igno­rance et mépris des cultures non-européennes. Reste qu’il faut prendre la mesure de l’ambiguïté de la thèse de Husserl, dans sa double face: d’un côté affirmation d’une univer­salité du destin de l’Europe, de l’autre réinscription -et limitation- de cette prétention universalisante dans l’empiricité de ce destin déterminé.

    Ce privilège n’est pas réductible dans son contenu à celui que chaque civilisation s’attribue. S’agit-il du banal privilège en vertu duquel chaque homme part nécessairement de l’ambiance et de la culture qui lui sont propres? Non, car si nous nous efforçons d’acquérir l’expé­rience des sociétés et des civilisations qui nous sont étrangè­res, actuelles ou disparues, c’est que nous y sommes poussés par notre mentalité scientifique et notre intérêt théorique.

    L’Europe aurait le Logos pour apanage. Mais le Logos n’est rien d’empirique, aucune propriété particulière à l’Europe que l’on pourrait exhiber dans sa particularité, du moins si l’on prend l’idée de Logos au sérieux et si on ne la récuse pas comme une fiction idéa­lisante. Car c’est bien cela qui est en question: le sens, le droit et les limites de l’idéalisation. Le Logos lui-même ne se définit ici pas autrement que comme processus d’idéalisation, capacité de se dépren­dre de telle ou telle situation empirique pour en faire une possibilité -une variante- éidétique d’une essence absolue.

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    IIéme siècle

    Alors le monde du Chinois, le monde du Papou, mais aussi le monde du Grec ou même du savant moderne, baptisé par Husserl gréco-européen, sont tous considérés comme subjectifs. Mais c’est le savant gréco-européen qui peut le dire, parce que justement lui peut entendre chacun de ces mondes comme une variante du monde, qui, comme tel, est une idéalité. De la normativité empirique on est passée à l’idéalité, qui ne s’entend pas d’abord ni essentiellement comme normativité, mais comme invariance par rap­port à la déterminité empirique.
    En ce sens le privilège de l’Europe est d’être une idée (l’idée de l’idée, ou de l’idéalisation) et non d’être une norme, ou alors d’être une norme en un sens nouveau et excep­tionnel: celui d’une normativité idéale.

    Le fondement de la possibilité de cette idéalisation, c’est une nou­velle attitude à l’égard du monde. Nous sommes toujours déjà en com­merce avec le monde, nous vivons en lui (c’est la Lebenswelt), nous l’appréhendons toujours d’une certaine façon, et nous parlons de lui. Pour Husserl, il ne fait pas de doute que le Chinois parle du monde. Mais il ne le perçoit pas thématiquement comme le monde. C’est que ceci suppose un renversement de point de vue qui n’est rien d’autre qu’une première forme de l’épochè: le passage de l’attitude pratique, qui est l’attitude naturelle, à l’attitude théorique, du commerce avec le monde à la suspension de ce commerce qui le fait apparaître thématiquement.

    Ce qui est déterminant, c’est le désir nouveau (au sens d’une exception) d’une science se rapportant au tout du monde comme tel, c’est-à-dire la philosophie, entendue d’abord comme cosmologie. Ce qui est visé par là, c’est quelque chose qui serait censé se tenir au-delà des particularités, et essentiel­lement au-delà de la particularité de son lieu d’origine.
    Caractéristi­que de ce changement d’attitude est la temporalité propre qu’elle institue. La temporalité des vérités pratiques est essentiellement ordon­née à celle de la finitude de l’être qui agit: ce qui est important c’est que cela soit dans le temps de l’action. Ici surgit le besoin gratuit et au delà de tout besoin que cela soit vrai en soi et pour toujours, indépendamment de mon action réelle ou possible et de l’intérêt que je peux prendre à cette vérité. Husserl rejoint ici l’Aristote du début de la Métaphysique: la naissance véri­table de la science est le moment où celle-ci s’affranchit de tout inté­rêt pratique. Mais Aristote, plus généreux en cela que Husserl, mais aussi que les historiens des sciences contemporains de Husserl, attri­bue cette naissance à l’Orient, très précisément aux Égyptiens. Hus­serl en fait un phénomène proprement grec, et en même temps la nais­sance de l’Europe comme telle, en tant qu’elle répond à l’idée d’Europe.
    En ce sens-là, selon lui, c’est une falsification de leur sens que de vouloir parler déjà de philosophie et de science (astro­nomie, mathématiques) indiennes et chinoises. Falsification qui pour le coup tomberait légitimement sous l’accusation d’européocentrisme, puisqu’elle revient à interpréter à l’européenne les Indiens, les Babyloniens, la Chine, donc à faire jouer contre et pour eux la réalité empirique de l’Europe et de sa science de fait comme une norme, comme s’il s’agissait de la même chose.

