Jonathan Daudey explore les trois principales perspectives proposées par Friedrich Nietzsche sur la question du temps.
Le temps est encore une pièce centrale de la
réflexion philosophique. Le temps qui passe, qui détruit tout, sur
lequel l'humain n'a aucune prise. Ils sont nombreux aujourd'hui, ces
philosophes qui travaillent autour des thèses de Henri Bergson ou de
Martin Heidegger. Nous avons néanmoins traversé une époque, pour ainsi
dire, de l'espace, époque (1970-2000) d'une recherche en contrepoint de
la précédente, qui l'emporta sur toute la phénoménologie du temps vécu.
Nul ne se risquait plus à prendre la défense d'un livre devenu maudit : Durée et simultanéité
(Bergson, 1922). La question du temps vécu était condamnée et les
propos étranges de Bergson sur le temps unique de la matière semblaient
relever du malentendu.
Dans quelles conditions revenir à une réflexion philosophique sur le
temps ? Jonathan Daudey propose de passer par la philosophie de
Friedrich Nietzsche (1844-1900). Professeur de philosophie et directeur
de publication de la revue en ligne Un Philosophe, fondée en 2013 , il est aussi spécialiste de cet auteur.
En s'intéressant à l'oeuvre de Nietzsche, on évitera ainsi de se
demander ce qu'est le temps sous une forme abstraite ou essentialiste.
On observera plutôt comment Nietzsche, qui ne tient à aucun moment un
discours consacré au temps en tant que tel, ne cesse de dessiner, de
manière cohérente, une philosophie des temporalités.
Daudey précise ainsi d’emblée qu’il convient à l’égard de Nietzsche
de parler de temporalités plutôt que d’une essence du temps. Son ouvrage
explore ces temporalités nietzchéennes. Il part de la notion de « point
de vue » pour porter un regard sur les multiples figures du temps qui
« bourdonnent dans les multiples régions de ses écrits ».
Pour autant, ces figures ne seraient pas dispersées, contrairement à
ce que finissent par croire ceux qui pensent trop rapidement à
l’émiettement des aphorismes. Pour l’auteur, elles agissent en sous-sol
des textes du philosophe et relient entre elles des données qui forment
le corps de la conception de l’inactuel. Cette dernière notion est
centrale, il convient de lui conférer une signification.
L'inactuel
L’auteur a recours à la définition de Patrick Wotling, aujourd'hui
traducteur de la plupart des ouvrages de Nietzsche en édition de poche :
« être inactuel, c’est d’abord s’opposer à ce qui est à la mode ; c’est
refuser le conformisme, la soumission grégaire aux lubies collectives
du moment, c’est refuser de se prosterner devant le nouveau, bref
refuser d’éprouver la qualification de « moderne » comme argument qui
devrait emporter l’adhésion par principe ». Cette définition tient par
de nombreux biais aux débats de notre époque. On n'y précise pas
toutefois si refuser quelque chose est nécessairement être « anti ».
Il reste pertinent de rapporter cette inactualité à la question du
temps. L’inactualité n’est pas une attitude réactive, ni une attitude
passive à propos du présent et du monde contemporain. Elle définit le
philosophe qui ne se conforme à rien de ce qui lui est imposé. Et il
n’est pas étonnant que Nietzsche se prenne en charge sous ce mode,
puisque loin d’être « spectateur du monde » (ce qui réfère à Emmanuel
Kant), il est d’abord philologue, archéologue de la langue et des textes
anciens : celui qui sait faire jouer dans les langues des rapports de
distance et d’écart (passé/présent, étymologie/signification actuelle.).
Enfin, il est bon de souligner que cette question du temps est
rapportée à la vie, telle que la conçoit Nietzsche. Non pas à la
physique et à la cosmologie, du moins en premier lieu, mais à la vie qui
palpite, meut, et permet d’évaluer les actions.
La relation de Nietzsche avec son temps
Où se rencontre la marginalisation de Nietzsche par rapport à son
présent ? Le philosophe a ici la posture du combattant contre son temps,
reculant devant les « masses » obsédées par le conformisme (au sens
d’Emerson), selon une veine très classique depuis (et au risque de
paraître hautain). L’inactuel prend sa source première ici. Il se situe
par rapport à l’époque, au temps présent (de Nietzsche). C’est par
rapport à lui qu’il convient de prendre ses distances. De là les
métaphores dont s’empare le philosophe : le souterrain (à creuser dans
la marge de l’époque), le travail de taupe entrepris par la philosophie
vivante, se mettre à distance, et vivre dans la solitude en sont les
corollaires.
On peut ajouter à ces expressions celle de « froid regard » à porter sur l’entourage.
Mais l’intérêt de l’ouvrage, concernant ce point, est qu’il explore
cette voie au maximum des possibilités offertes par Nietzsche. Ainsi
détaille-t-il la situation du journaliste qui a l’obsession du
quotidien et se contente d’états de choses sans mouvement. À son
encontre, le philosophe doit échapper à la tentation d’être un pur
enfant de son siècle. Il détaille aussi la volonté nietzschéenne de
passer pour la mauvaise conscience de l’époque. En somme de passer pour
celui qui refuse le culte morbide du présent au profit d’un devenir
créateur. Le philosophe doit s’enfoncer dans l’épaisseur des choses pour
savoir les ébranler, leur redonner une valeur plus haute et plus forte.
Et là se joue la question du face à face entre le philosophe et son
temps. L’auteur rappelle que cette thématique émerge avec les Lumières
(surtout avec Kant et l’Aufklärung, disons les Lumières
allemandes), est reprise par Hegel, puis par bien d’autres avant que
Michel Foucault ne revienne sur cette question. Laissons les aspects
techniques de cette question de côté, d’autant que l’auteur est fort
pédagogique pour les lecteurs, pour nous contenter de la conclusion : à
savoir que Nietzsche, à l’opposé de ces référents, se positionne
régulièrement en tant que lutteur contre son présent, ce qui exigerait
de reprendre toute la perspective qu’il dessine sur ce qu’est être ou
non « moderne » (l’auteur y consacre un chapitre entier à juste titre,
mais dans une conception très contemporaine du débat).
Nietzsche et l’histoire
Cet aspect, la question de l’histoire, se décompose en deux analyses
successives. La première, Nietzsche s’y faisant médecin de la société,
se penche moins sur la science de l’histoire telle qu’observée par lui
que sur l’affect de l’histoire, si courant encore dans nos sociétés. La
seconde porte sur le problème de l’avenir.
En ce qui regarde la première dimension, la thèse du philosophe est
assez connue. Il diagnostique dans l’époque une souffrance liée à un mal
historique, et fustige les pathologies de la fièvre historienne : celle
d’adhérer à un sens de l’histoire, de se laisser empoisonner par un
service restrictif de la vie, de se laisser aller à une vie qui s’étiole
et dégénère dans la croyance en un progrès linéaire et continu.
Les Considérations inactuelles sont claires à cet égard,
s’élevant, outre contre Kant et Hegel et leur croyance en un sens de
l’histoire, contre les vertus du patrimonial et de la croyance en la
nécessité de conserver la mémoire de toutes choses, une idéologie pas
vraiment éloignée de ce que nous entendons encore de nos jours.
Ce qui ne signifie pas que Nietzsche réprouve toute perspective
historienne. Mais l’histoire doit servir la vie, elle doit par
conséquent savoir pratiquer l’oubli, et se refuser à faire de la mémoire
un réservoir du passé. Si l’on veut donc « sauver » l’histoire, il
importe de déplacer ses concepts vers celui de « généalogie », lequel
fera aussi la fortune théorique de Michel Foucault.
La généalogie – d’où vient ? que veut ? que vaut ? – consiste à
s’instituer en instrument en faveur de la vie. Elle montre comment
naissent les attitudes et les notions dans un certain contexte. Et elle
ne s’arrête pas là, puisqu’en examinant des naissances, elle promet des
décès ou des disparitions.
En ce qui regarde la seconde analyse, Nietzsche déploie une attitude
prophétique qui implique une conscience de l'avenir non négligeable. Qui
dit avenir, dans ce cadre, dit nécessité de déconstruire une identité
pensée dans les termes traditionnels (A = A). De là la formule
constamment répétée : deviens ce que tu es. Mais, chez Nietzsche, la
formule suppose que l’on ne sait pas ce que l’on est. Elle pousse à
convertir l’être humain en devenir humain.
C’est sur ce positionnement que viennent se greffer les formules de
« la philosophie de l’avenir » et du « sur-» (homme). Chacun sait
désormais que ces formules doivent être prises avec précaution, compte
tenu des usages nauséeux qui en ont été fait. L’auteur de cet ouvrage a
la patience d’expliciter leur usage nietzschéen afin de ne pas égarer à
nouveau les lecteurs trop pressés. C’est donc la voix libératrice de
Zarathoustra qui nous accompagne dans cette partie de son travail.
L’éternel retour
Reste alors un dernier aspect de cette exploration à signaler. Il
porte cette fois sur l’intuition nietzschéenne de l’éternel retour.
Cette dernière formule n’est pas simple à saisir. Elle en a égaré plus
d’un. L’auteur renvoie d’abord aux textes originaux (Le Gai savoir
notamment). Cela lui facilite la tâche par laquelle il faut en passer
pour comprendre comme se lient la finitude humaine et cet éternel
retour, et pour donner corps dans le même temps à ce nihilisme non moins
ambigu dans le vocabulaire du philosophe.
De toute manière, « nihilisme », ce n’est pas une question de simple
absence de croyance personnelle ou d’une croyance en « rien ». Rappel à
cet égard : « Le nihiliste est l’homme qui juge que le monde est tel
qu’il ne devrait pas être et que le monde tel qu’il devrait être
n’existe pas ». Superbe formule que l’auteur déploie, soulignant que
l’existence n’a donc aucun sens, et justifiant l’expression « Dieu est
mort ».