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    Odilon Redon

    Mais comment pen­ser que c’est autre chose? Rien ne nous le permet sinon justement l’idée du monde commun, universel, comme ce par rapport à quoi se particularise le monde chinois, avec tout ce que cela comporte, par exemple la science chinoise qui, dans sa particularité n’est pas une science au sens européen du terme. Mais qui peut le dire, sinon la science européenne, en tant que justement elle est caractérisée par cette aspiration à l’universel, comme ommi-temporel, c’est-à-dire aussi bien pouvant prendre la mesure de n’importe quel temps déterminé, dans sa déterminité par rapport à l’universel?

    Qui est-ce qui juste­ment peut écrire l’Histoire (et non la chronique comme telle col­lée au temps qu’elle raconte, alors que l’Histoire suppose d’une cer­taine façon qu’elle soit une, ou du moins replacée dans l’un de l’His­toire générale, qui est celle de l’humanité) de la philosophie chinoise, qui n’en est pas une, si ce n’est le savant européen, pour lequel il y a une Histoire -parce qu’une philosophie?

    Ce n’est pas notre propos ici que de déployer toutes les détermina­tions de l’attitude philosophique telle que Husserl l’envisage comme caractéristique de l’humanité européenne: projet de libre détermi­nation de soi, capacité de mise à distance théorique de sa propre vie, décision métaphysique en faveur de l’idéalité des normes qui en est corrélative, etc … Toutes ces propriétés nous intéressent par leur résultat, leur conséquence, et la difficulté que celle-ci soulève. Tout cela est propre à l’Europe, mais aussi bien marqué, fondé et cons­titué par la prétention à ne pas lui être propre -puisque c’est uni­versel.

    Serait-ce que l’Europe, dans une dénégation de sa propre iden­tité, se ferait le monde propre, au sens où elle se l’approprierait? C’est évidemment le risque de la position husserlienne. Comment ne pas être troublé par la caractérisation de l’Europe par un pôle éternel qui lui serait propre, comme si le propre pouvait jamais être éternel? Comment également ne pas percevoir l’ambiguïté de la réhabilitation du Papou, rendu à ses droits d’homme par la science européenne dans sa dimension universalisante qui en fait le cas échéant une science même pour le Papou? Le procédé de la variation eidéitique exhibe ici le Papou, mais aussi bien sa suppression comme Papou, lui imputant une humanité imaginable qui pourrait bien se révéler imaginaire. Car 1° cela revient à ne pas mesurer la légitimité propre et l’irréductibilité du savoir du Papou 2° n’est-ce pas implicitement exiger de lui que, puisqu’il en est capable (c’est le postulat de l’universel), il se place du point de vue univer­sel qui est celui de la science?

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    Miss Tibet

    Que l’universel soit une exigence, cela fait partie de sa position même, comme arrachement à la réalité empirique. Aussi ne pourra-t-on certainement pas sauver l’universel husserlien -et le faut-il?- de sa dimension contraignante, normative, comme appel à ce que Husserl appelle en dernier ressort la responsabilité, l’attitude cons­ciente par rapport à un monde entendu comme l’objet de notre volonté. En revanche il faut se montrer précis sur le statut de cet universel: car exhiber celui-ci comme exigence, c’est aussi bien le défaire comme réalité, et c’est ce qu’il est essentiel de comprendre pour lever quel­ques équivoques fâcheuses.

    Le pôle éternel que vise l’Europe dans l’idée qu’elle se fait d’elle-même et donc son appréhension comme Europe n’est rien de donné. Non pas simplement au sens où l’Europe, de fait, n’est pas, ne peut pas être l’idéal des peuples non-européens, qui y verraient comme un accomplissement empirique de l’humanité, mais dans la mesure où cette idée même d’un accomplissement empirique de l’humanité n’a pas de sens.

    L’humanité dans son âme n’a jamais été achevée, elle ne le sera jamais et elle ne peut jamais se répéter. Le Telos spiri­tuel de l’humanité européenne, dans lequel est inclus le Telos particulier des diverses nations et des hommes individuels, se trouve dans l’infini.

    Cet infini est aussi bien celui d’une ouverture: à aucun moment l’Europe ne peut prétendre faire norme comme un donné, comme tel meilleur que les autres au sens d’un plus accompli. Par certains côtés peut-être d’autres civilisations sont-elles empiriquement plus réussies, si tant est justement que cela ait un sens de raisonner dans ces termes.

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    Claude Lorrain, détail

    Mais la supériorité -infinie- de l’Europe est celle pré­cisément de l’idée d’infini. La force de l’Europe, mais où réside aussi bien la négation de la possibilité pour elle de jamais faire valoir son donné en tant que tel comme supérieur aux autres, c’est l’horizon d’exigence infinie dans lequel elle s’entend. Infinité qui comme telle dépasse et transcende précisément la finitude de tous les esprits dans leur opposition, y compris celui de l’Europe.

    L’esprit de l’Europe est dans une situation historiale ambiguë: tout à la fois il porte lui cette exigence de son propre dépassement et de sa propre relativisation, mais en même temps, si jamais il prétend s’identifier à cette exigence et donc la réduire à sa mesure, il la perd, et redevient un esprit particulier à coup sûr. L’universel ne se monnaie pas, et il n’est jamais empiriquement perceptible: c’est ce qui fait de la pensée de la Krisis une pensée critique au sens philosophique du terme, dans la plus pure filiation kantienne.

    Face à sa propre infinité, ou plutôt à l’infinité qu’il libère, l’esprit européen comme tel ne peut se tenir que dans le mode phénoménologique du pressentiment (Vorahnung), poteau indicateur de toutes les décou­vertes, c’est-à-dire de la nouveauté comme telle, comme l’horizon de l’indéfinité ouverte.

    Au-delà de ce pressentiment, dans la cons­cience réfléchie de ce que d’expérience de l’infini il recouvre dans une finitude dépassable mais insuppressible même, Husserl énonce pour nous la philosophie non plus comme un fait, comme la rationalité dans ce qu’elle peut avoir d’exemplaire, mais, reprenant le vocabulaire hypercritique de Fichte, comme une tâche infinie, comme un devoir, et jamais clos, une exigence qui serait condamnée à rester exigence.

    Ici justement est le danger! Force nous est de distinguer la philosophie comme factum historique de chaque époque, et la philosophie en tant qu’idée, idée d’une tâche infinie. La philosophie qui a chaque fois son effectivité dans l’histoire est la tentative plus ou moins heureuse de réaliser l’idée directrice de l’infinité, et du même coup aussi celle d’une totalité des vérités. Les idéaux prati­ques, j’entends considérés comme des pôles éternels, dont tout au long de sa vie on ne saurait dévier sans commettre une faute, sans devenir infidèle à soi-même et partant, malheureux, ces idéaux ne sont nullement déjà, dans une telle vue, quelque chose de clair et de déterminé, ils sont anticipés dans une généralité plurivoque. La déterminité ne se produit que lorsqu’on s’y attaque concrètement et qu’on obtient une réussite au moins relative. On est constamment menacé ici de tomber dans des vues unilatérales et de se satis­faire trop vite.

    Et Husserl d’évoquer les horizons d’infinité, en d’autre terme la structure d’horizon de cette infinité qui habite la philosophie comme idéal de rationalité, il est vrai pour formuler l’exigence de les maîtriser tous. Mais il est de la constitution de l’horizon d’être ce que l’on est appelé à maîtriser mais aussi ce qu’on ne peut maîtriser: ce sur quoi l’on voudrait avoir une vue, et pourtant, en tant qu’on se tient sous lui, qu’on est sous cet horizon, ce qu’on ne peut jus­tement embrasser. A plus forte raison lorsqu’il s’agit de l’horizon de tous les horizons, celui sous lequel il peut y avoir des horizons: le monde, dans son universalité, comme ce dans quoi on y est, et ce en quoi cela a donc sens que l’on soit quelque part et que l’on y soit dans un style déterminé.

    13224899747038Carthage

    La structure d’horizon, en tant qu’elle est mise à l’épreuve (épreuve de la conscience d’elle-même) de cette exigence de l’infinité et que s’y manifeste alors le trou de la toile depuis lequel seulement il peut y avoir une perspective, et qui n’est pas dans la toile, n’est ici, dans ce contexte éthique où ce qui est à penser est l’infi­nité de l’exigence, rien d’autre que la structure d’appel, comme appel à la responsabilité.

    En conclusion de la méditation husserlienne, exprimer l’idée de l’Europe, au sens où l’on presse la réalité empirique dans les retran­chements idolâtriques de son donné, qu’il est si facile de fétichiser, et où on veut lui faire avouer la puissance d’essence qu’elle comporte, c’est libérer en l’Europe son autre puisque le Tout autre sur lequel elle ouvre, c’est-à-dire aussi bien l’indéfinité de l’autre que soi dans lequel elle se trouve replacée comme la pluralité de ce qui a à deve­nir, et auquel elle apporte cette idée d’un avoir-à-devenir (c’est-à-dire un devoir), et non pas l’obligation de devenir comme elle.

    Le résidu de l’analyse opérée par Husserl, c’est alors le concept d’Europe en tant que téléologie historique de buts rationnels infinis. L’exigence de l’infini dément dès lors tous nos efforts à vouloir le reconnaître dans les limites d’un donné empirique par construction fini, et l’idéa­lisme husserlien fait voler en éclat les frontières de notre petite Europe, celle qui est en train de se faire.

    Le concept philosophique de l’Europe c’est alors d’une certaine façon ce qui nous libère de l’Europe, ce qui nous en détache comme d’une construction empirique, c’est-à-dire aussi et d’abord politique, dans l’ouverture à la totalité du monde comme tel. Il n’y a rien là d’étonnant: Husserl se rattache ici à une tradition qui s’identifie cer­tainement à celle de la conscience européenne, au moins sous son visage moderne, celle qui s’institue avec Kant, dans la prise de cons­cience -et le projet, dans son ambiguïté même- de l’universa­lité de l’idée d’Europe.
    Cette tradition a un nom: l’idée d’Europe ne rejoint rien d’autre que celle du cosmopolitisme, comme sa forme moderne, et celle qui la détache de l’Europe comme réalité par là-même.