Pour traverser rapidement cette exploration, indiquons que l’auteur
alimente la réflexion autour de cette idée selon laquelle l’éternel
retour se veut l’impitoyable pourfendeur du christianisme et des
hallucinés des arrière-mondes. Il faut donc penser la vie à partir
d’elle-même. Et répondre à la question de savoir comment augmenter la
puissance de vie des humains.
L’idée d’un éternel retour prend à partie l’idée de progrès et de
finalité si courante à cette époque, et sans doute de nos jours aussi.
Que cette idée actualise la pensée stoïcienne, ce que soutient l’auteur,
ou non, il n’empêche, ce thème hante les commentateurs de la
philosophie de Nietzsche.
Alors il est possible d’en terminer avec ce commentaire fort
pédagogique d’un aspect central de la philosophie de Nietzsche. En
terminer comment ? Par l’Aurore (qui fait le titre d’un de ses derniers
ouvrages). C’est en faisant alors quelques détours par les philosophes
grecs, les Stoïciens surtout, que l’auteur referme son parcours. Faut-il
en déduire que Nietzche est bien l’héritier du Stoïcisme ? Nous
laissons au lecteur le soin de découvrir la réponse au terme de
l’ouvrage.
Christian Ruby est philosophe, chargé de cours à
l’ESAD-TALM (site de Tours, niveau master), membre de la commission
Recherches du ministère de la Culture, et membre du conseil
d’administration du FRAC Centre.
Derniers ouvrages parus : Abécédaire des arts et de la culture (L’Attribut, 2015), Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel (L’Attribut, 2017), Criez, et qu’on crie ! Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment (La lettre volée, 2019).
Le complotisme ou conspirationnisme est l’un des grands mythes politiques
modernes. Son message central est que l’histoire universelle
s’explique par l’action des sociétés secrètes, et que la politique
mondiale est dirigée par de redoutables manipulateurs.
Le mythe du complot mondial ou méga-complot a été fabriqué à la fin du 18éme siècle et il s’est enrichi depuis lors.
Ce qui caractérise la vague complotiste observable depuis
plus de trois décennies, et qui a récemment pris une grande ampleur,
c’est qu’elle ne touche plus seulement les milieux d’extrême droite,
mais s’étend à des publics divers qui ne sont pas politisés. En se
mélangeant avec des thèmes empruntés à l’ésotérisme, la vision du
complot est devenue un phénomène culturel.
Ce dernier peut être éclairé par deux hypothèses portant sur
de grandes transformations du champ des croyances. Tout d’abord, le
retrait des grandes religions politiques ou séculières comme le
communisme. La croyance au progrès, conçu comme un mouvement global du
moins bien vers le mieux, n’est plus attractive pour un nombre croissant
de nos contemporains, qui se sont laissé convertir au catastrophisme de
l’écologie profonde, ou radicale. Nous avons vécu, nous autres
Occidentaux, pendant deux siècles et demi sous le ciel de la foi dans le
progrès. L’âge de l’avenir radieux est derrière nous.
Le deuxième phénomène, bien connu des historiens des
religions, est celui de la sécularisation, soit la limitation de
l’influence des grandes religions monothéistes. Cette restriction de la
sphère religieuse produit un vide dans lequel vont s’engouffrer des
réponses simplistes à la demande de sens, dans un contexte marqué par
l’incertitude et le désarroi. Cette demande est en friche. Mais l’offre
l’est tout autant. Le marché de l’ésotérisme et des nouveaux mouvements
religieux ou magiques est en expansion. Les réponses apportées vont de
la secte totalitaire, sur le modèle de l’Ordre du Temple solaire, aux techniques de développement personnel, aux médecines douces de style New Age,
à visage sympathique. Dans ce nouvel espace des croyances
proliférantes, où se mêlent quête du sens caché et rêves d’initiation,
l’imaginaire du complot s’est naturellement réinstallé. Le goût du
secret et du décodage, l’attrait du mystère, l’intérêt pour les
machinations ou les manipulations, la fascination exercée par l’action
des forces invisibles, la peur d’une dictature occulte: autant de
composantes de la nouvelle synthèse que je qualifie d’
ésotéro-complotiste. Le sens de la politique mondiale est révélé dans
les mauvaises intentions des hommes, ou plutôt, de certains groupes
d’hommes, manipulateurs ou conspirateurs. Ces derniers une fois
démasqués, les malheurs du monde s’expliquent enfin: ils ont une cause.
Y a-t-il un socle commun entre la masse de pamphlets
dénonçant des complots organisés par des puissances occultes et des
artefacts culturels immensément populaires comme les romans de Dan
Brown, ou Anges et démons?
On peut résumer par trois ou quatre propositions la vision
du complot: rien n’arrive par accident; tout ce qui arrive est le
produit de l’accomplissement d’un programme, donc résulte d’intentions
ou de volontés humaines; rien n’est tel qu’il paraît être; tout est lié,
mais de façon occulte.
Il faut donc décoder, ou plutôt décrypter, sans fin. Car
derrière le secret, il y a l’ultra-secret, voire l’hyper-secret, à
jamais inaccessible. Le fait même de ne pas posséder de preuves du
complot devient la preuve suprême.
Les gens qui croient au complot sont contraints de faire un
travail intellectuel complexe et toujours décevant. Ils sont portés par
le désir de preuve, mais restent persuadés qu’on ne pourra jamais rien
prouver. L’esprit complotiste est porté par le soupçon infini. Ce
plaisir du décodage qu’on trouve à la lecture du Da Vinci Code et
ses dérivés (les soi-disant décodeurs du roman) est au fondement d’une
consommation de type esthétique et ludique. Le complot n’est pas
seulement mis à la sauce politique des hallucinés des arrière-loges ou
des maîtres cachés, il est aussi mis en scène par une industrie
culturelle qui fabrique des produits avec les sociétés secrètes et les
conspirations. Certes, jouer à dénoncer ne revient pas à dénoncer. Mais
des jeux vidéo comme Illuminati-Nouvel Ordre mondial (INWO), en divertissant, contribuent à inculquer les schémas complotistes.
Quand surgissent historiquement les premières théories du complot?
Il faut remonter à la Révolution française. Entre 1789 et
1792, plusieurs pamphlets sont publiés sur le thème du complot
maçonnique ou illuministe derrière la Révolution française. On y trouve
déjà le schéma qui structure toutes les visions du complot, de la
simple peur du complot à la mythologie complotiste. Le schéma est le
suivant: les événements cachent leur cause; pour accéder aux causes, il
faut savoir décrypter; pour pénétrer les coulisses du théâtre
historique, il faut bénéficier d’une initiation. Le postulat est que des
êtres malfaisants, dans les ténèbres, ont élaboré un plan de
destruction de la civilisation chrétienne et de l’ordre monarchique. La
véritable histoire est une histoire secrète. L’histoire officielle ne
peut qu’être mensongère. D’où la proximité du complotisme avec
l’ésotérisme, lequel implique, dans les formes qu’il a prises au 19éme,
une vision de l’histoire fondée sur l’accès à un sens caché.
Quel est le premier ordre secret accusé de tous les maux?
Cet ordre politique secret est celui des Illuminati, des éclairés. La mythologisation s’opère sur une base empirique: les Illuminés de Bavière
ont existé. Cette société secrète de type maçonnique a bien été fondée,
le 1 mai 1776, par le juriste Adam Weishaupt (1748-1830), issu d’une
vieille famille allemande chrétienne, et ancien élève des jésuites. Le
fait qu’il n’est pas juif va beaucoup gêner les auteurs
conspirationnistes de la deuxième moitié du 19éme siècle. Mais au moment
où la légende se forme, le complot juif n’est pas à l’ordre du jour,
les regards inquiets ne se braquent que sur le complot maçonnique ou
illuministe.
La diabolisation de l’illuminisne en France, est due principalement à Augustin de Barruel, qui, pour rédiger ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), s’est sérieusement informé à propos des Illuminés de Bavière,
mais pour les traiter comme un mythe, en exagérant leur importance et
en fantasmant leur puissance. Il est difficile d’estimer leur nombre,
entre 200 et 2000, pour toute l’Europe. On n’a pas fait la Révolution
avec quelques centaines d’Illuminés bavarois. L’ordre des Illuminés est
dissous par le gouvernement bavarois en mars 1785. Il n’a plus aucune
importance après cette date. Mais la légende a été formée -par l’abbé
Barruel et par John Robis en Angleterre, en 1797-1798: des conspirateurs
partisans d’une révolution mondiale veulent détruire la civilisation
chrétienne et monarchique.
Quand l’élément juif s’insère-t-il dans la mythologie du complot?
Avec Barruel encore, lorsqu’il devient, à partir de 1806, un
faussaire, qui va d’ailleurs faire école. Il rédige une lettre qu’il
prétend avoir reçue, de Florence, d’un certain capitaine Jean-Baptiste
Simonini. L’information confidentielle que lui transmet Simonini est que
toutes les sectes et sociétés secrètes du monde ont pour tête la
judaïque -ainsi, les juifs formeraient une secte internationale dont la
puissance reposerait sur l’or. Ce faux est d’abord diffusé de manière
confidentielle. Il est republié en 1878, puis largement diffusé en
Europe puis aux États-Unis, et utilisé comme preuve de ce que la
maçonnerie serait secrètement dirigée par les juifs, à leur seul profit.
Ce premier faux antijuif est accompagné d’un second: le Discours du rabbin
(diffusé en Europe à partir de 1872), extrait d’un roman paru en 1868, à
Berlin, dont un chapitre met en scène un Grand Rabbin exposant devant
les représentants des douze tribus d’Israël, au cours d’une assemblée
secrète (et bien sûr nocturne) le prétendu programme juif de conquête du monde.