    06_-_Pierre_de_Vallombreuse_Jharia._India._Une_jeune_fille_en_pleurs_apres_avoir_ete_abandonnee_2005Pierre de Vallombreuse, jeune fille Jahria, Inde, après son abandon par sa famille

    Tout est dit lorsque Husserl affirme que dans l’idée d’Europe, il y va du monde comme tel. On retrouve ici le cosmos qui est la base de toute conscience cosmopolitique, comme l’attestent aussi bien les textes antiques où l’on voit apparaître ce concept. C’est dans l’être commun du cosmos, c’est-à-dire l’économie de l’être (c’est l’idée exacte de cosmos) dans lequel nous sommes tous que s’enracine l’idée d’une universalité -celle-là même du Logos, en tant qu’il reflète l’ordre du cosmos -dont les Grecs semblent avoir jusqu’à un cer­tain point le privilège. Idée reprise par les modernes dans leur tenta­tive de se penser comme ce que Husserl appelle une humanité gréco-européenne. Néanmoins, sous sa forme moderne, cette idée n’est pas sans connaître quelque inflexion, déterminante pour saisir l’enjeu de l’idée européenne telle qu’elle est exhibée par Husserl.

    Chez Kant, l’idée cosmopolitique, présente dans le titre de l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, y est enra­cinée dans l’être générique de l’homme, en tant que celui-ci est pourvu de raison, et que la raison est nécessairement quelque chose de spéci­fique, au sens d’une universalité qui la retire à la prétention de tout individu raisonnable particulier d’en détenir le monopole. Comme telle, il y va en elle du concept moderne du genre humain, dans sa dimension radicalement non-anthropologique, c’est-à-dire comme idéal d’humanité.

    Tous les hommes ont ceci de commun d’être plus que des hommes au sens de posséder plus que la déterminité -de soi variable et sujette à dis­cussion- d’un donné humain, dans la mesure où, par rapport au reste de la nature, ils portent la marque de cette part d’inachève­ment radical qui est celui de la raison, ce qui dessine le cadre d’une étrange généricité, négative parce qu’indéfinie, opposée à celle, déterminée, de l’animal. C’est alors le pouvoir de variabilité de l’espèce humaine même, au sens d’une capacité à se déterminer elle-même de différentes façons, qui atteste son universalité même.

    Le cosmopolitisme, dans sa relation problématique à une généricité qui n’en est plus une, est libéré de son ancrage cosmologique et/ou anthropologique légué par le monde grec. Pour les Grecs effectivement, je suis cosmopolite de faire partie d’un même monde, qui est le cadre et l’ordre déjà donné dans lequel je suis situé, et situé en tant que j’appartiens à une espèce détermi­née, anthropos, qui présente des traits de généricité commune. Comme homme (anthropos) je suis dans le cosmos, et j’y suis à la même place que toi, qui est aussi un anthropos. Cette définition du cosmopolitisme présuppose une décision ontologique sur la nature de l’anthropos, à laquelle elle en appelle, comme une norme qui nous réunit, mais aussi éventuellement nous sépare.

    La force du concept moderne de cosmopolitisme est précisément de porter en lui, comme une exigence, le dépassement de toute nature, en ce qu’il est fondé sur un concept non ontologique de l’humanité, mais sur une détermination essentiellement éthique de celle-ci, en tant que dans son être il y va de l’exigence même de son devoir-être, qui défait toute tenta­tive de mesurer cet être aux limites de l’étant humain, de soi problé­matique, indéterminable en tant qu’étant parce qu’essentiellement indéterminé.

    Cette idée d’une exigence d’humanité, qui fonde la détermina­tion de l’humanité comme exigence, est au fondement de l’universalisme dont pour Husserl l’Europe est le nom, et qui de ce point de vue a certainement tout à voir avec l’institution moderne des Droits de l’Homme, en tant que proclamation d’une universalité non-générique de l’homme.

    Or cette universalité n’est pas sans sou­lever quelque problème, dans la mesure où se pose inévitablement la question de sa traduction empirique. Comment se manifeste-t-elle dans l’histoire moderne, en effet, sinon par une européanisation crois­sante du monde, mais qui ne se réduit en rien à la diffusion d’une exigence, passant bien plutôt par l’assujettissement du monde à une contrainte de l’identique de plus en plus durement ressentie?

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    Tibet, archéologues

    Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique, que tous les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous, et qui est pour eux, indépendamment de toute question d’utilité, et même si leur volonté de conserver leur esprit pro­pre reste inentamée, une incitation à s’européaniser cependant toujours davantage, alors que nous, si nous avons une bonne compréhension de nous-mêmes, nous ne nous indianiserons (par exemple) jamais.

    L’européanisation, dont Husserl est le premier à faire un pro­blème philosophique, ce que l’on n’a pas assez remarqué, tient sans doute à ce qu’il y a dans l’Europe quelque chose qui ne lui est pas propre, ou du moins l’idée qu’il y a quelque chose qui peut ne pas être propre à quelque unité historique déterminée que ce soit.

    Mais cette lumière, qui attire les autres nations comme des papillons la lampe, ne doit pas masquer sa face d’ombre: jusqu’à quel point la désappropriation, le dépassement du propre en direction de l’universel, qui pourrait bien être une figure du déracinement, ne coïncide-t-il pas tout simplement avec ce qu’on pourrait appeler l’appropriation à l’Europe, autre nom de l’européanisation? Un propre en chasserait alors un autre, sous les diver­ses formes de l’usurpation, nommée civilisation au sens actif qu’a ce terme au début du siècle: la colonisation, l’annexion, la répres­sion des différences, et l’imposition dominatrice du Même, ce qui revient toujours en dernier ressort à la guerre, ouverte ou symbolique. Ce dont Husserl a une conscience ambiguë, puisqu’il relève bien celle-ci comme constitutive de l’européanisation, qui est présentée par lui comme une conquête (Eroberung) du monde par les sciences de la nature, y compris au sens militaire de ce terme:

    La marche conquérante [des sciences de la nature] se pour­suit imperturbablement, leurs armes irrésistibles, la radio, l’auto, l’avion, le téléphone, les machines de toutes sor­tes, y compris celles de la technique de guerre, ont déjà conquis le monde terrestre tout entier, font que toutes les nations et supra-nations sont des­tinées à partager la vision du monde propre aux sciences de la nature ou les y ont gagnées, par conséquent les ont européisées sous cet aspect.

    L’universalisation dévoile ici toute sa fâcheuse ambiguïté: s’agit-il de la simple énonciation d’un idéal, de soi attractif -de l’attraction d’un infini qui déstabilise définitivement tout fini, ou de la réalité d’une généralisation, celle de l’emprise de ce qui se présente comme universel sur toute la planète et peut-être même au-delà? Sur ce point, il serait naïf de prendre Husserl pour plus naïf qu’il n’est. Si l’on est attentif au détail de ce texte consacré au caractère universel de la représentation d’un même monde, tel qu’il nous est donné par les sciences de la nature, on constate que ce qui est en cause ici, c’est l’attitude naturaliste, or celle-ci est précisément l’objet de la critique de la Krisis.

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    Le trésor Impérial d’Aix-La-Chapelle

    Pour Husserl la crise de l’Europe est liée au fait qu’elle se soit dévoyée dans le sens d’une rationalité (ce qui la caractérise donc) exclusivement naturaliste, qui, comme telle, est incapable de se poser à elle-même sa propre question. Une rationalité purement instrumentale, dirions-nous en termes modernes.
    Il ne suffit pas d’avoir un monde, encore faut-il s’en sentir responsable (c’est le thème ultime de la Krisis), d’une injonc­tion à l’universalité à laquelle on ne peut échapper, et c’est la gran­deur du concept moderne de cosmopolitisme tel que Husserl le réac­tive dans la Krisis que d’énoncer cette responsabilité mondiale, sans laquelle la mondialisation ne peut avoir d’autre sens que la générali­sation de la particularité.

    C’est que le rapport au monde commun comme tel est alors de l’ordre de l’exigence, et celui-ci est un postu­lat au sens kantien du terme, et non un fait, comme le monde commun des sciences de la nature, celui à l’image duquel se cons­truit l’édifice mondial de l’économie politique, c’est-à-dire aussi bien de la politique comme économie d’un nouveau cosmos clos, enclos dans le Même d’une clôture qui passe éventuellement par la guerre et en tout cas en comporte toujours la possibilité.

    Versailles

    C’est ici que nous revenons à notre sujet initial, dont nous ne nous sommes écartés que pour mieux en interroger les fondements. Quid du rapport entre l’idée philosophique d’Europe, dont nous savons maintenant qu’elle est celle du cosmopolitisme, et la construction d’une Europe politique, aujourd’hui prévisible, ou en tout cas désirée? Assu­rément quelque chose d’extrêmement problématique, et peut-être très grave, à la mesure d’une ambiguïté. Cette confusion, elle court depuis deux mille ans et plus, du risque que porte en lui le concept même de cosmopolitisme, dans sa diffi­cile purification de l’empirique qu’il aspire à dépasser: c’est l’identi­fication, toujours avortée et pourtant toujours recommencée, du cos­mopolitisme et de l’Empire, qui dans son énoncé même (imperium) porte la domination.

    Comment l’universel se donnerait-il à lire aux contours d’un lieu déterminé? Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas d’une certaine façon un lieu et sans doute Husserl n’a-t-il pas entièrement tort d’en attri­buer à la Grèce la paternité. Mais le problème est alors celui des limites, et l’on sait que celles de l’Europe, dès qu’on prétend la saisir non plus simplement géographiquement (si tant est que la géographie soit jamais simple) mais comme unité spirituelle, sont loin d’être claires.