L’Église décide de lancer, à ce moment, sa grosse machine de
propagande contre la maçonnerie dénoncée comme suppôt d’une
conspiration internationale (encyclique de Léon XIII: Humanum genus,
1884), en y ajoutant ce que les stratèges du Vatican pensent être un
ingrédient attractif, l’idée que la maçonnerie, dans ses origines et sa
direction, est juive.
Lorsqu’en 1886 Edouard Drumont publie son best-seller, La France juive,
il reprend la thèse selon laquelle la judéo-maçonnerie aurait organisé
et mené à bien la Révolution française. Drumont identifie Weishaupt
comme juif, et judaïse l’ordre des Illuminés qui, pourtant, ne
comportait que peu de membres d’origine juive. Mais les propagandistes
n’ont que faire de la vérité historique.
Dreyfus, par Lenepveu, 1899
Le protocole de Sion, autre faux
célèbre qui va s’imposer sur le marché de la conspiration au XXéme
siècle, sont fabriqués et rédigés en français, à Paris, en 1900-1901,
par un faussaire, le Russe Matthieu Golovinski, agent occasionnel de la
police secrète tsariste, l’Okhrana. Ce mercenaire textuel travaille
régulièrement à la Bibliothèque nationale et fabrique, avec les moyens
du bord, les Protocoles. Ces derniers passent en Russie en
novembre 1901, où ils sont d’abord traduits et diffusés de manière
artisanale. Ils sont publiés à Saint-Pétersbourg, dans une édition
abrégée et en feuilleton, pendant l’été 1903, dans le journal Znamia (Le Drapeau), sous le titre Programme juif de conquête mondiale.
Cette première publication est due à Krouchevan, antisémite militant
d’extrême droite qui avait coorganisé le terrible pogrom de Kichinev
(ville alors située en Russie, et aujourd’hui en Moldavie), en avril de
la même année. C’était là légitimer le pogrom et appeler au meurtre
contre les juifs. Le 11 septembre 1903, quatre jours après la parution
de la fin du faux antijuif, avait lieu le pogrom de Gomel (Biélorussie).
Comment expliquez-vous que, parmi tous ces textes
conspirationnistes publiés à l’époque, prétendument issus de milieux
juifs, les Protocoles l’aient, et de très loin, emporté?
Il s’agit d’un faux hautement indéterminé, très peu
contextualisé, donc éminemment recyclable ou recontextualisable. Il met
en scène un sage de Sion qui s’adresse à ses pairs, on ne sait
quand ni où. On ne connaît ni son identité ni le lieu de la réunion. On
ne sait pas non plus qui sont les pairs, ni à quelle société secrète ils
appartiennent. Après tout événement convulsif, perçu comme un
incompréhensible désordre et procurant un désarroi de masse, où les
individus sont en quête d’explications, les Protocoles répondent à
la demande de sens: après la première guerre mondiale, à l’annonce de
la seconde après la création de l’État d’Israël en 1948, après la guerre
de six jours de juin 1967, après les attentats antiaméricains du 11
septembre 2001.
Si les Protocoles ont pu se mondialiser à partir de 1920,
c’est parce qu’ils ont été branchés sur la révolution bolchevique, qui
sidère l’Europe.
Le 8 février 1920, dans l’Illustrated Sunday Herald, Winston Churchill publie un article, Sionisme versus bolchevisme, où il explique que c’est la même bande internationale de juifs, de Weishaupt (fondateur des Illuminés de Bavière)
à Marx, et de celui-ci à Trotski, Béla Kun, Rosa Luxemburg et Emma
Goldman (militante américaine anarchiste et communiste, 1869-1940), qui
fomentent les révolutions pour anéantir la civilisation. Un homme de
grande intelligence et de haute culture a pu être victime de la croyance
au complot illumino-bolchevique. Au début des années 1920, pendant
quelque temps, à peu près toute l’élite intellectuelle européenne a cru
que, de la révolution française à la révolution bolchevique, ON aurait tout organisé et programmé.
Passons aux romans de Dan Brown. Ils ne font pas que vous amuser. Ils paraissent vous inquiéter. Pourquoi?
Dan Brown est un faiseur, qui connaît les ficelles. Et il
faudrait mentionner de très nombreux autres noms d’auteurs, moins
célèbres. Cela dit, il me semble qu’à travers des formes littéraires,
ludiques et cinématographiques souvent séduisantes, se construit une
machine de guerre antidémocratique.
Ce qu’on peut craindre, c’est qu’en consommant ces produits
culturels, nos contemporains s’habituent à percevoir les événements et
les formes de la vie sociale à travers les lunettes du complotisme: des
événements n’auraient pas eu lieu (on connaît les rumeurs négatrices
portant sur les chambres à gaz homicides des camps d’extermination
nazis, ou sur les attentats antiaméricains du 11 Septembre), des morts
accidentelles seraient des meurtres déguisés, des catastrophes
naturelles ou des pandémies seraient le résultat de complots criminels,
la démocratie ne serait pas ce qu’elle paraît être: dans ses coulisses
grouilleraient des sociétés secrètes luttant entre elles pour le
pouvoir. Ce qui me paraît moralement détestable dans Da Vinci Code, c’est que Dan Brown présente, comme réels ou historiques, des faits qui relèvent de la fiction.
Ultima Thulé, les Grands Anciens et la
race Supérieure, folklore et pitreries marginales dans les années 20 du
dernier siècle. Et puis en Allemagne le Pitre n’a plus ri. Aujourd’hui …
Il commence son roman par un prétendu énoncé des faits historiques, un prologue où il écrit sous la rubrique Les Faits: La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de Dossiers secrets,
où figurent les noms de certains membres du Prieuré, parmi lesquels on
trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.
Les millions de gens qui lisent ces lignes se disent que le Prieuré de Sion a
effectivement été fondé, en 1099, par Godefroy de Bouillon. Or cette
société secrète n’a jamais existé. Elle est l’invention d’un certain
Pierre Plantard (dit Plantard de Saint-Clair), un ancien pétainiste, qui
s’imaginait descendre des Mérovingiens, et plus lointainement, de Jésus
et Marie-Madeleine! L’ennui, c’est qu’un précédent best-seller,
l’ouvrage pseudo-historique signé Michael Baigent, Richard Leigh et
Henry Lincoln, Holy Grail (1982) (L’Énigme sacrée, 1983), avait
largement diffusé les billevesées de Plantard. Celui-ci était un
mythomane doublé d’un escroc, et avait fondé, en juin 1956, une
association loi de 1901: le Prieuré de Sion. Le Prieuré de Sion existe donc bien, mais comme association! Et les Dossiers secrets sont des faux fabriqués par Plantard et l’un de ses acolytes.
A partir de là, le roman de Dan Brown prend un tout autre
sens. Le romancier cible par ailleurs l’Église catholique, et laisse
entendre que l’Opus Dei est une société secrète de type criminel.
Dan Brown joue un peu son abbé Barruel, mais contre l’Église. Il
surestime l’importance, il criminalise, il lance son venin, il reprend
une légende lancée par un mégalomane et un mystificateur, alors qu’elle
avait été dénoncée, en 1988, par Gérard de Sède, écrivain et journaliste
français (1922-1994), qui avait lui-même contribué à lui donner une
crédibilité auparavant. Dan Brown avait les moyens d’éviter de
cautionner ces mensonges au moment où il écrivait son roman.
C’est sur le Net, où l’on peut lire le Protocoles des Sages de Sion,
que le négationnisme s’est longtemps déversé et épandu, quelles que
soient les législations nationales qui interdisent la publication de
certains livres ou périodiques. L’un des pamphlets ésotéro-complotistes
les plus vendus au cours des années 80, les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle (traduction allemande, 1993), traduit en anglais en 1995 et connu en France sous le titre Le livre jaune numéro 5, (1997, 2001), a fait le tour du monde sur les multiples sites qui l’ont mis en ligne. L’ouvrage s’inspire expressément des Protocoles
(qu’il cite longuement et résume), des pamphlets conspirationnistes
américains ou canadiens (William Guy, Allen …), des thèmes majeurs de
l’ufologie d’épouvante (les extraterrestres prédateurs) et flirte avec
le négationnisme.
La vision du complot contribue à la délégitimation de la
démocratie: celle-ci serait une cryptocratie, une oligarchie, une
ploutocratie déguisée en système fondé sur la souveraineté du peuple. La
démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent,
dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. Le pouvoir visible
cacherait la puissance invisible des conspirateurs et des manipulateurs.
Elles supposent que la vérité du politique est toujours ailleurs, dans
les coulisses ou dans les souterrains. Prenez la série X-Files:
elle réalise la thèse de ce qu’on trouvait dans de multiples pamphlets
relevant de l’ufologie conspirationniste: la fusion entre le complot
extra-terrestre et le complot gouvernemental américain.
Le récit a été largement diffusé dans la science-fiction
d’épouvante: les extra-terrestres sont parmi nous, et ces êtres
supérieurs mais prédateurs, nous aident technologiquement en échange de
cobayes humains cachés dans des laboratoires souterrains protégés par
la CIA. Et de nombreux auteurs conspirationnistes (tel Holey)
l’affirment: le président Kennedy a été assassiné parce qu’il voulait
dévoiler le complot ourdi par le gouvernement américain et les
extraterrestres.
Le 11 Septembre a relancé l’imaginaire du grand complot et
l’a nourri de nouveaux thèmes. Il a favorisé en particulier la diffusion
de l’idée d’un complot américano-sioniste,
pour employer une expression qu’on trouve un peu partout à l’extrême
droite et à l’extrême gauche ainsi que dans les mouvances islamistes,
en France et en Italie, en Indonésie, au Pakistan, en Syrie ou en Irak
(avant et après la chute de Saddam Hussein), en Grande-Bretagne, dans
des mouvances d’extrême gauche plus radicales que leurs homologues
françaises (notamment par leur alliance avec les islamistes).
If the first paragraph of this article
were the start of an Adam Curtis film, it would begin with a flat,
declarative statement. Something like: “This is a film about a curious
afternoon in the summer of 2016, when an American novelist pretending to
be a journalist went to meet a British journalist who wanted nothing to
do with being called an artist.”
The British journalist’s name is
Adam Curtis. Now 61, Curtis has written or directed more than a dozen
hypnotically watchable, hilarious and ominous films, all of which
explore nothing less than the cultural and political subconscious of the
last half of the 20th-century and the first decades of the 21st. I’d
been obsessed with Curtis’s work for years; to meet him felt like a
privilege. I was in a mighty fine mood too, having finished both a novel
and a semester of teaching just days before. I was informed, by the
friends who offered me a room in their Camden Town flat, that the London
weather was good. Not good, great. Never mind that the world
was in tatters and Donald Trump was smirking unstoppably toward
Republican coronation. When Curtis suggested I meet him in the famous
lobby of the BBC, I borrowed my host’s London map and tackled the
crazy-quilt streets. My two-mile walk was exultant. A person who for
years had been only an odd, welcome intruder in my brain was about to
take me to lunch.
Outwardly, Curtis’s films are journalistic
exposés in a documentary mode. They often extend to three or four or
even five one-hour episodes; more recently they’ve consisted of single
continuous presentations lasting more than two hours. Curtis is not an
underground presence, not in England. He is a longtime employee of the
BBC, a.k.a. (sentimentally) “the Beeb,” a pillar of 20th- and
21st-century British self-understanding. The films take familiar
subjects — the Cold War, the growth of public relations or financial or
military-industrial bureaucracies, the premises of the ecology or
anti-psychiatry movements, the enmeshment of Western democracies in
quasi-colonial military adventures in the Middle East — and render them
strange. Stories that might seem like “social studies” fodder become, in
Curtis’s hands, compulsive, like a giddy horror film you can’t quit
watching.
His method is one of serenely bizarre juxtaposition. He
pursues the art of the wild leap, at the level of both “form” (the
editing in his films, which consists of abrupt jumps between disparate
sequences and images) and “content” (his factual assertions, the lines
he traces among seemingly unrelated events and historical actors; the
music, which veers between trance-inducing techno-beats or ambient indie
pop of the Brian Eno persuasion and satirically iconic standards or
show tunes; and his own narration, which drones on authoritatively
except when suddenly giving way to aphoristic headlines that flash
on-screen in the manner of a Barbara Kruger-style
gallery installation, or vanishes in favor of undigested imagery and
song). It is as if your history teacher had decided to show you the
brainwashing films that Malcolm McDowell was forced to watch in “A
Clockwork Orange.” Like McDowell’s character, you at once resist and are
seduced, and by the end your brain is both exhausted and enlarged, full
of new things that don’t all seem to fit together. Unlike McDowell’s
character, if you are me, you want more, and are willing to prop your
own eyelids open to get it. Long before preparing to meet him, I’d been
prone to spending too-long nights on Curtis binges on my laptop,
resulting in Curtis hangovers the following day.
Now, I won’t
offer too much more of this rote, no-longer-very-New Journalism stuff — I
swear never to mention anything either Curtis or I ate or drank — but
it’s crucial that I offer a behind-the-curtain glimpse here, because it
exemplifies a difficulty native to Curtis’s films. This difficulty could
be called: Where Is This Voice Coming From? One of Curtis’s central
subjects, running through all his work, is the possibility that we’re
listening to the wrong voices in public life, and in our own heads; that
the ideas we find authoritative and persuasive about our politics and
culture are in fact a tenuous construction, one at the mercy of bias,
invisible ideological sway and unprocessed, untethered emotions
(principally, fear).
What this brings up, reasonably enough, is the problem of Adam Curtis’s authority: Who is he
to be telling me this? Probably this was already in the back of my head
during my happy walk through Regent’s Park. Had Curtis asked to meet in
the lobby, rather than some modest cafe nearby, in order to underscore
his platform at the BBC? Or to play against it? Or was there perhaps no
modest cafe nearby?
And, despite the humble cards I’ve played
(weather, map, hangovers), let’s not ignore my present platform. “This
is a film about a curious afternoon in the summer of 2016, when The New
York Times came to make a polite visit to the BBC, in order to enclose
one of England’s most unusual journalists within its own sphere of
influence.” For some readers, these major-brand affiliations may be
ennobling, and inspire confidence. For those more suspicious, the names
of the mighty news organizations will be proof that deeper truth has,
like Elvis, left the building.
Curtis
prefers you to be suspicious, alert to bullying ideologies that whisper
in the guise of neutral authority (like “The Paper of Record”). And yet
he wants you to believe him. Why shouldn’t he? And so a Curtis
account of our meeting would reveal, through his dry, airy, insinuating
narration, what you’re really seeing: not simply a jaunty middle-aged
American stepping into a famous lobby to greet a boyish, alert,
middle-aged Brit, but two media conglomerates in communion as well. The
voice is essential. For, as Curtis would be the first to tell you,
systems of power, influence and control are extremely difficult to
depict on camera.
I arrived, in fact, as Curtis was laboring at
edits on his new film, “HyperNormalisation,” a nearly three-hour epic
pegged to several present crises: Brexit, European immigration, suicide
bombing, the war in Syria. The sequence under Curtis’s editorial hand
today involved the financial firm BlackRock, which operates a powerful
computerized risk-management network called Aladdin on the outskirts of
an innocuous town in Washington State. Curtis’s belief is that Aladdin,
in guiding the investment of now more than $14 trillion of assets around
the world, has become an enormous unacknowledged force for stasis in an
innately dynamic world.
But how to show it? All he had to work
with were a few archival talking-head clips, an Aladdin advertising
reel, some footage he shot of the sheds housing Aladdin’s server farms
and his own narration. Curtis was frustrated. “How do you illustrate
something invisible?” he asked, as if he’d never solved this problem
before, or at least not to his satisfaction. “It’s not even people doing
keystrokes on computers. It’s just things roaring away. I’ll show you
this 37-second shot, my driving past those sheds.”
As we watched,
Curtis told me about his admiration for the recent movie “The Big
Short,” which tried to portray, for a popular audience, another facet of
those invisible forces at work. “This is the whole thing about ‘good
and evil’ — it’s a naïve view of the world. The problem is bigger, it’s a
system.” Curtis and I briefly discussed a word coined by the critic
Timothy Morton to describe a problem so vast in space and time that you
are unable to apprehend it: a “hyperobject.” Global warming is a classic
example of a hyperobject: it’s everywhere and nowhere, too encompassing
to think about. Global markets, too. But naming a hyperobject alone is
of limited use; human cognition knows all too well how to file such
imminent imponderables away, on a “to-do” list that’s never consulted
again.
“I thought it was a brave stab at it,” Curtis said,
continuing his analysis of “The Big Short.” “But my argument would be
that even the financial system they’re pointing to is only a component
of something even bigger, that we haven’t really put together. That
bigger thing: It’s my hyperobject.”
“I want to
be Adam Curtis when I grow up.” These words were tweeted last year by
the gadfly American documentarian Errol Morris, director of “The Thin
Blue Line” and “The Fog of War.” Morris’s tweet greeted the release of
Curtis’s film “Bitter Lake,” a two-and-a-quarter-hour historical fugue
on the American, Russian and British interventions in Afghanistan. “I’m
embarrassed, because the amount of stuff I’ve learned from Adam Curtis
is almost unending,” Morris told me. “There’s really no one like him
here. I think of Seymour Hersh, who’s a different kind of animal
altogether. There’s this raw intelligence — let’s call Curtis sui
generis. Had I ever heard of Qutb before I watched ‘The Power of
Nightmares’? Maybe you had — I hadn’t.”
Morris was talking about Sayyid Qutb,
the Egyptian author, Muslim theologian and anti-Western propagandist,
who is one of the twin poles — the other being the Chicago-based
conservative academic Leo Strauss — around which Curtis wove his
three-part 2004 series, “The Power of Nightmares.” Qutb, who was partly
educated in the United States, became a leader of Egypt’s Muslim
Brotherhood and was executed in 1966 for plotting to overthrow the
government of President Gamal Abdel Nasser. His intellectual lineage
runs directly through Ayman al-Zawahri to Osama bin Laden. And no, I
hadn’t heard of him before Curtis’s film either.
“The Power of
Nightmares,” a study of the parallel growths of radical Islamist
violence and the neoconservative movement that defined the U.S. response
to 9/11, was the first Curtis film that Morris, or I, had seen. The
film’s thesis: that the present disaster was in some sense called forth
by two oddly compatible apocalyptic responses to the anxieties raised by
the fulfillments and disappointments of Western-style liberalism.
Uncomfortable in 2004, the film’s assertions still attract dispute even
as the central thesis has trickled into the popular imagination such
that many who have never seen Curtis’s film now accept it as a given.
If
Americans like Morris and myself have tended to learn of Curtis’s work
beginning with “The Power of Nightmares,” his British viewers usually
started earlier, with his landmark treatises on the biases of
technological utopian social thinking (“Pandora’s Box,” 1992); on
propaganda, historical amnesia, brainwashing and nostalgia (“The Living
Dead,” 1995); on the growth of popular psychiatry and public relations,
and the merging of the cult of personal fulfillment with consumerist
imperatives (“The Century of the Self,” 2002). “The Century of the
Self,” in particular, is seen by many in Britain as Curtis’s signature
accomplishment. These early works construct a kind of “bible” of
Curtis’s thinking, upon which his later arguments build.