    La Grèce antique elle-même, bien qu’elle nous ait légué cette déesse n’a jamais su vraiment définir son visage, et le mythe d’Europe, s’il semble définir le rapport problématique à l’Asie, donc l’axe Orient/Occident, comme lieu de son identité, n’est qu’une des faces d’une conscience européenne qui à cette époque se déter­mine d’abord comme méditerranéenne. En fait la véritable occi­dentalisation, en rupture avec l’œcuméné du Mare nostrum, et par là-même l’institution de l’Europe comme telle, ne remonte qu’à la Rome tardive, c’est-à-dire précisément à l’Empire. L’Europe se détache comme ce qui s’oppose à l’Orient grec et au Sud musulman. Comme un réduit enfin -ce qu’est toujours l’Empire, même si son idéologie, néces­sairement universalisante, s’emploie à le nier.

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    Othon

    Quel rapport cet imperium occidentale, héritier de l’imperium romanum, et d’où provient l’Europe, comme son creuset, entretient-il avec l’idée philosophique d’Europe? On serait tenté de n’en admettre aucun, mais ce serait trop sim­ple, tant par rapport au concept de cosmopolitisme qu’eut égard à l’idéologie impériale. D’une part le concept de cosmopolitisme, en tant qu’il met enjeu une détermination proprement politique, celle du citoyen, peut difficilement être isolé des tentatives faites pour lui donner un sens plus immédiatement politique. Quand bien même ce concept n’aurait de signification que morale, cela ne nous dédouanerait en rien de déter­miner les moyens politiques de cette exigence, et il serait même comme tel sans valeur s’il laissait intacte la sphère de la politique, soustraite à l’exigence morale qu’il énonce et qui deviendrait alors lettre morte. Il n’est pas sûr du tout qu’il n’ait d’autre signification que morale: il porte inscrite dans son nom même une dimension irréduc­tiblement politique, donc aussi juridique, comme l’a bien vu Kant.

    Que le cosmopolitisme gouverne une certaine politique, ou plus précisément exerce une certaine contrainte sur la politique, c’est une chose assurée, qu’il fournisse une politique de remplacement, ou un remplacement de la politique, c’est une toute autre affaire, et pour le moins discutable. On ne saurait néanmoins retirer tout à fait son concept à cette ambiguïté. Lorsqu’on parle de cosmopolitisme, on a à coup sûr assez faci­lement en vue la constitution d’une cité universelle, s’égalant au cosmos, et dépassant les querelles des États, entravés -et entravant les hommes- dans leurs différences nationales.

    Ce qui est en jeu, c’est l’idée d’une cité à l’échelle de l’humanité. Le danger ici, c’est de confondre les Droits de l’Homme et ceux de la cité. Danger que l’on trouve sous la plume de Kant, dans ce qui ressemble au moins à des projets de constitution universelle. Ne parle-t-il pas de faire tous les préparatifs pour l’avènement d’un grand organisme politique futur dont le monde passé ne saurait produire d’exemple, un État cosmopolitique universel [qui] arrivera, un jour à s’établir?

    Dans l’Anthropologie, il s’agit d’atteindre à une société de citoyens du monde (cosmopolitisme). Mais celle-ci apporte immédiatement une préci­sion fondamentale: idée inaccessible en soi, qui n’est pas un principe constitutif (permettant de s’attendre à une paix subsistant au milieu des actions et des réactions les plus vives des hommes), mais seulement un principe régulateur invitant à la suivre avec application en tant que destination du genre humain, non sans quelque présomption bien fondée quant à une tendance natu­relle des hommes qui soit orientée vers ce but.

    La cité cosmopolite est une idée inaccessible, un principe régu­lateur, et non constitutif -ce qui revient à dire que, dans l’ordre politique, il ne peut donner lieu à une constitution. Cette vérité fondamentale est celle selon laquelle il faut lire la théorie du cosmo­politisme à proprement parler telle que Kant la développe dans Vers la paix perpétuelle. Qu’y fait-il en effet sinon distinguer différents niveaux du droit, avec pour intention d’ouvrir un horizon du droit au-delà de la cité, mais qui n’annule en rien celui de la cité, dans la mesure exacte où aussi bien il échappe à celui-ci?

    Le citoyen du monde n’est un citoyen qu’au figuré, et dans la mesure où, en tant qu’homme, il fait l’objet de quelque chose qui est comme du droit, l’horizon d’une juridifaction possible du genre humain en tant que tel, mais qui n’est qu’un horizon, celui du droit mis à l’épreuve de l’exigence infinie qui est celle de la morale.