The
British director Stephen Frears began with “The Mayfair Set” (1999),
which depicts a group of entrepreneurs who, starting in the ’60s,
dismantled the power of the British state and helped usher the free
market back into politics, with disastrous results. “It’s absolutely
brilliant,” Frears says. “I was just watching television, and I couldn’t
believe what I was seeing. It was such a dazzling analysis. He’s a cult
figure in England, but he has access. The BBC is the greatest
broadcasting organization in the world. In ‘Bitter Lake,’ he had all the
material. He’s standing in the right place, inside that archive.” Even
among those skeptical of Curtis’s narratives, his masterly use of the
BBC archive — his uncanny capacity to excavate sequences from the dark
side of journalism’s moon and the expressive power he finds in their
juxtaposition — produces awe. Curtis possesses a “dazzlingly acute eye,”
wrote Andrew Anthony in The Observer, even as he accused him of
“superimposing his own creative theory as journalistic fact.”
Curtis
is justly proud of his adeptness in the archives: “It’s all stored in a
giant warehouse on the outskirts of West London, deliberately kept
anonymous. It’s the biggest film archive in the world. The cataloging is
good, although it’s been done at different stages. But, because the BBC
is an organization that has a vast global news output, I discovered
that, throughout the 1980s, there were these giant two-inch videotapes,
called COMP tapes, onto which satellites would just dump stuff
overnight. And they’re not well cataloged. You can go to a news item and
see; if there was a COMP tape for that day, you can order it up. Those
two-inch tapes start to degrade, but they’ve been transferred, and
they’re amazing.”
Pause.
“Or no. Sometimes they’re very
boring. Sometimes they’re like an hour of a chair waiting for someone to
come to it. I don’t do that Andy Warhol stuff of a chair for an hour.
But then, someone will come to the chair and prepare, and you’ve got
that moment. When one of those COMP tapes turns up for me because of
something I’ve ordered, I just press fast forward and go through it all.
Until something catches my eye, and then I will then digitize it. And
I’ve got a very good memory. I have a pattern memory, an associative way
of thinking.”
Pause.
“If you really want to know, it’s like
a computer game, the archive. There are different levels. Most people
can only get to Level 1. I can get to Level 6.”
Readers may recall
a sequence from Michael Moore’s “Fahrenheit 9/11,” in which Deputy
Secretary of Defense Paul Wolfowitz was inadvertently caught licking his comb
as he readied to go on camera. The moment was imperishable, and cruel.
As it happens, Curtis has made it a recurring emblem of his work to show
familiar figures of power — Tony Blair, Ronald Reagan, Thatcher, Putin,
many others — in interstitial moments of a similar kind, often
precisely when they have taken a chair in preparation for the red light
to go on, and are either unaware they are already being recorded or too
bored to care.
Curtis’s brief against world leaders — or at least
the policies they’re chosen to embody, at the cost of great misery — is
pretty savage. Neoliberals fare as poorly as neocons. He’s got no love
for tyrants either. But he doesn’t opt, as Moore did with Wolfowitz, to
expose his politicians as pathetic. The tiny portraits he carves from
the archives are, instead, strangely tender. The human souls in question
often appear introspective, as if measuring their self-possession, or
discreetly consulting some inner oracle. Bill Clinton coughs. Hillary
Clinton nods to herself, hesitates, smiles. Putin shrugs. Hafez al-Assad
merely waits, thinking.
Curtis’s films often have surprise bonus
protagonists — guest stars, in television terms. In
“HyperNormalisation,” it is Col. Muammar el-Qaddafi who steals the show,
thanks to a stream of uncanny archival appearances of this kind,
including one in which he pours himself a healthy glass of milk from a
pitcher. Curtis, by testimony of his narration, regards the sinister,
flamboyant Qaddafi as the West’s polymorphous dupe, less a monster than a
man monstrously acted upon — a fictional character in a story the West
told itself to skirt harder truths. “Violence born out of political
struggles for power,” Curtis said, “became replaced by a much simpler
image, of the head of a rogue state, who became more like an
archcriminal who wanted to terrorize the world.”
With each new bit
of footage, a glance, a shy smile, Qaddafi’s human presence seeps
unexpectedly into the viewer’s sympathies. Reagan’s does as well.
Curtis’s politicians, ultimately, contend with their own bafflement in
the face of the unseen forces shaping their world. They’re traveling
with us, stuck inside the hyperobject.
Curtis grew up
in Platt, North Kent, just outside Greater London. His father was a
cinematographer who worked with the British documentarian Humphrey
Jennings, with the “Death Wish” director Michael Winner and on “The
Buccaneers,” a pirate-themed television program starring Robert Shaw.
Curtis’s family was left-wing. “According to family talk,” he said, his
great-uncle was a committed Trotskyite. His socialist grandfather,
meanwhile, “would stand as a member of Parliament for seats he would
never, ever win — and he did it every election.”
Curtis earned a
degree in the human sciences at Oxford, then briefly taught there.
Unsatisfied with academia, he took a job at the BBC, eventually going to
work in the early ’80s as a segment producer on “That’s Life!” a kind
of cross between “60 Minutes” and “Candid Camera.” There, Curtis learned
his craft. “One week I was sent up to Edinburgh to film a singing dog,”
he said. “His owner said that when he played the bagpipes, the dog
would sing Scottish songs. We set the camera up. The owner dressed up in
a kilt and started to play the bagpipes. The dog refused to sing. It
just sat there looking at me just saying nothing. It just sat there,
with a really smug look on its face. This went on for about two hours.”
Curtis phoned his producer. “She said: ‘Darling, that is wonderful.
Don’t you see that the dog refusing to sing for a man dressed up in a
kilt is actually very funny? Go back and keep filming. Film the dog
doing nothing. But film the man as well.’ ”
“So I did. We ran a
long close-up shot of the dog’s face with the sound of out-of-tune
bagpipes. It was quite avant-garde, but the audience loved it,
especially when you cut it against the face of the man puffing at the
bagpipes who genuinely believed that the dog was about to sing.
“That
time with a dog taught me the fundamental basics of journalism. That
what really happens is the key thing; you mustn’t try and force the
reality in front of you into a predictable story. What you should do is
notice what is happening in front of your eyes, and what instinctively
your reaction is. And my reaction was that I hated the dog as it looked
at me silently. So I made a short film about that.”
Despite his
Oxford education, a hint of a provincial resentment defines Curtis’s
attitudes toward London’s cultural intelligentsia. Americans might model
this as the “John Lennon syndrome” (as opposed to the sense of ease and
entitlement exhibited by, say, Mick Jagger). “The snooty people
disagree with me,” he said. “The posh literary lot. They don’t like me
because they think I’m not elegant and literary and I don’t make enough
references. And what I do is I play fast and loose — not with the facts,
they’re not interested in that — but with my aesthetic responses. I put
pop music, David Bowie, in the middle of an Afghan film. It’s all a bit
vulgar.”
Curtis foregrounds such tonal collisions, and he still delights in
the comedy of dogs refusing to sing on cue, especially when the dogs in
question are influential scientists, famous politicians or pontificating
news presenters. He underlines the pratfalls and discontinuities of our
neoliberal consensus not only with pop songs but also with an
occasional boing! sound straight out of a cartoon soundtrack.
Curtis isn’t frightened, and he doesn’t want to frighten you either. “I
try to do the very opposite,” he said. He prefers using “all sorts of
devices and jokes and parodies of fear to undercut the fear, to try and
pull the poison. Because people are overwhelmed.”
“Movies are an
authoritarian medium,” wrote David Foster Wallace in 1996. “They
vulnerabilize you and then dominate you.” Wallace’s cautionary tone
typifies humanistic reservations about the power of the moving image, in
the hands of a spellbinder like Curtis (or, in Wallace’s essay, David
Lynch). “Film’s overwhelming power isn’t news,” Wallace continued. “But
different kinds of movies use this power in different ways. Art film is
essentially teleological: it tries in various ways to ‘wake the audience
up’ or render us more ‘conscious.’ ”
Curtis alludes to such aims
only in the plainest terms. “I use music and all the cultural references
that I would talk to my friends about, so it feels like a program made
by someone you know,” he said. “Also, what I do deliberately, is I show
the joins. There’s no reason you can’t join any two pieces of film up.
So I will often in the editing deliberately make a discordant edit. It
just makes you aware of what it is you are watching.”
Curtis has as
at least as much in common with installation artists like Kruger or
Christian Marclay as he does with shoe-leather reporters like Hersh —
indeed, his most anomalous project, “Everything Is Going According to
Plan” (2013), consisted of a site-specific film-concert hybrid at the
Park Avenue Armory in Manhattan, in collaboration with the band Massive
Attack. But Curtis defiantly resists being called an “artist.” “If
you’re an artist, you tend to have that rather smug sense of, I’m doing
this great work,” he said. “I don’t have that at all. I go out and I
find stories, and I find ways of doing them in an imaginative way. I’m a
journalist, and I’m responding to my time. That’s it.” Forget Curtis’s
collaborations with rock musicians; never mind the cover “it’s art”
might offer him from critics complaining that he lacks footnotes and
dabbles too much in allusion and mood; and never mind how every plumber
is supposed to want to be a poet. Curtis wants no part of it.
His
grudge against contemporary art can seem either a provocation or an
eccentricity, until he places it in relation to a few of his key terms,
like “consumer capitalism” and “the self.” “The problem is that the
central ideology of our age is the idea of self-expression,” he said.
“That the self, being expressive, is the good thing. It’s what I trace
in ‘The Century of the Self.’ Expressing yourself through consumerism is
central. So, the dilemma for artists is that however radical in content
their paintings, their performance art, their video works, the mode in
which they’re doing it — self-expression — feeds the strength of the
very thing they’re trying to overthrow, which is modern consumer
capitalism.”
Curtis prefers Balzac, the novelist of intricate
social tapestries, to the modernist tradition of interiority defined by
Woolf and Proust. But the novelist he claims as inspiration is Dos
Passos, whose “U.S.A.” trilogy he read when he was a boy, and whose
centrifugal blend of pastiche and documentation may be the key to
Curtis’s style. At the other end, Curtis’s artistic nemesis is Andy
Warhol. “I’ve got this idea. I call it the I.A.R., the Inappropriate
Aesthetic Response. I date it back to Warhol. It’s this idea you can
take horrific images like the electric chair and aestheticize them. The
beheading videos, the orange jumpsuits against the desert background;
ISIS uses that knowingly. I have a ruthless theory, that the radical-art
movement, which grew out of the failure of revolutionary politics,
becomes the outriders for the property developers. You need the
aesthetic of decline in order to make those buildings desirable.”
“HyperNormalisation”
is a summation of one of Curtis’s major themes: that liberalism — since
the collapse of certainty about how its values would transform
politics, finance and journalism — has in fact become genuinely
conservative. In a world of unpredictability, it has retreated from
genuine frontiers, instead opting for holding actions that can make it
feel stable and safe.
So we live, thanks to our advanced systems
of monitoring, compensation and control, in a bubble of our own
devising. And in Curtis’s critique, contemporary artists and hipsters do
as much to create this bubble as the internet itself. “On a
social-media network, it’s very much like being in a heroin bubble. As a
radical artist in the 1970s, you used to go and take heroin and wander
through the chaos and the collapsing Lower East Side, and you felt safe.
That’s very like now. You know you aren’t safe, but you feel safe
because everyone is like you. But you don’t have to take heroin, so it’s
brilliant. You don’t get addicted, or maybe you do. Mostly you do.”
Under Curtis’s riffing spell, gripes so familiar as to be almost embarrassing — artists paving the way to gentrification, sure; the internet seals us up in self-flattering silos, right
— appear as thunderbolts lighting up a shadowy landscape. For an
instant, Patti Smith and Richard Hell are as culpable in the Catastrophe
of the Now as Alan Greenspan and Wernher von Braun. Jane Fonda, too.
“Fonda is fascinating because she’s ‘radical,’ and then she does the
next shift, which is to say, ‘If you can’t change the world, you change
yourself, your body.’ And she kick-starts the VHS revolution with her
exercise tapes. Then marries Ted Turner, who doesn’t want to analyze the
news; he just wants to watch the news.”
Curtis paused for breath. “That’s the
foundation for this modern conservatism: ‘Oh, my God. It’s so
terrifying. Whatever we do leads to disaster. So what we have to do is
shift around and plan for danger, in order to keep stable’ — you have to have the right body mass index — and instead of analyzing the world in order to change it, you just monitor it for risk.”
Curtis’s critiques of the
internet sometimes echo those of skeptics like Jaron Lanier, who sees
it as a dead end for art, and Evgeny Morozov, who questions its ability
to effect social change. “The internet was invented by engineers,”
Curtis tells me. “When engineers build a bridge, they don’t want it to
develop, they want it to stay stable. And the same is true of the
fundamental engineering system of the internet. It’s based on feedback.
And feedback is about stability. So, what happened with Occupy, and with
Tahrir Square, is that it was a great system to get everyone together
into a group, but then it had absolutely no content. It’s a really
terrible mistake they made — they mistook an engineering system for a
revolutionary set of ideas.”
Elsewhere, Curtis sounds like a
science-fiction writer — one from the 1950s, when S.F. writers began
accurately satirizing the world we find ourselves in today. “The utopia
they hold out is a world where machines make everything for you and you
have endless leisure time, you become creative and everyone’s happy. And
the only thing is, actually, everyone’s incredibly unhappy because they
haven’t got anything to do. What we call our jobs today are actually
fake jobs. We sit in our offices in front of our screens in order to get
the money to go out and buy stuff. Our job is really to go shopping.
And the rest of the time, we sit in our offices doing complicated
managerial things, and when we’re not, we’re actually watching the
internet. The internet is there to keep you happy during your fake job.”
Curtis’s antic side, however, can’t turn away from the bloody wreckage.
“I see people in shops now, going through Instagram, and then looking
at things like ‘Is this right?’ It’s almost like they’re reading the
Bible. It’s absolutely fascinating. Instagram is the aestheticization of
everything. What began with Modernism, which is to actually
worry about how things are done rather than about what they’re saying,
has now ended with Instagram. I love it.
“What will happen to the
internet in the future?” He’s riffing again. “Will it become a bit like a
John Carpenter movie? You go there, amidst the ruins, and it’s weird,
and you can be nasty — just have fun and be bad, like a child. From
about ’96 to about 2005 people built these lovely websites, they put up
masses and masses of fantastic information. They’ve left them sitting
there, but it’s like a city that everyone’s gone from. And what’s come
in instead is a weird world where you don’t know what’s real — just
people shouting at each other. It’s good fun, but it’s not real.”
Though
Curtis regards the internet with ambivalence — and who among us
doesn’t? — his current method of disseminating his films, and his ideas,
wouldn’t be possible without it, particularly in America. This
contradiction he embraces. Speaking of “The Power of Nightmares,” he
told me, “A lot of people said, ‘Oh, the television networks in America
would never show it.’ What I’d noticed is that the moment I put it out,
it went up on the internet. I understood at that point that it would
have more political power and be seen by many more people if I let it be
a thing that people want to find illegally.” (Virtually all of Curtis’s
films are available to the intrepid Googler for free viewing, but if I
told you where to find them, they might vanish.)
Curtis seems to
cherish his place in America as a voice seeping from under the
floorboards. In a way, the ruined apocalyptic John Carpenter city
appears to be where he wants to live. Even in Britain, Curtis made
“Bitter Lake” not for television broadcast but as an experiment in
releasing his work to the BBC iPlayer website instead.
“HyperNormalisation” had an exclusive iPlayer release as well, on Oct.
16. It has freed him, in “Bitter Lake,” to play with moody, wordless
sequences sustained longer than anything in his earlier pieces, and to
include violence too disturbing for television broadcast. “It’s a good
place to experiment. The woman who runs iPlayer — I was the first person
to do an original thing for her — is giving me a great deal of freedom.
It won’t last. They will bring the palace guards into the internet
quite soon, and we’ll have to follow more rules, but for the moment it’s
a very good place to be.”
Because Adam Curtis is
a journalist, and because Donald Trump is the black hole toward which
all journalistic light presently bends, a portion of Curtis’s new film
concerns the Republican nominee. “HyperNormalisation” will be essential
viewing for American audiences if for nothing more than a sublime
six-minute film-within-a-film that depicts Trump in his role as a casino
proprietor. Curtis tells the story of Trump’s entanglement with a
probabilities analyst named Jess Marcum and a Japanese gambler named
Akio Kashiwagi, who some believe may have been murdered by the Yakuza.
Was
it Kashiwagi’s mysterious death, which voided a several-millions debt
to Trump, that spurred Trump out of the risk-laden world of actual
construction, investment and management and into the realm of
speculative virtuality — the practice, that is, of selling his name for
others to slap onto buildings, even as he became a television and
tabloid personality to make that name more valuable? In Curtis’s
portrait, anyway, Trump is an avant-garde figure. From the film’s
narration: “Trump had realized that the version of reality that politics
presented was no longer believable. … And in the face of that, you
could play with reality.”
In the wake of Brexit, though, what did
Curtis think of the rise of Trump? “For a lot of the people who support
Trump — and the new right in Europe — it’s not really nationalism,” he
suggested. “It’s a class thing.” He thought again for a moment; that
wasn’t quite it. “You know when you’re told to adopt the brace position
in an aircraft because you’ve got some turbulence? It’s as if everyone’s
in the brace position at the moment, and they don’t dare look out of
the window and see the world for what it is. All the people terrified of
Trump are in the brace position — you know, as you gulp another
whiskey, ‘Oh, my God — are we going to drop down 20,000 feet?’ If you’re
in that position and someone starts walking around the aisle, you want
them to stop. You’re in the brace position. They’re teasing you. They know you’re frightened. They decided to get up and walk around the plane, and you don’t like it.”
But
Trump’s supporters are, of course, also deeply enbubbled. Trump,
according to Curtis, may himself be only another form of feedback
system, similar to a chat-bot who replies to you by restating your
questions in a flattering style. “He’s a hate-bot. You go, ‘I’m angry,’
and he goes, ‘I’m angry, too!’ And nothing changes. But the system likes
it: Angry people click more.”
I asked whether the prospect of
Trump’s actually winning concerned him. At the time of my visit with
Curtis, many national polls showed the candidates tied. “I’m trying to
abstract myself from the frightened-bunny view of Donald Trump,” he told
me. “It’s the end of something — that’s what I would think — and if
it’s the end of something, then it’s about time we started inventing
something new.”
In his pauses I felt Curtis’s thinking as a
tangible presence in the room. He wasn’t so much measuring his
willingness to provoke or offend as negotiating with his own
frightened-bunny view of the question. “I mean, I think he’s dangerous,”
he concluded, “but I think there are lots of other dangerous things
around in the world.”
If the end of this article
were the end of an Adam Curtis film, it wouldn’t find its way to any
very definite conclusion. Instead, the pileup of astounding facts and
images and insinuations would leave you wanting both less and more, but
with a very certain sense of having been taken out of yourself for a
while — of having tested the edge of the bubble, if not actually escaped
it. This is what I like best about his films and what I liked best
about picking Curtis’s brain up close for three days: Further thinking
will always be required.
He seems to feel the same way. “Maybe I’m
part of the conservatism that I’m being incredibly rude about,” he
said. Uncovering this reservation seemed almost to delight him. “I
should have the humility to recognize that the sort of films I make are
locked in the past. If I was going to really attack myself — a lot of
people also did in the 1990s what I did in film. Which they called
sampling. Basically just going and replaying stuff and remaking it into
new things, which is really good fun. But fundamentally, it’s doing what
I’m accusing BlackRock’s computer of doing: constantly monitoring the
past, reworking it into other patterns, as a hedge against the future.
Am I giving you any vision of the future?” The question felt earnest,
but if I’d said yes he’d have laughed at me.