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    Dans le titre Vers la paix perpétuelle, tout est dans le Vers, Zum, de l’injonction morale, et c’est là que se marque le génie de Kant par rapport à ses prédécesseurs, l’abbé de Saint-Pierre ou autres Leibniz, ces pères d’une paix euro­péenne qui, aujourd’hui comme hier, pourrait bien être celle des cimetières, propres ou figurés (l’économie, dans son insupportable mêmeté, ne pourrait-elle pas aussi bien se révéler un cimetière de l’esprit?).

    C’est la logique que l’on trouve à l’œuvre dans ce texte sublime, sommet de la conscience européenne dans sa dimension libératoire. Les hommes sont dans un peuple, objet du droit civique, qui, en tant qu’Etat, est en rapport avec d’autres États, rapport qui est l’objet du droit des gens, mais ces mêmes hommes (et les États) doivent être considérés comme des citoyens d’un Etat universel des hom­mes et c’est le sens du jus cosmopoliticum: il y va d’un devoir et d’un comme si, et non plus d’un être. Cela dit si le comme si (c’est-à-dire nécessairement comme si c’était) du cosmopolitisme est celui que l’obligation morale arrache à l’être, il ne se réduit pas à la nudité du devoir-être, il est l’investissement réflexivement téléologique de l’être par le devoir-être, comme le remarque Françoise Proust [Préface à Vers la paix perpétuelle, G-F.] dans des lignes dont nous n’avons rien à retirer:

    Le cosmopolitisme est un principe politique qui détermine l’intérêt pris, voire la participation, au sort de la liberté des peuples et des Etats. Il ne se confond ni avec l’obligation pour les États d’entretenir des rapports de droit entre eux, ni avec l’exigence d’entrer dans une confédération d’États républi­cains. Il est un principe latéral et transversal qui noue les citoyens de chaque État autour de l’expérience de la liberté et qui en fait les citoyens d’un monde possible, d’un monde virtuellement présent.

    Le citoyen du monde n’est pas l’homme apatride ou a-cosmique, le voyageur universel qui se moque des frontières comme de la possession (ou de la privation) de droits garantis par un État. Il n’est pas non plus le citoyen d’un Etat mondial fût-il républicain, le sujet des droits d’un homme dit universel. Il est un être public, attentif aux expériences publiques de liberté dans le monde, et sa conscience s’intensifie et s’élargit lorsqu’elle prend part, voire prend parti, aux expériences républicaines dans le monde.

    D’où le résultat énoncé par Kant, et qu’il faudrait rappeler aujourd’hui aux faiseurs de Babel: Le droit cosmopolitique doit se res­treindre aux conditions de l’hospitalité universelle. Ce droit, qui présuppose et fonde le maintien d’États distincts comme tels, est celui de l’ouverture, ouverture à l’indéfini d’autrui sous la pression (morale) de l’exigence de l’infini et comme tel il est celui de la visite, expérience de l’autre comme tel, que Kant, avec une profondeur souvent ina­perçue -en un mot il saisit l’enjeu de l’universalisation présente- oppose à celui, proprement et exclusivement politique, de la con­quête.

    Il faut citer cette page in extenso, en écho à Husserl:

    Si on compare à cela la conduite inhospitalière des États civi­lisés et particulièrement des États commerciaux de notre par­tie du monde, l’injustice, dont ils font preuve, quand ils visi­tent des pays et des peuples étrangers (visite qui pour eux signifie la même chose que la conquête) va jusqu’à l’horreur. L’Améri­que, les pays des Nègres, les îles aux épices, le Cap, etc. étaient à leurs yeux, quand ils les découvrirent, des pays qui n’appar­tenaient à personne; ils ne tenaient aucun compte des habi­tants, etc …

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    Tibet

    L’homme habite, c’est dire que l’universel ne peut se déployer sous la forme, essentiellement violente, du mépris des habitants, de la négation du quelque part où est toujours déjà l’homme d’être homme, quelque part dans lequel l’autre se donne à lire comme tel, dans l’expérience de la visite.

    En d’autres termes, l’avenir cos­mopolitique de l’homme sera un avenir de cités distinctes, et recon­nues comme telles, sinon il n’y aura pas plus de citoyen du monde que de citoyen pur et simple.
    Face à cette exigence imparable de l’universel, qui déconstruit les constructions politiques qui prétendraient même s’en réclamer, il y a l’Empire, qui tient le discours de l’un. Car l’Empire a ceci de cos­mopolite que depuis toujours il prétend à l’universel: il est l’univer­sel réalisé, ou en voie de réalisation, et, comme tel, il s’empare du discours qui peut le légitimer, le discours cosmopolitique, comme dis­cours de l’universel. Mais ceci va d’une falsification de principe.
    L’illusion n’est pas neuve et ne date pas de l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. L’Empire est la construction politique qui se définit comme une, au mépris et dans le dépassement de la pluralité des nations, indéfiniment plurielles de l’éclatement irré­parable de Babel, le paradigme de la construction impériale même.