“In fact, actually
the great thing about human beings is that they’re protean,” Curtis told
me, near the end, before I let him get back to his editing. “They can
be anything you want them to be. They’re amazing. But we’re stuck with
the idea that there is a fixed self. We’re stuck with the idea that
there is a body mass index that you must have. We’re stuck that this is
the food you must have. We’re stuck with the system of finance. It’s
just stuck. And maybe, I’m part of the stuckness.” Several times, Curtis
and I circled back to the notion of the “hyperobject” — that which is
too big in time and space to comprehend. Perhaps this is merely
shorthand for the sensation of apprehending that we are creatures born
into a world that seems to demand our understanding, but will never
grant it. “You have to recognize that you’re part of the thing,” he
said. “But the point about journalism is to try to portray the thing you
are part of. I think that’s the best you can do.”
Jonathan Lethem is the author of 10 novels, including “A Gambler’s Anatomy.” He lives in Los Angeles and Maine.
Le 8 septembre dernier Jérômes Benarroch nous faisait part de quelques considérations sur Image et politique.
« Il y a des photographies d’arbres, uniquement d’arbres, dans des
forêts, qui pourront être politiques, sans pour autant évoquer de près
ou de loin une quelconque action de lutte, et inversement des
photographies militantes, qui accompagnent donc des démarches à portée
politique, mais qui ne sont que banalités et ennui, et n’auront par là
même aucune valeur politique profonde. »
Pour étayer cette idée, le philosophe et talmudiste nous propose cette semaine quelques photographies.
Je présente ici deux grands photographes contemporains
vivants. Ils sont reconnus mais pas tant que cela, pas suffisamment.
C’est une chose étonnante parce que je les considère, en tant qu’ils
sont de la génération de mon père, comme deux maîtres, comme mes deux
maîtres. J’ai bien admiré les images d’autres photographes, bien sûr,
mais ou bien ils étaient plus anciens, ou bien ils étaient de ma
génération, ou bien l’admiration (ou quelque chose de plus précis) n’a
pas été telle qu’elle me contraigne à les nommer « maîtres », ou bien
encore le hasard a fait qu’il n’y avait pas de nécessité impérieuse à
les nommer ainsi, peut-être simplement parce qu’ils auraient déjà été
les maîtres de tous. Maîtres, c’est dire l’appréciation de grandeur dont
je les affuble, c’est dire le sentiment de proximité excessive, une
identification excessive avec leurs travaux. C’est les considérer comme
des figures incontournables, indispensables, des références, dont il y
aurait quelque déficience (de quel ordre ?) à ne pas les reconnaître
pour tel. Ce qui est en jeu est donc aussi un jugement, une orientation,
sur la photographie contemporaine, sur la pratique de l’art en général.
Ce qu’il m’est permis de saisir à travers ces deux maîtres, c’est une
pensée de ce que la photographie, comme art, peut continuer à
signifier. La photographie utilise l’appareil photo. L’appareil
enregistre la lumière, en noir et blanc ou en couleur, de ce qui s’est
trouvé devant l’objectif. Le résultat donne une image. Ce type d’image
est très différent de l’image construite par une peinture par exemple.
L’image peinte provient, par principe, de l’intérieur de soi, même si
elle est nécessairement toujours une recomposition d’images de la
réalité extérieure, ou même si elle cherche simplement à la reproduire.
Comme le rêve. Son principe est l’image mentale, la construction
extériorisée, même si celle-ci tend à se rapprocher le plus sincèrement
d’une captation parfaite de l’extérieur. Le principe de la photographie
est inverse. La réalité extérieure est donnée, par la lumière
extérieure, et sa disposition doit rejoindre quelque chose de
l’intériorité. Quoi ? Le désir, le sens, quelque chose d’inobjectivable,
d’innommable peut-être, mais qu’on expérimente par le contentement
esthétique.
Il semble que l’attachement à cette caractéristique matérielle de la photographie, à l’impression au donné
(une sorte d’acquiescement toujours plus poussé), constitue plus qu’une
dimension technique. On peut en faire une interprétation éthique.
Ainsi, on verra que ces photographes envisagent les éléments extérieurs
visibles dans une posture non pas naïve ou innocente, mais sobre,
extrêmement, une sorte de posture de droiture, de face à face sans
artifice, par lequel le rapport au monde n’est pas tourmenté a priori.
Quelqu’un vit quelque part, il parcourt les rues, les routes, les lieux
les plus accessibles et ordinaires, il marche, il se tient, il voit ce
qui se donne à tous, les chemins, les habitations, les couleurs, les
espaces. Son désir est, en quelque sorte, dépouillé a priori. Il n’est
pas avide a priori de choses invraisemblables ou extravagantes, des
situations improbables et exceptionnelles, d’angles alambiqués, de
scènes, de paysages ou de visions spectaculaires. Il n’a rien
d’excentrique ou de capricieux. Au principe, il est simple, presque
absent, presque inexistant. Pour le dire de manière plus fondamentale
encore (même si c’est plus obscur et énigmatique) on peut dire que son
désir a été brûlé, que c’est un désir dépersonnalisé, étranger, au delà
du sentiment. Tellement anéanti qu’il redevient simple, et redécouvre la
réalité comme telle. Nous ne sommes donc pas au départ dans une
photographie des effets stylisés ou grandioses, pas non plus dans une
photographie des mises en scènes réfléchies et fantasmatiques, pas dans
une photographie des grands élans sublimes. L’être photographe (comme le
narrateur en littérature, pas l’individu photographe) se distingue en
premier lieu par son ascétisme, un désir dépouillé, que l’on assimile à
tord à du documentaire ou de l’objectivité, mais ici ce n’est pas
l’enjeu. Ici il s’agit d’une sorte de nudité.
C’est la raison pour laquelle ce qui est montré dans l’image apparaît
comme quelconque, élémentaire, presque indifférent : des rues, des
enseignes, des maisons, des bordures, des murs, des lieux intermédiaires
et délaissés, des non-lieux, des choses insignifiantes qui constitue
une matière première, la présence d’un désir à la fois vide et pur dans
le monde. Les représentations esthétiques convenues et propres à
l’époque, qui vont des jolies jeunes filles aux grands espaces naturels,
aux réalisations humaines médiatisées, les combats communs sociaux,
disparaissent. Tout cela ne correspond pas à la violence de l’étrangeté.
Le beau ne pourra pas avoir comme support le normalement et
idéologiquement connu. Il faut pourtant distinguer ce dépouillement
critique, cette ascèse, d’une simple banalité représentative, de la
banalité du regard tout court. C’est la raison pour laquelle, à partir
de ce retrait, ce retour à une droiture de plus en primordiale, devra se
construire quelque chose comme une réalité insue, recouverte par les
institutions et les adaptations bourgeoises de toutes sortes. Une
réalité non domestiquée, adéquate à l’intensité muette d’un désir et
d’une sensibilité beaucoup plus exacerbée qu’ailleurs.
Le premier temps est donc celui-ci : le dépouillement de l’objet,
signe d’une subjectivité non tortueuse et critique, à la fois droite et
étrangère aux représentations acceptées et capricieuses, embourgeoisées
et à la mode.
Dans un second temps, ce qui est en jeu dans l’image photographique a
trait à la question de l’Image en général. C’est-à-dire qu’il faut
qu’il y ait rencontre entre ce qui est représenté et le sujet du
regard. Le sujet regardant ne peut se complaire dans une situation de
soumission ou d’inexistence pure et simple devant ce qui est donné à
voir. Bien que non capricieux et retors, le désir d’un sujet doit
apparaître, au même titre que le donné. Une conjonction doit avoir
lieu, et pas simplement l’enregistrement passif d’un objet.
Là intervient ce qu’on peut appeler la forme. On peut dire la
forme, on peut dire la composition, on peut dire la structuration. La
difficulté est que toute structuration artificielle n’est pas adéquate.
Il ne s’agit pas de faire artificiellement du graphisme de l’image (cela
reconduirait un désir tordu). Il s’agit d’une rencontre qui doit, comme
les rencontres amoureuses, avoir lieu comme un hasard nécessaire, comme
l’évidence d’une nécessité. Une nécessité naturelle peut-être. La
structuration concerne la position (le point de vue) et le découpage.
Chez Wilhelm Schürmann, la réalité subjective apparaîtra par
l’extrême rigueur, précision, délicatesse, de la découpe, puis par la
complexification des lignes. C’est l’enchevêtrement des lignes, qui ne
relève pas de l’objet, mais des rapports entre les espaces, qui
résonnera avec, à la fois, la complexité du désir, mais aussi avec
l’humour que peut avoir le ridicule de cette complexité, que le sujet
émergera.
Chez Jean Louis Garnell, la réalité saisie par un point de vue à
différentes strates engendre une structuration d’un raffinement à la
fois discret et illimité, sans aucun sentimentalisme ou maniérisme.
Wilhelm Schürmann (né en 1946, Allemagne) :
Herve, 1978.
Rien n’est regardé tel que chaque chose cherche à apparaître, et
pourtant, tout est vu dans une simplicité sans égal. Ce qui surgit
alors, ce sont ces blocs de formes qui par leur disposition deviennent
Image de la pensée. Des dos, des parties, des renvois de choses et de
ton. L’abstraction des lignes construit une Image pour la subjectivité.
La réalité extérieure devient une fondamentale absence, absence de
spectacle, absence de séduction, absence de représentation. Complexité
de la forme abstraite nouée à un minimalisme de la représentation. Le
tour de force vient de là, de la tension oxymorique : oxymore entre
l’envers, l’insu le plus humble des choses de la réalité, et la richesse
d’une complexité abstraite construite par le regard. Comme si le juste consistait en une relève, relève du plus prosaïque, du plus dépouillé, en une disposition sublime.
Liège, 1978.
La richesse des lignes, leurs directions imprévisibles, le rapport à
ce qui ne se donne pas a apriori pour la représentation commune, sont
enrichis aussi d’un autre trait : la découpe. Sa précision, sa
nécessité. Une découpe qui n’évite pas l’incongru, le hasard, le bruit,
ce qui dérangerait une unité thématique, ce qui ne s’accorde pas avec la
naïveté de l’idéal. Ce qui arrive comme un élément réel est accueilli
dans l’Image. Il peut lui-même être coupé. Ici l’avant bmw. Intégration
de l’aléatoire, intégration de l’Autre, intégration de la réalité, dès
lors que l’opération de structuration abstraite a eu lieu pour le
sublime.
Kohlscheid, 1978.
La composition d’une Image est dissymétrique, inéluctablement.
Quelque chose de la symétrie est envisagé, conçu, mais l’Image montre
que la vérité est paradoxale, dynamique, est un décalage, une Création,
un rapport masculin/féminin, est un équilibre instable. Loin de
rechercher une harmonie convenable, c’est un rapport intraitable à la
dissymétrie qui est nécessaire. La composition inclut le clinamen,
l’événement de quelque chose plutôt que rien. Ce n’est pourtant pas le
bazar, le chaos, l’informe. C’est un rapport inimaginable, équilibre
instable de la rencontre.
Genk, 1978.
La dissymétrie dans la construction certaine et riche de sa radicale simplicité.
Kohlscheid, 1978.
Quelconque, insignifiance, désincarnation de la représentation.
Richesse, intelligence, complexité et esprit du réel par le regard.
Berlin, 2018.
Berlin, 2018.
La complexité peut être poussée dans ses retranchements, peut
investir l’Image pour rendre difficile, presque incompréhensible, mais
renouvelé le regard lui-même. Une même tension et disjonction entre la
naïveté de la représentation et l’intelligence de l’abstraction. On
inverse le processus du regard. On reconnaît si l’on fait attention et
effort, quand l’évidence est celle d’un chaos étrange et structuré. Le
réel dans son étrangeté profusionnelle sublime.
Jean Louis Garnell (né en 1954, France) :
L’Image au sens éthique n’est pas une représentation spectaculaire du
monde. Le spectaculaire a trait à l’ignorance ou au vice bourgeois, qui
séduit ou veut séduire l’ignorant pour qu’il achète. On pourrait dire
que le spectaculaire est l’instrumentalisation bourgeoise de la beauté.
On peut jouer de cette vulgarité, mais proposer une autre chose est une
voie radicale. Une voie politique : affirmer la beauté non ostentatoire,
non marchande.
Ce type de beauté porte une sorte de mutisme et d’anonymat. De blessure. Celle, non du romantisme, mais de l’absentement.
Les photographies de Jean Louis Garnell portent ce sublime : 1 un
élément de beauté pure, 2 un élément de sobriété, de distanciation,
d’abstraction, 3 un élément de savoir.
Il est intéressant d’apprendre de l’art (de la photographie par
exemple) que si la vulgarité ostentatoire est interdite par principe, la
richesse et le raffinement appartiennent au juste. On dirait ainsi que
par l’art il s’établit que la richesse retrouve son être propre. Et ce
que l’on appelle ici richesse traite en réalité d’un rapport de
composition qui est un savoir ; qui n’est pas seulement (mais en partie)
une capacité de géométrisation de l’Image, mais qui concerne la
dissymétrie, l’équilibre d’un déséquilibre que l’on peut nommer rapport
homme/femme.
Mission photographique de la DATAR, 1984.
Il n’y a pas à proprement parler de sujet dans une Image. Le sujet y
est plutôt la réalité comme telle. C’est-à-dire : ce peut être l’endroit
d’un village ou d’une bourgade banale. La réalité a quelque chose d’à
la fois cruellement prosaïque, presque de désespérant dans sa banalité,
quelque chose de pauvre ou d’idiot, sans intérêt, et en même temps
quelque chose d’une étonnante richesse, d’un raffinement phénoménal, une
grâce subite, où tout, le moindre détail, acquiert d’un coup sa raison
d’être ; tout devient nuance et rapport, formes, lumières, couleurs. Un
espace noir au premier plan noir, comme une porte sans porte, auquel
mène une ligne colorée qui se détache de la coloration fade de
l’ensemble, devient symbolique. L’orientation de la voiture fait varier
encore les rapports de lignes. Des immeubles populaires à l’arrière
plan. Des nuances de bleus et d’ocre dans la luminosité changeante du
ciel. Des ombres portées complexifient encore le détail. Une matière de
l’image comme une porcelaine, dont la mélancolie n’est pas romantique,
n’est pas sentimentale, dont la mélancolie est abstraite et ascétique.
Mission photographique de la DATAR, 1984.
Le principe du contraste entre l’insignifiance générale supposée et
l’attention matérielle et sensible jusqu’au détail fait l’art. Son
rapport critique au monde étatisé, et son affirmation propre. Qu’est ce
que sont une route de campagne, un espace en cours de construction mais
inutilisable et imprésentable, un tonneau de travail, une motte de
terrain vague, pour la bourgeoisie ? Des choses non-marchandables, des
non-réalités. Et des lignes courbes agencées à des lignes géométriques, à
quoi cela rime ? Rien de monnayable. Pourtant, vus comme rapport de
formes précises et comme rapport de couleurs, métaphore nécessaire de
l’habitation humaine, sentiment de désolation tout autant que de grâce,
cela devient art. Mais comment prouver que cet assemblage des lignes, la
route, le trottoir, la rambarde de l’escalier, le mur, par son
mouvement, et confronté encore aux bribes rectangulaires des bâtiments
discrètement aperçus, constitue tout le sens de l’existence ? Qu’il
s’agit d’un rapport comme celui du masculin et du féminin, de la
souplesse et de la rigueur, du concept et du sentimental. Puis le jeu
des couleurs : du noir au blanc en passant par les gris, plusieurs
verts, du marron, des touches de rouges et de roses. Comment prouver
qu’il s’agit d’une complétude, d’une cristallisation synthétique
fabuleuse, tout en ne disant rien, tout en restant comme la banalité
innommable, totalement anonyme, d’un endroit perdu du monde ? La beauté
non spectaculaire est d’une solitude terrible. La violence, ou l’amour,
de l’anonymat sublime.
Mission photographique de la DATAR, 1984.
La grâce inconnue de la réalité est faite de zones intermédiaires, de
zones aléatoires, inutiles, par où paradoxalement l’énormité et
l’incontrôlable du désir peut se reconnaître. Il y a la route du
devenir. Suffisamment aménagée, vide, découverte. Suffisamment exposée
et courbe pour signifier l’implacable fuite, qui ne se cache pourtant
pas, de la vie humaine. Il y a une bordure un peu informe de de verdure,
les arbres, des herbes, l’intériorité ombragée des conversations
secrètes du monde. Des espaces étales entre nous et l’être naturel : les
dunes, les bosquets, les chemins. Il y a aussi l’être là : notre
étrangeté, une inhumanité de la présence. C’est là que l’on trouve la
poésie la plus aride, la plus désirante. Un fossé (une tranchée),
surplombé par les herbages. Un mouvement de renverse de la terre, un
amas irrationnel de gravier, quelques traces, des résidus, une forme
incongrue et libre. Il s’agit bien du lieu du désir. Sa précision tient à
ce rapport entre forme (quelques lignes simples et dessinables), et
l’informe en son cœur. Le bas côté d’une route quelconque, un bas-côté à
l’abandon, mais image de la nudité féminine, échancrure (et
toison), à la renverse, à l’abandon, déshumanisée. La luminosité
implacable du goudron, matière maculée de terre. La crevasse du bas côté
est l’entaille inaperçue de notre présence au monde, lieu de la matière
et de la douleur, lieu du manque, lieu du dérisoire, lieu de notre
exposition au désir ou à l’être.
Mission photographique de la DATAR, 1984.
Les rapports d’équilibre de déséquilibres. La précarité et
l’instabilité : la présence au monde n’est pas autre chose, la présence
au monde est jouissance de la structure (construite) de ce fatras. De la
forme et du branlant. Toujours cet espace innommable, ni naturel, ni
construit, instable. La richesse des plans. Le découpage des lignes, des
courbes et des hachures. Les branchages d’arbres morts au premier plan.
La grâce d’un ruban oublié d’un jeu ou d’un abandon. Les branchages,
les douleurs, les blessures, les morts. Les constructions protéiformes
de l’esprit. Le poteau électrique branlant. Le fil continu qui parcourt
le temps et l’espace. Chaque détail exhale l’existence.
Mission photographique de la DATAR, 1984.
Les hommes ne peuvent pas maîtriser ce qu’est le sublime (le
désir) parce que le sublime ne relève pas d’un simple procès
constructible. Il relève toujours du féminin, de l’inobjectivable, de
l’Autre. Les zones propices au sublime sont les zones intermédiaires,
les zones de chantier, les zones sans nom, les zones quelconques, les
zones où l’informe affleure, parce qu’il n’a pas pu être contenu. Les
formes aperçues à même l’informe, au sein de ces lieux ni naturels, ni
civilisés, sont par nature affines au désir. Mais au sein même d’espaces
hostiles le sublime peut advenir. Une vie de contraintes, une
quotidienneté d’employé de bureau, un lotissement de classe moyenne, une
zone commerciale, pour peu qu’elle perde de sa superbe parce que le
temps commence à la ravager, que les déchets laissent des traces,
qu’elle se fragmente ou qu’elle jouxte ce qu’elle redoute, peuvent
devenir un repaire pour le sublime. Le kitsch bien sûr aussi. La
complexité de la forme, quand les obliques dessinent un échafaudage trop
ordonné, puis qu’un serpentin coloré absurde lui conteste la vedette,
par une pose dont l’intention n’est pas compréhensible, le tout si
lisse, et si proprement présenté, que toute humanité pulsionnelle semble
avoir disparu, fait retour. Elle fait retour comme disposition de
l’esprit mystérieuse et inconnue.