    Lorsqu’on l’an 800 Charlemagne se fait couronner Empereur d’Occi­dent, ou plus précisément -et de façon révélatrice sans mention d’Occident- imperator augustus romanum gubernans imperium, et que d’une certaine façon par là l’Europe prend naissance, ce n’est pas sans soulever une difficulté de principe. C’est qu’il ne peut y avoir qu’un Empire à la fois -l’Empire de soi est universel, or il y en a déjà un: l’Empire byzantin, décadent mais seul dépositaire légi­time de l’imperium romanum dans sa prétention à l’universalité. Les théologiens d’Occident élaborent alors une casuistique subtile: c’est une femme, et qui plus est illégitime (elle a eu accès au trône par voie de meurtre) qui est alors sur le trône de Byzance. L’Empire est donc vacant, et c’est tout naturellement que Charlemagne peut se procla­mer l’Empereur, c’est-à-dire forcément le seul et unique Empereur, il ne peut y en avoir qu’un.

    Ainsi la coexistence des rois se voit-elle dépassée dans l’universalité prétendue de l’Empire. Ce n’est pas notre propos ici que de développer une théorie de l’Empire, qui serait pourtant aujourd’hui à bien des égards nécessai­res, mais juste de cerner -et de circonscrire, au sens de limiter!- le rapport qu’elle entretient avec l’exigence du cosmopolitisme, qui fait la grandeur de l’Europe, dans son ouverture. Sur ce point il faut remarquer que la confusion et la distinction est très ancienne, liée aux ressorts mêmes de l’idéologie impériale, ainsi qu’aux variations de l’idée de cosmopolitisme, comme toute idée historiquement déter­minée, à travers les âges.
    Si l’idée cosmopolitique a d’abord, à l’âge des cités-États, une fonction critique à l’égard des États nationaux, si tant est que l’on puisse identifier les unes aux autres, elle devient, avec la régression de l’esprit civique en Grèce puis à Rome, aussi bien l’argument de l’universalité réelle de l’Empire, avec une fonction clairement légitimante.

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    Charlemagne, IXéme siècle. Il s’agirait plutôt de Charles Le Chauve

    L’ambiguïté culmine lorsque Marc-Aurèle, Empereur romain, écrit: ma cité et ma patrie, comme Antonin, c’est Rome; et, en tant qu’homme, c’est le monde. Le balancement semble opposer les deux déterminations. Mais un Anto­nin n’est pas un Romain comme un autre, alors comment, dans la fonction d’Empereur, ne pas envisager la confusion des deux patries, dans le fantasme d’un universel réalisé (pour ne pas dire un univer­sel concret)?
    Alors sans doute faut-il une fois de plus réénoncer la distinction de l’être et du devoir-être, qui n’est pas et ne sera jamais celle du réalisé au non encore réalisé, et qui pourrait bien être une forme laï­cisée de celle du temporel et du spirituel.

    Sans doute faudra-t-il, avec Saint Augustin, tonner contre cette cité quam philosophorum tractatus mundanam memorans communem omnibus profitetur, comme, en tant qu’elle prétend avoir un sens immédiatement politique, et non transcendant (celui de l’advenue de la transcendance même à la politique), un obs­tacle sur la route de celle quam magnus Deus, et bene meritae de Deo animae habitant atque incolunt [Epistula, 103, 2]. L’idée impériale, telle que Charlemagne la conçut et la réalisa allait, d’abord, sanctionner le mélange du temporel et du spiri­tuel, créer une unité du monde occidental, réalisé à son profit.

    L’Europe n’est rien de donné, elle est toujours à faire, non pas au sens d’à construire (nouvelle Babel rêvée), mais au sens de cette affaire qui, du génie de l’Europe, est depuis toujours et à jamais la nôtre: l’Humanité. La confusion entre l’idée d’Europe (ce qui pour­rait bien être l’Europe des intellectuels) et sa réalité (ce qui pourrait être celle des politiques) est mortelle: elle est la clôture du devoir-être en ce qui est et, comme tel, est toujours déterminé.

    Vers cette Europe qui est le nom d’une exigence, il n’y a que des pas à faire, et, si l’on se retourne sur sa processualité, il n’y a pas d’étape: personne n’est plus proche de l’universel, et on en est toujours infiniment éloigné, de sa propre infinité.

    Ou alors les étapes sont de l’ordre du comme si, elles dessinent un poème de l’univer­sel, comme si l’universel pouvait avoir une Histoire, fantasmée en poème qui est l’écriture du comme si, celle que Husserl met en jeu dans la Krisis, à l’image du Kant de l’Idée d’une histoire univer­selle, celui de la téléologie réflexive.

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    Rembrandt, détail

    Dans cette téléologie et dans cette téléologie seulement, en tant que réflexive, donc subjective, et infinie, l’Europe peut avoir le droit qui lui est propre: celui d’une figure dramatique, où la pensée cherche son image. Malheur à qui pré­tendrait la trouver et à la certitude de l’étape, car il n’y a pas d’étapes vers l’universel.

    Jocelyn Benoist

    Article repris dans Autour de Husserl, Vrin